L’Humanisphère, utopie anarchique/Préface
Préface
La science sociale procède par inductions et par déductions, par analogie. C’est par une série de comparaisons qu’elle arrive à la combinaison de la vérité.
Je procéderai donc par analogie.
Je tâcherai d’être laconique. Les gros volumes ne sont pas ceux qui en disent le plus. De préférence aux longues dissertations, aux pédagogies classiques, j’emploierai la phrase imagée, elle a l’avantage de pouvoir dire beaucoup en peu de mots.
Je suis loin d’avoir la science infuse. J’ai lu un peu, observé davantage, médité beaucoup. Je suis, je crois, malgré mon ignorance dans un des milieux les plus favorables pour résumer les besoins de l’humanité. J’ai toutes les passions, bien que je ne puisse les satisfaire, celle de l’amour et celle de la haine, la passion de l’extrême luxe et celle de l’extrême simplicité. Je comprends tous les appétits, ceux du cœur et du ventre, ceux de la chair et de l’esprit. J’ai du goût pour le pain blanc et même aussi pour le pain noir, pour les discussions orageuses et aussi pour les douces causeries. Toutes les soifs physiques et morales je les connais, j’ai l’intuition de toutes les ivresses ; tout ce qui surexcite ou qui calme a pour moi des séductions : le café et la poésie, le champagne et l’art, le vin et le tabac, le miel et le lait, les spectacles, le tumulte et les lumières, l’ombre, la solitude et l’eau pure. J’aime le travail, les forts labeurs ; j’aime aussi les loisirs, les molles paresses. Je pourrais vivre de peu et me trouver riche, consommer énormément et me trouver pauvre. J’ai regardé par le trou de la serrure dans la vie privée de l’opulence, je connais ses serres-chaudes et ses salons somptueux ; et je connais aussi par expérience le froid et la misère. J’ai eu des indigestions et j’ai eu faim. J’ai mille caprices et pas une jouissance. Je suis susceptible de commettre parfois ce que l’argot des civilisés flétrit du nom de vertu, et le plus souvent encore ce qu’il honore du nom de crime. Je suis l’homme le plus vide de préjugés et le plus rempli de passions que je connaisse ; assez orgueilleux pour n’être point vaniteux, et trop fier pour être hypocritement modeste. Je n’ai qu’un visage, mais ce visage est mobile comme la physionomie de l’onde ; au moindre souffle, il passe d’une expression à une autre, du calme à l’orage et de la colère à l’attendrissement. C’est pourquoi, passionnalité multiple, j’espère traiter avec quelque chance de succès de la société humaine, attendu que, pour en bien traiter, cela dépend autant de la connaissance qu’on a des passions de soi-même, que de la connaissance qu’on a des passions des autres.
Le monde de l’anarchie n’est pas de mon invention, certes, pas plus qu’il n’est de l’invention de Proudhon ni de Pierre ni de Jean. Chacun en particulier n’invente rien. Les inventions sont le résultat d’observations collectives ; c’est l’explication d’un phénomène, une égratignure faite au colosse de l’inconnu, mais c’est l’œuvre de tous les hommes et de toutes les générations d’hommes liés ensemble par une indissoluble solidarité. Or, s’il y a invention, j’ai droit tout au plus à un brevet de perfectionnement. Je serais médiocrement flatté que de mauvais plaisants voulussent m’appliquer sur la face le titre de chef d’école. Je comprends qu’on expose des idées se rapprochant ou s’éloignant plus ou moins des idées connues. Mais ce que je ne comprends pas c’est qu’il y ait des hommes pour les accepter servilement, pour se faire les adeptes quand même du premier penseur venu, pour se modeler sur ses manières de voir, le singer dans ses moindres détails et endosser, comme un soldat ou un laquais, son uniforme ou sa livrée. Tout au moins ajustez-les à votre taille ; rognez-les ou élargissez-les, mais ne les portez pas tels quels, avec des manches trop courtes ou des pans trop longs. Autrement ce n’est pas faire preuve d’intelligence, c’est peu digne d’un homme qui sent et qui pense, et puis c’est ridicule.
L’autorité aligne les hommes sous ses drapeaux par la discipline, elle les y enchaîne par le code de l’orthodoxie militaire, l’obéissance passive ; sa voix impérieuse commande le silence et l’immobilité dans les rangs, l’autocratique fixité.
