L’Humanisphère, utopie anarchique/Partie 1

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QUESTION GÉOLOGIQUE



« Si on leur dit (aux civilisés) que notre tourbillon d’environ deux cents comètes et planètes est l’image d’une abeille occupant une alvéole dans la ruche ; que les autres étoiles fixes, entourées chacune d’un tourbillon, figurent d’autres planètes, et que l’ensemble de ce vaste univers n’est compté à son tour que pour une abeille dans une ruche formée d’environ cent mille univers sidéraux, dont l’ensemble est un Binivers, qu’ensuite viennent les Trinivers formés de plusieurs milliers de binivers et ainsi de suite ; enfin, que chacun de ces univers, binivers, trinivers est une créature ayant comme nous son âme, ses phases de jeunesse et vieillesse, mort et naissance…… ; ils ne laisseront pas achever ce sujet, ils crieront à la démence, aux rêveries gigantesques ; et pourtant ils posent en principe l’analogie universelle ! »
(Ch. Fourier)

On connaît la physionomie de la Terre, sa conformation externe. Le crayon, le pinceau, la plume en ont retracé les traits. Les toiles des artistes et les livres des poètes l’ont prise à son berceau et nous l’ont fait voir enveloppée d’abord des langes de l’inondation, toute molle encore et avec la teigne des premiers jours ; puis se raffermissant et se couvrant d’une chevelure végétative, animant ses sites, s’embellissant au fur et à mesure qu’elle avançait dans la vie.

On connaît aussi sa conformation interne, sa physiologie ; on a fait l’anatomie de ses entrailles. Les fouilles ont mis à nu sa charpente osseuse à laquelle on a donné le nom de minéral ; ses artères, où l’eau circule, ses intestins enduits d’une mucosité de feu.

Mais son organisme psychologique, qui s’en est occupé ? Personne. Où est chez elle le siége de la pensée ? où est placé son cerveau ? On l’ignore. Et cependant les globes, pour être d’une nature différente de la nôtre, n’en sont pas moins des êtres mouvants et pensants. Ce que nous avons pris jusqu’ici pour la surface de la terre, en est-il bien réellement la surface ? Et en la dépouillant, en la scalpant des atmosphères qui l’enveloppent, ne mettons-nous pas à vif sa chair et ses fibres, ne lui entamons-nous pas le cervelet jusqu’à la moëlle, ne lui arrachons-nous pas les os avec la peau ?

Qui sait si, pour le globe terrestre qui, lui aussi, est un être animé et dont l’étude zoologique est si loin d’être achevée, qui sait si l’humanité n’est pas la matière de sa cervelle ? Si l’atôme humain n’est pas l’animalcule de la pensée, la molécule de l’intelligence planétaire fonctionnant sous le vaste crâne de ses cercles atmosphériques ? Connaît-on quelque chose à la nature de ses sens intimes ? Et qu’y aurait-il d’étrange à ce que toutes nos actions sociales, fourmillement de sociétés homonculaires, fussent les idées ou les rêves qui peuplent d’un pôle à l’autre le front du globe ?

Je ne prétends pas résoudre de prime abord la question, l’affirmer ou l’infirmer absolument. Je n’ai certainement pas assez médité sur ce sujet. Seulement, je pose la chose sous forme interrogative, afin de provoquer des recherches, une réponse. Cette réponse peut-être bien la ferai-je moi-même. Il ne me paraît pas sans intérêt de s’occuper de l’organisme intellectuel de l’être au sein duquel nous avons pris naissance, pas plus qu’il ne me paraît sans intérêt de s’occuper de son organisme corporel. Pour qui veut étudier la zoologie des êtres, animaux ou planètes, la psychologie est inséparable de la physiologie.

Ce prologue terminé, laissons la terre rouler sur son axe et graviter vers son soleil, et occupons-nous du mouvement de l’humanité et de sa gravitation vers le progrès.


MOUVEMENT DE L’HUMANITÉ !




I

Un crétin ! c’est-à-dire un pauvre être déprimé, craintif et nain ; une matière qui se meut ou un homme qui végète, une créature disgraciée qui se gorge de végétaus aqueux, de pain noir et d’eau crue ; — nature sans industrie, sans idées, sans passé, sans avenir, sans forces ; — infortuné qui ne reconnaît pas ses semblables, qui ne parle pas, qui reste insensible au monde extérieur, qui naît, croît et meurt à la même place, misérable comme l’amer lichen et les chênes noueux.
Oh ! c’est un affreux spectacle que de voir l’homme ainsi accroupi dans la poussière, la tête inclinée vers le sol, les bras pendants, le dos courbé, les jambes fléchies, les yeux clairs ou ternes, le regard vague ou effrayant de fixité, sachant à peine tendre la main au passant ; — avec des joues infiltrées, de longs doigts et de longs pieds, des cheveux hérissés comme le pelage des fauves, un front fuyant ou rétréci, une tête aplatie, et une face de singe.
Que notre corps est imperceptible au milieu de l’univers, s’il n’est pas grandi par notre savoir ! Que les premiers hommes étaient tremblants en face des eaux débordées et des pierres rebelles ! Comme les grandes
Alpes rapetissent le montagnard du Valais ! Comme il rampe lentement, de leurs pieds à leurs têtes, par des sentiers à peine praticables ! On dirait qu’il a peur d’éveiller des colères souterraines. Ver de terre, ignorant, esclave, crétin, l’homme serait tout cela aujourd’hui s’il ne s’était jamais révolté contre la force. Et le voilà superbe, géant, Dieu, parce qu’il a tout osé !
Et l’homme lutterait encore contre la Révolution ! Le fils maudirait sa mère. Moïse, sauvé des eaux, renierait la noble fille de Pharaon ! Cela ne peut pas être. Au Dieu du ciel, à la Fatalité, la Foudre aveugle : au Dieu de la terre, à l’homme libre, la Révolution qui voit clair. Feu contre feu, éclairs contre éclairs, déluge contre déluge, lumière contre lumière. Le ciel n’est pas si haut que nous ne puissions déjà le voir ; et l’homme atteint tôt ou tard tout ce qu’il convoite !
(Ernest Cœurderoy)
« Le monde marche. »
(E. Pelletan)

Le monde marche, comme dit Pelletan, belle plume, mais plume bourgeoise, plume girondine, plume de théocrate de l’intelligence. Oui, le monde marche, marche, et marche encore. D’abord il a commencé par ramper, la face contre terre, sur les genoux et les coudes, fouillant avec son groin la terre encore détrempée d’eau diluvienne, et il s’est nourri de tourbe. La végétation lui souriant, il s’est soulevé sur ses mains et sur ses pieds, et il a brouté avec le muffle les touffes d’herbes et l’écorce des arbres. Accroupi au pied de l’arbre dont le haut jet sollicitait ses regards, il a osé lever la tête ; puis il a porté les mains à la hauteur de ses épaules, puis enfin il s’est dressé sur ses deux pieds, et, du haut de sa stature, il a dominé du poids de sa prunelle tout ce qui le dominait l’instant d’auparavant. Alors, il a eu comme un tressaillement de fierté, lui, encore si faible et si nu. C’est qu’il venait de s’initier à la hauteur de sa taille corporelle. C’est que le sang qui, dans l’allure horizontale de l’homme[1], lui bourdonnait dans les oreilles, et l’assourdissait, lui injectait les yeux et l’aveuglait, lui inondait le cerveau et l’assourdissait, ce sang, reprenant son niveau, comme, après le déluge, les eaux fluviales, les eaux océanides, ce sang venait refluer dans ses artères naturelles par la révolution de l’horizontalité à la verticalité humaine, débarrassant son front d’une tempe à l’autre, et découvrant, pour la fécondation, le limon de toutes les semences intellectuelles.

Jusque là l’animal l’humain n’avait été qu’une brute entre les brutes ; il venait de se révéler homme. La pensée s’était fait jour ; elle était encore à l’état de germe, mais le germe contenait les futures moissons… L’arbre à l’ombre duquel l’homme s’était dressé portait des fruits ; il en prit un avec la main, la main… cette main qui jusqu’alors n’avait été pour lui qu’une patte et ne lui avait servi à autre chose qu’à se traîner, à marcher, maintenant elle va devenir le signe de sa royale animalité, le sceptre de sa terrestre puissance. Ayant mangé les fruits à sa portée, il en aperçoit que son bras ne peut atteindre. Alors, il déracine une jeune pousse, il allonge au moyen de ce bâton son bras à la hauteur du fruit et le détache de sa branche. Ce bâton lui servira bientôt pour l’aider dans sa marche, pour se défendre contre les bêtes fauves ou pour les attaquer. Après avoir mordu au fruit, il veut mordre à la chair : et le voilà parti à chasser ; et comme il a cueilli la pomme, le voilà qui tue le gibier. Et il se fait une fourrure avec des peaux de bêtes, un gîte avec des branches et des feuilles d’arbres, ces arbres dont, hier, il broutait le tronc et dont il escalade aujourd’hui les plus hautes cimes pour y dénicher les œufs ou les petits des oiseaux. Ses yeux, qu’il tenait collés sur la croûte du sol, contemplent maintenant avec majesté l’azur et toutes les perles d’or de son splendide écrin. C’est sa couronne souveraine à lui, roi parmi tout ce qui respire, et à chacun de ces joyaux célestes, il donne un nom, une valeur astronomique. À l’instinct qui vagissait en lui a succédé l’intelligence qui balbutie encore et parlera demain. Sa langue s’est déliée comme sa main et toutes deux fonctionnent à la fois. Il peut converser avec ses semblables et joindre sa main à leur main, échanger avec eux des idées et des forces, des sensations et des sentiments. L’homme n’est plus seul, isolé, débile, il est une race ; il pense et il agit, et il participe par la pensée et par l’action à tout ce qui pense et agit chez les autres hommes. La solidarité s’est révélée à lui. Sa vie s’en est accrue : il vit non plus seulement dans son individu, non plus seulement dans la génération présente, mais dans les générations qui l’ont précédé, dans celles qui lui succéderont. Reptile à l’origine, il est devenu quadrupède, de quadrupède bipède, et, debout sur ses deux pieds, il marche, portant, comme Mercure, des aile à la tête et aux talons. Par le regard et par la pensée, il s’élève comme l’aigle au-delà des nuages et plonge dans les profondeurs de l’infini ; les coursiers qu’il a domptés lui prêtent l’agilité de leurs jarrets pour franchir les terrestres espaces ; les troncs d’arbres creusés le bercent sur les flots, des branches taillées en pagaies lui servent de nageoires. De simple brouteur il s’est fait chasseur, puis pasteur, agriculteur, industriel. La destinée lui a dit : Marche ! il marche, marche toujours. Et il a dérobé mille secrets à la nature ; il a façonné le bois, pétri la terre, forgé les métaux : il a mis son estampille sur tout ce qui l’entoure.

