Albert Mérican (p. 97-101).


XV

UNE VISITE OFFICIELLE


La nuit emporte les pensées sombres.

Le jour est revenu. J’ai admirablement dormi. Je me sens la tête libre, le corps dispos.

Le docteur est venu « pour la dernière fois », a-t-il déclaré d’un ton satisfait… Brave docteur ! Il ne pousse pas à la visite. Il m’a démomifié la tête.

Plus de bandelettes, quelle joie. Je reprends figure humaine.

Oh ! je ne suis ni un Adonis, ni un Apollon, ni un Antinoüs, pas même un Méléagre. Je reconnais que je possède cette structure anglaise, très correcte, mais un peu anguleuse, un peu « taillée à la hache » ; seulement j’étais enchanté de retrouver ma structure sans bandelettes.

Certains se réjouissent de ce qu’ils ont ; moi, je suis content de ce que je n’ai plus.

Je fis une toilette soignée, pendant laquelle, je me souviens avoir siffloté une foule d’airs que je croyais avoir oubliés.

J’éprouvais une satisfaction de gamin, à la pensée d’aller rendre visite, après le déjeuner, à cet excellent comte de Holsbein.

Je me représentais la physionomie hétéroclite de mon « assassin ».

Évidemment, cela le gênerait quelque peu de recevoir les félicitations de sa victime. Ce serait une chose à raconter en vers… très libres et humoristiques, sous un titre approprié.

Le Meurtrier et son assassiné,
fable réaliste.

Au demeurant, ma vengeance serait douce. Et le comte lui-même devrait reconnaître que si je ne pouvais oublier les injures, du moins, j’en pratiquais parfaitement le pardon.

Et je me déclarais avec la plus agréable satisfaction de moi-même, que j’avais une exquise petite nature d’apôtre joyeux ou de « Premier Chrétien » blagueur.

Concepcion arriva par là-dessus aux nouvelles. Et comme elle en venait chercher, ce fut elle qui m’en donna.

Miss Niète et elle-même, dès une heure et demie, s’en iraient au Parc de Madrid, afin de ne pas se trouver à la Casa Avreda, lors de ma venue. Ma chère engagée craignait de se trahir, de laisser supposer à son père que j’étais en tiers dans leur douloureux secret.

— Ah ! mignonne, si vous aviez connu le Puits du Maure.

Puis, pareils détails ne pouvant suffire à l’activité de la langue de la camériste, elle me confirma le départ de Wilhelm Bonn pour la France, très fière de constater en passant qu’elle avait prévu cela par avance, en lui voyant préparer sa valise.

Après quoi, elle m’informa que M. de Kœleritz délirait toujours dans son lit, et que le médecin du roi avait déclaré que le malade était sûrement un intoxiqué par l’opium ou par quelque substance analogue.

— Un fumeur d’opium ou d’analogue, s’exclamait la bonne fille, prenant le qualificatif pour un poison… Dire que l’on confie le commerce entre les peuples à des gens pareils. Santa Maria, c’est à craindre d’ouvrir une confiserie sur le Prado.

Elle s’avisa heureusement qu’il était temps de réintégrer la Casa Avreda, si elle voulait déjeuner avant d’accompagner sa jeune maîtresse à la promenade, et elle partit en coup de vent, avec cette allure envolée qu’ont les personnes inexactes, toujours au galop parce que toujours en retard.

Elle m’avait amusé, ce qui ajouté à ma prédisposition naturelle, me fit descendre au grill room dans le plus heureux état d’esprit.

Le déjeuner en subit le contre-coup.

Jamais ville assiégée n’eut à soutenir plus vigoureux assaut.

Je fis une hécatombe des divers mets ; je dois ajouter, pour être sincère, que j’aurais été tout à fait incapable de dire ce que j’avais mangé.

Je dévorai… distraitement. Le repas ne m’apporta pas une distraction ; mais ma distraction accentua mon repas jusqu’au pantagruélisme… Salut, ô Rabelais, toi qui me permets d’user d’un mot aussi copieux.

Deux heures moins le quart. En route… Allons serrer la main à mon assassin.

Je sors du pas d’un flâneur, qui ne souffre d’aucune privation, je m’engage dans la Carrera San Geronimo, et, à deux heures moins trois minutes (mon souci d’exactitude me donne un air de chronomètre à échappement), je me fais annoncer chez M. le comte de Holsbein.

On m’introduit dans son cabinet de travail, où il s’est retiré aussitôt après avoir déjeuné.

