Albert Mérican (p. 92-96).


XIV

LA TANAGRA VIVANTE


Oh ! cette cinquième journée… Quelle joie. Le médecin-docteur permettait une sortie de son malade…

Oh ! pas longue ; non, pas longue… Une demi-heure… Un tour de la Puerta del Sol.

Si je supportais bien cette première épreuve, le praticien me signerait le lendemain mon exeat.

Ah ! combien la promenade me parut excellente.

Au bras de Niète, je sortis.

Nous parcourûmes lentement la Puerta del Sol, encombrée ainsi qu’à l’ordinaire par des groupes oisifs, bavards, gesticulants.

Nous devions trancher sur les autres par notre calme, notre recueillement.

Le mot n’est point trop fort. Le sentiment de la convalescence, de la vie recouvrée, a quelque chose de religieux.

Il semble que l’esprit a entrevu l’insondable, derrière les portes de la mort un instant entr’ouvertes, et qu’il revient de ce voyage avec un brouillard d’infini dans les yeux.

Et quand on aime… oh ! alors la reconnaissance est divine… C’est le bond ailé qui, du tombeau, vous porte aux apothéoses.

J’essaie d’expliquer ce qui était en nous, en ma chère petite aimée, en moi-même.

Et je dois reconnaître mon incapacité.

Aussitôt que l’on veut exprimer avec justesse une idée qui n’est pas tout à fait terre à terre, on s’aperçoit que les vocables utiles n’ont jamais été créés.

On trouve des à peu près, aussi loin de ce que l’on éprouve, qu’un ver luisant est du soleil. Aussi, peut-on affirmer que les gens qui n’obéissent pas à un besoin de vague chiqué littéraire, se reconnaissent invariablement par cette caractéristique. Ils se taisent dans l’impuissance de dire un sentiment vrai.

Les autres pérorent, et par cela seul, ils mentent, car ils ne s’aperçoivent pas qu’ils affirment avec des mots n’ayant aucune valeur d’affirmation.

Donc, je me bornerai à dire que nous étions très, très heureux, sans plus.

Concepcion, elle, bavardait pour nous trois.

Que disait-elle. Le sais-je. J’ai cru me souvenir plus tard qu’elle nous avait annoncé notamment le départ de Wilhelm Bonn, le secrétaire du comte, à destination de la France, Paris et Berlin. Mais pour l’instant, je n’attachai aucune importance à ses racontars.

Que m’importaient Wilhelm Bonn, et son maître, et le monde.

Niète était auprès de moi, son doux profil se dessinait à mes yeux, pur, candide et mystérieux un peu, car toute âme de jeune fille renferme un coin de mystère.

Ses grands yeux se fixaient de temps à autre sur moi, et il me semblait que mon sang se réchauffait sous ses regards.

L’obscurité s’annonçait par son avant-courrier le señor Crépuscule… Déjà, il fallait se séparer.

Bah ! demain, la promenade sera plus longue. Aussitôt après le déjeuner, j’irai rendre visite au comte de Holsbein, pour le remercier d’avoir permis à sa chère enfant de venir illuminer de sa présence aimée le chevet d’un malade, et puis après, nous irons, nous irons ici ou là, mais ensemble.

Niète parut touchée de mon projet.

Pauvre mignonne, si elle avait su !…

— À demain.

— À demain.

Un instant, je la regardai s’éloigner, puis avec la petite mélancolie du jour qui s’éteint, de la fiancée qui disparaît, je rentrai à l’Hôtel de la Paix.

Sous le vestibule, dans un cadre ad hoc, le « manager » toujours soucieux du confort, sachant d’ailleurs qu’un des premiers besoins du confort moderne, est d’être renseigné sur tous les potins mondiaux, des bandes de papier, zébrées de lignes de caractères bleus, étaient collés.

Des clients se pressaient, en face de ces « dépêches par fil spécial », car certains hôteliers ont aussi leur fil spécial ; ils lisaient avidement, pensant élargir leur vie en la dépensant à s’occuper sans nécessité d’une foule de choses qui ne les concernaient point.

J’entendis au passage des réflexions :

— L’état de M. de Kœleritz reste stationnaire.

— Impossible toujours de diagnostiquer la maladie.

Mais je passai sans m’arrêter, peut-être parce que, seul, je savais la cause et le but du mal qui clouait au lit le délégué allemand.

J’atteignais le pied de l’escalier accédant à ma chambre, quand une voix, dont le timbre était demeuré impressionnant à mon oreille, prononça tout près de moi :

— Sir Trelam, si je ne me trompe.