Ainsi l’homme-individu est sorti du chaos. Il a végété d’abord comme le minéral ou la plante, puis il a rampé ; il marche et aspire à la vie ailée, à une locomotion plus rapide et plus étendue. L’homme-humanité est encore un fœtus, mais le fœtus se développe dans l’organe générationnel, et après ses phases successives d’accroissement, il se fera jour, se dégagera enfin du chaos et, de gravitation en gravitation, atteindra la plénitude de ses facultés sociales.




— Dieu, c’est le Mal.
— La Propriété, c’est le Vol.
— L’Esclavage, c’est l’Assassinat.
(P. J. Proudhon.)
La Famille, c’est le Mal, c’est le Vol, c’est l’Assassinat.

Tout ce qui fut devait être ; les récriminations n’y changeraient rien. Le passé est le passé, et il n’y a à y revenir que pour en tirer des enseignements pour l’avenir.

Aux premiers jours de l’être humain, quand les hommes, encore faibles en force et en nombre, étaient dispersés sur le globe et végétaient enracinés et clairsemés dans les forêts comme des bluets dans les blés, les chocs, les froissements ne pouvaient guère se produire. Chacun vivait à la commune mamelle, et la mamelle produisait abondamment pour tous. Peu de chose d’ailleurs suffisait à l’homme : des fruits pour manger, des feuilles pour se vêtir ou s’abriter, telle était la faible somme de ses besoins. Seulement, ce que je constate, le point sur lequel j’insiste, c’est que l’homme, à ses débuts dans le monde, au sortir du ventre de la terre, à l’heure où la loi instinctive guide les premiers mouvements des êtres nouveau-nés, à cette heure où la grande voix de la nature leur parle à l’oreille et leur révèle leur destinée, cette voix qui indique aux oiseaux les aériens espaces, aux poissons les firmaments sous-marins, aux autres animaux les plaines et les forêts à parcourir ; qui dit à l’ours : tu vivras solitaire dans ton antre, à la fourmi : tu vivras en société dans la fourmillière ; à la colombe : tu vivras accouplée dans le même nid, mâle et femelle, aux époques d’amour ; — l’homme alors entendit cette voix lui dire : tu vivras en communauté sur la terre, libre et en fraternité avec tes semblables ; être social, la sociabilité grandira ton être ; repose où tu voudras ta tête, cueille des fruits, tue du gibier, fais l’amour, bois ou mange, tu es partout chez toi : tout t’appartient à toi comme à tous. Si tu voulais faire violence à ton prochain, mâle ou femelle, ton prochain te répondrait par la violence, et, tu le sais, sa force est à peu près égale à la tienne ; donne carrière à tous tes appétits, à toutes tes passions, mais n’oublie pas qu’il faut qu’il y ait harmonie entre tes forces et ton intelligence, entre ce qui te plaît à toi et ce qui plaît aux autres. Et, maintenant, va : la terre, à cette condition, sera pour toi le jardin des Hespérides.

Avant d’en arriver à la combinaison des races, la Terre, petite fille avide de jouer à la production, tailla et découpa dans l’argile, aux jours de sa fermentation, bien des monstres informes qu’elle chiffonna ensuite et déchira avec un tremblement de colère et un déluge de larmes. Tout travail exige un apprentissage. Et il lui fallut faire bien des essais défectueux avant d’en arriver à la formation d’êtres complets, à la composition des espèces. Pour l’espèce humaine, son chef-d’œuvre, elle eut le tort de comprimer un peu trop la cervelle et de donner un peu trop d’ampleur au ventre. Le développement de l’une ne correspondit pas au développement de l’autre. Il y eut fausse coupe, partant de la désharmonie. Ce n’est pas un reproche que je lui adresse. Pouvait-elle faire mieux ? Non. Il était dans l’ordre fatal qu’il en fût ainsi. Tout était grossier et sauvage autour de l’homme : l’homme devait donc commencer par être grossier et sauvage : une trop grande délicatesse de sens l’eût tué. La sensitive se replie sur elle-même quand le temps est à l’orage, elle ne s’épanouit que sous le calme et rayonnant azur.

Le jour vint donc où l’accroissement de la race humaine dépassa l’accroissement de son intelligence. L’homme, encore sur les limites de l’idiotisme, avait peu de rapport avec l’homme. Son hébétement le rendait farouche. Son corps s’était bien, il est vrai, relevé de son abjection primitive ; il avait bien exercé l’adresse de ses muscles, conquis la force et l’agilité corporelle ; mais son esprit, un moment éveillé, était retombé dans sa léthargie embryonnaire et menaçait de s’y éterniser. La fibre intellectuelle croupissait dans ses langes. L’aiguillon de la douleur devenait nécessaire pour arracher le cerveau de l’homme à sa somnolence et le rappeler à sa destinée sociale. Les fruits devinrent plus rares, la chasse plus difficile : il fallut s’en disputer la possession. L’homme se rapprocha de l’homme, mais pour le combattre, souvent aussi pour lui prêter son appui. N’importe comment, il y eut contact. D’errants qu’ils étaient, l’homme et la femme s’accouplèrent ; puis il se forma des groupes, des tribus. Les groupes eurent leurs troupeaux, puis leurs champs, puis leurs ateliers. L’intelligence était désormais sortie de sa torpeur. La voix de la nécessité leur criait : marche ! et ils marchaient. Cependant, tous ces progrès ne s’accomplirent pas sans déchirements. Le développement des idées était toujours en retard sur le développement des appétits. L’équilibre rompu une fois n’avait pu être rétabli. Le monde marchait ou plutôt oscillait dans le sang et les larmes. Le fer et la flamme portaient en tout lieu la désolation et la mort. Le fort tuait le faible ou s’en emparait. L’esclavage et l’oppression s’étaient attachés comme une lèpre aux flancs de l’humanité. L’ordre naturel périclitait.

Moment suprême, et qui devait décider pour une longue suite de siècles du sort de l’homme. Que va faire l’intelligence ? Vaincra-t-elle l’ignorance ? Va-t-elle délivrer les hommes du supplice de s’entre-détruire ? Les sortira-t-elle de ce labyrinthe où beuglent la peine et la faim ? Leur montrera-t-elle la route pavée d’instincts fraternels qui conduit à l’affranchissement, au bonheur général ? Brisera-t-elle les odieuses chaînes de la famille patriarcale ? Fera-t-elle tomber les barrières naissantes de la propriété ? Détruira-t-elle les tables de la loi, la puissance gouvernementale, cette arme à deux tranchants et qui tue ceux qu’elle doit protéger ? Fera-t-elle triompher la révolte toujours menaçante de la tyrannie toujours debout ? Enfin, — colonne lumineuse, principe de vie. — fondera-t-elle l’ordre anarchique dans l’égalité et la liberté ou, — urne funéraire, essence de mort, — fondera-t-elle l’ordre arbitraire dans la hiérarchie et l’autorité ? Qui aura le dessus, de la communion fraternelle des intérêts ou de leur division fratricide ? L’humanité va-t-elle donc périr à deux pas de son berceau ?

Hélas ! peu s’en fallut ! Dans son inexpérience, l’humanité prit du poison pour de l’élixir. Elle se tordit alors dans des convulsions atroces. Elle ne mourut pas ; mais les siècles ont passé sur sa tête sans pouvoir éteindre les tourments dont elle est dévorée ; le poison lui brûle toujours les entrailles.

Ce poison, mélange de nicotine et d’arsenic, a pour étiquette un seul mot : Dieu

Du jour où l’Homme eut avalé Dieu, le souverain maître ; du jour où il eut laissé pénétrer en son cerveau l’idée d’un élysée et d’un tartare, d’un enfer et d’un paradis outre-monde, de ce jour il fut puni par où il avait péché. L’autorité du ciel consacra logiquement l’autorité sur la terre. Le sujet de Dieu devint la créature de l’homme. Il ne fut plus question d’humanité libre, mais de maîtres et d’esclaves. Et c’est en vain que, depuis des mille ans, des légions de Christs moururent martyrisées pour le racheter de sa faute, pour ainsi dire originelle, et le délivrer de Dieu et de ses pompes, de l’autorité de l’Église et de l’État.

