L’Humanisphère, utopie anarchique/Partie 2

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Deuxième Partie.


Prélude

Rêve, Idée, Utopie.


Filles du droit, sylphides de mes songes,
Égalité ! Liberté ! mes amours !
Ne serez-vous toujours que des mensonges !
Fraternité ! nous fuiras-tu toujours !
Non, n’est-ce pas ? mes déesses chéries ;
Le jour approche où l’idéalité
Au vieux cadran de la réalité
Aura marqué l’heure des utopies !…

Blonde utopie, idéal de mon cœur,
Ah ! brave encore l’ignorance et l’erreur.

(Les Lazaréennes)


I.

Qu’est-ce qu’une utopie ? Un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable. L’utopie de Galilée est maintenant une vérité, elle a triomphé en dépit de la sentence de ses juges : la terre tourne. L’utopie de Christophe Colomb s’est réalisée malgré les clameurs de ses détracteurs : un nouveau monde, l’Amérique est sortie à son appel des profondeurs de l’Océan. Que fut Salomon de Caus ? Un utopiste, un fou, mais un fou qui découvrit la vapeur. Et Fulton ? Encore un utopiste. Demandez plutôt aux académiciens de l’Institut et à leur empereur et maître, Napoléon, dit le Grand… Grand comme les monstres fossiles, de bêtise et de férocité. Toutes les idées novatrices furent des utopies à leur naissance ; l’âge seul, en les développant, les fit entrer dans le monde du réel. Les chercheurs du bonheur idéal comme les chercheurs de pierre philosophale ne réaliseront peut-être jamais leur utopie d’une manière absolue, mais leur utopie sera la cause de progrès humanitaires. L’alchimie n’a pas réussi à faire de l’or, mais elle a retiré de son creuset quelque chose de bien plus précieux qu’un vain métal, elle a produit une science, la chimie. La science sociale sera l’œuvre des rêveurs de l’harmonie parfaite.

L’humanité, cette immortelle conquérante, est un corps d’armée qui a son avant-garde dans l’avenir et son arrière-garde dans le passé. Pour déplacer le présent et lui frayer la voie, il lui faut ses avant-postes de tirailleurs, sentinelles perdues qui font le coup de feu de l’idée sur les limites de l’Inconnu. Toutes les grandes étapes de l’humanité, ses marches forcées sur le terrain de la conquête sociale n’ont été accomplies que sur les pas des guides de la pensée. En avant ! lui criaient ces explorateurs de l’Avenir, debout sur les cimes alpestres de l’utopie. Halte ! râlaient les traînards du Passé, accroupis dans les ornières de fangeuses réactions. En marche ! répondait le génie de l’Humanité. Et les lourdes masses révolutionnaires s’ébranlaient à sa voix. — Humanité ! j’arbore sur la route des siècles futurs le guidon de l’utopie anarchique, et te crie : En avant ! Laisse les traînards du Passé s’endormir dans leur lâche immobilisme et y trouver la mort. Réponds à leur râle d’agonie, à leurs gémissements cadavériques par un sonore appel au mouvement, à la vie. Embouche le clairon du Progrès, prends en main tes baguettes insurrectionnelles, et sonne et bat la générale. — En marche ! en marche !! en marche !!!

Aujourd’hui que la vapeur est dans toute sa virilité, et que l’électricité existe à l’état d’enfance ; aujourd’hui que la locomotion et la navigation se font à grande vitesse ; qu’il n’y a plus ni Pyrénées, ni Alpes, ni déserts, ni océans ; aujourd’hui que l’imprimerie édite la parole à des cent milliers d’exemplaires et que le commerce la colporte jusque dans les coins les plus ignorés du globe ; aujourd’hui que d’échanges en échanges on est arrivé à entrouvrir les voies de l’unité ; aujourd’hui que les travaux des générations ont formé, d’étage en étage et d’arcade en arcade, ce gigantesque aqueduc qui verse sur le monde actuel des flots de sciences et de lumières ; aujourd’hui que la force motrice et la force d’expansion dépassent tout ce que les rêves les plus utopiques des temps anciens pouvaient imaginer de grandiose pour les temps modernes ; aujourd’hui que le mot « impossible » est rayé du dictionnaire humain ; aujourd’hui que l’homme, nouveau Phébus dirigeant la marche de la vapeur, échauffe la végétation et produit où il lui plaît des serres où germent, poussent et fleurissent les plantes et les arbres de tous les climats, oasis que le voyageur rencontre au milieu des neiges et des glaces du Nord ; aujourd’hui que le génie humain, au nom de sa suzeraineté, a pris possession du soleil, ce foyer d’étincelants artistes, qu’il en a captivé les rayons, les a enchaînés à son atelier, et les contraint, comme de serviles vassaux, à graver et à peindre son image sur des plaques de zinc ou des feuilles de papier ; aujourd’hui, enfin, que tout marche à pas de géant, est-il possible que le Progrès, ce géant des géants, continue à marcher piano-piano sur les railways de la science sociale ? Non, non. Je vous dis, moi, qu’il va changer d’allure ; il va se mettre au pas avec la vapeur et l’électricité, il va lutter avec elles de force et d’agilité. Malheur alors à qui voudrait tenter de l’arrêter dans sa course : il serait rejeté en lambeaux sur le revers du chemin par le chasse-pierres du colossal locomoteur, ce cyclope à l’œil de feu qui remorque à toute chaleur d’enfer le cortège satanique de l’humanité, et qui, se dressant sur ses essieux, s’avance, front haut et tête baissée, sur la ligne droite de l’anarchie, en secouant dans les airs sa brune chevelure constellée d’étincelles de flamme ! Malheur à qui voudrait se mettre en travers de ce cratère roulant ! Tous les dieux du monde antique et moderne ne sont pas de taille à se mesurer avec le nouveau Titan, place ! place ! rangez-vous de côté, bouviers couronnés, marchands de bétail humain qui revenez de Poissy avec votre carriole Civilisation. Garez-vous, matamores Lilliputiens, et livrez passage à l’utopie. Place ! place au souffle énergique de la Révolution ! Place, monnayeurs d’écus, forgeurs de fers, place au monnayeur d’idées, au forgeur de foudre !…

— À peine avais-je fini de tracer ces lignes que je fus forcé de m’arrêter, comme il m’arriva bien souvent d’y être contraint dans le cours de ce travail. La trop grande tension de toutes mes facultés pour soulever et rejeter le fardeau d’ignorance qui pèse sur ma tête, cette surexcitation enthousiaste de la pensée, en agissant sur mon tempérament débile, avait fait jaillir les pleurs de mes yeux. Je suffoquais dans les sanglots. Le sang me battait les deux tempes et soulevait dans mon cerveau des vagues torrentielles, flots brûlants que les artères ne cessaient d’y précipiter par toutes leurs écluses. Et tandis que de la main droite j’essayais de contenir et d’apaiser les bouillonnements de mon front, de la main gauche j’essayais en vain de comprimer les pulsations accélérées de mon cœur. L’air n’arrivait plus à mes poumons. Je chancelais comme un homme ivre, en allant ouvrir la croisée de ma chambre. Je m’approchai de mon lit et me jetai dessus. — Vais-je donc perdre la vie ou la raison ? me disais-je. Et je me relevai, ne pouvant rester couché, et je me recouchai, ne pouvant rester debout. Il me semblait que ma tête allait éclater, et qu’on me tordait le sein avec des tenailles. J’étranglais : des muscles de fer me serraient à la gorge… Ah ! l’Idée est une amante qui dans ses fougueux embrassements vous mord jusqu’à vous faire crier, et ne vous laisse un moment, pantelant et épuisé, que pour vous préparer à de nouvelles et plus ardentes caresses. Pour lui faire la cour, il faut, si l’on n’est pas fort en science, être brave en intuition. Arrière ! dit-elle aux faquins et aux lâches, vous êtes des profanes ! Et elle les laisse se morfondre hors du sanctuaire. À cette langoureuse, superbe et passionnée maîtresse, il faut des hommes de salpêtre et de bronze pour amants. Qui sait combien de jours coûte chacun de ses baisers ! Une fois ce spasme apaisé, je m’assis devant ma table. L’Idée vint s’y asseoir à mes côtés. Et, la tête appuyée sur son épaule, une main dans sa main et l’autre dans les boucles de ses cheveux, nous échangeâmes un long regard de calme ivresse. Je me remis à écrire, et à son tour elle se pencha sur moi. Et je sentais son doux contact rallumer la verve dans mon cerveau et dans mon cœur, et son souffle embraser de nouveau mon souffle. Après avoir relu ce que j’avais écrit, et en songeant à cette masse inerte de préjugés et d’ignorances qu’il fallait transformer en individualités actives, en libres et studieuses intelligences, je sentis que les soupçons du doute se glissaient dans mon esprit. Mais l’Idée, me parlant à l’oreille, les dissipa bientôt. Une société, me dit-elle, qui dans ses couches les plus obscures, sous la blouse de l’ouvrier, sent gronder de semblables laves révolutionnaires, des tempêtes de soufre et de feu comme il en circule dans tes veines ; une société dans laquelle il se trouve des déshérités pour oser écrire ce que tu écris, et faire ainsi appel à toutes les révoltes du bras et de l’intelligence ; une société où de pareils écrits trouvent des presses pour les imprimer et des hommes pour serrer la main à leurs auteurs ; où ces auteurs, qui sont des prolétaires, trouvent encore des patrons pour les employer, — sauf exceptions, bien entendu, — et où ces hérétiques de l’ordre légal peuvent cheminer par les rues sans être marqués au front d’un fer rouge, et sans qu’on les traîne au bûcher, eux et leurs livres ; oh, va, une telle société, bien qu’elle soit officiellement l’ennemie des idées nouvelles, est bien près de passer à l’ennemi… Si elle n’a pas encore le sentiment de la moralité de l’Avenir, du moins n’a-t-elle plus le sentiment de la moralité du Passé. La société actuelle est comme une forteresse investie de toutes parts et qui a perdu toute communication avec le corps d’armée qui la protégeait et qui a été détruit. Elle sait qu’elle ne peut plus se ravitailler. Aussi ne se défend-elle plus que pour la forme. On peut calculer d’avance le jour de sa reddition. Sans aucun doute, il y aura encore des volées de coups de canon échangées ; mais quand elle aura épuisé ses dernières munitions, vidé ses arsenaux et ses greniers d’abondance, il faudra bien qu’elle amène pavillon. La vieille société n’ose plus se protéger, ou, si elle se protège, c’est avec une fureur qui témoigne de sa faiblesse. Les jeunes gens enthousiastes du beau peuvent être audacieux et voir le succès couronner leur audace. Les vieillards envieux et cruels échoueront toujours dans leurs caduques témérités. Il y a bien encore de nos jours, et plus que jamais, des prêtres pour religionner les âmes, comme il y a des juges pour tortionner les corps ; des soldats pour faire pâturer l’autorité, comme des patrons pour vivre aux dépens de l’ouvrier. Mais prêtres et juges, soldats et patrons n’ont plus foi dans leur sacerdoce. Il y a dans leur glorification publique d’eux-mêmes par eux-mêmes comme une arrière-pensée de honte à faire ce qu’ils font. Tous ces parvenus, ces porteurs de chasubles ou de simarres, de ceintures garnies de pièces d’or ou de lames d’acier, ne se sentent pas à l’aise entre le monde qui vient et le monde qui s’en va ; ils ont des inquiétudes dans les jambes, il semble qu’ils marchent sur des charbons ardents. Il est vrai qu’ils continuent toujours à officier, à condamner, à fusiller, à exploiter, mais, « dans leur for intérieur, ils ne sont pas bien sûrs de n’être pas des voleurs et des assassins !… » c’est-à-dire qu’ils n’osent pas tout à fait se l’avouer, de peur d’avoir trop peur. Ils comprennent vaguement qu’ils sont en rupture de ban, que la société civilisée est une société mal famée, et qu’un jour ou l’autre la Révolution peut opérer dans ce bouge une descente de justice. Le pas de l’avenir résonne sourdement sur le pavé de la rue. Trois coups frappés à la porte, trois coups de tocsin dans Paris, et c’en est fait de l’enjeu et des joueurs !

La Civilisation, cette fille de la Barbarie qui a la sauvagerie pour aïeule, la Civilisation, épuisée par dix-huit siècles de débauches, est atteinte d’une maladie incurable. Elle est condamnée par la science. Il faut qu’elle meure. Quand ? plus tôt qu’on ne croit, sa maladie est une phtisie pulmonaire, et, on le sait, les phtisiques conservent l’apparence de la vie jusqu’à la dernière heure. Un soir d’orgie elle se couchera pour ne plus se relever.

Quand l’Idée eut fini de parler, je l’attirai doucement sur mes genoux et là, entre deux baisers, je lui demandai le secret des temps futurs. Elle est si tendre et si bonne pour qui l’aime ardemment qu’elle ne sut pas me refuser. Et je restai suspendu à ses lèvres et recueillant chacune de ses paroles, et comme fasciné par le fluide attractif, par les effluves de lumière dont m’inondait sa prunelle. Qu’elle était belle ainsi, la gracieuse séductrice ! Je voudrais pouvoir redire avec tout le charme qu’elle mit à me le raconter ces magnificences de l’utopie anarchique, toutes ces féeries du monde harmonien. Ma plume est trop peu savante pour en donner autre chose qu’un pâle aperçu. Que celui qui voudra en connaître les ineffables enchantements fasse, comme moi, appel à l’Idée, et que, guidé par elle, il évoque à son tour les sublimes visions de l’idéal, la lumineuse apothéose des âges futurs.


II.

Dix siècles ont passé sur le front de l’Humanité. Nous sommes en l’an 2858. — Imaginez un sauvage des premiers âges, arraché du sein de sa forêt primitive et jeté sans transition à quarante siècles de distance au milieu de l’Europe actuelle, en France, à Paris. Supposez qu’une puissance magique ait délié son intelligence et la promène à travers les merveilles de l’industrie, de l’agriculture, de l’architecture, de tous les arts et de toutes les sciences, et que, comme un cicerone, elle lui en montre et lui en explique toutes les beautés. Et maintenant jugez de l’étonnement de ce sauvage. Il tombera en admiration devant toutes ces choses ; il ne pourra en croire ses yeux ni ses oreilles ; il criera au miracle, à la civilisation, à l’utopie !

Imaginez maintenant un civilisé transplanté tout à coup du Paris du 19e siècle au temps originaire de l’humanité. Et jugez de sa stupéfaction en face de ces hommes qui n’ont encore d’autres instincts que ceux de la brute, des hommes qui paissent et qui bêlent, qui beuglent et qui ruminent, qui ruent et qui braient, qui mordent, qui griffent et qui rugissent, des hommes pour qui les doigts, la langue, l’intelligence sont des outils dont ils ne connaissent pas le maniement, un mécanisme dont ils sont hors d’état de comprendre les rouages. Figurez-vous ce civilisé, ainsi exposé à la merci des hommes farouches, à la fureur des bêtes féroceset des éléments indomptés. Il ne pourra vivre parmi toutes ces monstruosités. Ce sera pour lui le dégoût, l’horreur, le chaos !

Eh bien ! l’utopie anarchique est à la civilisation ce que la civilisation est à la sauvagerie. Pour celui qui a franchi par la pensée les dix siècles qui séparent le présent de l’avenir, qui est entré dans ce monde futur et en a exploré les merveilles, qui en a vu, entendu et palpé tous les harmonieux détails, qui s’est initié à toutes les joies de cette société humanitaire, pour celui-là le monde actuel est encore une terre inculte et marécageuse, un cloaque peuplé d’hommes et d’institutions fossiles, une monstrueuse ébauche de société, quelque chose d’informe et de hideux que l’éponge des révolutions doit effacer de la surface du globe. La Civilisation, avec ses monuments, ses lois, ses mœurs, avec ses frontières de propriétés et ses ornières de nations, ses ronces autoritaires et ses racines familiales, sa prostitutionnelle végétation ; la Civilisation avec ses patois anglais, allemand, français, cosaque, avec ses dieux de métal, ses fétiches grossiers, ses animalités pagodines, ses caïmans mitrés et couronnés, ses troupeaux de rhinocéros et de daims, de bourgeois et de prolétaires, ses impénétrables forêts de baïonnettes et ses mugissantes artilleries, torrent de bronze allongés sur leurs affûts et vomissant avec fracas des cascades de mitraille ; la Civilisation, avec ses grottes de misère, ses bagnes et ses ateliers, ses maisons, de tolérance et de St-Lazare, avec ses montagneuses chaînes de palais et d’églises, de forteresses et de boutiques, ses repaires de princes, d’évêques, de généraux, de bourgeois, obscènes macaques, hideux vautours, ours mal léchés, métallivores et carnivores qui souillent de leur débauche et font saigner sous leur griffe la chair et l’intelligence humaines ; la Civilisation, avec son Évangile pénal et son Code religieux, ses empereurs et ses papes — ses potences-constrictor qui vous étranglent un homme dans leurs anneaux de chanvre et puis le balancent au haut d’un arbre, après lui avoir brisé la nuque du cou, ses guillotines-alligator qui vous le broient comme un chien entre leurs terribles mâchoires et vous lui séparent la tête du tronc d’un coup de leur herse triangulaire ; la Civilisation, enfin, avec ses us et coutumes, ses chartes et ses constitutions pestilentielles, son choléra-moral, toutes ses religionnalités et ses gouvernementalités épidémiques ; la Civilisation, en un mot, dans toute sa sève et son exubérance, la Civilisation, dans toute sa gloire, est, pour celui-là qui a fixé du regard l’éblouissant Avenir, ce que serait pour le civilisé la sauvagerie à l’origine du globe, l’homme nouveau-né au sortir de son moule terrestre et barbottant encore dans les menstrues du chaos ; comme aussi l’utopie anarchique est, pour le civilisé, ce que serait pour le sauvage la révélation du monde civilisé ; c’est-à-dire quelque chose d’hyperboliquement bon, d’hyperboliquement beau, quelque chose d’ultra et d’extra-naturel, le paradis de l’homme sur la terre.


III.

