Albert Mérican (p. 101-105).


XVI

LE MIQUELET


Pas mal du tout, ce lieutenant, en dépit de son titre de miquelet, qui porte à rire, quand on a vu défiler les troupes appartenant à cette arme.

Vingt-sept ou vingt-huit ans, le visage régulier, la taille peu élevée, mais cependant un peu supérieure à la moyenne espagnole, il se présenta fort convenablement.

— Monsieur le comte de Holsbein m’excusera ; mais un ordre de l’Administration m’obligeait à insister pour être introduit en sa présence.

— Ne vous excusez pas, lieutenant… et venez au fait, je vous prie.

L’officier me regarda du coin de l’œil, semblant se demander s’il pouvait exposer son message en ma présence.

— Monsieur est un autre moi-même, s’empressa de déclarer le comte qui ajouta aussitôt, l’inquiétude qui le tenait à cet instant n’étant point suffisante à réfréner son besoin de persiflage… un autre moi-même ; nous établissions justement un parallèle entre nous, quand on vous a annoncé.

Joli le parallèle, où il me démontrait, qu’après avoir assommé les gens, on est encore capable de les « raser ». C’est je crois l’expression de mes confrères français.

Le miquelet, lui, ne se douta pas que les paroles prononcées pussent exprimer autre chose, que leur sens littéral et, de très bonne foi, il me salua respectueusement, avec la considération due à l’autre soi-même du riche comte de Holsbein Litzberg.

— Je m’explique donc, Monsieur le comte.

Et posément, narrant avec méthode, en décomposant, indiquant ainsi qu’aux yeux du lieutenant l’art oratoire apparaissait tel un maniement d’armes, il raconta :

— Ce matin, vers la dixième heure, le train international express Madrid-Irun-Paris-Cologne-Berlin arrivait en gare frontière d’Irun, avec deux heures trente-cinq de retard seulement, ce qui, je le fais remarquer en passant, constitue le record d’exactitude de l’année.

Je pensai à part moi que le miquelet eût été plus adroit de ne pas insister sur ce point. J’oubliais qu’en Espagne, la lenteur et l’irrégularité des trains est telle que le peuple qui ne manque pas d’esprit, a créé ce dicton :

« Si tu es pressé, enfourche une mule ;

« Si l’exercice est nécessaire à ta santé, promène-toi avec tes pieds ;

« Mais s’il te faut te dresser à la patience, sers-toi du chemin de fer. »

Lui, cependant, progressait dans son récit, avec une lenteur méthodique qui semblait empruntée au ferrocaril lui-même.

— Le chef de train courant le long du quai pour avertir les voyageurs qu’à Irun tout le monde descend, sauf les personnes utilisant des places de wagons-spécialisés, découvrit, étendu sur la banquette d’un compartiment de première classe, un señor profondément endormi.

Il tenta de le tirer de son sommeil par des appels réitérés.

— Eh ! señor ! Irun ! Tout le monde descend. Irun, frontière française… etc., etc.

Le voyageur continuait à ronfler de toutes ses forces.

Inquiet de cette faculté excessive de dormir, l’employé en référa à un inspecteur, lequel se précipita chez le sous-chef de gare, qui bondit chez le chef, et ces trois fonctionnaires, après une rapide délibération, décidèrent de descendre, à bras d’hommes, le dormeur qui ne paraissait point apte à descendre sur ses jambes.

Des hommes d’équipe, requis, transportèrent le voyageur inconnu dans le bureau du chef de station, où les joignit bientôt don Lorenzo Parfaragate, médecin de la Faculté de Séville, docteur ès soins sanitaires, lequel déclara que l’inconnu avait été endormi par les vapeurs du chloroforme, et que, selon toute vraisemblance, il se réveillerait dans un instant peu éloigné.

Cependant, l’on constatait que le patient avait subi un étrange traitement.

Ses chaussures lui avaient été enlevées. On eût beau fouiller les wagons remisés alors sur une voie de garage ; on ne retrouva aucune trace de ces souliers que, à son réveil, le dormeur affirma avoir été à ses pieds et être des souliers molière, lacés, de la pointure 42, en box calf bout verni.