Comme le monde physique avait eu son déluge, alors le monde moral eut aussi le sien. La foi religieuse submergea les consciences, porta la dévastation dans les esprits et les cœurs. Tous les brigandages de la force furent légitimés par la ruse. La possession de l’homme par l’homme devint un fait acquis. Désormais la révolte de l’esclave contre le maître fut étouffée par le leurre des récompenses célestes ou des punitions infernales. La femme fut dégradée de ses titres à l’appellation humaine, déchue de son âme, et reléguée à tout jamais au rang des animaux domestiques. La sainte institution de l’autorité couvrit le sol de temples et de forteresses, de soldats et de prêtres, de glaives et de chaînes, d’instruments de guerre et d’instruments de supplice. La propriété, fruit de la conquête, devint sacrée pour les vainqueurs et les vaincus, dans la main insolente de l’envahisseur comme aux yeux clignotants du dépossédé. La famille, étagée en pyramide avec le chef à la tête, enfants, femme et serviteurs à la base, la famille fut cimentée et bénie, et vouée à la perpétuation du mal. Au milieu de ce débordement de croyances divines, la liberté de l’homme sombra, et avec elle l’instinct de revendication du droit contre le fait. Tout ce qu’il y avait de forces révolutionnaires, tout ce qu’il y avait d’énergie vitale dans la lutte du progrès humain, tout cela fut noyé, englouti ; tout disparut dans les flots du cataclysme, dans les abîmes de la superstition.

Le monde moral, comme le monde physique, sortira-t-il un jour du chaos ? La lumière luira-t-elle au sein des ténèbres ? Allons-nous assister à une nouvelle genèse de l’humanité ? Oui, car l’idée, cette autre colombe qui erre à sa surface, l’idée qui n’a pas encore trouvé un coin de terre pour y cueillir une palme, l’idée voit le niveau des préjugés, des erreurs, des ignorances diminuer de jour en jour sous le ciel, — c’est-à-dire sous le crâne, — de l’intelligence humaine. Un nouveau monde sortira de l’arche de l’utopie. Et toi, limon des sociétés du passé, tourbe de l’Autorité, tu serviras à féconder la germinaison et l’éclosion des sociétés de l’Avenir et à illuminer à l’état de gaz le mouvement de la Liberté.

Ce cataclysme moral pouvait-il être évité ? L’homme était-il libre d’agir et de penser autrement qu’il n’a fait ? Autant vaudrait dire que la Terre était libre d’éviter le déluge. Tout effet a sa cause. Et… mais voici venir une objection que je vois poindre de loin, et que ne manque pas de vous poser en ricanant d’aise tout béat confesseur de Dieu :

— Vous dites, M. Dejacque, que tout effet a une cause. Très bien. Mais alors, vous reconnaissez Dieu, car enfin l’univers ne s’est pas créé tout seul ; c’est un effet, n’est-ce pas ? Et qui voulez-vous qui l’ait créé, si ce n’est Dieu ?… Dieu est donc la cause de l’univers ? Ah ! ah ! vous voyez, je vous tiens, mon pauvre M. Dejacque ; vous ne pouvez pas m’échapper. Pas moyen de sortir de là.

— Imbécile ! Et la cause… de Dieu ?

— La cause de Dieu… la cause de Dieu… Dam ! vous savez bien que Dieu ne peut pas avoir de cause, puisqu’il est la cause première.

— Mais, espèce de brute, si tu admets qu’il y ait une cause première, alors il n’y en a plus du tout, et il n’y a plus de Dieu, attendu que si Dieu peut être sa propre cause, l’univers aussi peut être la propre cause de l’univers. Cela est simple comme bonjour. Si au contraire tu affirmes avec moi que tout effet a sa cause, et que par conséquent il n’y a pas de cause sans cause, ton Dieu aussi doit en avoir une. Car pour être la cause dont l’umivers est l’effet, il faut bien qu’il soit l’effet d’une cause supérieure. Au surplus, veux-tu que je te dise, la cause dont ton Dieu est l’effet n’est pas du tout d’un ordre supérieur ; elle est d’un ordre très-inférieur, bien plutôt ; cette cause est tout simplement ton crétinisme. Allons, c’est assez m’interrompre. Silence ! et sache bien ceci dorénavant : c’est que tu n’est pas le fils, mais le père de Dieu.

Je disais donc que tout effet a sa cause. Seulement, cette cause est pour nous visible ou invisible, selon que notre vue ou notre pensée est plus ou moins parfaite, et notre vue ou notre pensée est un instrument d’optique bien grossier, bien incomplet.

Il n’est pas un être qui ne soit le jouet des circonstances, et l’homme comme les autres êtres. Il est dépendant de sa nature et de la nature des objets qui l’environnent ou, pour mieux dire, des êtres qui l’environnent, car tous ces objets ont des voix qui lui parlent et modifient constamment son éducation. Toute la liberté de l’homme consiste à satisfaire à sa nature, à céder à ses attractions. Tout ce qu’il est en droit d’exiger de ses semblables c’est que ses semblables n’attentent pas à sa liberté, c’est-à-dire à l’entier développement de sa nature. Tout ce que ceux-ci sont en droit d’exiger de lui, c’est qu’il n’attente pas à la leur. Dès ses premiers pas, l’homme ayant grandi prodigieusement en force et grandi aussi un peu en intelligence, bien que la proportion ne fût pas la même, et comparant ce qu’il était devenu avec ce qu’il avait été au berceau, l’homme eut alors un éblouissement, le vertige. L’orgueil est inné en lui. Ce sentiment l’a perdu ; il le sauvera aussi. Le bourrelet de la création pesait à la tête de l’enfant humain. Il voulut s’en défaire. Et comme il avait déjà la connaissance de bien des choses, encore qu’il lui restât bien des choses à expérimenter ; comme il ne pouvait expliquer certains faits, et qu’il voulait quand même les expliquer, il ne trouva rien de mieux que de les expulser de l’ordre naturel et de les reléguer dans les sphères surnaturelles. Dans sa vaniteuse ignorance, l’enfant terrible a voulu jouer avec l’inconnu, il a fait un faux pas, et il est tombé la tête la première sur l’angle de l’absurdité. Mutinerie de bambin, blessure du jeune âge dont il portera longtemps la cicatrice !…

L’homme, — quel orgueil à la fois et quelle puérilité ! — l’homme a donc proclamé un Dieu, créateur de toutes choses, un Dieu imbécile et féroce, un Dieu à son image. C’est-à-dire qu’il s’est fait le créateur de Dieu. Il a pondu l’œuf, il l’a couvé et il s’est mis en adoration devant son poussin, — j’allais dire devant son excrément, — car il fallait que l’homme eût de bien violentes coliques de cerveau le jour où il a fait ses nécessités… d’une pareille sottise. Le poussin eut tout naturellement pour poulailler des temples, des églises. Aujourd’hui ce poussin est un vieux coq aux trois quarts déplumé, sans crête et sans ergots, une vieille carcasse tellement rabougrie que c’est à peine si cela mérite qu’on lui torde le cou pour la mettre dans la chaudière. La science lui a enlevé une à une toutes ses terribles attributions. Et les saltimbanques en soutanes, qui le promènent encore sur les champs de foire du monde, n’ont plus guère du Dieu tout puissant que l’image étalée sur les toiles de leur baraque. Et pourtant cette image est encore un loup-garou pour la masse de l’humanité. Ah ! si, au lieu de s’agenouiller devant elle, les fidèles de la divinité osaient la regarder en face, ils verraient bien que ce n’est pas un personnage réel, mais une mauvaise peinture, un peu de fard et de boue, un masque tout gras de sang et de sueurs, masque antique dont se couvrent les intrigants pour en imposer aux niais et les mettre à contribution.

Comme la religion, — la famille, la propriété et le gouvernement ont eu leur cause. Elle est également dans l’ignorance de l’homme. C’est une conséquence de la nature de son intelligence, plus paresseuse à éveiller que la nature de ses facultés physiques.

Chez les bêtes, selon que les petits ont plus ou moins longtemps besoin de soins, l’instinct de la maternité est plus ou moins développé et s’exerce d’une manière plus ou moins différente, selon la condition qui convient à l’espèce. La nature veille à la conservation des races. Parmi les animaux féroces, il n’en est pas qui vivent autrement qu’à l’état solitaire : la louve allaite ses louveteaux et cherche elle-même sa nourriture : elle ne fait pas société avec le mâle ; sa forte individualité suffit à tout. L’amour maternel double ses forces. Chez l’oiseau, frêle et tendre créature, le rossignol, la fauvette, la mère couve au nid sa progéniture, le mâle va au dehors chercher la becquée. Il y a union entre les deux sexes jusqu’au jour où les fruits vivants de leur amour ont chaud duvet et fortes plumes, et qu’ils sont assez vigoureux pour fendre l’air à coups d’ailes et aller aux champs moissonner leur nourriture. Chez les insectes, la fourmi, l’abeille, races sociables, les enfants sont élevés en commun ; là le mariage individuel n’existe pas, la nation étant une seule et indivisible famille.