L’homme est un être essentiellement révolutionnaire. Il ne saurait s’immobiliser sur place. Il ne vit pas de la vie des bornes, mais de la vie des astres. La nature lui a donné le mouvement et la lumière, c’est pour graviter et rayonner. La borne elle-même, bien que lente à se mouvoir, ne se transforme-t-elle pas chaque jour imperceptiblement jusqu’à ce qu’elle se soit entièrement métamorphosée, et ne continue-t-elle pas dans la vie éternelle ses éternelles métamorphoses ?

Civilisés, voulez-vous donc être plus bornes que les bornes ?

— « Les révolutions sont des conservations. »

— Révolutionnez-vous donc, afin de vous conserver.

Dans l’aride désert où est campée notre génération, l’oasis de l’anarchie est encore, pour la caravane fatiguée de marches et de contre-marches, un mirage flottant à l’aventure. Il dépend de l’intelligence humaine de solidifier cette vapeur, d’en fixer le fantôme aux ailes d’azur sur le sol, de lui donner un corps. Voyez-vous là-bas, aux fins fonds de l’immense misère, voyez-vous un nuage sombre et rougeâtre s’élever à l’horizon ? C’est le Simoun révolutionnaire. Alerte ! civilisés. Il n’est que temps de plier les tentes, si vous ne voulez être engloutis sous cette avalanche de sables brûlants. Alerte ! et fuyez droit devant vous. Vous trouverez la source fraîche, la verte pelouse, les fleurs parfumées, les fruits savoureux, un abri protecteur sous de larges et hauts ombrages. Entendez-vous le Simoun qui vous menace ? voyez-vous le mirage qui vous sollicite ? Alerte ! Derrière vous, c’est la mort ; à droite et à gauche, c’est la mort ; où vous stationnez, c’est la mort… Marchez ! devant vous, c’est la vie. Civilisés, civilisés, je vous le dis : le mirage n’est point un mirage, l’utopie n’est point une utopie ; ce que vous prenez pour un fantôme c’est la réalité !…


IV.

Et, m’ayant donné trois baisers, l’Idée écarta le rideau des siècles et découvrit à mes yeux la grande scène du monde futur, où elle allait me donner pour spectacle l’Utopie anarchique.


LE MONDE FUTUR.


La liberté mutuelle est la loi commune.
(Émile de Girardin)


Et la terre, qui était sèche, reverdit, et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dît : Où allez-vous ? on ne passe point ici.

Et les petits enfants cueillaient des fleurs, et les apportaient à leur mère, qui doucement leur souriait.

Et il n’y avait ni pauvres ni riches, mais tous avaient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s’aimaient et s’aidaient en frères.

(Paroles d’un croyant)


Et d’abord, la Terre a changé de physionomie. À la place des plaies marécageuses qui lui dévoraient les joues, brille un duvet agricole, moisson dorée de la fertilité. Les montagnes semblent aspirer avec frénésie le grand air de la liberté, et balancent sur leurs cimes leur beau panache de feuillage. Les déserts de sables ont fait place à des forêts peuplées de chênes, de cèdres, de palmiers, qui foulent aux pieds un épais tapis de mousse, molle verdure émaillée de toutes les fleurs amoureuses de frais ombrages et de clairs ruisseaux. Les cratères ont été muselés, l’on a fait taire leur éruption dévastatrice, et l’on a donné un cours utile à ces réservoirs de lave. L’air, le feu, et l’eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l’homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L’électricité porte l’homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. Elle lui fait parcourir en quelques secondes des espaces que l’on mettrait aujourd’hui des mois entiers à franchir sur le dos des lourds bâtiments marins. Un immense réseau d’irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d’innombrables troupeaux destinés à l’alimentation de l’homme. L’homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. Non seulement on a comblé les ornières des champs, mais on a aussi passé la herse sur les frontières des nations. Les chemins de fer, les ponts jetés sur les détroits et les tunnels sous-marins, les bâtiments-plongeurs et les aérostats, mus par l’électricité, ont fait de tout le globe une cité unique dont on peut faire le tour en moins d’une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. De monumentales habitations, disséminées par groupes au milieu des terres cultivées, en forment comme les squares. Le globe est comme un parc dont les océans sont les pièces d’eau ; un enfant peut, en jouant au ballon, les enjamber aussi lestement qu’un ruisseau. L’homme, tenant en main le sceptre de la science, a désormais la puissance qu’on attribuait jadis aux dieux, au bon vieux temps des hallucinations de l’ignorance, et il fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s’inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s’épanouissent à ciel découvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l’homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l’hiver perpétuel. Toutes les villes et tous les hameaux du monde civilisé, ses temples, ses citadelles, ses palais, ses chaumières, tout son luxe et toutes ses misères ont été balayés du sol comme des immondices de la voie publique ; il en reste plus de la civilisation que le cadavre historique, relégué au Mont-Faucon du souvenir. Une architecture grandiose et élégante, comme rien de ce qui existe aujourd’hui ne saurait donner le croquis, a remplacé les mesquines proportions et les pauvretés de style des édifices des civilisés. Sur l’emplacement de Paris, une construction colossale élève ses assises de granit et de marbre, ses piliers de fonte d’une épaisseur et d’une hauteur prodigieuse. Sous son vaste dôme en fer découpé à jour et posé, comme une dentelle, sur un fond de cristal, un million de promeneurs peuvent se réunir sans y être foulés. Des galeries circulaires, étagées les unes sur les autres et plantées d’arbres comme des boulevards, forment autour de ce cirque immense une immense ceinture qui n’a pas moins de vingt lieues de circonférence. Au milieu de ces galeries, une voie ferrée transporte, dans de légers et gracieux wagons, les promeneurs d’un point à un autre, les prend et les dépose où il leur plaît. De chaque côté de la voie ferrée est une avenue de mousse, une pelouse ; puis, une avenue sablée pour les cavaliers ; puis, une avenue dallée ou parquetée ; puis, enfin, une avenue recouverte d’un épais et moelleux tapis. Tout le long de ces avenues sont échelonnés des divans et des berceuses à sommiers élastiques et à étoffes de soie et de velours, de laines et de toiles perses ; et aussi des bancs et des fauteuils en bois vernis, en marbre ou en bronze, nus ou garnis de sièges en tresse ou en cuir, en drap uni ou en fourrure tachetée ou tigrée. Sur les bords de ces avenues, des fleurs de toutes les contrées, s’épanouissant sur leurs tiges, ont pour parterre de longues consoles en marbre blanc. De distance en distance se détachent de légères fontaines, les unes en marbre blanc, en stuc, en agate et bronze, plomb et argent massif ; les autres en marbre noir, en brèche violette, en jaune de sienne, en malaquite, en granit, en cailloux, en coquillage et cuivre et or et fer. Le tout mélangé ensemble ou en partie avec une entente parfaite de l’harmonie. Leur forme, variée à l’infini, est savamment mouvementée. Des sculptures, œuvres d’habiles artistes, animent par d’idéales fantaisies ces urnes d’où, le soir, jaillissent avec des flots et des jets d’eau limpide des jets et des flots de lumière, cascades de diamants et de lave qui ruissellent à travers les plantes et les fleurs aquatiques. Les piliers et les plafonds des galeries sont d’une ornementation hardie et fortement accentuée. Ce n’est ni grec, ni romain, ni mauresque, ni gothique, ni renaissance ; c’est quelque chose de témérairement beau, d’audacieusement gracieux, c’est la pureté du profil avec la lasciveté du contour, c’est souple et c’est nerveux ; cette ornementation est à l’ornementation de nos jours ce que la majesté du lion, ce superbe porte-crinière, est à la pataudité et à la nudité du rat. La pierre, le bois et le métal concourent à la décoration de ces galeries, et s’y marient harmonieusement. Sur des fonds d’or et d’argent se découpent des sculptures en bois de chêne, en bois d’érable, en bois d’ébène. Sur des champs de couleurs tendres ou sévères courent en relief des rinceaux de fer et de plomb galvanisés. Des muscles de bronze et de marbre divisent toute cette riche charnure en mille compartiments, et en relient l’unité. D’opulentes draperies pendent le long des arcades qui, du côté interne, sont ouvertes sur le cirque, et, du côté externe, fermées aux intempéries des saisons par une muraille de cristal. À l’intérieur, des colonnades formant véranda supportent à leur faite un entablement crénelé à plate-forme ou terrasse, comme une forteresse ou un colombier, et livrent passage, par ces ouvertures architecturales, aux visiteurs qui en descendent ou qui y montent au moyen d’un balcon mobile s’élevant ou s’abaissant à la moindre pression. Ces galeries circulaires, régulières quant à l’ensemble, mais différentes quant aux détails, sont coupées de distance en distance par des corps de bâtiments en saillie d’un caractère plus imposant encore. Dans ces pavillons, qui sont comme les maillons de cette chaîne d’avenues, il y a les salons de rafraîchissements et de collations, les salons de causerie et de lecture, de jeux et de repos, d’amusements et de récréations, pour l’âge viril comme pour l’âge enfantin. Dans ces sortes de reposoirs, ouverts à la foule bigarrée des pèlerins, tous les raffinements du luxe qu’on pourrait de nos jours appeler aristocratique, semblent y avoir été épuisés, tout y est d’une richesse et d’une élégance féerique. Ces pavillons, à leur étage inférieur, sont autant de péristyles par où l’on entre dans l’immense arène. Ce nouveau Colysée, dont nous venons d’explorer les gradins, a son arène comme les anciens colysées : c’est un parc parsemé de massifs d’arbres, de pelouses, de plates-bandes de fleurs, de grottes rustiques et de kiosques somptueux. La Seine et une infinité de canaux et de bassins de toutes les formes, eaux vives et eaux dormantes, se carrent ou courent, reposent ou serpentent au milieu de tout cela. De larges avenues de marronniers et d’étroits sentiers bordés de haies, et couverts de chèvre-feuille et d’aubépine, les sillonnent dans tous les sens. Des groupes de bronze et de marbre, chefs-d’œuvre de la statuaire, jalonnent ces avenues et y trônent par intervalles, ou se mirent, au détour de quelque sentier dérobé, dans le cristal d’une fontaine solitaire. Le soir, de petits globes de lumière électrique projettent, comme des étoiles, leurs timides rayons sur les ombrages de verdure, et plus loin, au-dessus de la partie la plus découverte, une énorme sphère de lumière électrique verse de son orbe des torrents de clarté solaire. Des calorifères, brasiers infernaux, et des ventilateurs, poumons éoliens, combinent leurs efforts pour produire dans cette enceinte un climat toujours tempéré, une floraison perpétuelle. C’est quelque chose de mille et une fois plus magique que les palais et les jardins des Mille et une Nuits. Des yoles aérostatiques, des canotiers aériens traversent à vol d’oiseau cette libre volière humaine, vont, viennent, entrent et sortent, se poursuivent ou se croisent dans leurs capricieuses évolutions. Ici ce sont des papillons multicolores qui voltigent de fleurs en fleurs, là des oiseaux des zones équatoriales qui folâtrent en toute liberté. Les enfants s’amusent sur les pelouses avec les chevreuils et les lions devenus des animaux domestiques ou civilisés, et ils s’en servent comme de dadas pour monter dessus ou les atteler à leurs brouettes. Les panthères, apprivoisées comme des chats, grimpent après les colonnes ou les arbres, sautent sur l’épaule de roc des grottes, et, dans leurs bonds superbes ou leurs capricieuses minauderies, dessinent autour de l’homme les plus gracieuses courbes ; et, rampantes à ses pieds, sollicitent de lui un regard ou une caresse. Des orgues souterraines, mugissements de vapeur ou d’électricité, font entendre par moment leur voix de basse-taille et, comme d’un commun concert, mêlent leurs sourdes notes au ramage aigu des oiseaux chanteurs, ces légers ténors. Au centre à peu près de cette vallée de l’harmonie s’élève un labyrinthe, au faîte duquel est un bouquet de palmiers. Au pied de ces palmiers est une tribune en ivoire et bois de chêne, du plus beau galbe. Au-dessus de cette tribune, et adossée aux tiges des palmiers, est suspendue une large couronne en acier poli entourant une toque de satin azur proportionnée à la couronne. Une draperie en velours et en soie grenat, à frange d’argent, et supportée par des torsades en or, retombe en boucles par derrière. Sur le devant des bandeaux est une grosse étoile en diamant, surmontée d’un croissant et d’une aigrette de flamme vive. De chaque côté sont deux mains en bronze, également attachées au bandeau, une à droite et l’autre à gauche, servant d’agrafes à deux ailes également de flamme vive. C’est à cette tribune que, dans les jours de solennité, montent ceux qui veulent parler à la foule. On comprend que, pour oser aborder pareille chaire, il faille être autre chose que nos tribuns et parlementaires. Ceux-ci seraient littéralement écrasés sous le poids moral de cette couronne ; ils sentiraient sous leurs pieds le plancher frémir de honte et s’écarter pour les engloutir. Aussi ces hommes qui viennent prendre place sous ce diadème et sur ces degrés allégoriques, ne sont-ils que ceux qui ont à répandre, du haut de cette urne de l’intelligence, quelque grande et féconde pensée, perle enchâssée dans une brillante parole, et qui, sortie de la foule, retombe sur la foule comme la rosée sur les fleurs. La tribune est libre. Y monte qui veut, — mais ne le veut que qui peut y monter. Dans ce monde là, qui est bien différent du nôtre, on a le sublime orgueil de n’élever la voix en public que pour dire quelque chose. Icare n’eût pas osé y essayer ses ailes, il eût été trop certain de choir. C’est qu’il faut mieux qu’une intelligence de cire pour tenter l’ascension de la parole devant un pareil auditoire. Un ingénieux mécanisme acoustique permet à ce million d’auditeurs d’entendre distinctement toutes les paroles de l’orateur, si éloigné que chacun soit de lui. Des instruments d’optique admirablement perfectionnés, permettent d’en suivre les mouvements, ceux du geste et de la physionomie, à une très grande distance.

Vu par les yeux du Passé, ce colossal carrousel, avec toutes ses vagues humaines, avait pour moi l’aspect grandiose de l’Océan. Vu par les yeux de l’Avenir, nos académies de législateurs et nos conseils démocratiques, le palais Bourbon et la salle Martel, ne m’apparaissaient plus que sous la forme d’un verre d’eau. Ce que c’est que l’homme et comme il voit différemment les choses, selon que le panorama des siècles roule ou déroule ses perspectives. Ce qui pour moi était l’utopie était pour eux tout ordinaire. Ils avaient des rêves bien autrement gigantesques et que ne pouvait embrasser ma petite imagination. J’entendis parler de projets tellement au-dessus du vulgaire que c’est à peine si je pouvais en saisir le sens. Quelle figure, disais-je en moi-même, ferait au milieu de ces gens-là un civilisé de la rue des Lombards : il aurait beau se mettre la tête dans son mortier, la broyer comme un noyau de pêche, en triturer le cerveau, il ne parviendrait jamais à en extraire un rayon d’intelligence capable seulement d’en comprendre le plus petit mot.

Ce monument dont j’ai essayé de donner un croquis, c’est le palais ou pour mieux dire le temple des arts et des sciences, quelque chose dans la société ultérieure comme le Capitole et le Forum dans la société antérieure. C’est le point central où viennent aboutir tous les rayons d’un cercle et d’où ils se répandent ensuite à tous les points de la circonférence. Il s’appelle le Cyclidéon, c’est-à-dire « lieu consacré au circulus des idées », et par conséquent à tout ce qui est le produit de ces idées ; c’est l’autel du culte social, l’église anarchique de l’utopiste humanité.

Chez les fils de ce nouveau monde, il n’y a ni divinité ni papauté, ni royauté ni dieux, ni rois ni prêtres. Ne voulant pas être esclaves, ils ne veulent pas de maîtres. Etant libres, ils n’ont de culte que pour la Liberté, aussi la pratiquent-ils dès leur enfance et la confessent-ils à tous les moments et jusque dans les derniers moments de leur vie. Leur communion anarchique n’a besoin ni de bibles ni de codes ; chacun d’eux porte en soi sa loi et son prophète, son cœur et son intelligence. Il ne font pas à autrui ce qu’ils ne voudraient pas que leur fit autrui, et ils font à autrui ce qu’ils voudraient qu’autrui leur fit. Voulant le bien pour eux, ils font le bien pour les autres. Ne voulant pas qu’on attente à leur libre volonté, ils n’attentent pas à la libre volonté des autres. Aimants, aimés, ils veulent croître dans l’amour et multiplier par l’amour. Hommes, ils rendent au centuple à l’Humanité ce qu’enfants ils ont coûté de soins à l’Humanité ; et à leur prochain les sympathies qui sont dues à leur prochain : regard pour regard, sourire pour sourire, baiser pour baiser, et, au besoin, morsure pour morsure. Ils savent qu’ils n’ont qu’une mère commune, l’Humanité, qu’ils sont tous frères, et que fraternité oblige. Ils ont conscience que l’harmonie ne peut exister que par le concours des volontés individuelles, que la loi naturelle des attractions est la loi des infiniment petits comme des infiniment grands, que rien de ce qui est sociable ne peut se mouvoir que par elle, qu’elle est la pensée universelle, l’unité des unités, la sphère des sphères, qu’elle est immanente et permanente dans l’éternel mouvement ; et ils disent : En dehors de l’anarchie pas de salut ! et ils ajoutent : Le bonheur, il est de notre monde. Et tous sont heureux, et tous rencontrent sur leur chemin les satisfactions qu’ils cherchent. Ils frappent, et toutes les portes s’ouvrent ; la sympathie, l’amour, les plaisirs et les joies répondent aux battements de leur cœur, aux pulsations de leur cerveau, aux coups de marteau de leur bras ; et, debout sur leurs seuils, ils saluent le frère, l’amant, le travailleur ; et la Science, comme une humble servante, les introduit plus avant sous le vestibule de l’Inconnu.

Et vous voudriez une religion, des lois chez un pareil peuple ? Allons donc ! Ou ce serait un péril, ou ce serait un hors-d’œuvre. Les lois et les religions sont faites pour les esclaves par des maîtres qui sont aussi des esclaves. Les hommes libres ne portent ni lien spirituel ni chaînes temporelles. L’homme est son roi et son Dieu.