La Liberté rallie les hommes à sa bannière par la voix du libre examen ; elle ne les pétrifie pas sur la même ligne. Chacun se range où il lui plaît et se meut comme il l’entend. La Liberté n’enrégimente pas les hommes sous la plume d’un chef de secte : elle les initie au mouvement des idées et leur inculque le sentiment de l’indépendance active. L’autorité, c’est l’unité dans l’uniformité ! La Liberté, c’est l’unité dans la diversité. L’axe de l’autorité, c’est la knout-archie. L’anarchie est l’axe de la liberté.
Pour moi, il s’agit bien moins de faire des disciples que de faire des hommes, et l’on n’est homme qu’à la condition d’être soi. Incorporons-nous les idées des autres et incarnons nos idées dans les autres ; mêlons nos pensées, rien de mieux ; mais faisons de ce mélange une conception désormais nôtre. Soyons une œuvre originale et non une copie. L’esclave se modèle sur le maître, il imite. L’homme libre ne produit que son type, il crée.
Mon plan est de faire un tableau de la société telle que la société m’apparaît dans l’avenir : la liberté individuelle se mouvant anarchiquement dans la communauté sociale et produisant l’harmonie.
Je n’ai nullement la prétention d’imposer mon opinion aux autres. Je ne descends pas du nuageux Sinaï. Je ne marche pas escorté d’éclairs et de tonnerres. Je ne suis pas envoyé par l’autocrate de tous les univers pour révéler sa parole à ses très-humbles sujets et publier l’ukase impérial de ses commandements. J’habite les gouffres de la société ; j’y ai puisé des pensées révolutionnaires, et je les épanche au dehors en déchirant les ténèbres. Je suis un chercheur de vérités, un couveur de progrès, un rêveur de lumières. Je soupire après le bonheur et j’en évoque l’idéal. Si cet idéal vous sourit, faites comme moi, aimez-le. Si vous lui trouvez des imperfections, corrigez-les. S’il vous déplaît ainsi, créez-vous en un autre. Je ne suis pas exclusif, et j’abandonnerai volontiers le mien pour le vôtre, si le vôtre me semble plus parfait. Seulement, je ne vois que deux grandes figures possibles ; on peut en modifier l’expression, il n’y a pas à en changer les traits : c’est la liberté absolue ou l’autorité absolue. Moi, j’ai choisi la liberté. L’autorité, on l’a vue à l’œuvre, et ses œuvres la condamnent. C’est une vieille prostituée qui n’a jamais enseigné que la dépravation et n’a jamais engendré que la mort. La liberté ne s’est encore fait connaître que par son timide sourire. C’est une vierge que le baiser de l’humanité n’a pas encore fécondée ; mais, que l’homme se laisse séduire par ses charmes, qu’il lui donne tout son amour, et elle enfantera bientôt des générations dignes du grand nom qu’elle porte.
Infirmer l’autorité et critiquer ses actes ne suffit pas. Une négation, pour être absolue, a besoin de se compléter d’une affirmation. C’est pourquoi j’affirme la liberté, pourquoi j’en déduis les conséquences.
Je m’adresse surtout aux prolétaires, et les prolétaires sont pour la plupart encore plus ignorants que moi ; aussi, avant d’en arriver à faire l’exposé de l’ordre anarchique, peinture qui sera pour ce livre le dernier coup de plume de l’auteur, il est nécessaire d’esquisser l’historique de l’Humanité. Je suivrai donc sa marche à travers les âges dans le passé et dans le présent et je l’accompagnerai jusque dans l’avenir.
Dans cette esquisse j’ai à reproduire un sujet touché de main de maître par un grand artiste en poésie. Je n’ai pas son travail sous la main ; et l’eussé-je, je relis rarement un livre, je n’en ai guère le loisir ni le courage. Ma mémoire est toute ma bibliothèque, et ma bibliothèque est souvent bien en désordre. S’il m’échappait des réminiscences, s’il m’arrivait de puiser dans mes souvenirs, croyant puiser dans mon propre fonds, je déclare du moins que ce serait sans le savoir et sans le vouloir. J’ai en horreur les plagiaires. Toutefois, je suis aussi de l’avis d’Alfred de Musset, je puis penser ce qu’un autre a pensé avant moi. Je désirerais une chose, c’est que ceux qui n’ont pas lu le livre d’Eugène Pelletan, le Monde marche, voulussent bien le lire avant de continuer la lecture du mien. L’œuvre du brillant écrivain est tout un musée du règne de l’humanité jusqu’à nos jours, magnifiques pages qu’il est toujours bon de connaître, et qui seront d’un grand secours à plus d’un civilisé, accoudé devant mon ouvrage, non-seulement pour suppléer à ce qu’il y manque, mais encore pour aider à en comprendre les ombres et les clairs.
Et maintenant, lecteur, si tu veux faire route avec moi, fais provision d’intelligence, et en marche !