Le petit de l’homme, lui, est long à élever. La femelle humaine ne pouvait y suffire à elle seule, lui donner le sein, le bercer et pourvoir encore à ses besoins personnels. Il fallait que l’homme se rapprochât d’elle, comme l’oiseau de sa couvée, qu’il l’aidât dans les soins du ménage et rapportât à la hutte le boire et le manger.

L’homme fut souvent moins constant et plus brutal que l’oiseau, et la maternité fut toujours un fardeau plus lourd que la paternité.

Ce fut là le berceau de la famille.

À l’époque où la terre n’était qu’une immense forêt vierge, l’horizon de l’homme était des plus bornés. Celui-ci vivait comme le lièvre dans les limites de son gîte. Sa contrée ne s’étendait pas à plus d’une journée ou deux de marche. Le manque de communications rendait l’homme presque étranger à l’homme. N’étant pas cultivée par la société de ses semblables, son intelligence restait en friche. Partout où il put y avoir agglomération d’hommes les progrès de l’intelligence acquirent plus de force et plus d’étendue. L’homme émule de l’homme rassembla les animaux serviles, en fit un troupeau, les parqua. Il creusa le champ, ensemença le sillon et y vit mûrir la moisson. Mais bientôt du fond des forêts incultes apparurent les hommes fauves que la faim faisait sortir du bois. L’isolement les avait maintenus à l’état de brutes ; le jeûne, sous le fouet duquel ils s’étaient rassemblés, les rendait féroces. Comme une bande de loups furieux, ils passèrent au milieu de ce champ, massacrant les hommes, violant, égorgeant les femmes, détruisant la récolte et chassant devant eux le troupeau. Plus loin, ils s’emparèrent du champ, s’établirent dans l’habitation, et laissèrent la vie sauve à la moitié de leurs victimes dont ils firent un troupeau d’esclaves. L’homme fut attelé à la charrue ; la femme eut sa place avec les poules ou à la porcherie, destinée aux soins de la marmite ou à l’obscène appétit du maître.

Ce vol à main armée par des violateurs et des meurtriers, ce vol fut le noyau de la propriété.

Au bruit de ces brigandages, les producteurs qui n’étaient pas encore conquis se massèrent dans la cité, afin de se mieux protéger contre les envahisseurs. À l’exemple des conquérants dont ils redoutaient l’approche, ils nommèrent un chef ou des chefs chargés d’organiser la force publique et de veiller à la sûreté des citoyens. De même que les hordes dévastatrices avaient établi des conventions qui réglaient la part de butin de chacun : de même aussi, ils établirent un système légal pour régler leurs différends et garantir à chacun la possession de l’instrument de travail. Mais bientôt les chefs abusèrent de leur pouvoir. Les travailleurs de la cité n’eurent plus seulement à se défendre contre les excès du dehors, mais aussi et encore contre les excès du dedans. Sans s’en douter, ils avaient introduit et installé l’ennemi au cœur de la place. Le pillage et l’assassinat avaient fait brèche et trônaient au milieu du forum, appuyés sur les faisceaux autoritaires. La république portait en ses entrailles son ver rongeur. Le gouvernement venait d’y prendre naissance.

Assurément, il eût été préférable que la famille, la propriété, le gouvernement et la religion ne fissent pas invasion dans le domaine des faits. Mais, à cette heure d’ignorance individuelle et d’imprévoyance collective, pouvait-il en être autrement ? L’enfance pouvait-elle n’être pas l’enfance ? La science sociale, comme les autres sciences, est le fruit de l’expérience. L’homme pouvait-il espérer que la nature bouleversât pour lui l’ordre des saisons, et qu’elle lui accordât la vendange avant la floraison de la vigne, et la liqueur de l’harmonie avant l’élaboration des idées.

À cette époque d’enfantement sauvage où la Terre portait encore sur la peau les stigmates d’un accouchement pénible ; quand, roulant dans ses draps souillés de fange, elle frissonnait encore au souvenir de ses douleurs, et qu’à ses heures de fièvre, elle se tordait le sein, se le déchirait, et faisait jaillir du cratère de ses mamelles des flots de soufre et de feu ; que, dans ses terribles convulsions, elle broyait, en riant d’un rire farouche, ses membres entre les rochers ; à cette époque toute peuplée d’épouvantements et de désastres, de rages et de difformités, l’homme, assailli par les éléments, était en proie à toutes les peurs. De toutes parts le danger l’environnait, le harcelait. Son esprit comme son corps était en péril ; mais avant tout il fallait s’occuper du corps, sauver le globe charnel, l’étoile, pour en conserver le rayonnement, l’esprit. Or, je le répète, son intelligence n’était pas au niveau de ses facultés physiques ; la force musculaire avait le pas sur la force intellectuelle. Celle-ci, plus lente à émouvoir que l’autre, s’était laissée devancer par elle, et marchait à sa remorque. Un jour viendra où ce sera l’inverse, et où la force intellectuelle dépassera en vitesse la force physique ; ce sera le char devenu locomotive qui remorquera le bœuf. Tout ce qui est destiné à acquérir de hautes cimes commence d’abord par étendre souterrainement ses racines avant de croître à la lumière et d’y épanouir son feuillage. Le chêne pousse moins vite que l’herbe ; le gland est plus petit que la citrouille ; et cependant le gland renferme un colosse. Chose remarquable, les enfants prodiges, les petites merveilles du jeune âge, à l’âge de maturité sont rarement des génies. Dans les champs d’hommes comme dans les sociétés de blés, ce sont les semences qui dorment le plus longtemps sous la terre qui souvent produisent les plus belles tiges, les plus riches épis. La sève avant de monter a besoin de se recueillir.

Tout ce qui arriva par la suite ne fut que la conséquence de ces trois faits, la famille, la propriété, le gouvernement, réunis en un seul, qui les a sacrés et consacrés tous trois, — la religion. Je passerai donc rapidement sur ce qui reste à parcourir du passé comme sur ce qui est dans les zônes du présent afin d’arriver plus vite au but, la société de l’avenir, le monde de l’anarchie. Dans cette esquisse rétrospective de l’humanité comme dans l’ébauche de la société future, mon intention n’est pas de faire l’histoire même abrégée de la marche du progrès humain. J’indique plutôt que je ne raconte. C’est au lecteur à suppléer par la mémoire ou par l’intuition ce que j’omets ou omettrai de mentionner.


III

Liberté, égalité, fraternité ! — ou la mort !
(Sentence révolutionnaire.)
Œil pour œil et dent pour dent.
(Moïse)

Le monde marchait. De piéton il s’était fait cavalier, de routier navigateur. Le commerce, cette conquête, et la conquête, cet autre commerce, galopaient sur le gravier des grands chemins et voguaient sur le flot des plaines marines. Le poitrail des chameaux et la proue des navires faisaient leur trouée à travers les déserts et les méditerranées. Chevaux et éléphants, bœufs et chariots, voiles et galères manœuvraient sous la main de l’homme et traçaient leur sillon sur la terre et sur l’onde. L’idée pénétrait avec le glaive dans la chair des populations, elle circulait dans leurs veines avec les denrées de tous les climats, elle se mirait dans leur vue avec les marchandises de tous les pays. L’horizon s’était élargi. L’homme avait marché, d’abord de la famille à la tribu, puis de la tribu à la cité, et enfin de la cité à la nation. L’Asie, l’Afrique, l’Europe ne formaient plus qu’un continent ; les armées et les caravanes avaient rapproché les distances. L’Inde, l’Égypte, la Grèce, Carthage et Rome avaient débordé l’une sur l’autre, roulant dans leur courant le sang et l’or, le fer et le feu, la vie et la mort ; et, comme les eaux du Nil, elles avaient apporté avec la dévastation un engrais de fertilisation pour les arts et les sciences, l’industrie et l’agriculture. Le flot des ravageurs une fois écoulé ou absorbé par les peuples conquis, le progrès s’empressait de relever la tête et de fournir une plus belle et plus ample récolte. L’Inde d’abord, puis l’Égypte, puis la Grèce, puis Rome avaient brillé chacune à leur tour sur les ondulations d’hommes et avaient mûri quelque peu leur fruit. L’architecture, la statuaire, les lettres formaient déjà une magnifique gerbe. Dans son essor révolutionnaire, la philosophie, comme un fluide électrique, errait encore dans les nuages, mais elle grondait sourdement et lançait parfois des éclairs en attendant qu’elle se dégageât de ses entraves et produisit la foudre. Rome toute-puissante avait un pied dans la Perse et l’autre dans l’Armorique. Comme le divin Phœbus conduisant le char du soleil, elle tenait en main les rênes des lumières et rayonnait sur le monde. Mais dans sa course triomphale, elle avait dépassé son zénith et entrait dans sa phase de décadence. Sa dictature proconsulaire touchait à son déclin. Elle avait bien, au loin, triomphé des Gaulois et des Carthaginois ; elle avait bien anéanti, dans le sang et presque à ses portes, une formidable insurrection d’esclaves ; cent mille spartacus avaient péri les armes à la main, mordus au cœur par le glaive des légions civiques ; les maillons brisés avaient été ressoudés et la chaîne rendue plus pesante à l’idée. Mais la louve avait eu peur. Et cette lutte où il lui avait fallu dépenser la meilleure partie de ses forces, cette lutte à mort l’avait épuisée. — Oh ! en me rappelant ces grandes journées de Juin des temps antiques, cette immense barricade élevée par les gladiateurs en face des privilégiés de la République et des armées du Capitole ; oh ! je ne puis m’empêcher de songer dans ces temps modernes à cette autre levée de boucliers des prolétaires, et de saluer à travers les siècles, — moi, le vaincu des bords de la Seine, — le vaincu des bords du Tibre ! Le bruit que font de pareilles rébellions ne se perd pas dans la nuit des temps, il se répercute de fibre en fibre, de muscle en muscle, de génération en génération, et il aura de l’écho sur la terre tant que la société sera une caverne d’exploiteurs !…