— « Moi et mon droit », telle est sa devise.

Sur l’emplacement des principales grandes villes d’aujourd’hui, l’on avait construit des Cyclidéons, non pas semblables, mais analogues à celui dont j’ai donné la description. Ce jour-là, il y avait dans celui-ci exhibition universelle des produits du génie humain. Quelquefois ce n’étaient que des expositions partielles, expositions de district ou de continent. C’est à l’occasion de cette solennité que trois ou quatre orateurs avaient prononcé des discours. Dans ce cyclique des poétiques labeurs du bras et de l’intelligence était exposé tout un musée de merveilles. L’agriculture y avait apporté ses gerbes, l’horticulture ses fleurs et ses fruits, l’industrie ses étoffes, ses meubles, ses parures, la science tous ses engrenages, ses mécanismes, ses statistiques, ses théories. L’architecture y avait apporté ses plans, la peinture ses tableaux, la sculpture et la statuaire ses ornements et ses statues, la musique et la poésie les plus purs de leurs chants. Les arts comme les sciences avaient mis dans cet écrin leurs plus riches joyaux.

Ce n’était pas un concours comme nos concours. Il n’y avait ni jury d’admission ni jury de récompenses triés par la voix du sort ou du scrutin, ni grand prix octroyé par des juges officiels, ni couronnes, ni brevets, ni lauréats, ni médailles. La libre et grande voix publique est seule juge souveraine. C’est pour complaire à cette puissance de l’opinion que chacun vient lui soumettre ses travaux, et c’est elle qui, en passant devant les œuvres des uns et des autres, leur décerne selon ses aptitudes spéciales, non pas des hochets de distinction, mais des admirations plus ou moins vives, des examens plus ou moins attentifs, plus ou moins dédaigneux. Aussi, ses jugements sont-ils toujours équitables, toujours à la condamnation des moins braves, toujours à la louange des plus vaillants, toujours un encouragement à l’émulation, pour les faibles comme pour les forts. C’est la grande redresseuse de torts ; elle qui témoigne à tous individuellement qu’ils ont plus ou moins suivi le sentier de leur vocation, qu’ils s’en sont plus ou moins écartés ; et l’avenir se charge de ratifier ses maternelles observations. Et tous ses fils se grandissent à l’envi par cette instruction mutuelle, car tous ont l’orgueilleuse ambition de se distinguer également dans leurs divers travaux.

Au sortir de cette fête, je montai en aérostat avec mon guide, nous naviguâmes une minute dans les airs et nous débarquâmes bientôt sur le perron d’un des squares de l’universelle cité. C’est quelque chose comme un phalanstère, mais sans aucune hiérarchie, sans aucune autorité, où tout, au contraire, témoigne de la liberté et de l’égalité, de l’anarchie la plus complète. La forme de celui-ci est à peu près celle d’une étoile, mais ses faces rectangulaires n’ont rien de symétrique, chacune a son type particulier. L’architecture semble avoir modelé dans les plis de leur robe structurale toutes les ondulations de la grâce, toutes les courbes de la beauté. Les décorations intérieures sont d’une somptuosité élégante. C’est un heureux mélange de luxe et de simplicité, un harmonieux choix de contrastes. La population y est de cinq à six mille personnes. Chaque homme et chaque femme a son appartement séparé et qui est composé de deux chambres à coucher, d’un cabinet de bains ou de toilette, d’un cabinet de travail ou bibliothèque, d’un petit salon, et d’une terrasse ou serre chaude remplie de fleurs et de verdure. Le tout est aéré par des ventilateurs et chauffé par des calorifères, ce qui n’empêche pas qu’il y ait aussi des cheminées pour l’agrément de la vue : l’hiver, à défaut de soleil, on aime à voir rayonner la flamme dans le foyer. Chaque appartement a aussi ses robinets d’eau et de lumière. L’ameublement est d’une splendeur artistique qui ferait honte aux princiers haillons de nos aristocraties contemporaines. Et encore chacun peut-il à son gré y ajouter ou y restreindre, en simplifier ou en enrichir les détails ; il n’a qu’à en exprimer le désir. Veut-il occuper le même appartement longtemps, il l’occupe ; veut-il en changer tous les jours, il en change. Rien de plus facile, il y en a toujours de vacants à sa disposition. Ces appartements, par leur situation, permettent à chacun d’y entrer ou d’en sortir sans être vu. D’un côté, à l’intérieur, est une vaste galerie donnant sur le parc, qui sert de grande artère à la circulation des habitants. De l’autre côté, à l’extérieur, est un labyrinthe de petites galeries intimes où la pudeur et l’amour se glissent à la dérobée. Là dans cette société anarchique, la famille et la propriété légales sont des institutions mortes, des hyérographes dont on a perdu le sens : une et indivisible est la famille, une et indivisible est la propriété. Dans cette communion fraternelle, libre est le travail, et libre est l’amour. Tout ce qui est œuvre du bras et de l’intelligence, tout ce qui est objet de production et de consommation, capital commun, propriété collective, appartient à tous et à chacun. Tout ce qui est œuvre du cœur, tout ce qui est d’essence intime, sensation et sentiment individuels, capital particulier, propriété corporelle, tout ce qui est homme, enfin, dans son acception propre, quel que soit son âge ou son sexe, s’appartient. Producteurs et consommateurs produisent et consomment comme il leur plaît, quand il leur plaît et où il leur plaît. « La Liberté est libre. » Personne ne leur demande : Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? Tels des enfants de riches, à l’heure de la récréation, puisent dans la corbeille de leurs jouets et y prennent l’un un cerceau, l’autre une raquette, celui-ci une balle et celui-là un arc, s’amusent ensemble ou séparément, et changent de camarades ou de joujoux au gré de leur fantaisie, mais toujours sollicités au mouvement par la vue des autres et par le besoin de leur nature turbulente ; tels aussi les fils de l’anarchie, hommes ou femmes, choisissent dans la communauté l’outil et le labeur qui leur convient, travaillent isolément ou par groupes, et changent de groupes ou d’outils selon leurs caprices, mais toujours stimulés à la production par l’exemple des autres et par le charme qu’ils éprouvent à jouer ensemble à la création. Tels encore à un dîner d’amis, les convives boivent et mangent à la même table, s’emparent à leur choix d’un morceau de tel ou tel mets, d’un verre de tel ou tel vin, sans que jamais aucun d’eux n’abuse avec gloutonnerie d’une primeur ou d’un vin rare ; et tels aussi les hommes futurs, à ce banquet de la communion anarchique, consomment selon leur goût de tout ce qui leur paraît agréable, sans jamais abuser d’une primeur savoureuse ou d’un produit rare. C’est à qui bien plutôt n’en prendra que la plus petite part. — À table d’hôte, en pays civilisé, le commis-voyageur, l’homme de commerce, le bourgeois, est grossier et brutal : il est inconnu et il paie. C’est de mœurs légales. À un repas de gens triés, l’homme du monde, l’aristocrate, est décent et courtois : il porte son nom blasonné sur son visage, et l’instinct de la réciprocité lui commande la civilité. Qui oblige les autres s’oblige. C’est de mœurs libres. Comme ce courtaud du commerce, la liberté légale est grossière et brutale ; la liberté anarchique, elle, a toutes les délicatesses de la bonne compagnie.

Hommes et femmes font l’amour quand il leur plaît, comme il leur plaît, et avec qui leur plaît. Liberté pleine et entière de part et d’autre. Nulle convention ou contrat légal ne les lie. L’attrait est leur seule chaîne, le plaisir leur seule règle. Aussi, l’amour est-il plus durable et s’entoure-t-il de plus de pudeur que chez les civilisés. Le mystère dont ils se plaisent à envelopper leurs libres liaisons y ajoute un charme toujours renaissant. Ils regarderaient comme une offense à la chasteté des mœurs et comme une provocation aux jalouses infirmités, de dévoiler à la clarté publique l’intimité de leurs sexuelles amours. Tous, en public, ont de tendres regards les uns pour les autres, des regards de frères et sœurs, le vermeil rayonnement de la vive amitié ; l’étincelle de la passion ne luit que dans le secret, comme les étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits. Les amours heureuses recherchent l’ombre et la solitude. C’est à ces sources cachées qu’elles puisent les limpides bonheurs. Il est pour des cœurs épris l’un de l’autre des sacrements qui doivent rester ignorés des profanes. — Dans le monde civilisé, hommes et femmes affichent à la mairie et à l’église la publicité de leur union, étalent la nudité de leur mariage aux lumières d’un bal paré, au milieu d’un quadrille et avec accompagnement d’orchestre : tout l’éclat, tout le baccanal voulu. Et, coutume scandaleuse du lupanar nuptial, à l’heure dite, on arrache par la main des matrones la feuille de vigne des lèvres de la mariée ; on la prépare ignoblement à d’ignobles bestialités. — Dans le monde anarchique, on détournerait la vue avec rougeur et dégoût de cette prostitution et de ces obscénités. Tous ces femmes vendues, ce commerce de cachemires et d’études, de cotillons et de pot-au-feu, cette profanation de la chair et de la pensée humaine, cette crapularisation de l’amour, — si les hommes de l’avenir pouvaient s’en faire une image, ils frissonneraient d’horreur comme nous frissonnerions, nous, dans un rêve, à la pensée d’un affreux reptile qui nous étreindrait de ses froids et mortels replis, et nous inonderait le visage de sa tiède et venimeuse bave.

Dans le monde anarchique, un homme peut avoir plusieurs amantes, et une femme plusieurs amants, sans nul doute. Les tempéraments ne sont pas tous les mêmes, et les attractions sont proportionnelles à nos besoins. Un homme peut aimer une femme pour une chose, et en aimer une autre pour une autre chose, et réciproquement de l’homme à la femme. Où est le mal, s’ils obéissent à leur destinée ? Le mal serait de la violenter et non de la satisfaire. Le libre amour est comme le feu, il purifie tout. Ce que je puis dire, c’est que, dans le monde anarchique, les amours volages sont le très petit nombre, et les amours constants, les amours exclusifs, les amours à deux, sont le très grand nombre. L’amour vagabond est la recherche de l’amour, c’en est le voyage, les émotions et les fatigues, ce n’en est pas le but. L’amour unique, l’amour perpétuel, axe de deux cœurs confondus dans une attraction réciproque, telle est la suprême félicité des amants, l’apogée de l’évolution sexuelle ; c’est le radieux foyer vers lequel tendent tous les pèlerinages, l’apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith.

À l’heure où l’on aime, douter de la perpétuité de son amour n’est-ce pas l’infirmer ? Ou l’on doute, et alors on n’aime pas ; ou l’on aime, et alors on ne doute pas. Dans la vieille société l’amour n’est guère possible ; il n’est jamais qu’une illusion d’un moment, trop de préjugés et d’intérêts contre nature sont là pour le dissiper, c’est un feu aussitôt éteint qu’allumé et qui s’en va en fumée. Dans la société nouvelle, l’amour est une flamme trop vive et les brises qui l’entourent sont trop pures, trop selon la douce et suave et humaine poésie, pour qu’il ne se fortifie pas dans son ardeur et ne s’exalte pas au contact de tous ces souffles. Loin de l’appauvrir, tout ce qu’il rencontre lui sert d’aliment. Ici le jeune homme comme la jeune fille ont tout le temps de se connaître. Égaux par l’éducation comme par la position sociale, frère et sœur en arts et en sciences, en études et en travaux professionnels, libres de leurs pas, de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs regards, libres de leurs pensées comme de leurs actions, ils n’ont qu’à se chercher pour se trouver. Rien ne s’est opposé à leur rencontre, rien ne s’oppose à la pudeur de leurs premiers aveux, à la volupté de leurs premiers baisers. Ils s’aiment, non parce que telle est la volonté de pères et de mères, par intérêts de boutique ou par débauche génitale ou cérébrale, mais parce que la nature les a disposés l’un pour l’autre, qu’elle en a fait deux cœurs jumeaux, unis par un même courant de pensées, fluide sympathique qui répercute toutes leurs pulsations et met en communication leurs deux êtres.

Est-ce l’amour que l’amour des civilisés, l’amour à formes nues, l’amour public, l’amour légal ? C’en est la sauvagerie, quelque chose comme une grossière et brutale intuition. L’amour chez les harmonisés, l’amour artistement voilé, l’amour chaste et digne, bien que sensitif et passionnel, l’amour anarchique, voilà qui est humainement et naturellement l’amour, c’en est l’idéal réalisé, la scientification. Le premier est l’amour animal, celui-ci est l’amour hominal. L’un est obscénité et vénalité, sensation de la brute, sentiment de crétin ; l’autre est pudicité et liberté, sensation et sentiment d’être humain.

Le principe de l’amour est un, pour le sauvageon comme pour l’hominal, pour l’homme des temps civilisés comme pour l’homme des temps harmoniques, c’est la beauté. Seulement, la beauté pour les hommes antérieurs et inférieurs, pour les fossiles de l’Humanité, c’est la carnation sanguine et replète, l’enceinture informe et bariolée, un luxe de viande ou de crinoline, de plumes d’oiseaux de mer ou de rubans autrichiens, c’est la Vénus hottentote ou la poupée de salon. Pour les hommes ultérieurs et supérieurs, la beauté n’est pas seulement dans l’étoffe charnelle, elle est aussi dans la pureté des formes, dans la grâce et la majesté des manières, dans l’élégance et le choix des parures, et surtout dans le luxe, dans les magnificences du cœur et cerveau.

Chez ces perfectibilisés, la beauté n’est pas un privilège de naissance non plus que le reflet d’une couronne d’or, comme dans les sociétés sauvages et bourgeoises, elle est la fille de ses œuvres, le fruit de son propre labeur, une acquisition personnelle. Ce qui illumine leur visage ce n’est pas le reflet extérieur d’un métal inerte pour ainsi dire, chose vile, c’est le rayonnement de tout ce qu’il y a dans l’homme d’idées en ébullition, de passions vaporisées, de chaleur en mouvement, gravitation continue qui, arrivée au faîte du corps humain, au crâne, filtre à travers ses pores, en découle, en ruisselle en perles impalpables, et, essence lumineuse, en inonde toutes les formes et tous les mouvements externes, en sacre l’individu.

Qu’est-ce, en définitive, que la beauté physique ? La tige dont la beauté mentale est la fleur. Toute beauté vient du travail ; c’est par le travail qu’elle croît et s’épanouit au front de chacun, couronne intellectuelle et morale.

L’amour essentiellement carnivore, l’amour qui n’est qu’instinct, n’est, pour la race humaine, que l’indice, que la racine de l’amour. Il végète opaque et sans parfum, enfoncé dans les immondices du sol et livré aux embrassements de cette fange. L’amour hominalisé, l’amour qui est surtout intelligence, en est la corolle aux chairs transparentes, émail corporel d’où s’échappent des émanations embaumées, libre encens, invisibles atomes qui courent les champs et montent aux nues.

— À Humanité en germe, amour immonde…

— À Humanité en fleur, fleur d’amour !


Ce square ou phalanstère, je l’appellerai désormais Humanisphère, et cela à cause de l’analogie de cette constellation humaine avec le groupement et le mouvement des astres, organisation attractive, anarchie passionnelle et harmonique. Il y a l’Humanisphère simple et l’humanisphère composé, c’est-à-dire l’Humanisphère considéré dans son individualité, ou monument et groupe embryonnaires, et l’humanisphère considéré dans sa collectivité, ou monument et groupe harmoniques. Cent humanisphères simples groupés autour d’un cyclidéon forment le premier anneau de cette chaîne sériaire et prennent le nom de « Humanisphère communal ». Tous les humanisphères communaux d’un même continent forment le premier maillon de cette chaîne et prennent le nom de « Humanisphère continental ». La réunion de tous les humanisphères continentaux forme le complément de la chaîne sériaire et prend le nom de « Humanisphère universel ».

L’Humanisphère simple est un bâtiment composé de douze ailes soudées les unes aux autres et simulant l’étoile (celui du moins dont j’entreprends ici la description, car il y en a de toutes les formes, la diversité étant une condition de l’harmonie). Une partie est réservée aux appartements des hommes et des femmes. Ces appartements sont tous séparés par des murailles que ne peuvent percer ni la voix ni le regard, cloisons qui absorbent la lumière et le bruit, afin que chacun soit bien chez soi et puisse y rire, danser, chanter, faire de la musique même (ce qui n’est pas toujours amusant pour l’auditeur forcé), sans incommoder ses voisins et sans être incommodé par eux. Une autre partie est disposée pour l’appartement des enfants. Puis viennent les cuisines, la boulangerie, la boucherie, la poissonnerie, la laiterie, la légumerie ; puis la buanderie, les machines à laver, à sécher, à repasser, la lingerie ; puis les ateliers pour tout ce qui a rapport aux diverses industries, les usines de toutes sortes ; les magasins de vivres et les magasins de matières premières et d’objets confectionnés. Ailleurs ce sont les écuries et les étables pour quelques animaux de plaisance qui le jour errent en liberté dans le parc intérieur, et avec lesquels jouent au cavalier ou au cocher les petits enfants ou les grandes personnes ; auprès sont les remises pour les voitures de fantaisie ; à la suite vient la sellerie, les hangars des outils et des locomotives, des instruments aratoires. Ici est le débarcadère des petites et grandes embarcations aériennes. Une monumentale plate-forme leur sert de bassin. Elles y jettent l’ancre à leur arrivée et la relèvent à leur départ. Plus loin ce sont les salles d’études pour tous les goûts et pour tous les âges, — mathématiques, mécanique, physique, anatomie, astronomie, — l’observatoire ; les laboratoires de chimie ; les serres chaudes, la botanique ; le musée d’histoire naturelle, les galeries de peinture, de sculpture ; la grande bibliothèque. Ici ce sont les salons de lecture, de conversation, de dessin, de musique, de danse, de gymnastique. Là, c’est le théâtre, les salles de spectacles, de concerts ; le manège, les arènes de l’équitation ; les salles du tir, du jeu de billard et de tous les jeux d’adresse ; les salles de divertissement pour les jeunes enfants, le foyer des jeunes mères ; puis les grands salons de réunion, les salons du réfectoire, etc, etc. Puis enfin vient le lieu où l’on s’assemble pour traiter les questions d’organisation sociale. C’est le petit cyclidéon, club ou forum particulier à l’humanisphère. Dans ce parlement de l’anarchie, chacun est le représentant de soi-même et le pair des autres. Oh ! c’est bien différent de chez les civilisés ; là, on ne pérore pas, on ne dispute pas, on ne vote pas, on ne légifère pas, mais tous jeunes ou vieux, hommes ou femmes, confèrent en commun des besoins de l’humanisphère. L’initiative individuelle s’accorde ou se refuse à soi-même la parole, selon qu’elle croit utile ou non de parler. Dans cette enceinte, il y a un bureau, comme de juste. Seulement, à ce bureau, il n’y a pour toute autorité que le livre des statistiques. Les humanisphériens trouvent que c’est un président éminemment impartial et d’un laconisme fort éloquent. Aussi n’en veulent-ils pas d’autres.

