Albert Mérican (p. 81-84).


X

RÉVEIL


J’ouvris les yeux. Je reconnus que j’étais couché dans ma chambre de l’hôtel de la Paix.

J’entendais le ronronnement d’une bouilloire et le chuchotement de la conversation à voix basse de personnes que je ne voyais pas.

J’essayai de tourner la tête pour apercevoir les causeurs ; mais une vive douleur se vrilla dans les chairs de ma nuque.

D’instinct, j’y portai la main.

Mon crâne était entouré de bandelettes, tel un crâne de ces vilaines momies, enduites de natron, dont j’avais fait la connaissance en Égypte.

Cela me surprit infiniment, car je ne me souvenais pas avoir procédé à semblable toilette de nuit.

Mais ma surprise s’accentua encore, bien que changeant de cause, à l’audition de ces paroles :

— Señorita, il a bougé.

By Heaven, j’entendais la voix de Concepcion… Dans ma chambre, à l’hôtel de la Paix… c’était invraisemblable.

Je rêvais assurément.

Non, je ne rêvais point… Dans le cercle embrassé par mes regards, une délicieuse apparition se précisa, venant à mon chevet. Elle se pencha, approcha un bol de mes lèvres, avec cet ordre, velouté comme une caresse :

— Buvez.

— Niète, Miss Niète, m’écriai-je, est-ce vous ?

Elle fit oui de la tête et, tendrement autoritaire :

— Buvez d’abord, nous causerons ensuite.

Je bus… Après tout, si l’aventure paraissait obscure pour mon intelligence qui me semblait engourdie ; elle était néanmoins charmante.

Puis Niète tendit le bol vide à Concepcion, qui s’était rapprochée. Et doucement :

— Ne parlez pas… Le médecin a défendu… Ah ! depuis deux jours, j’ai eu bien peur… Vous ne repreniez pas connaissance… Mon père, lui, m’avait reconnue le matin même du premier jour…

Je la regardai avec stupeur. Que me racontait-elle donc là ? Je ne doutais pas de la véracité de ses paroles ; mais je ne les comprenais pas.

Et pourtant j’avais l’impression que la lumière allait se faire dans mon cerveau, qu’elle était toute proche.

— Ah ! continua Niète d’une voix un peu tremblante, votre blessure avait un aspect si terrible.

Ma blessure ! La voilà la lumière.

Tout me revient : le Puits du Maure, l’Armeria, le comte ; le comte surtout qui, selon toute probabilité, a cherché à tuer en moi un témoin gênant.

Ah ! tandis que je cherchais comment lui enlever le document, que je supposais entre ses mains, il m’a tranquillement assommé.

— Heureusement, reprit la jeune fille, mon père était moins blessé que vous, il m’a permis de venir, avec Concepcion, essayer de vous guérir.

— Il a permis, balbutiai-je…

Non, ce meurtrier chargeant sa fille de réparer le mal qu’il a fait.

— Il a permis, affirma-t-elle, quoique blessé lui-même.

— Il est blessé aussi ?

Cela s’embrouillait de nouveau… Ma blessure, je la concevais ; mais la sienne ?…

Niète ne pouvait soupçonner mes pensées.

La douce mignonne fût devenue folle si elle eût su que son fiancé avait été mis aux portes de la tombe par son père.

Non, non, petite Madone aux regards d’azur, tu l’ignoreras toujours.

Elle parlait cependant.

— Blessé à la tête comme vous, plus légèrement pourtant, car il a repris ses esprits dès le matin.

— Le matin ?

— Oh ! je raconte mal… Vous savez l’autre jour, le Parc, mon père survenant. L’espoir d’être aimée par vous… Oui, n’est-ce pas ?

— J’oublierais tout le reste plutôt que ces instants.

Elle mit sa petite main sur mes lèvres.

— Ne parlez pas ; le médecin l’interdit… Écoutez seulement. Votre infirmière a le droit de bavarder pour deux… Mon père avait la migraine, vous vous souvenez. Après notre dîner, il voulut sortir un peu pour tâcher de dissiper ce vilain mal. Je regagnai ma chambre et m’endormis, en rêvant à un gentleman anglais, qui allait faire de moi une Anglaise.

Je baisai la main qu’elle avait laissée contre ma joue, et cela amena sur ses lèvres un sourire divin.

— Vers minuit, toute la Casa Avreda est en révolution… On sonne, on crie, on marche… Qu’est-ce que cela signifie… Je me lève… C’est mon père que des vigilants (agents de police) rapportent évanoui, une plaie à la tête.

Un inconnu a prévenu les agents qu’ils trouveraient deux personnes assommées dans les jardins de l’Armeria… Il a disparu ensuite… Mais son avis était vrai… Vous étiez étendu, paraît-il, dans une allée étroite, et à cent mètres de là, devant une petite porte accédant aux « resserres » du musée, gisait le corps de mon père… Voilà ce que j’appris de ces gens… Vous jugez de mon épouvante, de ma tristesse.

Vous, on vous avait identifié, car les criminels ne vous avaient rien volé, et l’on vous rapportait à la même heure à l’hôtel de la Paix. Mon père, lui, complètement dévalisé, eût passé la nuit à l’hôpital, si l’un des agents ne l’avait reconnu.