Les dieux du Capitole se faisaient vieux, l’Olympe croulait, miné par une hérésie nouvelle. L’Évangile païen était devenu illisible. Le progrès des temps en avait corrodé la lettre et l’esprit. Le progrès édita la fable chrétienne. L’Empire avait succédé à la République, les césars et les empereurs aux tribuns et aux consuls. Rome était toujours Rome. Mais les prétoriens en débauche, les encanteurs d’empire avaient remplacé les embaucheurs de peuple, les sanglants pionniers de l’unité universelle. Les aigles romains ne se déployaient plus au souffle des fortes brises, leurs yeux fatigués ne pouvaient plus contempler les grandes lumières. Les ternes flambeaux de l’orgie convenaient seuls à leur prunelle vieillie ; les hauts faits du cirque et de l’hippodrome suffisaient à leur belliqueuse caducité. Comme Jupiter, l’aigle se faisait vieux. Le temps de la décomposition morale était arrivé. Rome n’était plus guère que l’ombre de Rome. L’égout était son Achéron, et elle voguait, ivre d’abjection et entraînée par le nautonnier de la décadence, vers le séjour des morts.

En ce temps-là, comme la vie se manifeste au sein des cadavres, comme la végétation surgit de la putréfaction ; en ce temps-là, le christianisme grouillait dans les catacombes, germait sous la terre, et poussait comme l’herbe à travers les pores de la société. Plus on le fauchait et plus il acquérait de force.

Le christianisme, œuvre des saint-simoniens de l’époque, est d’un révolutionnarisme plus superficiel que profond. Les formalistes se suivent et… se ressemblent. C’est toujours de la théocratie universelle, Dieu et le pape ; la sempiternelle autorité et céleste et terrestre, le père enfanteur et le père Enfantin, comme aussi le père Cabet et le père Tout-Puissant, l’Être-Suprême et le saint-père Robespierre ; la hiérarchie à tous les degrés, le commandement et la soumission à tous les instants, le berger et l’agneau, la victime et le sacrificateur. C’est toujours le pasteur, les chiens et le troupeau, Dieu, les prêtres et la foule. Tant qu’il sera question de divinité, la divinité aura toujours comme conséquence dans l’humanité, — au faîte, — le pontife ou le roi, l’homme-Dieu ; l’autel, le trône ou le fauteuil autoritaire ; la tiare, la couronne ou la toge présidentielle : la personnification sur la terre du souverain maître des cieux. — À la base, — l’esclavage ou le servage, l’ilotisme ou le prolétariat ; le jeûne du corps et de l’intelligence ; les haillons de la mansarde ou les haillons du bagne ; le travail et la toison des brutes, le travail écrémé, la toison tondue et la chair elle-même dévorée par les riches. — Et entre ces deux termes, entre la base et le faîte, — le clergé, l’armée, la bourgeoisie ; l’église, la caserne, la boutique ; le vol, le meurtre, la ruse ; l’homme, valet envers ses supérieurs, et le valet arrogant envers ses inférieurs, rampant comme rampe le reptile, et, à l’occasion, se guindant et sifflant comme lui.

Le christianisme fut tout cela. Il y avait dans l’utopie évangélique beaucoup plus d’ivraie que de froment, et le froment a été étouffé par l’ivraie. Le christianisme, en réalité, a été une conservation bien plus qu’une révolution. Mais, à son apparition, il y avait en lui de la sève subversive du vieil ordre social. C’est lui qui releva la femme de son infériorité et la proclama l’égale de l’homme ; lui qui brisa les fers dans la pensée de l’esclave et lui ouvrit les portes d’un monde où les damnés de celui-ci seraient les élus de celui-là. Il y avait bien eu déjà quelque part des révoltes d’Amazones, comme il y avait eu des révoltes d’ilotes. Mais il n’est pas dans la destinée de l’homme et de la femme de marcher divisés et à l’exclusion l’un de l’autre. Le Christ ou plutôt la multitude de Christs que ce nom personnifie, leur mit la main dans la main, en fit des frères et des sœurs, leur donna pour glaive la parole, pour place à conquérir l’immortalité future. Puis, du haut de sa croix, il leur montra le cirque : et toutes ces libres recrues, ces volontaires de la révolution religieuse s’élancèrent, — cœurs battant et courage en tête, à la gueule des lions, au feu des bûchers. L’homme et la femme mêlèrent leur sang sur l’arène et reçurent côte à côte le baptême du martyre. La femme ne fut pas la moins héroïque. C’est son héroïsme qui décida de la victoire. Ces jeunes filles liées à un poteau et livrées à la morsure de la flamme ou dévorées vives par les bêtes féroces ; ces gladiateurs sans défense et qui mouraient de si bonne grâce et avec tant de grâce ; ces femmes, ces chrétiennes portant au front l’auréole de l’enthousiasme, toutes ces hécatombes, devenues des apothéoses, finirent par impressionner les spectateurs et par les émouvoir en faveur des victimes. Ils épousèrent leurs croyances. Les martyrs d’ailleurs renaissaient de leurs cendres. Le cirque, qui en avait tant immolé, en immolait toujours, et toujours des armées d’assaillants venaient lui tendre la gorge et y mourir. À la fin, cependant, le cirque s’avoua vaincu, et les enseignes victorieuses de la chrétienté furent arborées sur les murs du champ de carnage. Le christianisme allait devenir le catholicisme. Le bon grain épuisé allait livrer carrière entière au mauvais.

La grandeur de Rome n’existait plus que de nom. L’empire se débattait comme un naufragé au milieu d’un océan de barbares. Cette marée montante envahissait les possessions romaines et battait en brèche les murs de la cité impériale. Rome succomba à la fureur des lames. La civilisation païenne avait eu son aurore, son apogée, son couchant ; maintenant elle noyait la sanglante lueur de ses derniers rayons dans les ténébreuses immensités. À la suite de cette tourmente, tout ce qu’il y avait d’écume au cœur de la société s’agita à sa surface et trôna sur la crête de ces intelligences barbaresques. Les successeurs des apôtres polluèrent dans les honneurs la virginité du christianisme. L’immaculée conception fraternelle avorta sur son lit de triomphe. Les docteurs chargés de l’accouchement avaient introduit dans l’organe maternel un dissolvant homicide, et la drogue avait produit son effet. Au jour de la délivrance, le fœtus ne donnait plus signe de vie. Alors, à la place de l’avorton fraternité, ils mirent le petit de leurs entrailles, monstre moitié autorité moitié servilité. Les barbares étaient trop grossiers pour s’apercevoir de la supercherie, aussi adorèrent-ils l’usurpation de l’Église comme chose légitime. Propager le nouveau culte, promener la croix et la bannière fut la mission de la barbarie. Seulement, dans ces mains habituées à manier le glaive, l’on renversa l’image du crucifié. Ils étranglèrent le crucifix par la tête qu’ils prirent pour la poignée, et lui mirent la pointe en l’air comme une lame hors du fourreau.

Cependant, ces grands déplacements d’hommes ne s’étaient pas opérés sans déplacer sur leur passage quelques barrières. Des propriétés et des nationalités furent modifiées. L’esclavage devint le servage. Le patriarcat avait eu ses jours de splendeur, c’était maintenant au tour de la prélature et de la baronnie. La féodalité militaire et religieuse couvrit le sol de donjons et de clochers. Le baron et l’évêque étaient les puissants d’alors. La fédération de ces demi-dieux forma l’empire dont les rois et les papes furent les maîtres-dieux, les seigneurs suzerains. — Le moyen âge, disque nocturne, montait à l’horizon. Les abeilles de la science n’avaient plus où déposer leur miel, si ce n’est dans quelque cellule de monastère ; et encore la très-sainte inquisition catholique y pénétrait-elle les tenailles et le fer rouge à la main pour y détruire le précieux dépôt et y torturer le philosophique essaim. Ce n’étaient déjà plus les ombres du crépuscule mais les funèbres voiles de la nuit qui planaient sur les manuscrits de l’antiquité. Les ténèbres étaient tellement épaisses qu’il semblait que l’humanité n’en dût jamais sortir. Dix-huit fois le glas des siècles tinta à l’horloge du temps avant que la Diane chasseresse décochât comme une flèche les premiers rayons de l’aube au cœur de cette longue nuit. Une seule fois pendant ces dix-huit siècles de barbarie ou de civilisation, — comme on voudra les appeler, — une seule fois, le géant Humanité remua sous ses chaînes. Il aurait encore supporté la dîme et la taille, la corvée et la faim, le fouet et la potence, mais le viol de sa chair, l’odieux droit seigneurial pesait trop lourdement sur son cœur. Le titan serra convulsivement ses poings, grinça des dents, ouvrit la bouche, et une éruption de torches et de fourches, de pierres et de faulx ruissela sur les terres des seigneurs ; et des châteaux-forts s’écroulèrent et des châtelains bardés de crimes furent triturés sous les décombres. L’incendie que d’infimes vassaux avaient allumé, et qui illumina un instant la sombre période féodale, s’éteignit dans leur propre sang. La jacquerie, comme le christianisme, eut ses martyrs. La guerre des paysans de France, comme celle des ilotes de Rome, aboutit à la défaite. Les jacques, ces fils légitimes des christs et des spartacus, eurent le sort de leurs ancêtres. Il n’y eut bientôt plus de cette rébellion qu’un peu de cendre. L’affranchissement des communes fut tout ce qu’il en résulta. Seuls, les notables d’entre les manants en profitèrent. Mais l’étincelle couvait sous la cendre et devait produire plus tard un embrasement général : 89 et 93 vont flamboyer sur le monde.