Les appartements des enfants sont de grands salons en enfilades, éclairés par le haut, avec une rangée de chambres de chaque côté. Cela rappelle, mais dans des proportions bien autrement grandioses, les salons et cabines des magnifiques steamboats américains. Chaque enfant occupe deux cabinets contigus, l’un à coucher, l’autre d’étude, et où sont placés, selon son âge et ses goûts, ses livres, ses outils ou ses jouets de prédilection. Des veilleurs de jour et de nuit, hommes et femmes, occupent des cabinets de vigilance on sont placés des lits de repos. Ces veilleurs contemplent avec sollicitude les mouvements et le sommeil de toutes ces jeunes pousses humaines, et pourvoient à tous leurs désirs, à tous leurs besoins. Cette garde, du reste, est une garde toute volontaire que montent et que descendent librement ceux qui ont le plus le sentiment de la paternité ou de la maternité. Ce n’est pas une corvée commandée par la discipline et le règlement, il n’y a dans l’Humanisphère d’autre règle et d’autre discipline que la volonté de chacun ; c’est un élan tout spontané, comme le coup d’œil d’une mère au chevet de son enfant. C’est à qui leur témoignera le plus d’amour, à ces chers petits êtres, à qui jouira le plus de leurs enfantines caresses. Aussi ces enfants sont-ils tous de charmants enfants. La mutualité est leur humaine éducatrice. C’est elle qui leur enseigne l’échange des doux procédés, elle qui en fait des émules de propreté, de bonté, de gentillesse, elle qui exerce leurs aptitudes physiques et morales, elle qui développe en eux les appétits du cœur, les appétits du cerveau ; elle qui les guide aux jeux et à l’étude ; elle enfin qui leur apprend à cueillir les roses de l’instruction et de l’éducation sans s’égratigner aux épines.

Les caresses, voilà tout ce que chacun recherche, l’enfant comme l’homme, l’homme comme le vieillard. Les caresses de la science ne s’obtiennent pas sans travail du front, sans dépense d’intelligence, et les caresses de l’amour sans travail du cœur, sans dépense de sentiment.

L’homme-enfant est un diamant brut. Son frottement avec ses semblables le polit, il le taille et le forme en joyau social. C’est, à tous les âges, un caillou dont la société est la meule et dont l’égoïsme individuel est le lapidaire. Plus il est en contact avec les autres et plus il en reçoit d’impressions qui multiplient à son front comme à son cœur les passionnelles facettes, d’où jaillissent les étincelles du sentiment et de l’intelligence. Le Diamant naît emmailloté d’une croûte opaque et rude. Il ne devient réellement pierre précieuse, il ne se montre diaphane, il ne brille à la lumière que débarrassé de cette âpre croûte. L’homme est comme la pierre précieuse, il ne passe à l’état de brillant qu’après avoir usé, sur tous les sens et par tous ses sens, sa croûte d’ignorance, son âpre et immonde virginité.

Dans l’Humanisphère les tous jeunes enfants apprennent à sourire à qui leur sourit, à embrasser qui les embrasse, à aimer qui les aime. S’ils sont maussades pour qui est aimable envers eux, bientôt la privation des baisers leur apprendra qu’on n’est pas maussade impunément, et rappellera l’amabilité sur leurs lèvres. Le sentiment de la réciprocité se grave ainsi dans leurs petits cerveaux. Les adultes apprennent entre eux à devenir humainement et socialement des hommes. Si l’un d’eux veut abuser de sa force envers un autre, il a aussitôt tous les joueurs contre lui, il est mis au ban de l’opinion juvénile, et le délaissement de ses camarades est une punition bien plus terrible et bien plus efficace que ne le serait la réprimande officielle d’un pédagogue. Dans les études scientifiques et professionnelles, s’il en est un dont l’ignorance relative fasse ombre au milieu des écoliers de son âge, c’est pour lui un bonnet d’âne bien plus lourd à porter que ne le serait la perruque de papier infligée par un jésuite de l’Université ou un universitaire du Sacré Collège. Aussi a-t-il hâte de se réhabiliter, et s’efforce-t-il de reprendre sa place au niveau des autres. Dans l’enseignement autoritaire, le martinet et le pensum peuvent bien meurtrir le corps et le cerveau des élèves, dégrader l’œuvre de la nature humaine, faire acte de vandalisme ; ils ne sauraient modeler des hommes originaux, types de grâce et de force, d’intelligence et d’amour. Il faut pour cela l’inspiration de cette grande artiste qui s’appelle la Liberté.

Les adultes occupent presque toujours leur logement durant la nuit. Cependant il arrive, mais rarement, si l’un d’eux, par exemple, passe la soirée chez sa mère et s’y attarde, qu’il y demeure jusqu’au lendemain matin. Les appartements des grandes personnes étant composés, comme l’on sait, de deux chambres à coucher, libre, à eux de se le partager, si c’est à la convenance de la mère et de l’enfant. Ceci est l’exception, la coutume générale est de se séparer à l’heure du sommeil : la mère reste en possession de son appartement, l’enfant retourne coucher à son dortoir. Dans ces dortoirs au surplus, les enfants ne sont pas plus tenus que les grandes personnes de conserver toujours le même compartiment ; ils en changent au gré de leur volonté. Il n’y a pas non plus de places spéciales pour les garçons ou pour les filles ; chacun fait son nid où il veut : seules les attractions en décident. Les plus jeunes se casent généralement pêle-mêle. Les plus âgés, ceux qui approchent de la puberté, se groupent généralement par sexes ; un admirable instinct de pudeur les éloigne pendant la nuit l’un de l’autre. Nulle inquisition, du reste, n’inspecte leur sommeil. Les veilleurs n’ont rien à faire là, les enfants étant assez grands pour se servir eux-mêmes. Ceux-ci trouvent, sans sortir de leur demeure, l’eau, le feu, la lumière, les sirops et les essences dont ils peuvent avoir besoin. Le jour, filles et garçons se retrouvent ou aux champs ou dans les salles d’étude ou dans les ateliers ; réunis et stimulés au travail par ces exercices en commun, et y prenant part sans distinction de sexe et sans fixité régulière dans leurs places ; n’agissant toujours que selon leurs caprices.

Quant à ces logements, je n’ai pas besoin d’ajouter que rien n’y manque, ni le confortable, ni l’élégance. Ils sont décorés et meublés avec opulence mais avec simplicité. Le bois de noyer, le bois de chêne, le marbre, la toile cirée, les nattes de joncs, les toiles perses, les toiles écrues rayées, couleur sur couleur, ou coutils de nuances douces, les peintures à l’huile et les tentures de papier verni en forment l’ameublement et la décoration. Tous les accessoires sont en porcelaine, en terre cuite, en grès, en étain et quelques-uns en argent.

Pour les enfants les plus jeunes, la grande salle est sablée comme un manège et sert d’arène à leurs vacillantes évolutions. Tout autour est un gros et large bourrelet en maroquin, rembourré et encadré dans des montures en bois verni. C’est ce qui tient lieu de lambris. Au-dessus du lambris, dans des panneaux divisés par compartiments, sont des fresques représentant les scènes jugées les plus capables d’éveiller l’imagination des enfants. Le plafond est en cristal et en fer. Le jour vient du haut. Il y a, de plus, des ouvertures ménagées sur les côtés. Pendant la nuit, des candélabres et des lustres y répandent leur lumière. Chez les plus âgés, le plancher est recouvert de toile cirée, de nattes ou de tapis. La décoration des parois est appropriée à leur intelligence. Des tables, placées au milieu des diverses salles, sont chargées d’albums et de livres pour tous les âges et pour tous les goûts, de boites de jeux et de nécessaires d’outils ; enfin d’une multitude de jouets servant d’études et d’études servant de jouets.


De nos jours encore, foule de gens, — de ceux-là même qui sont partisans de larges réformes, — inclinent à penser que rien ne peut s’obtenir que par l’autorité, tandis que le contraire seul est vrai. C’est l’autorité qui fait obstacle à tout. Le progrès dans les idées ne s’impose pas par des décrets, il résulte de l’enseignement libre et spontané des hommes et des choses. L’instruction obligatoire est un contresens. Qui dit instruction dit liberté. Qui dit obligation dit servitude. Les politiques ou les jésuites peuvent vouloir imposer l’instruction, c’est affaire à eux, car l’instruction autoritaire, c’est l’abêtissement obligatoire. Mais les socialistes ne peuvent vouloir que l’étude et l’enseignement anarchistes, la liberté de l’instruction, afin d’avoir l’instruction de la liberté. L’ignorance est ce qu’il y a de plus antipathique à la nature humaine. L’homme, à tous les moments de la vie, et surtout l’enfant, ne demande pas mieux que d’apprendre ; il y est sollicité par toutes ses aspirations. Mais la société civilisée, comme la société barbare, comme la société sauvage, loin de lui faciliter le développement de ses aptitudes ne sait que s’ingénier à les comprimer. La manifestation de ses facultés lui est imputée à crime, enfant, par l’autorité paternelle ; homme, par l’autorité gouvernementale. Privés des soins éclairés, du baiser vivifiant de la Liberté (qui en eût fait une race de belles et fortes intelligences) l’enfant comme l’homme croupissent dans leur ignorance originelle, se vautrent dans la fiente des préjugés, et, nains par le bras, le cœur et le cerveau, produisent et perpétuent, de génération en génération, cette uniformité de crétins difformes qui n’ont de l’être humain que le nom.

L’enfant est le singe de l’homme, mais le singe perfectible. Il reproduit tout ce qu’il voit faire, mais plus ou moins servilement, selon que l’intelligence de l’homme est plus ou moins servile, plus ou moins en enfance. Les angles les plus saillants du masque viril, voilà ce qui frappe tout d’abord son entendement. Que l’enfant naisse chez un peuple de guerriers, et il jouera au soldat ; il aimera les casques de papier, les canons de bois, les pétards et les tambours. Que ce soit chez un peuple de navigateurs, et il jouera au marin ; il fera des bateaux avec des coquilles de noix et les fera aller sur l’eau. Chez un peuple d’agriculteurs, il jouera au petit jardin, il s’amusera avec des bêches, des râteaux, des brouettes. S’il a sous les yeux un chemin de fer, il voudra une petite locomotive ; des outils de menuisier, s’il est près d’un atelier de menuiserie. Enfin, il imitera, avec une égale ardeur, tous les vices comme toutes les vertus dont la société lui donnera le spectacle. Il prendra l’habitude de la brutalité, s’il est avec des brutes ; de l’urbanité s’il est avec des gens polis. Il sera boxeur avec John Bull, il poussera des hurlements sauvages avec Jonathan. Il sera musicien en Italie, danseur en Espagne. Il grimacera et gambadera à tous les unissons, marqué au front et dans ses mouvements du sceau de la vie industrielle, artistique ou scientifique, s’il vit avec des travailleurs de l’industrie, de l’art ou de la science : ou bien, empreint d’un cachet de dévergondage et de désœuvrement, s’il n’est en contact qu’avec les oisifs et les parasites.

La société agit sur l’enfant et l’enfant réagit ensuite sur la société. Ils se meuvent solidairement et non à l’exclusion l’un de l’autre. C’est donc à tort que l’on a dit que, pour réformer la société, il fallait d’abord commencer par réformer l’enfance. Toutes les réformes doivent marcher de pair.

L’enfant est un miroir qui réfléchit l’image de la virilité. C’est la plaque de zinc où, sous le rayonnement des sensations physiques et morales, se daguerréotypent les traits de l’homme social. Et ces traits se reproduisent chez l’un d’autant plus accentués qu’ils sont plus en relief chez l’autre. L’homme, comme le curé à ses paroissiens, aura beau dire à l’enfant : « Fais ce que je te dis et non pas ce que je fais. » L’enfant ne tiendra pas compte des discours, si les discours ne sont pas d’accord avec les actions. Dans sa petite logique, il s’attachera surtout à suivre votre exemple ; et, si vous faites le contraire de ce que vous lui dites, il sera le contraire de ce que vous lui avez prêché. Vous pourrez alors parvenir à en faire un hypocrite, vous n’en ferez jamais un homme de bien.

Dans l’Humanisphère, l’enfant n’a que de bons et beaux exemples sous les yeux. Aussi croît-il en bonté et en beauté. Le progrès lui est enseigné par tout ce qui tombe sous ses sens, par la voix et par le geste, par la vue et par le toucher. Tout se meut, tout gravite autour de lui dans une perpétuelle effluve de connaissances, sous un ruissellement de lumière. Tout exhale les plus suaves sentiments, les parfums les plus exquis du cœur et du cerveau. Tout contact y est une sensation de plaisir, un baiser fécond en de prolifiques voluptés. La plus grande jouissance de l’homme, le travail, y est devenu une série d’attraits par la liberté et la diversité des travaux et se répercute de l’un à l’autre dans une immense et incessante harmonie. Comment, dans un pareil milieu, l’enfant pourrait-il ne pas être laborieux, studieux ? Comment pourrait-il ne pas aimer à jouer à la science, aux arts, à l’industrie, ne pas s’essayer, dès l’âge le plus tendre, au maniement de ses forces productives ? Comment pourrait-il résister au besoin inné de tout savoir, au charme toujours nouveau de s’instruire ? Répondre autrement que par l’affirmative, ce serait vouloir méconnaître la nature humaine.

Voyez l’enfant des civilisés même, le petit du bonnetier ou de l’épicier ; voyez-le au sortir du logis, à la promenade ; aperçoit-il une chose dont il ne connaissait pas l’existence ou dont il ne comprend pas le mécanisme, un moulin, une charrue, un ballon, une locomotive : aussitôt il interroge son conducteur, il veut connaître le nom et l’emploi de tous les objets. Mais, hélas ! bien souvent en civilisation, son conducteur, ignorant de toutes les sciences ou préoccupé d’intérêts mercantiles, ne peut ou ne veut lui donner les explications qu’il sollicite. Si l’enfant insiste, on le gronde, on le menace de ne plus le faire sortir une autre fois. On lui ferme ainsi la bouche, on arrête violemment l’expansion de son intelligence, on la musèle. Et quand l’enfant a été bien docile tout le long du chemin, qu’il s’est tenu coi dans sa peau, et n’a pas ennuyé papa et maman de ses importunes questions ; quand il s’est laissé conduire sournoisement ou idiotement par la main, comme un chien en laisse ; alors on lui dit qu’il a été bien sage, bien gentil, et, pour le récompenser, on lui achète un soldat de plomb ou un bonhomme de pain d’épice. Dans les sociétés bourgeoises cela s’appelle former l’esprit des enfants. — Oh ! l’autorité ! oh ! la petite famille !… Et personne sur les pas de ce père ou de cette mère pour crier : Au meurtre ! au viol ! à l’infanticide !…

Sous l’aile de la liberté, au sein de la grande famille, au contraire, l’enfant, ne trouvant partout chez ses aînés, hommes ou femmes, que des éducateurs disposés à l’écouter et à lui répondre, apprend vite à connaître le pourquoi et le comment des choses. La notion du juste et de l’utile prend ainsi racine dans son juvénile entendement et lui prépare d’équitables et intelligents jugements pour l’avenir.

Chez les civilisés, l’homme est un esclave, un enfant en grand, une perche qui manque de sève, un pieu sans racine et sans feuillage, une intelligence avortée. Chez les humanisphériens, l’enfant est un homme libre en petit, une intelligence qui pousse et dont la jeune sève est pleine d’exubérance.


Les enfants en bas âge ont naturellement leur berceau chez leur mère ; et toute mère allaite son enfant. Aucune femme dans l’Humanisphère ne voudrait se priver des douces attributions de la maternité. Si l’ineffable amour de la mère pour le petit être à qui elle a donné le jour ne suffisait pas à la déterminer d’en être nourrice, le soin de sa beauté, l’instinct de sa propre conservation le lui dirait encore. De nos jours, pour avoir tari la source de leur lait, il y a des femmes qui en meurent, toutes y perdent quelque chose de leur santé, quelque chose de leur ornement.

La femme qui fait avorter sa mamelle commet une tentative d’infanticide que la nature réprouve à l’égal de celle qui fait avorter l’organe de la génération. Le châtiment suit de près la faute. La nature est inexorable. Bientôt le sein de cette femme s’étiole, dépérit et témoigne, par une hâtive décrépitude, contre cet attentat commis sur ses fonctions organiques, attentat de lèse-maternité.

Quoi de plus gracieux qu’une jeune mère donnant le sein à son enfant, lui prodiguant les caresses et les baisers ? Ne fût-ce que par coquetterie, toute femme devrait allaiter son enfant. Et puis n’est-ce donc rien de suivre jour par jour les phases de développement de cette jeune existence, d’alimenter à la mamelle la sève de ce brin d’homme, d’en suivre les progrès continus, de voir ce bouton humain croître, et s’embellir sous les rayons de la tendresse maternelle, comme le bouton de fleur à la chaleur du soleil, et s’y entrouvrir enfin de plus en plus, jusqu’à ce qu’il s’épanouisse sur sa tige dans toute la grâce de son sourire et la pureté de son regard, dans toute la charmante naïveté de ses premiers pas ? La femme qui ne comprend pas de pareilles jouissances n’est pas femme. Son cœur est une lyre dont les fibres sont brisées. Elle peut avoir conservé l’apparence humaine, elle n’en a plus la poésie. Une moitié de mère ne sera jamais qu’une moitié d’amante.