Nous sommes en présence.

J’aime mieux vous dire tout de suite qu’il ne manifesta pas le moindre embarras.

C’est un homme de bronze, ou bien il estime que ma vie est une quantité négligeable qui n’est pas matière à préoccupation.

J’aime mieux le croire en bronze, c’est moins blessant.

— Monsieur Max Trelam… Prenez donc la peine de vous asseoir.

Pas plus compliqué que cela, son accueil.

Il est assis devant son bureau aux cuivres empire. Il s’est soulevé à mon entrée, s’est laissé retomber sur son siège.

Ma parole, je crois que je suis le plus interloqué de nous deux.

L’assassiné est gêné devant son assommeur.

Décidément, toute velléité d’amour-propre écartée, il est en bronze… Plus dur encore, en acier chromé, vous savez, cet acier dont on cuirasse les navires de guerre et que les obus de 305 ne parviennent pas à entamer.

La réflexion me remet d’aplomb. Un reporter du Times est un être raisonnable, qui ne saurait avoir la présomption de faire mieux qu’un obus de 305.

— J’ai su, reprit-il, par ma fille, que vous alliez de mieux en mieux, et je m’en suis réjoui.

— Ah !

On serait surpris à moins, n’est-ce pas ?

Un monsieur vous assomme d’un coup à abattre un bœuf, et il vient vous dire ensuite, avec le sourire :

— Je me réjouis de voir que cela va mieux.

— Vous n’en doutez pas, j’espère, insista-t-il avec le mauvais goût le plus évident.

Il se moquait de moi. Un moment, il me sembla qu’entre sa face moqueuse et ma main, il n’y avait que l’épaisseur d’une gifle…

Mais je me souvins à temps qu’il était le père de Niète, que de ce rhinocéros était née une fleur (quelle singulière botanique !) et ma main, très surexcitée, me pinça outrageusement la hanche… La pauvre, il fallait bien qu’elle passât son irritation sur quelque chose.

Se douta-t-il jamais que le bon ange qui, à ce que m’enseigna jadis ma nourrice, veille sur chacun de nous, avait pris les traits chéris de Niète pour lui épargner une partie de gifling, où le tour de main britannique eût certes infligé à l’Allemagne une cuisante défaite.

Peu importe ! Je trouvai l’énergie de sourire, comme si son amabilité avait été du meilleur aloi, et du ton le plus amène :

— À ce propos, permettez-moi de vous remercier d’avoir autorisé Miss Niète à venir au chevet d’un blessé. Une telle infirmière ferait rendre grâce à un assassin.

Attrape… Cela est un coup droit, j’imagine.

Eh bien, il n’est pas non plus en acier chromé… C’est pire encore… je ne connais pas le métal dont il fut forgé.

Avec une tranquillité parfaite, il plaisanta :

— Ne dépensez pas inutilement vos « grâces », je vous ai envoyé ma fille, non comme garde-malade, mais comme messagère.

Ah ! il allait carrément au but, le comte.

Cet homme est un abîme d’inconscience, que dis-je, deux abîmes, trois abîmes, une chaîne d’abîmes.

Il ne m’eût pas rappelé un coup de bridge, de poker ou autre, avec plus d’indifférence polie.

Et, influence de la dimension en quoi que ce soit, je me surprenais à m’étonner devant cette gigantesque insouciance du crime comme devant une vertu anormale.

Je n’allais pas jusqu’à songer pour lui à un prix Montyon ; mais, en vérité, c’était tout juste.

Il profita de mon indécision. D’un ton plein de désinvolture, il poursuivit :

— Donc, l’incident est réglé… Sans doute, il en peut naître d’autres. Vous êtes Anglais, je suis Allemand… Nous ne considérons pas l’archéologie du même côté de la barricade.

Audace ! audace ! il répétait même les mots de notre conversation dans le sous-sol de l’Armeria… Il allait toujours.

— Ceci n’est pas pour me préoccuper ; la lutte, le struggle for life, comme vous dites vous autres, les insulaires, est la nécessité même de l’existence. Donc, le sage est sur la défensive. Garde-toi ; je me garde. Je n’y insiste pas… Mais vous avez tout à l’heure parlé de ma fille… Vous m’avez l’autre jour demandé sa main… et c’est de cela que je veux vous entretenir.