Je m’immobilisai d’un coup. Je regardai et me trouvai tout interloqué. La marquise de Almaceda, la « Tanagra vivante » était là, devant moi.

Elle était plus pâle que lors de notre première rencontre, à la réception du comte de Holsbein Litzberg. Un cercle légèrement bistré meurtrissait l’entour de ses yeux, et, sur son visage flottait, si l’on peut ainsi rendre l’impression, un voile d’indéfinissable tristesse.

Elle me tendit la main, sans fausse réserve, et de sa voix chantante, elle reprit :

— Je ne pense pas que vous soyez surpris de me voir… Parfois le hasard d’une seule entrevue fait que l’on se sépare ensuite d’un ami…

Je m’inclinai, ne trouvant rien à répondre.

Elle continua, avec un visible effort :

— Tel fut mon cas, le soir… à la Casa Avreda.

Et, réussissant à amener sur ses traits mélancoliques, une expression d’enjouement factice :

— Avant de quitter Madrid, j’ai voulu prendre des nouvelles d’un ami blessé.

Elle avait accentué le mot ami, au point de me causer un trouble que je n’analysai point.

— Vous partez ?

Ma question si simple amena une contraction fugitive de son visage. Il me sembla qu’un soupir contenu soulevait sa poitrine, et elle répliqua avec une évidente tristesse :

— Il est des choses que l’on doit faire, encore qu’elles déplaisent ou même qu’elles sont pénibles.

C’était presque une confidence.

Et nous nous rencontrions pour la seconde fois.

Cette réflexion, je ne la fis pas à l’instant même. Le ton dans lequel la marquise avait lancé la conversation m’avait fait oublier qu’en réalité, nous étions, au moins logiquement, des inconnus un instant rapprochés par une soirée mondaine.

Elle secoua la tête, comme lorsque l’on chasse une pensée importune, et sa voix ayant reconquis sa fermeté :

— Laissons cela… Je pars et rien ne saurait empêcher mon départ. C’est pour parler de vous que je suis venue.

Puis, avec un sourire mélancolique :

— Comme le Maître Jacques de l’Avare, vous me représentez un être double : le correspondant du Times et… l’ami. J’ai affaire à tous les deux.

— Auquel d’abord, fis-je, entrant ainsi de loin dans le dialogue de Molière.

— Au correspondant ; à celui-ci j’apporte des « informations », à la faveur desquelles, il acceptera peut-être quelques conseils à l’ami.

Sous le ton plaisant, je sentais des pensées graves.

— Mais nous ne pouvons causer ici, interrompis-je. Pardon de n’y avoir pas songé plus tôt. Voulez-vous me permettre de vous conduire au salon de lecture, où, ajoutai-je avec une affectation de « manière de cour », les deux incarnations de Maître Jacques seront charmées de vous écouter, qu’il s’agisse d’informations ou de conseils.

Un instant plus tard, nous étions assis dans le salon.

Un canapé court, campé de guingois dans un angle, nous assurait un isolement suffisant.

Et la regardant assise, avec je ne sais quoi de las dans l’attitude, ses mains croisées, s’abandonnant sur ses genoux, elle m’apparut comme une statue de la détresse.

Certains êtres sont marqués dès leur naissance. Ils portent par avance les stigmates de ce qui sera la dominante de leur existence.

La Tanagra était évidemment vouée à la souffrance.

Sa robe noire, très simple, mais de suprême élégance, sa redingote de velours, tout accentuait le côté douloureux de la femme.

S’aperçut-elle que je l’observais. Perçut-elle la pitié inconsciente, informulée même vis-à-vis de moi.

Elle sembla me remercier du regard. Après quoi :

— Monsieur le correspondant du Times… la maladie de M. de Kœleritz vous montre que certain document n’est pas revenu entre les mains de ses légitimes propriétaires.

— Je l’ai pensé. Sir Lewis Markham me l’a donné à entendre.

— Bien. Avez-vous également remarqué que, dans les jardins de l’Armeria, M. le comte de Holsbein fut découvert étendu devant une petite porte s’ouvrant sur les resserres du Musée ?

Je n’étais plus à m’étonner d’entendre expliquer les choses qui m’échappaient. La marquise, du reste, depuis l’aventure de la Chambre Rouge, m’apparaissait devoir être parfaitement renseignée.

Aussi, sans me perdre en questions oiseuses, auxquelles du reste, elle n’aurait vraisemblablement pas répondu, je dis tranquillement :

— Non, ceci n’avait pas attiré mon attention.