Dans l’humanisphère, toute femme a les vibrations de l’amour. La mère comme l’amante tressaillent avec volupté à toutes les brises des humaines passions. Leur cœur est un instrument complet, un luth où pas une corde ne manque ; et le sourire de l’enfant comme le sourire de l’homme aimé y éveille toujours de suaves émotions. Là, la maternité est bien la maternité, et les amours sexuelles de véritables amours.


D’ailleurs, ce travail de l’allaitement, comme tous les autres travaux d’alors, est bien plutôt un jeu qu’une peine. La science a détruit ce qui est le plus répugnant dans la production, et ce sont des machines à vapeur ou à électricité qui se chargent de toutes les grossières besognes. Ce sont elles qui lavent les couches, nettoient le berceau et préparent les bains. Et ces négresses de fer agissent toujours avec docilité et promptitude. Leur service répond à tous les besoins. C’est par leurs soins que disparaissent toutes les ordures, tous les excréments ; c’est leur rouage infatigable qui s’en empare et les livre en pâture à des conduits de fonte, boas souterrains qui les triturent et les digèrent dans leurs ténébreux circuits, et les déjectent ensuite sur les terres labourables comme un précieux engrais. C’est cette servante à tout faire qui se charge de tout ce qui concerne le ménage ; elle qui arrange les lits, balaye les planchers, époussette les appartements. Aux cuisines, c’est elle qui lave la vaisselle, récure les casseroles, épluche ou ratisse les légumes, taille la viande, plume et vide la volaille, ouvre les huîtres, gratte et lave le poisson, tourne la broche, scie et casse le bois, apporte le charbon et entretient le feu. C’est elle qui transporte le manger à domicile ou au réfectoire commun ; elle qui sert et dessert la table. Et tout se fait par cet engrenage domestique, par cette esclave aux mille bras, au souffle de feu, aux muscles d’acier, comme par enchantement. Commandez, dit-elle à l’homme, et vous serez obéi. Et tous les ordres qu’elle reçoit sont ponctuellement exécutés. Un humanisphérien veut-il se faire servir à dîner dans sa demeure particulière, un signe suffit, et la machine de service se met en mouvement ; elle a compris. Préfère-t-il se rendre aux salons du réfectoire, un wagon abaisse son marchepied, un fauteuil lui tend les bras, l’équipage roule et le transporte à destination. Arrivé au réfectoire, il prend place où bon lui semble, à une grande ou à une petite table, et y mange selon son goût. Tout y est en abondance.

Les salons du réfectoire sont d’une architecture élégante, et n’ont rien d’uniforme dans leurs décorations. Un de ces salons était tapissé de cuir repoussé encadré d’une ornementation en bronze et or. Les portes et les croisées avaient des tentures orientales fond noir à arabesques d’or, et bardé en travers de larges bandes de couleurs tranchantes. Les meubles étaient en bois de noyer sculpté, et garnis d’étoffe pareille aux tentures. Au milieu de la salle était suspendue, entre deux arcades, une grande horloge. C’était tout à la fois une Bacchante et une Cérès en marbre blanc, couchée sur un hamac en mailles d’acier poli. D’une main elle agaçait avec une gerbe de blé un petit enfant qui piétinait sur elle, de l’autre elle tenait une coupe qu’elle élevait à longueur de son bras au-dessus de sa tête, comme pour la disputer à l’enfant mutin qui cherchait à s’emparer en même temps et de la coupe et de la gerbe. La tête de la femme, couronnée de pampres et d’épis, était renversée sur un baril de porphyre qui lui servait d’oreiller, des gerbes de blé en or gisaient sous ses reins et lui formaient litière. Le baril était le cadran où deux épis d’or marquaient les heures. Le soir, une flamme s’épanchait de la coupe comme une liqueur de feu. Des pampres en bronze, qui grimpaient à la voûte et couraient sur le plafond, dardaient des flammes en forme de feuilles de vigne, faisaient un berceau de lumière au-dessus de ce groupe et en éclairaient tous les contours. Des grappes de raisin à grains de cristal pendaient à travers le feuillage et scintillaient au milieu de ces ondoyantes clartés.

Sur la table, la porcelaine et le stuc, le porphyre et le cristal, l’or et l’argent recelaient la foule des mets et des vins, et étincelaient au reflet des lumières. Des corbeilles de fruits et de fleurs offraient à chacun leur saveur et leur senteur. Hommes et femmes échangeaient des paroles et des sourires, et assaisonnaient leur repas de spirituelles causeries.

Le repas fini, l’on passe dans d’autres salons d’une décoration non moins splendide, mais plus coquette, où l’on prend le café, les liqueurs, les cigarettes ou les cigares ; salons-cassolettes où brûlent et fument tous les aromates de l’Orient, toutes les essences qui plaisent au goût, tous les parfums qui charment l’odorat, tout ce qui caresse et active les fonctions digestives, tout ce qui huile l’engrenage physique, et, par suite, accélère le développement des fonctions mentales. Tel savoure, en foule ou à l’écart, les vaporeuses bouffées du tabac, les capricieuses rêveries ; tel autre hume, en compagnie de deux ou trois amis, les odorantes gorgées de café ou de cognac, fraternise, en choquant le verre, le champagne au doux pétillement, use sans abuser de toutes ces excitations à la lucidité ; celui-ci parle science ou écoute, verse ou puise dans un groupe les distillations nutritives du savoir, offre ou accepte les fruits spiritualisés de la pensée ; celui-là cueille en artiste dans un petit cercle les fines fleurs de la conversation, critique une chose, en loue une autre, et donne un libre cours à toutes les émanations de sa mélancolique ou riante humeur.

Si c’est après le déjeuner, chacun s’en va bientôt isolément ou par groupes à son travail ; les uns à la cuisine, les autres aux champs ou aux divers ateliers. Nulle contrainte réglementaire ne pèse sur eux, aussi vont-ils au travail comme à une partie de plaisir. Le chasseur, couché dans un lit bien chaud, ne se lève-t-il pas de lui-même pour aller courir les bois remplis de neige ? C’est l’attrait aussi qui les fait se lever de dessus les sofas et les conduit, à travers les fatigues, mais en société de vaillants compagnons et de charmantes compagnes, au rendez-vous de la production. Les meilleurs travailleurs s’estiment les plus heureux. C’est à qui se distinguera parmi les plus laborieux, à qui fournira les plus beaux coups d’outil.

Après dîner, on passe des salons de café soit aux grands salons de conversation, soit aux petites réunions intimes, ou soit encore aux différents cours scientifiques, ou bien aux salons de lecture, de dessin, de musique, de danse, etc., etc. Et toujours librement, volontairement, capricieusement, pour l’initiateur comme pour l’adepte, pour l’étude comme pour l’enseignement. Il se trouve toujours et tout naturellement des professeurs pour les élèves, et des élèves pour les professeurs. Toujours un appel provoque une réponse ; toujours une satisfaction réplique à un besoin. L’homme propose et l’homme dispose. De la diversité des désirs résulte l’harmonie.

Les salles des cours d’études scientifiques et les salons d’études artistiques, comme les spacieux salons de réunion, sont magnifiquement ornés. Les salles des cours sont bâties en amphithéâtre, et les gradins, construits en marbre, sont garnis de stalles en velours. De chaque côté est une salle pour les rafraîchissements. La décoration de ces amphithéâtres est d’un style sévère et riche. Dans les salons de loisir, le luxe étincelle avec profusion. Ces salons communiquent les uns dans les autres, et pourraient facilement contenir dix mille personnes. L’un d’eux était décoré ainsi : lambris, corniches et pilastres en marbre blanc, avec ornementation en cuivre doré. Les tentures dans les panneaux étaient en damas de soie de couleur solitaire et avaient pour bordure intérieure une lézarde en argent sur laquelle étaient posés, en guise de clous dorés, une multitude de faux diamants. Un champ de satin rose séparait la bordure du pilastre. Le plafond était à compartiments, et du sein des ornements s’échappaient des jets de flamme qui figuraient des dessins et complétaient la décoration, tout en servant à l’éclairage ; du milieu des pilastres jaillissaient aussi des arabesques de lumières. Au milieu du salon était une jolie fontaine en bronze, or et marbre blanc ; cette fontaine était aussi une horloge. Une coupole en bronze et or servait de support à un groupe en marbre blanc représentant une Ève mollement couchée sur un lit de feuilles et de fleurs, la tête appuyée sur un rocher, et élevant entre ses mains son enfant qui vient de naître ; deux colombes, placées sur le rocher, se becquetaient ; le rocher servait de cadran, et deux aiguilles en or, figurant des serpents, marquaient les heures. Derrière le rocher on voyait un bananier en or dont les branches, chargées de fruits, se penchaient au-dessus du groupe. Les bananes étaient formées par des jets de lumière.

Une artistique cheminée en marbre blanc et or servait de socle à une immense glace ; des glaces ou des tableaux de choix étaient aussi suspendus dans tous les panneaux au milieu des tentures de soie brune. Les portes et les fenêtres, dans ce salon comme partout dans l’Humanisphère, ne s’ouvrent pas au moyen de charnières, ni de bas en haut, mais au moyen de coulisses à ressort ; elles rentrent de droite à gauche et de gauche à droite dans les murailles disposées à cet effet. De cette manière les battants ne gênent personne et on peut ouvrir portes et fenêtres aussi grandes ou aussi petites que l’on veut.

Plusieurs fois par semaine, il y a spectacle au théâtre. On y représente des pièces lyriques, des drames, des comédies, mais tout cela bien différent des pauvretés qui se jouent sur les scènes de nos jours. C’est, dans un magnifique langage, la critique des tendances à l’immobilisation, une aspiration vers l’idéal avenir.

Il y a aussi le gymnase où l’ont fait assaut de force et d’agilité ; le manège ou écuyers et écuyères rivalisent de grâce et de vigueur et excellent à conduire, debout sur leurs croupes, les chevaux et les lions galopant ou bondissant dans l’arène ; les salles de tir au pistolet et à la carabine et les salles de billards ou autres jeux où les amateurs exercent leur adresse.

S’il fait beau temps, il y a de plus les promenades dans le parc splendidement illuminé ; les concerts à la belle étoile, les amusements champêtres, les excursions au loin dans la campagne, à travers les forêts solitaires, les plaines et les montagnes agrestes, où l’on rencontre, à de certaines distances, des grottes et des chalets où l’on peut se rafraîchir et collationner. Des embarcations aériennes ou des wagons de chemin de fer locomotionnent au gré de leur leurs caprices ces essaims de promeneurs.

À la fin de la journée, chacun rentre chez soi, l’un pour y résumer ses impressions du jours avant de se livrer au repos ; l’autre pour y attendre ou pour y trouver la personne aimée. Le matin, amants et amantes se séparent mystérieusement en échangeant un baiser, et reprennent, chacun selon son goût, le chemin de leurs occupations multiples. La variété des jouissances en exclut la satiété. Le bonheur est pour eux de tous les instants.

Environ une fois par semaine, plus ou moins, selon qu’il est nécessaire, on s’assemble à la salle des conférences, autrement dit le petit cyclidéon interne. On y cause des grands travaux à exécuter. Ceux qui sont le plus versés dans les connaissances spécialement en question, y prennent l’initiative de la parole. Les statistiques d’ailleurs, les projets, les plans, ont déjà paru dans les feuilles imprimées, dans les journaux ; ils ont déjà été commentés en petits groupes ; l’urgence en a généralement été reconnue ou repoussée par chacun individuellement. Aussi n’y a-t-il bien souvent qu’une voix, la voix unanime, pour l’acclamation ou le rejet. On ne vote pas ; la majorité ou la minorité ne fait jamais loi. Que telle ou telle proposition réunisse un nombre suffisant de travailleurs pour l’exécuter, que ces travailleurs soient la majorité ou la minorité, et la proposition s’exécute, si telle est la volonté de ceux qui y adhèrent. Et le plus souvent il arrive que la majorité se rallie à la minorité, ou la minorité à la majorité. Comme dans une partie de campagne, les uns proposent d’aller à Saint-Germain, les autres à Meudon, ceux-ci à Sceaux et ceux-là à Fontainebleau ; les vais se partagent ; puis en fin de compte chacun cède à l’attrait de se trouver réuni aux autres. Et tous ensemble prennent d’un, commun accord la même route, sans qu’aucune autorité autre que celle du plaisir les ait gouvernés. L’attraction est toute la loi de leur harmonie. Mais, au point de départ comme en route, chacun est toujours libre de s’abandonner à son caprice, de faire bande à part si cela lui convient, de rester en chemin, s’il est fatigué, ou de prendre le chemin du retour s’il s’ennuie. La contrainte est la mère de tous les vices. Aussi est-elle bannie par la raison, du territoire de l’Humanisphère. L’égoïsme bien entendu, l’égoïsme intelligent y est trop développé pour que personne songe à violenter son prochain. Et c’est par égoïsme qu’ils font échange de bons procédés.

L’égoïsme, c’est l’homme : sans l’égoïsme, l’homme n’existerait pas. C’est l’égoïsme qui est le mobile de toutes ses actions, le moteur de toutes ses pensées. C’est lui qui le fait songer à sa conservation et à son développement qui est encore sa conservation. C’est l’égoïsme qui lui enseigne à produire pour consommer, à plaire aux autres pour en être agréé, à aimer les autres pour être aimé d’eux, à travailler pour les autres, afin que les autres travaillent pour lui. C’est l’égoïsme qui stimule son ambition et l’excite à se distinguer dans toutes les carrières où l’homme fait acte de force, d’adresse, d’intelligence. C’est l’égoïsme qui l’élève à la hauteur du génie ; c’est pour se grandir, c’est pour élargir le cercle de son influence que l’homme porte haut son front et loin son regard ; c’est en vue de satisfactions personnelles qu’il marche à la conquête des satisfactions collectives. C’est pour soi, individu, qu’il veut participer à la vive effervescence du bonheur général ; c’est pour soi qu’il redoute l’image des souffrances d’autrui. C’est pour soi encore qu’il s’émeut lorsqu’un autre est en péril, c’est à soi qu’il porte secours en portant secours aux autres. Son égoïsme, sans cesse aiguillonné par l’instinct de sa progressive conservation et par le sentiment de solidarité qui le lie à ses semblables, — le sollicite à de perpétuelles émanations de son existence dans l’existence des autres. C’est ce que la vieille société appelle improprement du dévouement et ce qui n’est que de la spéculation, spéculation d’autant plus humanitaire qu’elle est plus intelligente, d’autant plus humanicide qu’elle est plus imbécile. L’homme en société ne récolte que ce qu’il sème : la maladie s’il sème la maladie, la santé s’il sème la santé. L’homme est la cause sociale de tous les effets que socialement il subit. S’il est fraternel, il effectuera la fraternité chez les autres ; s’il est fratricide, il effectuera chez les autres la fratricidité. Humainement il ne peut faire un mouvement, agir du bras, du cœur ou du cerveau, sans que la sensation s’en répercute de l’un à l’autre comme une commotion électrique. Et cela a lieu à l’état de communauté anarchique, à l’état de libre et intelligente nature, comme à l’état de civilisation, à l’état d’homme domestiqué, de nature enchaînée. Seulement, en civilisation, l’homme étant institutionnellement en guerre avec l’homme, ne peut que jalouser le bonheur de son prochain et hurler et mordre à son détriment. C’est un dogue à l’attache, accroupi dans sa niche et rongeant son os en grognant une féroce et continuelle menace. En anarchie, l’homme étant harmoniquement en paix avec ses semblables, ne saurait que rivaliser de passions avec les autres pour arriver à la possession de l’universel bonheur. Dans l’Humanisphère, ruche où la liberté est reine, l’homme ne recueillant de l’homme que des parfums, ne saurait produire ne du miel. — Ne maudissons donc pas l’égoïsme, car maudire l’égoïsme, c’est maudire l’homme. La compression de nos passions est la seule cause de leurs effets désastreux. L’homme comme la société sont perfectibles. L’ignorance générale, telle a été la cause fatale de tous nos maux, la science universelle tel en sera le remède. Instruisons-nous donc, et répandons l’instruction autour de nous. Analysons, comparons, méditons, et d’inductions en inductions, et de déductions en déductions, arrivons-en à la connaissance scientifique de notre mécanisme naturel.

Dans l’Humanisphère, point de gouvernement. Une organisation attractive tient lieu de législation. La liberté souverainement individuelle préside à toutes les décisions collectives. L’autorité de l’anarchie, l’absence de toute dictature du nombre ou de la force, remplace l’arbitraire de l’autorité, le despotisme du glaive et de la loi. La foi en eux-mêmes est toute la religion des humanisphériens. Les dieux et les prêtres, les superstitions religieuses soulèveraient parmi eux une réprobation universelle. Ils ne reconnaissent ni théocratie ni aristocratie d’aucune sorte, mais l’autonomie individuelle. C’est par ses propres lois que chacun se gouverne, et c’est sur ce gouvernement de chacun par soi-même qu’est formé l’ordre social.

Demandez à l’histoire, et voyez si l’autorité a jamais été autre chose que le suicide individuel ? Appellerez-vous l’ordre, l’anéantissement de l’homme par l’homme ? Est-ce l’ordre que ce qui règne à Paris, à Varsovie, à Pétersbourg, à Vienne, à Rome, à Naples, à Madrid, dans l’aristocratique Angleterre et dans la démocratique Amérique ? Je vous dis, moi, que c’est le meurtre. L’ordre avec le poignard ou le canon, la potence ou la guillotine ; l’ordre avec la Sibérie ou Cayenne, avec le knout ou la baïonnette, avec le bâton du watchman ou l’épée du sergent de ville ; l’ordre personnifié dans cette trinité homicide : le fer, l’or, l’eau bénite ; l’ordre à coups de fusil, à coups de bibles et à coups de billets de banque ; l’ordre qui trône sur des cadavres et s’en nourrit, cet ordre-là peut être celui des civilisations moribondes, mais il ne sera jamais que le désordre, la gangrène dans les sociétés ni auront le sentiment de l’existence.