On connaît trop cette époque pour qu’il soit nécessaire de la passer en revue. Je dirai seulement une chose : ce qui a perdu la Révolution de 93, c’est d’abord comme toujours l’ignorance des masses, et puis ensuite ce sont les montagnards, gens plus turbulents que révolutionnaires, plus agités qu’agitateurs. Ce qui a perdu la Révolution, c’est la dictature, c’est le comité de salut public, royauté en douze personnes superposée sur un vaste corps de citoyens-sujets, qui dès-lors s’habituèrent à n’être plus que les membres esclaves du cerveau, à n’avoir plus d’autre volonté que la volonté de la tête qui les dominait ; si bien que, le jour où cette tête fut décapitée, il n’y eut plus de républicains. Morte la tête, mort le corps. Le claqueur multitude battit des mains à la représentation thermidorienne, comme il avait battu des mains devant les tréteaux des décemvirs et comme il battait des mains au spectacle du 18 brumaire. On avait voulu dictaturer les masses, on avait travaillé à leur abrutissement en écartant d’elles toute initiative, en leur faisant abdiquer toute souveraineté individuelle. On les avait asservies au nom de la République et au joug des conducteurs de la chose publique ; l’Empire n’eut qu’à atteler ce bétail à son char pour s’en faire acclamer. Tandis que si, au contraire, on avait laissé à chacun le soin de se représenter lui-même, d’être son propre mandataire ; si ce comité de salut public se fût composé des trente millions d’habitants qui peuplaient le territoire de la République, c’est-à-dire de tout ce qui dans ce nombre, hommes ou femmes, était en âge de penser et d’agir ; si la nécessité alors eût forcé chacun de chercher, dans son initiative ou dans l’initiative de ses proches, les mesures propres à sauvegarder son indépendance ; si l’on avait réfléchi plus mûrement et qu’on eût vu que le corps social comme le corps humain n’est pas l’esclave inerte de la pensée, mais bien plutôt une sorte d’alambic animé dont la libre fonction des organes produit la pensée ; que la pensée n’est que la quintessence de cette anarchie d’évolution dont l’unité est causée par les seules forces attractives ; enfin, si la bourgeoisie montagnarde avait eu des instincts moins monarchiques ; si elle avait voulu ne compter que comme une goutte avec les autres dans les artères du torrent révolutionnaire, au lieu de se poser comme une perle cristallisée sur son flot, comme un joyau autoritaire enchâssé dans son écume ; si elle avait voulu révolutionner le sein des masses au lieu de trôner sur elles et de prétendre à les gouverner : sans doute les armées françaises n’eussent pas éventré les nations à coup de canon, planté le drapeau tricolore sur toutes les capitales européennes, et souffleté du titre infamant et prétendu honorifique de citoyen français tous les peuples conquis ; non sans doute. Mais le génie de la liberté eût fait partout des hommes au dedans comme au dehors ; mais chaque homme fût devenu une citadelle imprenable, chaque intelligence un inépuisable arsenal, chaque bras une armée invincible pour combattre le despotisme et le détruire sous toutes ses formes ; mais la Révolution, cette amazone à la prunelle fascinatrice, cette conquérante de l’homme à l’humanité, eût entonné quelque grande Marseillaise sociale, et déployé sur le monde son écharpe écarlate, l’arc-en-ciel de l’harmonie, la rayonnante pourpre de l’unité !…

L’Empire, restauration des Césars, conduisit à la restauration de la vieille monarchie, qui fut un progrès sur l’Empire : et la restauration de la vieille monarchie conduisit à 1830, qui fut un progrès sur 1815. Mais quel progrès ! un progrès dans les idées bien plus que dans les faits.

Depuis les âges antiques, les sciences avaient constamment fait du chemin. La Terre n’est plus une surface pleine et immobile, comme on le croyait jadis du temps d’un Dieu créateur, monstre anté- ou ultra diluvien. Non : la terre est un globe toujours en mouvement. Le ciel n’est plus un plafond, le plancher d’un paradis ou d’un olympe, une sorte de voûte peinte en bleu et ornée de culs-de-lampe en or ; c’est un océan de fluide dont ni l’œil ni la pensée ne peuvent sonder la profondeur. Les étoiles comme les soleils roulent dans cette onde d’azur, et sont des mondes gravitant, comme le nôtre, dans leurs vastes orbites, et avec une prunelle animée sous leurs cils lumineux. Cette définition du Circulus : « La vie est un cercle dans lequel on ne peut trouver ni commencement ni fin, car, dans un cercle, tous les points de la circonférence sont commencement ou fin ; cette définition, en prenant des proportions plus universelles, va recevoir une application plus rapprochée de la vérité, et devenir ainsi plus compréhensible au vulgaire. Tous ces globes circulant librement dans l’éther, attirés tendrement par ceux-ci, repoussés doucement par ceux-là, n’obéissant tous qu’à leur passion, et trouvant dans leur passion la loi de leur mobile et perpétuelle harmonie ; tous ces globes tournant d’abord sur eux-mêmes, puis se groupant avec d’autres globes, et formant ce qu’on appelle, je crois, un système planétaire, c’est-à-dire une colossale circonférence de globes voyageant de concert avec de plus gigantesques systèmes planétaires et de circonférence en circonférence, s’agrandissant toujours, et trouvant toujours des mondes nouveaux pour grossir leur volume et des espaces toujours illimités pour y exécuter leurs progressives évolutions ; enfin, tous ces globes de globes et leur mouvement continu ne peuvent donner qu’une idée sphérique de l’infini, et démontrer par une argumentation sans réplique, — argumentation que l’on peut toucher de l’œil et de la pensée, — que l’ordre anarchique est l’ordre universel. Car une sphère qui tourne toujours, et sur tous les sens, une sphère qui n’a ni commencement ni fin, ne peut avoir ni haut ni bas, et par conséquent ni dieu au faîte ni diable à la base. Le Circulus dans l’universalité détrône l’autorité divine et prouve sa négation en prouvant le mouvement, comme le circulus dans l’humanité détrône l’autorité gouvernementale de l’homme sur l’homme et en prouve l’absurde en prouvant le mouvement. De même que les globes circulent anarchiquement dans l’universalité, de même les hommes doivent circuler anarchiquement dans l’humanité, sous la seule impulsion des sympathies et des antipathies, des attractions et des répulsions réciproques. L’harmonie ne peut exister que par l’anarchie. Là est toute la solution du problème social. Vouloir le résoudre autrement, c’est vouloir donner à Galilée un éternel démenti, c’est dire que la terre n’est pas une sphère, et que cette sphère ne tourne pas. Et cependant elle tourne, répéterai-je avec ce pauvre vieillard que l’on condamna à se parjurer, et qui accepta l’humiliation de la vie en vue, sans doute, de sauver son idée. À ce grand autoricide je pardonne son apparente lâcheté en faveur de sa science : il n’y a pas que les Jésuites qui sont d’avis que le but justifie les moyens. L’idée du Circulus dans l’universalité est à mes yeux un sujet d’une trop grande portée pour n’y consacrer que ces quelques lignes ; j’y reviendrai. En attendant de plus complets développements, j’appelle sur ce passage les méditations des révolutionnaires.

Donc, de découverte en découverte, les sciences marchaient. De nouveaux continents, les deux Amériques, l’Australie, s’étaient groupés autour des anciens. Un des proclamateurs de l’Indépendance américaine, Franklin, arrache la foudre des mains de Jéhovah, et la science en fait une force domestique qui voyage sur un fil de fer avec la rapidité de l’éclair et vous rapporte la réponse au mot qu’on lui jette, avec la docilité d’un chien. Fulton apprivoise la vapeur, ce locomoteur amphibie, que Salomon de Caus avait saisi à la gorge. Il la musèle et lui donne pour carapace la carène d’un navire, et il se sert de ses musculaires nageoires pour remplacer la capricieuse envergure des voiles. Et la force de l’hydre est si grande qu’elle se rit des vents et des flots, et elle est si bien domptée qu’elle obéit avec une incroyable souplesse à la moindre pression du timonier. À terre, sur les chemins bordés de rails, le monstre au corps de fer à la voix rauque, aux poumons de flamme, laisse bien loin derrière lui la patache, le coucou et la diligence. Au signal de celui qui le monte, à un léger coup d’étrier, il part, entraînant à sa remorque toute une avenue de maisons roulantes, la population de tout un quartier de ville, et cela avec une vitesse qui prime le vol de l’oiseau. Dans les usines, esclave aux mille rouages, il travaille avec une merveilleuse adresse aux travaux les plus délicats comme aux travaux les plus grossiers. La typographie, cette magnifique invention au moyen de laquelle on sculpte la parole et on la reproduit à des milliers d’exemplaires, la typographie lui doit un nouvel essor. C’est lui qui tisse les étoffes, les teint, les moire, les broche, lui qui scie le bois, lime le fer, polit l’acier ; lui enfin qui confectionne une foule d’instruments de travail et d’objets de consommation. Aux champs, il défriche, il laboure, il sème, il herse et il moissonne ; il broie l’épi sous la meule ; le blé moulu, il le porte en ville, il le pétrit et il en fait du pain : c’est un travailleur encyclopédique.