Naturellement, cette assertion ne pouvait être mise en doute, car, il était certain que l’homme n’aurait pu gagner le train et s’y installer en portant seulement à ses pieds les chaussettes, rayées de vert et de rouge, qui les couvraient actuellement.

Je me tenais pour ne point rire.

Le miquelet nous récitait avec un sang-froid déconcertant le rapport administratif.

Seulement, il parlait depuis cinq bonnes minutes, et ni moi, ni le comte ne savions en quoi nous intéressait ce voyageur déchaussé.

Je voyais les traits de M. de Holsbein marquer une impatience grandissante, mais il jugeait probablement qu’interrompre un bavard n’a d’autre résultat que de prolonger son bavardage. Et il se contraignait à laisser le miquelet enfiler des phrases, les unes au bout des autres.

Celui-ci, du reste, montrait par ses gestes étudiés, ses expressions de physionomie, qu’il considérait, de par sa prose, nous offrir un régal littéraire tout à fait exceptionnel.

Très digne il reprenait :

— On devait donc supposer que le ou les malfaiteurs, l’emploi du chloroforme entraîne l’hypothèse criminelle, car vous savez mieux que moi-même, sans doute, señores… encore que mon expérience personnelle me donne voix au chapitre ; vous savez, dis-je, qu’en dehors des cas d’intervention chirurgicale, le chloroforme n’est point un condiment dont l’homme assaisonne son existence.

Or, dans l’espèce, il était évident que la chirurgie n’avait point eu à intervenir. Tout au plus, un bottier eût pu être mêlé à l’affaire, puisque le dormeur se trouvait privé de ses souliers.

— Mais enfin, s’exclama le comte, poussé à bout par l’intarissable et monotone discoureur, en quoi tout cela me concerne-t-il ?

À la bonne heure… Voilà une question sensée… Moi aussi, je désirais savoir.

Mais le lieutenant ne se troubla point pour si peu.

— Vous le saurez, señor comte, vous le saurez quand le moment sera venu ; mais un personnage de votre importance ne peut vouloir qu’une communication administrative manque de méthode. En toute chose, il importe de commencer par le commencement et de progresser ensuite logiquement vers la conclusion.

— Alors, progressez, lieutenant, progressez… En ce moment, nous marquons le pas.

La réflexion amena un sourire sous la moustache noire de l’officier.

— Très judicieux, fit-il d’un ton approbateur, je progresse, comme vous le désirez.

Et imperturbablement, il reprit son récit, là où il l’avait laissé.

Ah ! quand un Espagnol se mêle d’être flegmatique, il recule les limites du flegme tolérable.

— Nous disons donc que des criminels ont assurément « chloroformé » notre voyageur.

Ce qui militait encore en faveur de cette hypothèse somnifère, c’est que non contents de l’avoir déchaussé, les malfaiteurs s’étaient amusés à découdre les doublures de ses gilet, veston, pardessus ; à enlever la coiffe de son chapeau, celle de sa casquette à oreillettes, destinée au voyage, bouleversé le contenu de sa valise. Le nombre et la complication de ces opérations démontrent péremptoirement la volonté de la chloroformisation. En effet, sans le secours de cet anesthésique, on n’eût pu procéder à pareil remue-ménage.

— Mais c’est un homme que l’on a fouillé… Peut-être le jugeait-on porteur de papiers importants, qu’il eût pu dissimuler dans les doublures, chaussures, et autres endroits où il n’est point d’usage de placer des paperasses, gronda M. de Holsbein décidément mis hors des gonds.

Ce me fut un trait de lumière.

Je comprenais le « motif » de l’incident du chloroforme.

Mon « beau-père », sous l’influence de l’événement, avait dévoilé la pensée qui, depuis le début du récit du lieutenant, tenaillait son cerveau.