Les autorités sont des vampires, et les vampires sont des monstres qui n’habitent que les cimetières et ne se promènent que dans les ténèbres.

Consultez vos souvenirs et vous verrez que la plus grande absence d’autorité a toujours produit la plus grande somme d’harmonie. Voyez le peuple du haut de ses barricades, et dites si dans ces moments de passagère anarchie, il ne témoigne pas, par sa conduite, en faveur de l’ordre naturel. Parmi ces hommes qui sont là, bras nus et noirs de poudre, bien certainement il ne manque pas de natures ignorantes, d’hommes à peine dégrossis par le rabot de l’éducation sociale, et capables, dans la vie privée et comme chefs de familles, de bien des brutalités envers leurs femmes et leurs enfants. Voyez-les, alors, au milieu de l’insurrection publique et en leur qualité d’hommes momentanément libres. Leur brutalité a été transformée comme par enchantement en douce courtoisie. Qu’une femme vienne à passer, et ils n’auront pour elle que des paroles décentes et polies. C’est avec un empressement tout fraternel qu’ils l’aideront à franchir ce rempart de pavés. Eux qui, le dimanche, à la promenade, auraient rougi de porter leur enfant et en auraient laissé tout le fardeau à la mère, c’est avec le sourire de la satisfaction sur les lèvres qu’ils prendront dans leurs bras un enfant d’inconnue pour lui faire traverser la barricade. C’est une métamorphose instantanée. Dans l’homme du jour vous ne reconnaîtrez pas l’homme de la veille. — Laissez réédifier l’Autorité, et l’homme du lendemain sera bientôt redevenu l’homme de la veille !

Qu’on se rappelle encore le jour de la distribution des drapeaux, après février 48 : il n’y avait dans la foule, plus grande qu’elle ne le fut jamais à aucune fête, ni gendarmes, ni agents de la force publique ; aucune autorité ne protégeait la circulation ; chacun, pour ainsi dire, faisait sa police soi-même. Et bien ! y eut-il jamais plus d’ordre que dans ce désordre ? Qui fut foulé ? personne. Pas un encombrement n’eut lieu. C’était à qui se protégerait l’un l’autre. La multitude s’écoulait compacte par les boulevards et par les rues aussi naturellement que le sang d’un homme en bonne santé circule en ses artères. Chez l’homme, c’est la maladie, qui produit l’engorgement : chez les multitudes, c’est la police et la force armée : la maladie alors porte le nom d’autorité. L’anarchie est l’état de santé des multitudes.

Autre exemple :

C’était en 1841, je crois, — à bord d’une frégate de guerre. Les officiers et le commandant lui-même, chaque fois qu’ils présidaient à la manœuvre, juraient et tempêtaient après les matelots ; et plus ils juraient, plus ils tempêtaient, plus la manœuvre s’exécutait mal. Il y avait à bord un officier qui faisait exception à la règle. Lorsqu’il était de quart, il ne disait pas quatre paroles et ne parlait toujours qu’avec une douceur toute féminine. Jamais manœuvre ne fut mieux et plus rapidement exécutée que sous ses ordres. S’agissait-il de prendre un ris aux huniers, c’était fait en un clin d’œil ; et sitôt le ris pris, sitôt les huniers hissés ; les poulies en fumaient. Une fée n’aurait pas agi plus promptement d’un coup de baguette. Bien avant le commandement, chacun était à son poste, prêt à monter dans les haubans ou à larguer les drisses. On n’attendait pas qu’il donnât l’ordre mais qu’il permît d’exécuter la manœuvre. Et pas la moindre confusion, pas un nœud d’oublié, rien qui ne fût rigoureusement achevé. C’était de l’enthousiasme et de l’harmonie. Voulez-vous savoir le secret magique de cet officier et de quelle manière il s’y prenait pour opérer ce miracle : il ne jurait pas, il ne tempêtait pas, il ne commandait pas, en un mot, il laissait faire. Et c’était à qui ferait le mieux. Ainsi sont les hommes : sous la garcette de l’autorité, le matelot n’agit que comme une brute ; il va bêtement et lourdement où on le pousse. Laissé à son initiative anarchique, il agit en homme, il manœuvre des mains et de l’intelligence. Le fait que je cite avait lieu à bord de la frégate le Calypso dans les mers d’Orient. L’officier en question ne séjourna que deux mois à bord, commandant et officiers étaient jaloux de lui.

Or donc l’absence d’ordres, voilà l’ordre véritable. La loi et le glaive, ce n’est que l’ordre des bandits, le code du vol et du meurtre qui préside au partage du butin, au massacre des victimes. C’est sur ce sanglant pivot que tourne le monde civilisé. L’anarchie en est l’antipode, et cet antipode est l’axe du monde humanisphérien.

— La liberté est tout leur gouvernement.

— La liberté est toute leur constitution.

— La liberté est toute leur législation.

— La liberté est toute leur réglementation.

— La liberté est toute leur contraction.

— Tout ce qui n’est pas la liberté est hors les mœurs.

— La liberté, toute la liberté, rien que la liberté, — telle est la formule burinée aux tables de leur conscience, le critérium de tous leurs rapports entre eux.

Manque-t-on dans un coin de l’Europe des produits d’un autre continent ? Les journaux de l’Humanisphère le mentionnent, c’est inséré au Bulletin de publicité, ce moniteur de l’anarchique universalité ; et les Humanisphères de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Océanie expédient le produit demandé. Est-ce, au contraire, un produit européen qui fait défaut en Asie, en Afrique, en Amérique ou en Océanie, les Humanisphères d’Europe l’expédient. L’échange a lieu naturellement et non arbitrairement. Ainsi, tel Humanisphère donne plus un jour et reçoit moins, qu’importe, demain c’est lui sans doute qui recevra plus et donnera moins. Tout appartenant à tous et chacun pouvant changer d’Humanisphère comme il change d’appartement, — que dans la circulation universelle une chose soit ici ou soit là-bas, qu’est-ce que cela peut faire ? Chacun n’est il pas libre de la faire transporter où bon lui semble et de se transporter lui-même où il lui semble bon ?

En anarchie, la consommation s’alimente d’elle-même par la production. Un humanisphérien ne comprendrait pas plus qu’on forçât un homme à travailler qu’il ne comprendrait qu’on le forçât à manger. Le besoin de travailler est aussi impérieux chez l’homme naturel que le besoin de manger. L’homme n’est pas tout ventre, il a des bras, un cerveau, et, apparemment, c’est pour les faire fonctionner. Le travail manuel et intellectuel est la nourriture qui le fait vivre. Si l’homme n’avait pour tout besoin que les besoins de la bouche et du ventre, ce ne serait plus un homme, mais une huître, et alors, à la place de ses mains, attributs de son intelligence, la nature lui aurait donné, comme au mollusque, deux écailles. — Et la paresse ! la paresse ! me criez-vous, ô civilisés. La paresse n’est pas la fille de la liberté et du génie humain, mais de l’esclavage et de la civilisation ; c’est quelque chose d’immonde et de contre nature que l’on ne peut rencontrer que dans les vieilles et modernes Sodomes. La paresse, c’est une débauche du bras, un engourdissement de l’esprit. La paresse, ce n’est pas une jouissance, c’est une gangrène et une paralysie. Les sociétés caduques, les mondes vieillards, les civilisations corrompues peuvent seuls produire et propager de pareils fléaux. Les humanisphériens, eux, satisfont naturellement au besoin d’exercice du bras comme au besoin d’exercice du ventre. Il n’est pas plus possible de rationner l’appétit de la production que l’appétit de la consommation. C’est à chacun de consommer et de produire selon ses forces, selon ses besoins. En courbant tous les hommes sous une rétribution uniforme, on affamerait les uns et on ferait mourir d’indigestion les autres. L’individu seul est capable de savoir la dose du labeur que son estomac, son cerveau ou sa main peut digérer. On rationne un cheval à l’écurie, le maître octroie à l’animal domestique telle ou telle nourriture. Mais, en liberté l’animal se rationne lui-même, et son instinct lui offre mieux que le maître ce qui convient à son tempérament. Les animaux indomptés ne connaissent guère la maladie. Ayant tout à profusion, ils ne se battent pas non plus entre eux pour s’arracher un brin d’herbe. Ils savent que la sauvage prairie produit plus de pâture qu’ils n’en peuvent brouter, et ils la tondent en paix les uns à côté des autres. Pourquoi les hommes se battraient-ils pour s’arracher la consommation quand la production, par les forces mécaniques, fournit au-delà de leurs besoins ?

— L’autorité, c’est la paresse.

— La liberté, c’est le travail.

L’esclave seul est paresseux, riche ou pauvre : — le riche, esclave des préjugés de fausse science ; le pauvre, esclave de l’ignorance et des préjugés, — tous deux esclaves de la loi, l’un pour la subir, l’autre pour l’imposer. Il n’en saurait être de même pour l’homme libre. Ne serait-ce pas se suicider que de vouer à l’inertie ses facultés productives ? L’homme inerte n’est pas un homme, il est moins qu’une brute, car la brute agit dans la mesure de ses moyens, elle obéit à son instinct. Quiconque possède une parcelle d’intelligence ne peut moins faire que de lui obéir ; et l’intelligence ce n’est pas l’oisiveté, c’est le mouvement fécondateur, c’est le progrès. L’intelligence de l’homme c’est son instinct ; et cet instinct lui dit sans cesse : travaille ; mets la main comme le front à l’œuvre ; produit et découvre ; les productions et les découvertes, c’est la liberté. Celui qui ne travaille pas ne jouit pas. Le travail c’est la vie. La paresse c’est la mort. — Meurs ou travaille !

Dans l’Humanisphère, la propriété n’étant point divisée, chacun a intérêt à la rendre productive. Les aspirations de la science, débarrassées aussi du morcellement de la pensée, inventent et perfectionnent en commun des machines appropriées à tous les usages. Partout l’activité et la rapidité du travail font éclore autour de l’homme une exubérance de produits. Comme aux premiers âges du monde, il n’a plus qu’à allonger la main pour saisir le fruit, qu’à s’étendre au pied de l’arbre pour y avoir un abri. Seulement l’arbre est maintenant un magnifique monument où se trouvent toutes les satisfactions du luxe ; le fruit est tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir de savoureux. C’est l’anarchie, non plus dans la forêt marécageuse avec le fangeux idiotisme et l’ombrageuse bestialité, mais l’anarchie dans un parc enchanté avec la limpide intelligence et la souriante humanité. C’est l’anarchie non plus dans la faiblesse et l’ignorance, noyau de la sauvagerie, de la barbarie et de la civilisation, mais l’anarchie dans la force et le savoir, tronc-rameux de l’harmonie, le glorieux épanouissement de l’homme en fleur, de l’homme libre, dans les régions de l’azur et sous le rayonnement de l’universelle solidarité.

Chez les humanisphériens, un homme qui ne saurait manier qu’un seul outil, que cet outil fût une plume ou une lime, rougirait de honte à cette seule pensée. L’homme veut être complet, et il n’est complet qu’à la condition de connaître beaucoup. Celui qui est seulement homme de plume ou homme de lime est un castrat que les civilisés peuvent bien admettre ou admirer dans leurs églises ou dans leurs fabriques, dans leurs ateliers ou dans leurs académies, mais ce n’est pas un homme naturel ; c’est une monstruosité qui ne provoquerait que l’éloignement et le dégoût parmi les hommes perfectibilisés de l’Humanisphère. L’homme doit être à la fois homme de pensée et homme d’action, et produire par le bras comme par le cerveau. Autrement il attente à sa virilité, il forfait à l’œuvre de la création ; et, pour atteindre à une voix de fausset, il perd toutes les larges et émouvantes notes de son libre et vivant instrument. L’homme n’est plus un homme alors, mais une serinette.

Un humanisphérien non seulement pense et agit tout à la fois, mais encore il exerce dans la même journée des métiers différents. Il cisèlera une pièce d’orfèvrerie et travaillera sur une pièce de terre : il passera du burin à la pioche, et du fourneau de cuisine à un pupitre d’orchestre. Il est familier avec une foule de travaux. Ouvrier inférieur en ceci, il est ouvrier supérieur en cela. Il a sa spécialité où il excelle. Et c’est justement cette infériorité et cette supériorité des uns envers les autres qui produit l’harmonie. Il n’en coûte nullement de se soumettre à une supériorité, je ne dirai pas officiellement, mais officieusement reconnue, quand l’instant d’après, et dans une autre phase de la production, cette supériorité deviendra votre infériorité. Cela crée une émulation salutaire, une réciprocité bienveillante et destructive des jalouses rivalités. Puis, par ces travaux divers, l’homme acquiert la possession de plus d’objets de comparaison, son intelligence se multiplie comme son bras, c’est une étude perpétuelle et variée qui développe en lui toutes les facultés physiques et intellectuelles, et dont il profite pour se perfectionner dans son acte de prédilection.

Je répète ici ce que j’ai déjà noté précédemment : Quand je parle de l’homme, ce n’est pas seulement d’une moitié de l’humanité dont il est question, mais de l’humanité entière, de la femme comme de l’homme, de l’Etre humain. Ce qui s’applique à l’un s’applique également à l’autre. Il n’y a qu’une exception à la règle générale, un travail qui est l’apanage exclusif de la femme, c’est celui de l’enfantement et de l’allaitement. Quand la femme accomplit ce labeur, il est tout simple qu’elle ne peut guère s’occuper activement des autres. C’est une spécialité qui l’éloigne momentanément de la pluralité des attributions générales, mais, sa grossesse et son nourriciat achevés, elle reprend dans la communauté ses fonctions, identiques à toutes celles des humanisphériens.

À sa naissance, l’enfant est inscrit sous les nom et prénoms de sa mère au livre des statistiques ; plus tard, il prend lui-même les nom et prénoms qui lui conviennent, garde ceux qu’on lui a donnés ou en change. Dans l’humanisphère, il n’y a ni bâtards déshérités ni légitimes privilégiés. Les enfants sont les enfants de la nature, et non de l’artifice. Tous sont égaux et légitimes devant la mère, l’humanisphère et l’humanisphérité. Tant que l’embryon externe est encore attaché à la mamelle de sa mère comme le fœtus dans l’organe interne, il est considéré comme ne faisant qu’un avec sa nourrice. Le sevrage est pour la femme une seconde délivrance qui s’opère lorsque l’enfant peut aller et venir seul. La mère et l’enfant peuvent rester encore ensemble, si tel est le bon plaisir des deux. Mais si l’enfant qui sent pousser ses petites volontés préfère la compagnie et la demeure des autres enfants, ou si la mère, fatiguée d’une longue couvée, ne se soucie plus de l’avoir constamment près d’elle, alors ils peuvent se séparer. L’appartement des enfants est là, et pas plus que les autres il ne manquera de soins, car tour à tour toutes les mères s’y donnent rendez-vous. Si, dans la permutation des décès et des naissances, il se trouve qu’un nouveau-né perde sa mère, ou qu’une mère perde son enfant, la jeune femme qui a perdu son enfant donne le sein à l’enfant qui a perdu sa mère, ou bien on donne à l’orphelin la mamelle d’une chèvre ou d’une lionne. Il est même d’usage parmi les mères nourricières de faire boire à l’enfant chétif du lait d’animaux vigoureux tel que le lait de lionne, comme parmi les civilisés on fait prendre du lait d’ânesse aux poitrinaires. (N’oublions pas qu’à l’époque dont il est question, les lionnes et les panthères sont des animaux domestiques ; que l’homme possède des troupeaux d’ours comme nous possédons aujourd’hui des troupeaux de moutons ; que les animaux les plus féroces se sont rangés, soumis et disciplinés sous le pontificat de l’homme ; qu’ils rampent à ses pieds avec une secrète terreur et s’inclinent devant l’auréole de lumière et d’électricité qui couronne son front et leur impose le respect. L’homme est le soleil autour duquel toutes les races animales gravitent.)

La nourriture des hommes et des femmes est basée sur l’hygiène. Ils adoptent de préférence les aliments les plus propres à la nutrition des muscles du corps et des fibres du cerveau. Ils ne font pas un repas sans manger quelques bouchées de viande rôtie, soit de mouton, ours ou bœuf ; quelques cuillerées de café ou autres liqueurs qui surexcitent la sève de la pensée. Tout est combiné pour que les plaisirs, même ceux de la table, ne soient pas improductifs ou nuisibles au développement de l’homme et des facultés de l’homme. Chez eux tout plaisir est un travail, et tout travail est un plaisir. La fécondation du bonheur y est perpétuelle. C’est un printemps et un automne continus de satisfactions. Les fleurs et les fruits de la production, comme les fleurs et les fruits des tropiques, y poussent en toute saison. Tel le bananier est le petit humanisphère qui pourvoit au gîte et à la pâture du nègre marron, tel aussi l’Humanisphère est le grand bananier qui satisfait aux immenses besoins de l’homme libre. C’est à son ombre qu’il aspire à pleins poumons toutes les douces brises de la nature et que, élevant sa prunelle à la hauteur des astres, il en contemple tous les rayonnements.