— C’est un tort. Car ceci prouve que, après vous avoir abattu, le comte est revenu sur ses pas, qu’il allait sans doute rentrer dans le musée, au moment où il a été renversé à son tour.

Elle marqua un temps et conclut :

— Donc, les papiers importants sont encore dans leur cachette, et cette cachette se trouve entre le Puits du Maure et les murailles de l’Armeria.

Je sursautai.

— En ce cas, facile à découvrir.

Elle secoua la tête.

— La maladie de M. de Kœleritz doit vous démontrer le contraire. Quand on immobilise ses ennemis, c’est que l’on craint leurs actions. Si le document avait été découvert, il eût été inutile de recourir à des moyens aussi compliqués que la fièvre et le délire.

Et comme j’inclinais la tête d’un air absolument convaincu, elle acheva :

— Voici pour le correspondant du Times, pour compléter sa documentation… Ah ! j’ajoute ceci… M. de Holsbein voulait vous tuer, celui qui l’a frappé ne voulait que l’étourdir ; vous comprenez pourquoi vos blessures n’ont pas présenté la même gravité.

Et doucement :

— Voilà qui est fait. Vous ferez le récit sensationnel que je veux que vous fassiez au Times, sans lacunes d’aucune sorte.

— Il en reste une, murmurai-je.

— Dites, je la comblerai, s’il est possible.

— La « cause » de la maladie du délégué M. de Kœleritz ?

Elle dit en démasquant ses dents blanches, dont la fine nacre s’irisait sous les rayons tombant des lustres :

— Une sorte de haschich ; un composé d’extrait de chanvre et d’autres végétaux.

— Merci.

— Maintenant, je vais passer aux conseils.

L’Ami ; — derechef, elle appuya sur ce mot. — L’ami me permettra-t-il de tout dire ?

— Tout, répliquai-je sans hésiter.

— Même si mes paroles égratignent son cœur ?

Sous mon regard étonné, elle expliqua :

— Oh ! ne croyez pas à une indiscrétion banale. Dites-vous que la souffrance que cause l’amitié, n’est jamais que le réflexe de la souffrance ressentie par cette amitié.

Je crois bien qu’à toute autre personne, j’aurais déclaré n’avoir point besoin de conseils. De façon générale, j’ai horreur de cette manière équivoque de nous contrarier et de blâmer notre conduite.

Mais dans l’accent de la « Tanagra », il y avait quelque chose d’impressionnant que je ne saurais définir. Je sentais si évidemment qu’en face de moi se tenait une âme exempte de banalité, supérieure de cent coudées à l’âme problématique de la moyenne des foules, que je prononçai avec une bonne foi absolue :

— De vous, j’entendrai tout avec reconnaissance.

Elle eut un geste brusque, sa main se leva jusqu’à ses yeux, qu’elle voila une seconde.

Quand elle la retira, il me sembla que ses prunelles si claires s’étaient troublées… On eût cru une légère buée sur un miroir.

Mais sa voix sonna ferme :

— D’abord, ne vous jetez plus dans des expéditions où vos fonctions ne vous appellent pas… Vous avez été blessé une première fois…

— Bah ! je n’y pense plus.

— Il faut y penser… Vous auriez pu mourir…

La sympathie pour moi vibrait, indéfinissable, dans l’accent dont elle prononça cette dernière phrase.

C’était le reproche d’une sœur au frère imprudent. Et comme j’étais sûr moralement que mon interlocutrice ne jouait là aucune comédie sentimentale, je me demandai, je m’en souviens, comment j’avais pu mériter l’émoi fraternel que je sentais m’envelopper.

L’impression fut fugitive. La marquise reprenait :

— Après vous avoir plaint, je dois vous gronder, et l’appel à votre raison aura peut-être plus d’action sur vous que l’appel à votre prudence. En agissant sans ordres, vous risquez de compromettre l’existence des autres. Qui sait si l’insuccès d’une affaire scrupuleusement préparée, ne provient pas de votre intervention.

L’idée m’en était déjà venue.

Je l’avais chassée, comme l’on chasse une mouche importune.

Car certaines idées sont agaçantes, à l’égal de la bestiole ailée qui bourdonne, entêtée, autour de votre nez, avec la volonté évidente de transformer cet appendice olfactif en canapé de repos.

Seulement, exprimé par la « Tanagra », la « mouche » vainquit toutes mes résistances d’amour-propre.

Je courbai la tête.

La marquise reprit vivement :

— Ne soyez pas dur pour vous. Vous ignoriez. Vous avez agi en bon Anglais et en courageux gentleman. Le blâme ne saurait aller à qui a su s’imposer un devoir dangereux.