Oh ! je n’avais plus la moindre envie de parler…

Des idées multiples se heurtaient dans ma tête.

Le comte de Holsbein m’avait supprimé. Lui-même l’avait été à son tour.

Par qui ?

Le soin pris de le dévaliser, me fit songer à X 323… Quoi d’impossible à ce que cet homme étrange se trouvât là ?… Mais alors, il savait donc, qu’entrés par le Puits du Maure, nous sortirions de ce côté ?

Et puis autre chose ?

La police, mise au courant de notre aventure, nous interrogerait sûrement.

Que répondre ?

Si X 323 ne possédait pas le document volé au Foreign-Office, il fallait absolument n’en pas parler.

Divulguer son existence m’apparaissait aussi dangereux que de le laisser publier par le service des renseignements de l’Allemagne… ou presque…

Tout cela sautait dans ma tête. On aurait dit que ma boîte crânienne abritait toute une colonie de criquets et de cigales.

La mignonne, à cent lieues de supposer pareil trouble dans mes idées, poursuivait cependant :

— Et le plus étrange dans cette aventure incompréhensible, est que mon père prétend ne pas être entré dans les jardins de l’Armeria qui, vous le savez, sont fermés au public la nuit.

Je dressai l’oreille.

Est-ce que le comte n’aurait autorisé sa fille à me venir soigner que pour m’indiquer de quelle façon il conviendrait de répondre aux curiosités de la police ?

— Il dit, faisait la chère aimée, de sa voix tranquille, que sorti de la maison, il s’est promené au hasard ; que, parvenu auprès d’une église, laquelle, il ne saurait la préciser, la migraine répandant autour de lui comme un brouillard… Enfin près d’une église, il avait éprouvé un choc violent à la tête… Et puis il a dû perdre connaissance, car il ne se souvient de rien autre.

Je ne m’étais pas trompé… Niète m’était envoyée comme une inconsciente messagère.

Décidément, le comte était un rude jouteur, et le coup qui avait fêlé son crâne, ne lui avait rien fait perdre de ses moyens.

Il m’indiquait la voie. Je n’hésitai pas à m’y engager. Plus tard, bien plus tard, ma chère Niète saurait la vérité et elle me pardonnerait de lui avoir menti dans l’intérêt supérieur de l’Angleterre.

— Voilà qui est étrange, murmurai-je de l’accent d’un homme profondément étonné.

— Qu’est-ce qui paraît si étrange au señor, s’exclama Concepcion, qui évidemment devait bien souffrir d’avoir si longtemps gardé le silence.

Brave fille ! Elle me tendait la perche de salut.

— Eh ! c’est que moi non plus, je n’ai pas mis le pied dans le jardin interdit de l’Armeria.

Santa Virgen !

— Est-ce possible !

Les deux exclamations jaillirent en même temps des lèvres de mes interlocutrices.

Et je ripostai, avec le « toupet d’airain » d’un menteur diplomatique :

— Puisque je vous le dis… Les émotions de la journée me faisaient rechercher la solitude… Rêvant, monologuant, déambulant, j’ai conscience d’être arrivé jusqu’à la rive du Mançanarès.

— La rivière de Madrid, souligna la fille de chambre avec emphase, comme la Tamise est la rivière de Londres.

— Avec un peu plus d’eau, continuai-je, eh bien là… moi aussi, un choc violent à la tête, et puis plus rien autre.

Ne croyez pas que je me sois figuré avoir trouvé une explication géniale.

J’ai trop fréquenté le génie, au moins dans les cabinets de lecture, pour commettre pareille confusion.

Hanté par la fable de M. de Holsbein, j’avais tout uniment servi la même ; paresse d’esprit sans doute, pour laquelle ma tête fracassée méritait d’obtenir les circonstances atténuantes.

Seulement, pour quiconque ne mettait pas en suspicion la franchise de l’explication, je dois reconnaître que la coïncidence des deux « accidents » ; ces deux blessés, sans savoir comment, transportés ensuite par leurs agresseurs inconnus dans les jardins de l’Armeria, représentait un problème irritant autant qu’insoluble.

C’est ce que Niète, doucement, et Concepcion avec sa verve habituelle, exprimèrent, en déclarant que le double crime avait été perpétré par un fou, dont la monomanie était caractérisée par le besoin impérieux de porter ses victimes dans le square de l’Armeria.

Ne riez pas. Le lendemain, les journaux, après avoir enregistré gravement les déclarations de M. le comte de Holsbein et de sir Max Trelam, Esquire, concluaient en chœur dans ce sens.

Le double crime de l’Armeria, ainsi désignait-on l’aventure, fit du bruit dans Madrid.

Pour moi, je me sentais sans rancune contre mon « à peu près meurtrier », car le sourire de Niète me guérissait mieux que tous les pansements.

Sous les regards bleutés de l’aimée, la vie revenait à flots ; le sang reprenait son cours normal. C’est la médication que le sage Aristote désignait sous le nom délicieux de Vulnéraire d’Amour.

On peut tout espérer d’un flacon, dont l’étiquette semble tracée sous l’invocation du distillateur Bacchus (le Pernod de l’époque) et de l’archer Cupidon.