L’officier, lui, n’y vit que la marque d’une perspicacité supérieure, et avec une nuance de respectueuse considération :

— Le señor comte a mis le doigt dans le « mille ». C’est bien là en effet ce que les premières constatations ont paru tendre à démontrer ; seulement…

Il fit une légère pause, sans doute pour accentuer l’effet de la phrase suivante, puis acheva :

— Seulement, à son réveil, le voyageur affirma n’avoir jamais eu en sa possession de papiers pouvant tenter la cupidité des voleurs. Il rentrait dans sa famille, et ne comprenait absolument rien à l’attentat dont il avait été victime.

— Passons, passons, ordonna le comte, avec une nervosité que décelait toute sa personne.

— C’est ici, señor comte, reprit l’impitoyable miquelet, que j’aurai enfin l’honneur de vous apprendre en quoi toute cette affaire vous intéresse. Vous reconnaîtrez que j’y suis arrivé par le chemin le plus normal, car, sans les explications préliminaires, la fin de ma narration n’aurait aucun sens.

Eh bien ! le voyageur interrogé par mon collègue Vélorez, lieutenant de la 3e compagnie du bataillon miquelet du district de San Sébastian, la Perla del Oceano, déclara répondre aux nom et prénom de Wilhelm Bonn, natif de Hambourg (Allemagne), âgé de trente-sept ans, célibataire, exerçant la profession de secrétaire particulier de Votre Excellence !

J’attendais cette conclusion depuis un moment.

Elle ne provoqua chez moi aucune surprise.

Mais le comte fit une grimace rageuse, serra les poings et d’un ton où tremblotait la rage :

— C’est pour me conter tout cela, que l’on vous a dérangé, lieutenant.

L’autre persista à sourire aimablement.

— Pour cela et pour contrôler les dires de Wilhelm Bonn. Il a repris le train pour Madrid, mais la gendarmerie veille sur lui. Et l’on m’a chargé par le telegrafo(télégraphe), de m’enquérir auprès de vous de la réalité de la personnalité en question.

— Tout ce qu’a dit ce brave garçon est l’exacte vérité.

— Alors, on le laissera paisiblement débarquer en gare de Madrid et gagner votre demeure, señor. Faute de votre affirmation, on l’eût appréhendé à la descente du train, car il ne suffit pas de se poser en victime, pour tromper l’œil toujours ouvert de la police ; il faut encore faire la preuve d’un état civil indiscutable.

Il se levait, saluait, multipliait les « gracias, señor », s’excusait du temps précieux dérobé au señor comte ; mais les exigences du devoir, la discipline, l’intérêt majeur de la sécurité publique, les lois et règlements régissant les chemins de fer…

Ah ! les bavards. C’est alors qu’ils n’ont plus rien à dire, qu’ils se montrent le plus résolument diserts.

N’eût été sa qualité de messager administratif, je crois bien que M. de Holsbein l’eût tranquillement jeté par la fenêtre.

C’est ce que je crus comprendre aux palpitations furibondes des narines de « beau-père », et aux regards sournois qu’il jetait vers la croisée.

Enfin, le lieutenant se décida à la retraite.

Au seuil de la porte, il marqua l’intention de nous régaler d’une nouvelle succession d’excuses.

Mais le comte en avait décidément assez.

Il coupa court à l’averse oratoire que l’attitude de l’officier faisait prévoir, et poussant irrésistiblement la porte, de façon à interposer son épaisseur entre sa propre personne et le visiteur, il prononça d’un ton sans réplique :

— Merci, lieutenant… Voici cinq pesetas pour votre peine.

Le miquelet saisit la pièce d’argent, la porta à ses lèvres ; la solde est faible, en Espagne, et bien certainement le pauvre officier remerciait la Madone de son aubaine.

Mais la porte se ferma, nous séparant définitivement du lieutenant, qui en fut probablement réduit à réciter sa reconnaissance pour lui tout seul.

Oh ! il n’était pas à plaindre. Nous savons qu’un bavard n’a cure d’être écouté. Parler lui suffit. Il parle comme le hanneton bourdonne, d’instinct… C’est le mouvement de la langue qui le passionne, et non pas, l’attention de l’oreille qui lui est totalement indifférente.