Sans doute, dans la société telle qu’elle est organisée, la machine à vapeur déplace bien des existences et fait concurrence à bien des bras. Mais qu’est-ce qu’un mal partiel et passager en comparaison des résultats généraux et définitifs ? C’est elle qui déblaie les routes de l’avenir. En Barbarie comme en Civilisation, ce qui de nos jours est synonyme, le progrès ne peut se frayer le chemin qu’en passant sur des cadavres. L’ère du progrès pacifique ne s’ouvrira que sur les ossements du monde civilisé, quand le monopole aura rendu le dernier soupir et que les produits du travail seront du domaine public.

L’astronomie, la physique, la chimie, toutes les sciences pour mieux dire avaient progressé. Seule, la science sociale était restée stationnaire. Depuis Socrate qui but la ciguë, et Jésus qui fut crucifié, aucune grande lumière n’avait lui. Quand, dans les régions les plus immondes de la société, dans quelque chose de bien autrement abject qu’une étable, dans une boutique, naquit un grand réformateur. Fourier venait de découvrir un nouveau monde où toutes les individualités ont une valeur nécessaire à l’harmonie collective. Les passions sont les instruments de ce vivant concert qui a pour archet la fibre des attractions. Il n’était guère possible que Fourier rejetât entièrement le froc ; il conserva, malgré lui, de son éducation commerciale, la tradition bourgeoise, des préjugés d’autorité et de servitude qui le firent dévier de la liberté et de l’égalité absolues, de l’anarchie. Néanmoins, devant ce bourgeois je me découvre, et je salue en lui un novateur, un révolutionnaire. Autant les autres bourgeois sont des nains, autant celui-là est un géant. Son nom restera inscrit dans la mémoire de l’humanité.

1848 arriva, et l’Europe révolutionnaire prit feu comme une traînée de poudre. Juin, cette jacquerie du dix-neuvième siècle, protesta contre les modernes abus du nouveau seigneur. Le viol du droit au travail et du droit à l’amour, l’exploitation de l’homme et de la femme par l’or souleva le prolétariat et lui mit les armes à la main. La féodalité du capital trembla sur ses bases. Les hauts barons de l’usure et les baronnets du petit commerce se crénelèrent dans leurs comptoirs, et du haut de leur plate-forme lancèrent sur l’insurrection d’énormes blocs d’armées, des flots bouillants de gardes mobiles. À force de tactique jésuitique ils parvinrent à écraser la révolte. Plus de trente mille rebelles, hommes, femmes et enfants, furent jetés aux oubliettes des pontons et des casemates. D’innombrables prisonniers furent fusillés, au mépris d’une affiche placardée à tous les angles des rues, affiche qui invitait les insurgés à déposer les armes et leur déclarait qu’il n’y aurait ni vainqueurs ni vaincus, mais des frères, — frères ennemis, voulait-on dire ! Les rues furent jonchées d’éclats de cervelles. Les prolétaires désarmés furent entassés dans les caveaux des Tuileries, de l’Hôtel de Ville, de l’École-Militaire, dans les écuries des casernes, dans les carrières d’Ivry, dans les fossés du Champ-de-Mars, dans tous les égouts de la capitale du monde civilisé, et là massacrés avec tous les raffinements de la cruauté ! Les coups de feu pleuvaient par tous les soupiraux, le plomb tombait en guise de pain dans ces cloaques où, parmi les râles des mourants, les éclats de rire de la folie, — l’on clapotait dans l’urine et dans le sang jusqu’à mi-jambe, asphyxié par le manque d’air et torturé par la soif et la faim. Les faubourgs furent traités comme, au moyen-âge, une place prise d’assaut. Les archers de la civilisation montèrent dans les maisons, descendirent dans les caves, fouillèrent tous les coins et recoins, passant au fil de la baïonnette tout ce qui leur paraissait suspect. Entre les barricades démantelées et à la place de chaque pavé on aurait pu mettre une tête de cadavre… Jamais, depuis que le monde est monde, on n’avait vu pareille tuerie. Et non seulement les gardes nationaux de la ville et de la province, les industriels et les boutiquiers, les bourgeois et leurs satellites commirent après le combat mille et une atrocités ; mais les femmes même, les femmes de magasin et de salon, se montrèrent encore plus acharnées que leurs maris à la sanglante curée. C’est elles qui, du haut des balcons, agitaient des écharpes ; elles qui jetaient des fleurs, des rubans, des baisers aux troupes conduisant les convois de prisonniers ; elles qui insultaient aux vaincus ; elles qui demandaient à grands cris et avec d’épouvantables paroles qu’on fusillât devant leur porte et qu’on accrochât à leurs volets ces lions enchaînés dont le rugissement les avait fait pâlir au milieu de leur agio ou de leur orgie ; elles qui, au passage de ces gigantesques suppliciés, leur crachaient au visage ces mots, qui pour beaucoup étaient une sentence : À mort ! à la voirie !… Ah ! ces femmes-là n’étaient pas des femmes, mais des femelles de bourgeois !

On crut avoir anéanti le Socialisme dans le sang. On venait, au contraire, de lui donner le baptême de vie ! Écrasé sur la place publique, il se réfugia dans les clubs, dans les ateliers, comme le christianisme dans les catacombes, recrutant partout des prosélytes. Loin d’en détruire la sentence, la persécution l’avait fait germer. Aujourd’hui, comme le grain de blé sous la neige, le germe est enfoui sous l’argent vainqueur du travail. Mais que le temps marche, que le dégel arrive, que la liquidation fasse fondre à un soleil de printemps toute cette froide exhibition du lucre, cette nappe métallique amoncelée par couches épaisses sur la poitrine du prolétariat ; que la saison révolutionnaire se dégage des Poissons de Février et entre dans le signe du Bélier, et l’on verra le Socialisme relever la tête et poursuivre son élan zodiacal jusqu’à ce qu’il ait atteint la figure du Lion, — jusqu’à ce que le grain ait produit son épi.

Comme 89 avait eu son ange rebelle : Mirabeau, lançant du sein du Jeu de Paume, cette sanglante apostrophe au front de l’aristocratie : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! », 48 eut aussi son Proudhon, un autre esprit rebelle, qui dans un livre, avait craché cette mortelle conclusion à la face de la bourgeoisie : « La Propriété, c’est le vol ! » Sans 48, cette vérité eût dormi longtemps ignorée au fond de quelque bibliothèque de privilégié. 48 la mit en lumière, et lui donna pour cadre la publicité de la presse quotidienne, la multiplicité des clubs en plein vent : elle se grava dans la pensée de chaque travailleur. Le grand mérite de Proudhon ce n’est pas d’avoir été toujours logique, tant s’en faut, mais d’avoir provoqué les autres à chercher la logique. Car l’homme qui a dit aussi : « Dieu, c’est le mal, — l’Esclavage, c’est l’assassinat, la Charité, c’est une mystification », — et ainsi et encore ; l’homme qui a revendiqué avec tant de force la liberté de l’homme ; ce même homme, hélas ! a aussi attaqué la liberté de la femme : il a mis celle-ci au ban de la société, il l’a décrétée hors l’humanité. Proudhon n’est encore qu’une fraction de génie révolutionnaire ; la moitié de son être est paralysé, et c’est malheureusement le côté du cœur. Proudhon a des tendances anarchiques, mais ce n’est pas un anarchiste ; il n’est pas humanité, il est masculinité. Mais, — comme réformateur, s’il est des taches à ce diamant, — comme agitateur, il a d’éblouissantes étincelles. Certes, c’est quelque chose. Et le Mirabeau du Prolétariat n’a rien à envier au Mirabeau de la Bourgeoisie ; il le dépasse de toute la hauteur de son intelligence novatrice. L’un n’eut qu’un seul élan de rébellion, il fut un éclair, une lueur qui s’éteignit rapidement dans les ténèbres de la corruption. L’autre fit retentir coups de tonnerres sur coups de tonnerres. Il n’a pas seulement menacé, il a foudroyé le vieil ordre social. Jamais homme ne pulvérisa sur son passage tant de séculaires abus, tant de superstitions prétendues légitimes.

89 fut le 48 de la Bourgeoisie insurgée contre la noblesse ; 48, le 89 du Prolétariat insurgé contre la Bourgeoisie. À bientôt le 93 !