Il ferma le poing d’un air menaçant, peut-être sans se rendre compte de ce mouvement réflexe de ma pensée, et la voix soudainement durcie, il ajouta :

— Car je l’aime, ma Niète, elle est même le seul être que j’aime au monde, et je ne veux pas qu’elle souffre d’une situation… Il hésita un instant et enfin acheva d’un accent voilé… qu’elle n’a pas créée.

Il y avait du fauve dans l’expression de la tendresse de cet individu.

Son torse robuste se cambrait, sa tête puissante se rejetait en arrière, on sentait tous ses muscles tendus vers le désir de broyer celui qui lui apparaissait ennemi.

À tout hasard, je me renversai légèrement dans mon fauteuil, et je croisai la jambe droite sur la jambe gauche.

Dans cette position, en cas d’attaque brusquée, je possède une certaine parade du pied, de bas en haut, qui asseoit un adversaire, ainsi que disent les professionnels de la lutte, avec une puissance irrésistible de persuasion.

Je me repentais maintenant d’avoir mis à la laisse le soufflet que, tout à l’heure, ma main brûlait de détacher.

Dans le combat, il y a avantage et satisfaction à frapper le premier.

Nous nous regardions comme deux coqs de combat.

Il me sentait sur la défensive. Préparer la guerre, c’est semer la paix.

Ses nerfs se détendirent, il prit une pose abandonnée et riant d’un rire, où un reste de colère jetait un son faux :

— Allons, allons, expliquons-nous paisiblement… On n’ajoute rien à la clarté avec une tête fêlée.

— Une ou deux, rectifiai-je en appelant sur mes lèvres, le plus gracieux de mes sourires.

— Une ou deux, comme vous l’exprimez, consentit-il sans difficulté.

Et se couchant presque sur son siège, allongeant les pieds sur le paravent de cuivre déposé devant la cheminée pour l’abriter du rayonnement direct de la flamme, il m’indiqua d’un coup d’œil qu’il se mettait volontairement dans l’impossibilité de me surprendre par une attaque soudaine.

C’était clair, précis, évident.

Pour ne pas être en reste de confiance, je décroisai mes jambes et repris une attitude plus correcte, mouvement qu’il accueillit par un hochement de tête approbateur.

— Fumez-vous ? fit-il gracieusement.

— Oui, j’ai ce vice… Je brûle un nombre incalculable de cigarettes.

— Veuillez donc allonger le bras… Dans la boîte de Spa, à l’angle de la cheminée. Je ne vous la passe pas moi-même, parce que je suis assis dans une position qui m’interdit de bouger.

Je m’étais levé. J’avais pris une cigarette, je l’allumai.

Et comme il faut toujours montrer à son adversaire que l’on ne craint rien de lui, je laissai tomber négligemment :

— En effet, votre attitude n’est pas naturelle. Et si elle ne vous est pas commandée par une infirmité quelconque, je serais ravi de vous en voir changer. C’est du pur égoïsme… Je me fatigue à vous voir ainsi.

Il ne se le fit pas répéter.

Un instant après, il s’était installé commodément dans son fauteuil de bureau, et d’un ton où plus rien n’apparaissait de la rage passée :

— Causons, voulez-vous ?

— Très volontiers.

— Vous êtes intelligent.

Je m’inclinai, parce que l’on s’incline toujours devant une appréciation flatteuse. Ce fut involontaire, mais l’habitude a une telle emprise sur nous.

— Vous êtes intelligent… certainement brave… Reporter du Times, excellente référence qui ouvre toutes les portes et permet toutes les curiosités.

J’allais me récrier, trouvant l’ironie un peu forte, il me prévint.

— Je ne plaisante plus. Je livre ma pensée sans détours. Prenez mes paroles comme elles sont prononcées. Je sais rendre justice même à mes ennemis.

— Ennemis est beaucoup dire.

— C’est dire simplement ce qu’il est impossible de ne pas affirmer.

— Pourquoi ?

— Vous êtes Anglais.

Diable d’homme. Comme Anglais évidemment, dans les circonstances actuelles, je ne pouvais que lui être ennemi irréconciliable. Toutefois, j’essayai de lui faire admettre un « distinguo ».

— Permettez, ennemi, en tant qu’unité de race différente, je n’en disconviens pas… Mais l’homme que je suis n’est pas hostile de propos délibéré à l’homme que vous êtes ; et de cela vous devez être certain… Je fais pour vous tous les vœux que mon loyalisme et mon amour me permettent de concilier, parce que vous avez à mes yeux un titre sacré. Vous êtes le père de Miss Niète.

Il secoua violemment la tête, ses yeux s’animèrent.