Comme on doit le penser, il n’y a pas de médecins, c’est dire qu’il n’y a pas de maladies. Qu’est-ce qui cause les maladies aujourd’hui ? Les émanations pestilentielles d’une partie du globe et, surtout, le manque d’équilibre dans l’exercice des organes humains. L’homme s’épuise à un travail unique, à une jouissance unique. L’un se tord dans les convulsions du jeûne, l’autre dans les coliques et les hoquets de l’indigestion. L’un occupe son bras à l’exclusion de son cerveau, l’autre son cerveau à l’exclusion de son bras. Les froissements du jour, les soucis du lendemain contractent les fibres de l’homme, arrêtent la circulation naturelle du sang et produisent des cloaques intérieurs d’où s’exhalent le dépérissement et la mort. Le médecin arrive, lui qui a intérêt à ce qu’il y ait des maladies comme l’avocat a intérêt à ce qu’il y ait des procès, et il inocule dans les veines du patient le mercure et l’arsenic ; d’une indisposition passagère, il fait une lèpre incurable et qui se communique de génération en génération. On a horreur d’une Brinvilliers, mais vraiment qu’est-ce qu’une Brinvilliers comparée à ces empoisonneurs qu’on nomme des médecins ? La Brinvilliers n’attentait qu’à la vie de quelques-uns de ses contemporains ; eux, ils attentent à la vie et à l’intelligence de tous les hommes jusque dans leur postérité. Civilisés ! civilisés ! ayez des académies de bourreaux si vous voulez, mais n’ayez pas des académies de médecins ! Homme d’amphithéâtres ou d’échafauds, assassinez s’il le faut le présent, mais épargnez au moins l’avenir !…

Chez les humanisphériens il y a équation dans l’exercice des facultés de l’homme, et ce niveau produit la santé. Cela ne veut pas dire qu’on ne s’y occupe pas de chirurgie ni d’anatomie. Aucun art, aucune science n’y sont négligés. Il n’est même pas un humanisphérien qui n’ait plus ou moins suivi ces cours. Ceux des travailleurs qui professent la chirurgie exercent leur savoir sur un bras ou une jambe quand un accident arrive. Quant aux indispositions, comme tous ont des notions d’hygiène et d’anatomie, ils se médicamentent eux-mêmes, ils prennent l’un un bol d’exercice, l’autre une fiole de sommeil, et le lendemain, le plus souvent tout est dit : ils sont les gens les plus dispos du monde.

Contrairement à Gall et à Lavater, qui ont pris l’effet pour la cause, ils ne croient pas que l’homme naisse avec des aptitudes absolument prononcées. Les lignes du visage et les reliefs de la tête ne sont pas choses innées en nous, disent-ils ; nous naissons tous avec le germe de toutes les facultés (sauf de rares exceptions, il y a les infirmes du mental comme du physique, mais les monstruosités sont appelées à disparaître en Harmonie), les circonstances extérieures agissent directement sur elles. Selon que ces facultés se trouvent ou se sont trouvées exposées à leur rayonnement, elles acquièrent une plus ou moins grande croissance, se dessinent d’une telle ou telle autre manière. La physionomie de l’homme reflète ses penchants, mais cette physionomie est le plus souvent bien différente de celle qu’il avait étant enfant. La crâniologie de l’homme témoigne de ses passions, mais cette crâniologie n’a le plus souvent rien de comparable avec celle qu’il avait au berceau. — De même que le bras droit exercé au détriment du bras gauche, acquiert plus de vigueur, plus d’élasticité et aussi plus de volume que son frère jumeau, si bien que l’abus de cet exercice peut rendre un homme bossu d’une épaule, de même aussi l’exercice exclusif donné à certaines facultés passionnelles peut en développer les organes et rendre un homme bossu du crâne. Les sillons du visage comme les bosses du crâne sont l’épanouissement de nos sensations sur notre face, mais ne sont nullement des stigmates originels. Le milieu dans lequel nous vivons et la diversité des points de vue où sont placés les hommes, et qui fait que pas un ne peut voir les choses sous le même aspect, expliquent la diversité de la crâniologie et de la phrénologie chez l’homme, comme la diversité de ses passions et de ses aptitudes. Le crâne dont les bosses sont également développées est assurément le crâne de l’homme le plus parfait. Le type de l’idéal n’est sans doute pas d’être bossu ni cornu. Que de gens pourtant dans le monde actuel sont fiers de leurs bosses et de leurs cornes ! Si quelque docte astrologue, au nom de la prétendue science, venait dire que c’est le soleil qui s’échappe des rayons, et non les rayons qui s’échappent du soleil, ma parole, il se trouverait des civilisés pour le croire et des commis-professeurs pour le débiter. Pauvre monde ! Pauvres corps enseignants ! Enfer d’hommes ! Paradis d’épiciers !

Comme il n’y a là ni esclaves ni maîtres, ni chefs ni subordonnés, ni propriétaires ni déshérités, ni légalité, ni pénalité, ni frontières ni barrières, ni codes civils ni codes religieux, il n’y a non plus ni autorités civiles, militaires et religieuses, ni avocats ni huissiers, ni avoués ni notaires, ni juges ni policiers, ni bourgeois ni seigneurs, ni prêtres ni soldats, ni trônes ni autels, ni casernes ni églises, ni prisons, ni forteresses, ni bûchers ni échafauds ; ou, s’il y en a encore, c’est conservé dans l’esprit-de-vin, momifié en grandeur naturelle ou reproduit en miniature, le tout rangé et numéroté dans quelque arrière-salle de musée comme des objets de curiosité et d’antiquité. Les livres même des auteurs français, cosaques, allemands, anglais, etc., etc., gisent dans la poussière et les greniers des bibliothèques : personne ne les lit, ce sont des langues mortes du reste. Une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. Dans cette langue, on dit plus en un mot que dans les nôtres on ne pourrait dire en une phrase. Quand par hasard un humanisphérien s’avise de jeter les yeux sur les pages écrites du temps des civilisés et qu’il a le courage d’en lire quelques lignes, il renferme bientôt le livre avec un frémissement de honte et de dégoût ; et, en songeant à ce qu’était l’humanité à cette époque de dépravation babylonnienne et de constitutions civilitiques, il sent le rouge lui monter au visage, comme une femme, jeune encore, dont la jeunesse aurait été souillée par la débauche, rougirait, après s’être réhabilitée, au souvenir de ses jours de prostitution.

La propriété et le commerce, cette affection putride de l’or, cette maladie usurienne, cette contagion corrosive qui infeste d’un virus de vénalité les sociétés contemporaines, et métallise l’amitié et l’amour ; ce fléau du dix-neuvième siècle a disparu du sein de l’humanité. Il n’y a plus ni vendeurs ni vendus. La communion anarchique des intérêts a répandu partout la pureté et la santé dans les mœurs. L’amour n’est plus un trafic immonde, mais un échange de tendres et purs sentiments. Vénus n’est plus la Vénus impudique, mais la Vénus Uranie. L’amitié n’est plus une marchande des halles caressant le gousset des passants et changeant les mielleux propos en engueulements, selon qu’on accepte ou refuse sa marchandise, c’est une charmante enfant qui ne demande que des caresses en retour de ses caresses, sympathie pour sympathie. Dans l’Humanisphère, tout ce qui est apparent est réel : l’apparence n’est point un travestissement. La dissimulation fut toujours la livrée des valets et des esclaves : elle est de rigueur parmi les civilisés. L’homme libre porte au cœur la franchise, cet écusson de la Liberté. La dissimulation n’est pas même une exception parmi les humanisphériens.

Les artifices religieux, les édifices de la superstition répondent chez les civilisés, comme chez les barbares, comme chez les sauvages, à un besoin d’idéal que ces populations ne trouvant pas dans le monde du réel, vont aspirer dans le monde de l’impossible. La femme surtout, cette moitié du genre humain, plus exclue encore que l’autre des droits sociaux, et reléguée, comme la Cendrillon, au coin du foyer du ménage, livrée à ses méditations catéchismales, à ses hallucinations maladives, la femme s’abandonne avec tout l’élan du cœur et de l’imagination au charme des pompes religieuses et des messes à grand spectacle, à toute la poésie mystique de ce roman mystérieux, dont le beau Jésus est le héros, et dont l’amour divin est l’intrigue. Tous ces chants d’anges et d’angesses, ce paradis rempli de lumières, de musique et d’encens, cet opéra de l’éternité, dont Dieu est le grand maestro, le décorateur, le compositeur et le chef d’orchestre, ces stalles d’azur où Marie et Madeleine, ces deux filles d’Ève, ont des places d’honneur ; toute cette fantasmagorie des physiciens sacerdotaux ne peut manquer dans une société comme la nôtre d’impressionner vivement la fibre sentimentale de la femme, cette fibre comprimée et toujours frémissante. Le corps enchaîné à son fourneau de cuisine, à son comptoir de boutique ou à son piano de salon, elle erre par la pensée, — sans lest et sans voilure, sans gouvernail et sans boussole, — vers l’idéalisation de l’être humain dans les sphères parsemées d’écueils et constellées de superstition du fluidique azur, dans les exotiques rêveries de la vie paradisiaque. Elle réagit par le mysticisme, elle s’insurge par la superstition contre ce degré d’infériorité sur lequel l’homme l’a placée. Elle en appelle de son abaissement terrestre à l’ascension céleste, de la bestialité de l’homme à la spiritualité de Dieu.

Dans l’Humanisphère, rien de semblable ne peut avoir lieu. L’homme n’est rien plus que la femme, et la femme rien plus que l’homme. Tous deux sont également libres. Les urnes de l’instruction volontaire ont versé sur leurs fronts des flots de science. Le choc des intelligences en a nivelé le cours. La crue des fluctueux besoins en élève le niveau tous les jours. L’homme et la femme nagent dans cet océan du progrès, enlacés l’un à l’autre. Les sources vives du cœur épanchent dans la société leurs liquoreuses et brûlantes passions et font à l’homme comme à la femme un bain savoureux et parfumé de leurs mutuelles ardeurs. L’amour n’est plus du mysticisme ou de la bestialité, l’amour a toutes les voluptés des sensations physiques et morales, l’amour c’est de l’humanité, humanité épurée, vivifiée, régénérée, humanité faite homme. L’idéal étant sur la terre, terre présente ou future, qui voulez-vous qui l’aille chercher ailleurs ? Pour que la divinité se promène sur les nuages de l’imagination, il faut qu’il y ait des nuages, et sous le crâne humanisphérien il n’y a que des rayons. Là où règne la lumière, il n’y a point de ténèbres ; là où règne l’intelligence, il n’y a point de superstition. Aujourd’hui que l’existence est une macération perpétuelle, une claustration des passions, le bonheur est un rêve. Dans le monde futur, la vie étant l’expansion de toutes les fibres passionnelles, la vie sera un rêve de bonheur.

Dans le monde civilisé, tout n’est que masturbation et sodomie, masturbation ou sodomie de la chair, masturbation ou sodomie de l’esprit. L’esprit est un égout à d’abjectes pensées, la chair un exutoire à d’immondes plaisirs. En ce temps-ci l’homme et la femme ne font pas l’amour, ils font leurs besoins… En ce temps-là ce sera un besoin pour eux que l’amour ! Et ce n’est qu’avec le feu de la passion au cœur, avec l’ardeur du sentiment au cerveau qu’ils s’uniront dans un mutuel baiser. Toutes les voluptés n’agiront plus que dans l’ordre naturel, aussi bien celles de la chair que celles de l’esprit. La liberté aura tout purifié.

Après avoir visité en détail les bâtiments de l’Humanisphère, où tout n’est qu’ateliers de plaisir et salons de travail, magasins de sciences et d’arts et musées de toutes les productions : après avoir admiré ces machines de fer dont la vapeur ou l’électricité est le mobile, laborieuses multitudes d’engrenages qui sont aux humanisphériens ce que les multitudes de prolétaires ou d’esclaves sont aux civilisés ; après avoir assisté au mouvement non moins admirable de cet engrenage humain, de cette multitude de travailleurs libres, mécanisme sériel dont l’attraction est l’unique moteur ; après avoir constaté les merveilles de cette organisation égalitaire dont l’évolution anarchique produit l’harmonie ; après avoir visité les champs, les jardins, les prairies, les hangars champêtres où viennent s’abriter les troupeaux errants par la campagne, et dont les combles servent de greniers à fourrage ; après avoir parcouru toutes les lignes de fer qui sillonnent l’intérieur et l’extérieur de l’Humanisphère, et avoir navigué dans ces magnifiques steamers aériens qui transportent à vol d’aigle les hommes et les produits, les idées et les objets d’un humanisphère à un humanisphère, d’un continent à un continent, et d’un point du globe à ses extrémités ; après avoir vu et entendu, après avoir palpé du doigt et de la pensée toutes ces choses, — comment se fait-il, me disais-je, en faisant un retour sur les civilisés, comment se fait-il qu’on puisse vivre sous la Loi, ce Knout de l’Autorité, quand l’anarchie, cette loi de la Liberté, a des mœurs si pures et si douces ? Comment se fait-il qu’on regarde comme chose si phénoménale cette fraternité intelligente, et comme chose normale cette imbécillité fratricide ?… Ah ! les phénomènes et les utopies ne sont des phénomènes ou des utopies que par rapport à notre ignorance. Tout ce qui pour notre monde est phénomène, pour un autre monde est chose tout ordinaire, qu’il s’agisse du mouvement des planètes ou du mouvement des hommes ; et ce qu’il y aurait de bien plus phénoménal pour moi, c’est que la société restât perpétuellement dans les ténèbres sociales et qu’elle ne s’éveillât pas à la lumière. L’autorité est un cauchemar qui pèse sur la poitrine de l’Humanité et l’étouffe ; quelle entende la voix de la Liberté, qu’elle sorte de son douloureux sommeil, et bientôt elle aura recouvré la plénitude de ses sens, et son aptitude au travail, à l’amour, au bonheur !

Bien que dans l’Humanisphère les machines fissent tous les plus grossiers travaux, il y avait, selon moi, des travaux plus désagréables les uns que les autres, il y en avait même qui me semblaient ne devoir être du goût de personne. Néanmoins, ces travaux s’exécutaient sans qu’aucune loi ni aucun règlement y contraignît qui que ce fût. Comment cela ? me disais-je, moi qui ne voyais encore les choses que par mes yeux de civilisé. C’était bien simple pourtant. Qu’est-ce qui rend le travail attrayant ? ce n’est pas toujours la nature du travail mais la condition dans laquelle il s’exerce et la condition du résultat à obtenir. De nos jours, un ouvrier va exercer une profession ; ce n’est pas toujours la profession qu’il aurait choisi : le hasard plus que l’attraction en a décidé ainsi. Que cette profession lui procure une certaine aisance relative, que son salaire soit élevé, qu’il ait affaire à un patron qui ne lui fasse pas trop lourdement sentir son autorité, et cet ouvrier accomplira son travail avec un certain plaisir. Que par la suite, ce même ouvrier travaille pour un patron revêche, que son salaire soit diminué de moitié, que sa profession ne lui procure plus que la misère, et il ne fera plus qu’avec dégoût ce travail qu’il accomplissait naguère avec plaisir. L’ivrognerie et la paresse n’ont pas d’autre cause parmi les ouvriers. Esclaves à bout de patience, ils jettent alors le manche après la cognée et, rebuts du monde, ils se vautrent dans la lie et la crasse, ou caractères d’élite, ils s’insurgent jusqu’au meurtre, jusqu’au martyre, comme Alibaud, comme Moncharmont, et revendiquent leurs droits d’hommes, fer contre fer et face à face avec l’échafaud. Immortalité de gloire à ceux-là !…

Dans l’Humanisphère, les quelques travaux qui par leur nature me paraissaient répugnants trouvent pourtant des ouvriers pour les exécuter avec plaisir. Et la cause en est à la condition dans laquelle ils s’exercent. Les différentes séries de travailleurs se recrutent volontairement, comme se recrutent les hommes d’une barricade, et sont entièrement libres d’y rester le temps qu’ils veulent ou de passer à une autre série ou à une autre barricade. Il n’y a pas de chef attitré ou titré. Celui qui a le plus de connaissance ou d’aptitudes à ce travail dirige naturellement les autres. Chacun prend mutuellement l’initiative, selon qu’il s’en reconnaît les capacités. Tour à tour chacun donne des avis et en reçoit. Il y a entente amicale, il n’y a pas autorité. De plus, il est rare qu’il n’y ait pas mélange d’hommes et de femmes parmi les travailleurs d’une série. Aussi le travail est-il dans des conditions trop attrayantes pour que, fut-il répugnant par lui-même, on ne trouve pas un certain charme à l’accomplir. Vient ensuite la nature des résultats à obtenir. Si ce travail est en effet indispensable, ceux à qui il répugne le plus et qui s’en abstiennent seront charmés que d’autres s’en soient chargés, et ils rendront en affabilité à ces derniers, en laborieuses prévenances d’autre part, la compensation du service que les autres leur auront rendu. Il ne faut pas croire que les travaux les plus grossiers soient chez les humanisphériens le partage des intelligences inférieures, bien au contraire, ce sont les intelligences supérieures, les sommités dans les sciences et dans les arts qui le plus souvent se plaisent à remplir ces corvées. Plus la délicatesse est exquise chez l’homme, plus le sens moral est développé, et plus il est apte à certains moments aux rudes et âpres labeurs, surtout quand ces labeurs sont un sacrifice offert en amour à l’humanité. J’ai vu, lors de la transportation de Juin, au fort du Homet, à Cherbourg, de délicates natures qui auraient pu, moyennant quelques pièces de monnaie, faire faire par un codétenu leur tour de corvée, — et c’était une sale besogne que de vider le baquet aux ordures, — et qui, pour donner satisfaction à leurs jouissances morales, au témoignage intérieur de leur fraternité avec leurs semblables, préféraient faire cette besogne eux-mêmes et dépenser à la cantine, avec et pour leurs camarades de corvée, l’argent qui eût pu servir à les en affranchir. L’homme véritablement homme, l’homme égoïstement bon, est plus heureux de faire une chose pour le bien qu’elle procure aux autres que de s’en dispenser en vue d’une satisfaction immédiate et toute personnelle. Il sait que c’est un grain semé en bonne terre et dont il recueillera tôt ou tard un épi. L’égoïsme est la source de toutes les vertus. Les premiers chrétiens, ceux qui vivaient en communauté et en fraternité dans les catacombes, étaient des égoïstes, ils plaçaient leurs vertus à intérêts usuraires entre les mains de Dieu pour en obtenir des primes d’immortalité célestes. Les hurnanisphériens placent leurs bonnes actions en viager sur l’Humanité, afin de jouir, — depuis l’extraction de leur naissance jusqu’à l’extinction de leur vie, — des bénéfices de l’assurance mutuelle. Humainement, on ne peut acheter le bonheur individuel qu’au prix de l’universel bonheur.