Ma confusion augmentait. Je savais bien avoir obéi surtout à ma satanée curiosité professionnelle.

— Une erreur, continua-t-elle doucement, et sa voix me berça délicieusement, une erreur n’est point une faute. Vous avez compris que la « bonne intention » n’est point toujours le chemin de « l’utile action ».

J’arrive au point délicat de mes conseils.

La jeune femme ou jeune fille — je ne sais auquel m’arrêter, car la singulière Tanagra semblait enfermer une âme d’expérience, de douleurs séculaires dans un corps de vingt ans à peine… Enfin, la marquise eut une aspiration profonde.

On eût cru qu’en ce point de notre entretien, la respiration lui manquait.

Je voulus l’encourager, lui répéter que d’elle, phénomène échappant à tout raisonnement, j’écouterais sans peine ce que je n’entendrais patiemment de nulle autre.

— Parlez sans crainte, commençai-je…

Elle m’interrompit du geste.

— Vous vous méprenez sur mon sentiment…

Ne cherchez pas à comprendre, celui qui ressent la douleur est seul à savoir où siège sa souffrance.

Puis, par un effort volontaire, contraignant son visage au sourire qui, malgré tout, m’apparut navré :

— Comment avez-vous pu aimer Niète de Holsbein ?

— Je l’aime, répondis-je avant même d’avoir songé aux mots devant exprimer ma tendresse.

Oh ! le regard étrange, profond comme la nuit, avec au loin, à l’infini, une lueur tremblotante comme une agonie d’étoile.

— La fille d’un espion, fit-elle presque durement.

— La femme d’un loyal gentleman, voulez-vous dire.

Elle me regarda et je fus bouleversé par ce regard.

Il y avait dans son rayonnement, un étonnement infini, de l’admiration, du regret… et en même temps l’indécision pénible de ceux que tourmente une pensée inexprimable, car elle ne doit pas être exprimée.

Cette analyse, je l’ai faite à la réflexion bien longtemps après.

Sur l’heure, je fus seulement troublé jusqu’à l’annihilement.

Elle s’était levée.

Je l’imitai machinalement.

Nous demeurâmes un moment debout, en face l’un de l’autre, comme inconscients de notre silence, de notre immobilité.

Enfin, d’une voix basse, comme lointaine, elle reprit :

— Pauvre Niète !… Elle est aimée… Oui, oui, vous avez raison… Les autres ne sont rien, quand on est aimée.

Une pause légère, puis elle continua :

— Elle a rencontré le seul homme peut-être qui pût l’amnistier de la tare de sa naissance… Heureuse Niète !

Pauvre Niète ! Heureuse Niète ! mots contradictoires qui ne se contredisaient point.

Ce n’était point leur sens qu’ils renfermaient. Ils se produisaient comme des palpitations d’âme, inexplicables à l’esprit, et que cependant l’âme comprend clairement.

Et le visage de la marquise de Almaceda se rembrunit soudain.

Avec une sorte d’angoisse prophétique, elle acheva :

— Et cependant, ayez peur, ayez peur… Le monde est impitoyable. Patriotisme, dévouement, courage, amour, rien n’est compté à l’espion, ni aux siens, fille, femme… ou sœur. Le mot qui flagelle, les marque à jamais… Espion ! race d’espions !… Oh ! je sais bien, le monde est injuste, féroce, stupide… ; mais il est tel.

Je l’écoutais, le cœur étreint par quelque chose d’horriblement pénible qu’il m’eût été impossible d’analyser.

Brusquement, la « Tanagra » s’interrompit.

— Je suis folle, dit-elle.

Elle me saisit la main, la serra violemment, me jeta un bref :

— Adieu !

Où tintait comme un glas des espoirs.

Et elle se dirigea vers la porte du salon de lecture.

Je voulus l’accompagner, obéissant machinalement à la plus élémentaire politesse.

Mais elle me cloua sur place d’un geste coupant, autoritaire, ouvrit la porte et disparut, me laissant dans un désarroi indescriptible.

Regrettais-je de n’avoir pas percé le mystère de cet esprit qui venait de panteler devant moi ; ou bien étais-je heureux de me retrouver seul, de pouvoir orienter ma pensée vers ma chère Niète, sans à-coups, sans heurts, sans terreurs sibyllines ?

Il devait y avoir des deux.

C’est égal, la fêlure de mon crâne était en bonne voie de cicatrisation, puisque je supportais sans fièvre des conversations aussi fatigantes.