— C’est précisément comme « père » que je veux vous entretenir pendant que je vous tiens, pendant que cette visite, non cherchée par moi, m’assure contre les interprétations inquiètes de… mon entourage.

Puis, effaçant toute trace de l’émotion intérieure que ces dernières paroles m’avaient laissé deviner, il reprit d’un accent enjoué, plein de bonhomie :

— Nous nous sommes vus tous deux à l’Armeria, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais en disconvenir, approuvai-je.

Et me passant comiquement la main sur la nuque, en évitant d’appuyer… car l’endroit était encore le siège d’une douleur que le plus léger contact réveillait, je m’en étais bien aperçu le matin, en me brossant les cheveux.

— Je le saurais d’autant moins que le souvenir est gravé là.

Il daigna saluer la plaisanterie d’un rire épanoui.

— Bon ! bon ! on ne grave que sur les temples. Jamais les graveurs ne se sont exercés sur des masures.

Le comte décidément avait une façon originale d’envisager les choses, et gagné par sa jovialité, je ripostai :

— Merci pour mon temple ; mais, entre nous, je préfère qu’il n’y soit ajouté aucun ornement. J’invite les sculpteurs ou autres à des travaux éloignés de mon sanctuaire.

— Oh ! déclara-t-il, ils sont bien loin, et jamais même l’idée ne leur serait venue d’ajouter à une œuvre qui se suffit à elle-même. — On n’est pas plus gracieux ! — si les circonstances ne leur en avaient fait un devoir impérieux…

— Oh ! impérieux !…

Je me récriais, vous pensez… Ce devoir de me casser la tête !

— Mais si, mais si, vous avez tort de protester contre l’évidence.

— L’évidence n’est point évidente pour mon intellect.

— Mais si, vous allez être de mon avis. Nous nous rencontrons à l’Armeria. Avant même d’avoir échangé une parole, nous savions qu’en archéologie, nous représentions deux écoles rivales.

Ceci, je ne pouvais le nier. J’acquiesçai d’un signe de tête. Le geste lui sembla suffisant, car il continua paisiblement :

— Un choc était inévitable ; il fallait, suivant l’expression maritime, être abordeur ou abordé. Vous-même, je pense, agitiez des pensées de cet ordre, quand, je m’en excuse, j’allai un peu plus vite que vous.

Ah ! qu’en termes galants ces choses étaient dites.

Vraiment, le crime perd toute son horreur quand il est exprimé ainsi.

Aller un peu plus vite que moi, délicieux euphémisme pour énoncer que j’avais été assommé, et que mon interlocuteur sans doute ressentait un certain mécompte à constater qu’il ne m’avait pas plus assommé que cela.

— Soit ! j’admets tout ce qu’il vous conviendra. Mais, je vous avoue en toute franchise, que je ne perçois pas du tout vers quel but tend ce préambule… De l’esprit, des mots heureux, mais pas d’indication nette.

— Nous y arrivons, fit-il plus gravement, nous y arrivons.

Mais au moment où il ouvrait la bouche pour reprendre le fil de son discours, la porte s’ouvrit brusquement.

Un laquais parut, et comme le comte s’exclamait d’un ton de mauvaise humeur :

— J’avais ordonné que l’on ne me dérangeât pas…

Le domestique répliqua :

— On aurait observé comme toujours les ordres de Monsieur le comte ; mais un lieutenant de miquelets est là… il désire voir Monsieur le comte, à qui il a à transmettre une communication de l’Administration.

Nous sursautâmes tous deux.

Les sourcils de M. de Holsbein s’étaient contractés… Une même pensée avait rebondi sous nos deux crânes.

Sa qualité d’espion avait-elle été révélée à l’Administration ?

Cependant, il se domina et congédia le laquais par ces mots :

— C’est bien. Veuillez conduire ici cet officier de miquelets.

Je crus devoir me lever et me retirer, mais le comte me retint.

— À quoi bon. Je n’ai plus rien à vous cacher maintenant. Ce brave militaire ne vous apprendra rien que vous ne sachiez déjà.

— Votre confiance m’est agréable, mais…

Il m’interrompit sans façon :

— Ma confiance ?… Allons, ne vous gaussez pas de moi à votre tour… Ma confiance !… Nous n’avons pas fini de causer, voilà tout.

Le laquais reparaissait, s’effaçant pour laisser passer l’officier de miquelets avec, ce qui caractérise l’uniforme de cette troupe spéciale, ses gants verts.