Et maintenant, passez autorités provisoires : république blanche, comme jadis l’appelait de ses vœux un illustre poète qui craignait alors qu’on ne fondit la colonne Vendôme pour en faire des pièces de deux sous. Passez, république bleue et république rose, république dite honnête et modérée, comme il est des hommes dits de dévouement, sans doute parce que ces hommes et cette république ne sont ni l’un ni l’autre. Passez aussi, pachaïsme de Cavaignac l’Africain, hideux Othello, jaloux de la forme, et qui poignarda la République au cœur parce qu’elle avait des velléités sociales. Passez, présidence napoléonienne, empereur et empire, pontificat du vol et du meurtre, catholicité des intérêts mercantiles, jésuitiques et soldatesques. Passez, passez, dernières lueurs de la lampe Civilisation et, avant de vous éteindre, faites mouvoir sur les vitres du temple de Plutus les ombres bourgeoises de ce grand séraphin. Passez, passez, clartés mourantes, et illuminez en fuyant la ronde de nuit des courtisans du régime actuel, fantômes groupés autour du spectre de Sainte-Hélène, toute cette fantasmagorie de revenants titrés, mitrés, galonnés, argentés, cuivrés, verdegrisés, cette bohème de cour, de sacristie, de boutique et d’arrière-boutique, sophistique sorcellerie du Sabbat impérial. Passez ! passez ! Les morts vont vite !…

Allons, César, dans cette maison de perdition qu’on nomme les Tuileries, satisfaites vos obscènes caprices : caressez ces dames, et ces flacons, videz la coupe des voluptés princières ; endormez-vous, Maîtres, sur des coussins de peau de satin, ou des oreillers de velours. Cet élyséen lupanar vaut bien votre ancien bouge de Hay-Market. Allons, ex-constable de Londres, prenez en main votre sceptre, et bâtonnez-les tous, ces grands seigneurs-valets, et tout ce peuple valet de vos valets ; courbez-les plus bas encore sous le poids de votre despotisme et de votre abjection. Allons, homme providentiel, rompez-lui les os, à cette société squelette ; réduisez-la en poussière, afin qu’un jour la Révolution n’ait plus qu’à souffler dessus pour la faire disparaître.

Prêtres, entonnez Te Deum sur les planches de vos églises. Baptisez, catéchisez, confessez, mariez et enterrez les vivants et les morts ; aspergez le monde de sermons et d’eau bénite pour en exorciser le démon de la libre pensée.

Soldats, chantez la lie et l’écume, les rouges ivresses. Tuez à Sébastopol et tuez dans Paris. Bivouaquez dans le sang et le vin et les crachats ; videz vos bidons et videz vos fusils ; défoncez des crânes humains et faites-en jaillir la cervelle ; débondez des tonnes de spiritueux, faites-en couler un ruisseau pourpre, et vautrez-vous dans ce ruisseau pour y boire à pleine gorgée… Victoire ! soldats : vous avez, au nombre de 300 mille, et après deux ans d’hésitation, enlevé les remparts de Sébastopol, défendus par de blonds enfants de la Russie ; et, au nombre de 500 mille, et après une ou deux nuits d’embuscade, vous avez conquis, avec une bravoure toute militaire, les boulevards de Paris, ces boulevards où défilait, bras dessus, bras dessous, une armée de promeneurs de tous âges et de tous sexes. Soldats ! vous êtes des braves, et du fond de son tombeau Papavoine vous contemple !…

Juges, mouchards, législateurs et bourreaux, espionnez, déportez, guillotinez, code-pénalisez les bons et les mauvais, cette pullulation de mécontents qui, à l’encontre de vous, grignoteurs et dévorateurs de budgets, ne pensent pas que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Manipulateurs des plateaux de la justice lice, pesez au poids de l’or la culpabilité des revendications sociales. — Banquiers, boutiquiers, usiniers, sangsues de la production pour qui le producteur est une si douce proie, allongez vos trompes, saisissez le prolétariat à la gorge et pompez-lui tout l’or de ses veines. Agiotez, commercez, usurez, exploitez ; faites des trous à la blouse de l’ouvrier et des trous à la lune. Riches, engraissez-vous la panse et amaigrissez la chair du pauvre. — Avocats, plaidez le pour et le contre, le blanc et le noir ; dépouillez la veuve et l’orphelin au profit du puissant prévaricateur, et le petit artisan au profit du grand industriel. Suscitez des procès entre les propriétaires, en attendant que la société fasse votre procès et celui de la propriété. Prêtez aux tribunaux criminels l’appui de vos parodies de défense, et innocentez ainsi la condamnation, sous prétexte d’innocenter l’accusé. — Huissiers, avoués et notaires, rédigez sur papier timbré des actes de propriété ou de piraterie ; dépossédez ceux-ci et investissez ceux-là ; ébattez-vous comme des chenilles sur les riches et plantureux sommets, afin d’épuiser plus vite la sève qui des couches inférieures monte sans cesse pour les alimenter. — Docteurs de l’instruction publique, qui avez la faculté de mercurialiser les enfants de la société au nom du crétinisme universitaire ou clérical, fessez et refessez filles et garçons. — Diplômés de la Faculté de Médecine pour la médicamentation mercurielle et arsenicale, ordonnancez les malades, expérimentez sur les prolétaires et tenaillez-les sur le chevalet de vos hôpitaux. Allez, empiriques, non seulement votre brevet d’incapacité scientifique et de rapacité épicière vous y autorise, mais vous avez, de plus, la garantie du gouvernement. Faites, et pour peu que vous soyez en possession d’une aristocratique clientèle et d’un caractère bien pensant, le chef de l’État détachera de sa couronne une étoile d’or pour la suspendre à votre boutonnière.

Vous tous, enfin, qui êtes opulents d’opprobre, fortaiteurs à qui la fortune sourit, comme sourient les prostituées au seuil des maisons borgnes ; débauchés de la décadence chrétienne, corrupteurs et corrompus, piétinez, piétinez sur la « vile multitude », salissez-la de votre boue, rneurtrissez-la de vos talons, attentez à sa pudeur, à son intelligence, à sa vie ; faites, et faites encore !…

Et puis, après ?…

Empêcherez-vous le soleil de luire et le progrès de suivre son cours ? Non, car vous ne pourrez pas faire que l’usure ne soit pas l’usure, que la misère ne soit pas la misère, que la banqueroute ne soit pas la banqueroute, et que la Révolution ne soit pas la Révolution !!…

Ô Bourgeois, vous qui n’avez jamais rien produit que des exactions, et qui rêvez des satisfactions éternelles en digérant vos satisfactions momentanées, dites, Bourgeois, quand vous passez à l’heure qu’il est par les rues, ne sentez-vous pas quelque chose comme une ombre qui vous suit, quelque chose qui marche et qui ne lâche pas votre piste ? Tant que vous serez debout et revêtus de la livrée impériale comme d’une cuirasse, tant que vous aurez pour béquilles les baïonnettes enrégimentées, et que le couperet de la guillotine surmontera cet immense faisceau d’armes, avec le catéchisme-pénal d’un côté et le code-religieux de l’autre ; tant que le capital rayonnera sur tout cela comme un soleil d’Austerlitz, Bourgeois, vous n’aurez rien à craindre du loup, de l’hyène ou du spectre dont le flair vous épouvante. Mais, le jour où un voile passera sur ce soleil ; le jour où votre livrée sera usée jusqu’à la trame, le jour où, frissonnant dans votre nudité, vous trébucherez de faux pas en faux pas et roulerez à terre, effarés, terrorisés ; le jour où vous tomberez de Moscou en Bérézina oh ! ce jour-là, je vous le dis, malheur à vous ! Le loup, l’hyène ou le spectre vous sautera au ventre et à la gorge, et il vous dévorera les entrailles, et il mettra en lambeaux vos membres et votre livrée, vos faisceaux de baïonnettes et vos catéchismes et vos codes. C’en sera fait de votre utopie du capital. Comme un cerf-volant dont la ficelle est cassée, votre soleil d’or piquera une tête dans l’abîme. Paris sera devenu votre Waterloo ; et Waterloo, vous le savez, conduit à Ste-Hélène… En vérité, en vérité je vous le dis, ce jour-là il n’y aura pour vous ni pitié ni merci. Souvenez-vous de Juin ! vous criera-t-on. Œil pour œil et dent pour dent ! — Bourgeois, bourgeois, vous êtes trop juifs pour ne pas connaître la loi de Moïse…

Ah ! toujours le fer et le plomb et le feu ! toujours le fratricide entre les hommes ! toujours des vainqueurs et des vaincus ! Quand donc cessera le temps des sanglantes épreuves ? À force de manger des cadavres, la Civilisation ne mourra-t-elle pas enfin d’indigestion ?

Quand donc les hommes comprendront-ils que l’Autorité c’est le mal ;

— Que la Propriété, qui est aussi de l’autorité, c’est le mal ;

— Que la Famille, qui est encore de l’autorité, c’est le mal ;

— Que la Religion, qui est toujours de l’autorité, c’est le mal ;

— Que la Légalité, la Constitutionalité, la Réglementalité, la Contractationalité, qui toutes sont de l’autorité, c’est le mal, encore le mal, toujours le mal !

Génie de l’Anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez-nous du mal !!!


Fin de la première partie.



  1. Quand je dis « l’homme », il est bien entendu que je n’entends pas parler de cet être masculin seulement, mais de l’un comme de l’autre sexe, de l’être humain dans le sens le plus complet. C’est une observation que je fais une fois pour toutes au lecteur. Pour moi, l’humanité est l’humanité ; je n’établis aucune distinction hiérarchique entre les sexes et les races, entre les hommes et les femmes, entre les noirs et les blancs. La différence dans l’organisme sexuel pas plus que la différence dans la couleur de l’épiderme ne saurait être un signe de supériorité ou d’infériorité. Autant vaudrait dire, parce qu’il y a des hommes dont les cheveux sont blonds et d’autres dont les cheveux sont bruns, que cela constitue deux espèces dans l’humanité et qu’il y a lieu d’affirmer la supériorité des bruns sur les blonds. « L’égalité n’est pas l’uniformité ».