Je n’ai pas encore parlé du costume des humanisphériens. Leur costume n’a rien d’uniforme, chacun s’habille à sa guise. Il n’y a pas de mode spéciale. L’élégance et la simplicité en est le signe général. C’est surtout dans la coupe et la qualité des étoffes qu’en est la distinction. La blouse, dite roulière, à manches pagodes, de toile pour le travail, de drap eu de soie pour les loisirs ; une culotte bretonne ou un pantalon large ou collant, mais toujours étroit du bas, avec des bottes à revers par-dessus le pantalon ou de légers cothurnes en cuir verni ; un chapeau de feutre rond avec un simple ruban ou garni d’une plume, ou bien un turban ; le cou nu comme au Moyen Age ; et les parements de la chemise débordant au cou et aux poignets par-dessous la blouse, tel est le costume le plus en usage. Maintenant, la couleur, la nature de l’étoffe, la coupe, les accessoires diffèrent essentiellement. L’un laisse flotter sa blouse, l’autre porte une écharpe en ceinture, ou bien une pochette en maroquin ou en tissu, suspendue à une chaîne d’acier ou à une bande de cuir et tombant sur la cuisse. L’hiver, l’un s’enveloppe d’un manteau, l’autre d’un burnous. Les hommes comme les femmes portent indifféremment le même costume. Seulement, les femmes substituent le plus généralement une jupe au pantalon, ornent leur blouse ou tunique de dentelles, leurs poignets et leur cou de bijoux artistement travaillés, s’ingénient les coiffures les plus capables de faire valoir les traits de leur visage ; mais aucune d’elles ne trouverait gracieux de se percer le nez ou les oreilles pour y passer des anneaux d’or ou d’argent et y attacher des pierreries. Un grand nombre portent des robes à taille dont la multiplicité des formes est à l’infini. Elles ne cherchent pas à s’uniformiser les unes avec les autres, mais à se différencier les unes des autres. Et il en est de même des hommes. Les hommes portent généralement toute la barbe, et les cheveux longs et séparés sur le sommet de la tête. Ils ne trouvent pas plus naturel ni moins ridicule de se raser le menton que le crâne ; et dans leur vieillesse, alors que la neige des années a blanchi leur front et engourdi leur vue, ils ne s’épilent pas plus les poils blancs qu’ils ne s’arrachent les yeux. Il se porte aussi beaucoup de costumes divers, des costumes genre Louis XIII, entre autres, mais pas un des costumes masculins ou crinolins de notre époque. Les ballons dans lesquels naviguent sur terre les femmes de nos jours sont réservés pour les steamers aériens, et les tuyaux en tôle ou en soie noire ne servent de couvre-chef qu’au cervelet des cheminées. Je ne sache pas qu’il soit un seul homme parmi les humanisphériens qui voulût se ridiculiser dans la redingote ou l’habit bourgeois, cette livrée des civilisés. Là on veut être libre de ses mouvements et que le costume témoigne de la grâce et de la liberté de celui qui le porte. On préfère la majesté d’un pli ample et flottant à la raideur bouffie de la crinoline et à la grimace épileptique d’un frac à tête de crétin et à queue de morue. L’habit, dit un proverbe, ne fait pas le moine. C’est vrai dans le sens du proverbe. Mais la société fait son habit, et une société qui s’habille comme la nôtre, dénonce, comme la chrysalide pour sa coque, sa laideur de chenille à la clarté des yeux. Dans l’humanisphère, l’humanité est loin d’être une chenille, elle n’est plus prisonnière dans son cocon, il lui a poussé des ailes, et elle a revêtu l’ample et gracieuse tunique, le charmant émail, l’élégante envergure du papillon. — Prise dans le sens absolu, l’enveloppe c’est l’homme : La physionomie n’est jamais un masque pour qui sait l’interroger. Le moral perce toujours au physique. Et le physique de la société actuelle n’est pas beau : combien plus laid encore est son moral !

Dans mes excursions, je n’avais vu nulle part de cimetière. Et je me demandais où passaient les morts, quand j’eus occasion d’assister à un enterrement.

Le mort était étendu dans un cercueil à jour qui avait la forme d’un grand berceau. Il n’était environné d’aucun aspect funèbre. Des fleurs naturelles étaient effeuillées dans le berceau et lui couvraient le corps. La tête découverte reposait sur des bouquets de roses qui lui servaient d’oreiller. On mit le cercueil dans un wagon ; ceux qui avaient le plus particulièrement connu le mort prirent place à sa suite. Je les imitai.

Arrivé dans la campagne, à un endroit où était une machine en fer érigée sur des degrés de granit, le convoi s’arrêta. La machine en question avait à peu près l’apparence d’une locomotive. Un tambour ou chaudière posait sur un ardent brasier. La chaudière était surmontée d’un long tuyau à piston. On sortit le cadavre du cercueil, on l’enveloppa dans son suaire, puis on le glissa par une ouverture en tiroir dans le tambour. Le brasier était chargé de le réduire en poudre. Chacun des assistants jeta alors une poignée de roses effeuillées sur les dalles du monument. On entonna une hymne à la transformation universelle. Puis chacun se sépara. Les cendres des morts sont ensuite jetées comme engrais sur les terres de labour.

Les humanisphériens prétendent que les cimetières sont une cause d’insalubrité, et qu’il est bien préférable de les ensemencer de grains de blé que de tombeaux, attendu que le froment nourrit les vivants et que les caveaux de marbre ne peuvent qu’attenter à la régénération des morts. Ils ne comprennent pas plus les prisons funéraires qu’ils ne comprendraient les tombes cellulaires, pas plus la détention des morts que la détention des vivants. Ce n’est pas la superstition qui fait loi chez eux, c’est la science. Ils n’ont que de la raison et point de préjugés. Pour eux toute matière est animée ; ils ne croient pas à la dualité de l’âme et du corps, ils ne reconnaissent que l’unité de substance ; seulement, cette substance acquiert mille et mille formes, elle est plus ou moins grossière, plus ou moins épurée, plus ou moins solide on plus ou moins volatile. En admettant même, disent-ils, que l’âme fût une chose distincte du corps, — ce que tout dénie, — il y aurait encore absurdité à croire à son immortalité individuelle, à sa personnalité éternellement compacte, à son immobilisation indestructible. La loi de composition et de décomposition qui régit les corps, et qui est la loi universelle, serait aussi la loi des âmes.

De même que, à la chaleur du calorique, la vapeur de l’eau se condense dans le cerveau de la locomotive et constitue ce qu’on pourrait appeler son âme, de même au foyer du corps humain, le bouillonnement de nos sensations, se condensant en vapeur sous notre crâne, constitue notre pensée et fait mouvoir, de toute la force d’électricité de notre intelligence, les rouages de notre mécanisme corporel. Mais s’ensuit-il que la locomotive, forme finie et par conséquent périssable, ait une âme plus immortelle que son enveloppe ? Certes, l’électricité qui l’anime ne disparaîtra pas dans l’impossible néant, pas plus que ne disparaîtra la substance palpable dont elle est revêtue. Mais au moment de la mort, comme au moment de l’existence, la chaudière comme la vapeur ne sauraient conserver leur personnalité exclusive. La rouille ronge le fer, la vapeur s’évapore ; corps et âmes se transforment incessamment et se dispersent dans les entrailles de la terre ou sur l’aile des vents en autant de parcelles que le métal ou le fluide contient de molécules, c’est-à-dire à l’infini, la molécule étant pour les infinitésimaux ce qu’est le globe terrestre pour les hommes, un monde habité et en mouvement, une agrégation animée d’êtres imperceptibles, susceptibles d’attraction et de répulsion, et par conséquent de formation et de dissolution. Ce qui fait la vie, ou, ce qui est la même chose, le mouvement, c’est la condensation et la dilatation de la substance élaborée par l’action chimique de la nature. C’est cette alimentation et cette déjection de la vapeur chez la locomotive, de la pensée chez l’homme, qui agite le balancier du corps. Mais le corps s’use par le frottement, la locomotive va au rebut, l’homme à la tombe. C’est ce qu’on appelle la mort, et ce qui n’est qu’une métamorphose, puisque rien ne se perd et que tout reprend forme nouvelle sous la manipulation incessante des forces attractives.

Il est reconnu que le corps humain se renouvelle tous les sept ans ; il ne reste de nous molécule sur molécule. Depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, tout a été détruit, parcelle par parcelle. Et l’on voudrait que l’âme, qui n’est que le résumé de nos sensations, quelque chose comme leur vivant miroir, miroir où se reflètent les évolutions de ce monde d’infiniment petits dont le tout s’appelle un homme ; l’on voudrait que l’âme ne se renouvelât pas d’année en année et d’instant en instant ; qu’elle ne perdît rien de son individualité en s’exhalant au-dehors, et n’acquît rien de l’individualité des autres en en respirant les émanations ? Et quand la mort, étendant son souffle sur le physique, forme finie, vient en disperser au vent les débris et en promener dans les sillons la poussière, comme une semence qui porte en elle le germe de nouvelles moissons, l’on voudrait, — vaniteuse et absurde inconséquence de notre part ! — que ce souffle de destruction ne pût briser l’âme humaine, forme finie, et en disperser au monde la poussière ?

En vérité quand on entend les civilisés se targuer de l’immortalité de leur âme, on est tenté de se demander si l’on a devant soi des fourbes ou des brutes, et l’on finit par conclure qu’ils sont l’un et l’autre.

Nous jetons, disent les humanisphériens, la cendre des morts en pâture à nos champs de culture, afin de nous les incorporer plus vite sous forme d’aliment et de les faire renaître ainsi plus promptement à la vie de l’humanité. Nous regarderions comme un crime de reléguer à fond de terre une partie de nous-mêmes et d’en retarder ainsi l’avènement à la lumière. Comme il n’y a pas à douter que la terre ne fasse échange d’émanations avec les autres globes, et cela sous la forme la plus subtile, celle de la pensée, nous avons la certitude que plus la pensée de l’homme est pure, plus elle est apte à s’exhaler vers les sphères des mondes supérieurs. C’est pourquoi nous ne voulons pas que ce qui a appartenu à l’humanité soit perdu pour l’humanité, afin que ces restes repassés à l’alambic de la vie humaine, alambic toujours plus perfectionné, acquièrent une propriété plus éthérée et passent ainsi du circulus humain à un circulus plus élevé, et de circulus en circulus à la circulation universelle.

Les chrétiens, les catholiques mangent Dieu par amour pour la divinité, ils communient en théophages. Les humanisphériens poussent l’amour de l’humanité jusqu’à l’anthropophagie : ils mangent l’homme après sa mort, mais sous une forme qui n’a rien de répugnant, sous forme d’hostie, c’est-à-dire sous forme de pain et de vin, de viande et de fruits, sous forme d’aliments. C’est la communion de l’homme par l’homme, la résurrection des restes cadavériques à l’existence humaine. Il vaut mieux, disent-ils, faire revivre les morts que de les pleurer. Et ils activent le travail clandestin de la nature, ils abrègent les phases de la transformation, les péripéties de la métempsycose. Et ils saluent la mort, comme la naissance, ces deux berceaux d’une vie nouvelle avec des chants de fête et des parfums de fleurs. L’immortalité, affirment-ils, n’a rien d’immatériel. L’homme, corps de chair, lumineux de pensée, comme tous les soleils se dissout quand il a fourni sa carrière. La chair se triture et retourne à la chair ; et la pensée, clarté projetée par elle, rayonne vers son idéal, se décompose en ses rayons et y adhère. — L’homme sème l’homme, le récolte, le pétrit et le fait lui par la nutrition. L’humanité est la sève de l’humanité, et elle s’épanouit en elle et s’exhale au-dehors, nuage de Pensée ou d’encens qui s’élève vers les mondes meilleurs.

Telle est leur pieuse croyance, croyance scientifique basée sur l’induction et la déduction, sur l’analogie. Ce ne sont pas, à vrai dire, des croyants, mais des voyants.

Je parcourus tous les continents, l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Océanie. Je vis bien des physionomies diverses, je ne vis partout qu’une seule et même race. Le croisement universel des populations asiatiques, européennes, africaines et américaines (les Peaux-Rouges) ; la multiplication de tous par tous a nivelé toutes les aspérités de couleur et de langage. L’humanité est une. Il y a dans le regard de tout humanisphérien un mélange de douceur et de fierté qui a un charme étrange. Quelque chose comme un nuage de fluide magnétique entoure toute sa personne et illumine son front d’une auréole phosphorescente. On se sent attiré vers lui par un attrait irrésistible. La grâce de ses mouvements ajoute encore à la beauté de ses formes. La parole qui découle de ses lèvres, tout empreinte de ses suaves pensées, est comme un parfum qui s’en émane. Le statuaire ne saurait modeler les contours animés de son corps et de son visage, qui empruntent à cette animation des charmes toujours nouveaux. La peinture ne saurait en reproduire la prunelle et la pensée enthousiaste et limpide, pleine de langueur ou d’énergie, mobiles aspects de lumière qui varient comme le miroir d’un clair ruisseau dans son cours calme ou rapide et toujours pittoresque. La musique ne saurait en modeler la parole, car elle ne pourrait atteindre à son ineffabilité de sentiment ; et la poésie ne saurait en traduire le sentiment, car elle ne pourrait atteindre à son indicible mélodie. C’est l’être humain idéalisé, et portant dans la forme et dans le mouvement, dans le geste et dans le regard, dans la parole et dans la pensée l’empreinte de la plus utopique perfectibilité. En un mot, c’est l’homme fait homme.

Ainsi m’est apparu le monde ultérieur ; ainsi s’est déroulée sous mes yeux la suite des temps ; ainsi s’est relevée à mon esprit l’harmonique anarchie : la société libertaire, l’égalitaire et universelle famille humaine.

Ô Liberté ! Cérès de l’anarchie, toi qui laboures le sein des civilisations modernes de ton talon et y sèmes la révolte, toi qui émondes les instincts sauvages des sociétés contemporaines et greffes sur leurs tiges les utopiques pensées d’un monde meilleur, salut, universelle fécondatrice, et gloire à toi, Liberté, qui portes en tes mains la gerbe des moissons futures, la corbeille des fleurs et des fruits de l’Avenir, la corne d’abondance du progrès social. Salut et gloire à toi, Liberté.

Et toi, Idée, merci de m’avoir permis la contemplation de ce paradis humain, de cet Eden humanitaire. Idée, amante toujours belle, maîtresse pleine de grâce, houri enchanteresse, pour qui mon cœur et ma voix tressaillent, pour qui ma prunelle et ma pensée n’ont que des regards d’amour ; Idée, dont les baisers sont des spasmes de bonheur, oh ! laisse-moi vivre et mourir et revivre encore dans tes continuelles étreintes ; laisse-moi prendre racine dans ce monde que tu as évoqué ; laisse-moi me développer au milieu de ce parterre d’humains ; laisse-moi m’épanouir parmi toutes ces fleurs d’hommes et de femmes. Laisse-moi y recueillir et y exhaler les senteurs de l’universelle félicité !

Idée, pôle d’amour, étoile aimantée, beauté attractive, oh ! reste-moi attachée, ne m’abandonne pas, ne me replonge pas du rêve futur dans la réalité présente, du soleil de la liberté dans les ténèbres de l’autorité ; fais que je ne sois plus seulement spectateur, mais acteur de ce roman anarchique dont tu m’as donné le spectacle. Ô toi par qui s’opèrent les miracles, fais retomber derrière moi le rideau des siècles, et laisse-moi vivre de ma vie dans l’humanisphère et l’humanisphérité !…

Enfant, me dit-elle, je ne puis t’accorder ce que tu désires. Le temps est le temps. Et il est des distances que la pensée seule peut franchir. Les pieds adhèrent au sol qui les a vus naître. La loi de la pesanteur le veut ainsi. Reste donc sur le sol de la civilisation comme sur un calvaire, il le faut. Sois un des messies de la régénération sociale. Fais luire ta parole comme un glaive, Plonge-la nue et acérée au sein des sociétés corrompues, et frappe à la place du cœur le cadavre ambulant de l’Autorité. Appelle à toi les petits enfants et les femmes et les prolétaires, et enseigne-leur par la prédication et par l’exemple la revendication du droit au développement individuel et social. Confesse la toute-puissance de la Révolution jusque sur les degrés de la barricade, jusque sur la plate-forme de l’échafaud. Sois la torche qui incendie et le flambeau qui éclaire. Verse le fiel et le miel sur la tête des opprimés. Agite dans tes mains l’étendard du progrès idéal et provoque les libres intelligences à une croisade contre les barbaresques ignorances, Oppose la vérité au préjugé, la liberté à l’autorité, le bien au mal. Homme errant, sois mon champion ; jette à la légalité bourgeoisiale un sanglant défi ; combats avec le fusil et la plume, avec le sarcasme et le pavé, avec le front et la main ; meurs ou... Homme martyr, crucifié social, porte avec courage ta couronne d’épines, mords l’éponge amère que les civilisés te mettent à la bouche, laisse saigner les blessures de ton cœur ; c’est de ce sang que seront faites les écharpes des hommes libres. Le sang des martyrs est une rosée féconde, secouons-en les gouttes sur le monde. Le bonheur n’est pas de ce siècle, il est sur la terre qui chaque jour se révolutionne en gravitant vers la lumière, il est dans l’humanité future !…

Hélas ! tu passeras encore par l’étamine de bien des générations, tu assisteras encore à bien des essais informes de rénovation sociale, à bien des désastres, suivis de nouveaux progrès et de nouveaux désastres, avant d’arriver à la terre promise et avant que toutes les craties et les archies aient fait place à l’an-archie. Les peuples et les hommes briseront et renoueront encore bien des fois leurs chaînes avant d’en jeter derrière eux le dernier maillon. La Liberté n’est pas une femme de lupanar et qui se donne au premier venu. Il faut la conquérir par de vaillantes épreuves, il faut se rendre digne d’elle pour en obtenir le sourire. C’est une grande dame qui est fière de sa noblesse, car sa noblesse lui vient du front et du cœur. La Liberté est une châtelaine qui trône à l’antipode de la civilisation, elle y convie l’Humanité. Avec la vapeur et l’électricité on abrège les distances. Tous les chemins conduisent au but, et le plus court est le meilleur. La Révolution y a posé ses rails de fer. Hommes et peuples, allez !!!

L’Idée avait parlé : je m’inclinai…



Fin de la deuxième partie.