Albert Mérican (p. 78-81).


IX

OÙ CONDUIT L’ARCHÉOLOGIE


Hop, la margelle franchie, je suis sur l’échelle de puisatier. C’est un jeu qu’une descente semblable ; un enfant s’en tirerait sans peine.

Je ne me suis pas trompé, une ouverture étroite est percée dans la paroi, sa partie inférieure affleurant la masse liquide, et à la lueur diffuse qui tombe des étoiles, de ces petits soleils radiant au delà même de l’infini expérimental, je distingue les premières marches d’un escalier de pierre.

J’en compte trois. Après, les degrés se perdent dans un noir absolu… Plus aucun rayonnement n’arrive là.

Mais je devine que la montée se prolonge, qu’elle dépasse le niveau le plus élevé auquel les infiltrations, qui alimentent le Puits du Maure peuvent conduire la colonne aqueuse.

Cela est évident. Cet escalier aboutit en un endroit quelconque. Et cet endroit ne doit pas être inondé, sans cela les papiers du Foreign-Office n’auraient pas pris ce chemin.

J’écoute. Aucun bruit. Il me passe par l’esprit que le comte, ayant reconnu qu’il était suivi, m’attend peut-être, au fond de l’obscurité et que…

Tant pis ! Quand on descend dans un puits pour y trouver la vérité et la Paix de l’Europe, on n’espère pas y rencontrer un lit de roses.

Pour l’England, for ever !

Si je suis surpris, si je suis frappé ; au moins serai-je victime pour une cause qui en vaut la peine.

Une petite pensée émue à Miss Niète et, en avant.

Les mains tâtant les murailles latérales, ce qui à la fois guide et assure ma marche, je gravis l’escalier. Je compte vingt-sept marches… À raison de vingt centimètres l’une, c’est la hauteur moyenne des degrés dans les constructions modernes, je me suis donc élevé vers la surface du sol de cinq mètres quarante.

Évidemment, les eaux n’atteignent jamais cette hauteur.

Ici, l’escalier finit brusquement. Le terrain devient plan. J’ai l’impression d’un couloir étroit s’allongeant en avant de moi.

Et j’étouffe à grand’peine une exclamation.

Dans la profondeur de la nuit, une petite lueur se meut en mouvements rythmés.

M. de Holsbein, plus heureux que moi, peut se servir d’une lanterne, et il ne s’en fait pas faute.

C’est lui qui est là-bas.

Eh mais, c’est lui-même qui va m’éclairer… Le tout est de ne pas perdre de vue la lanterne de cet excellent homme… Un beau-père, Antigone de son gendre, quel sujet pour un statuaire !

J’ai retrouvé ma bonne humeur. Ce que c’est que de voir une petite flamme. Dire que nombre de personnes ne comprennent pas qu’à l’origine du monde, l’homme ait été adorateur du feu !

Je piquais maintenant droit sur la lueur, en évitant avec soin de faire le plus léger bruit susceptible de trahir ma présence. Mes chaussures de tennis se prêtaient admirablement à mes projets ; seulement, des murs du couloir, probablement très anciens, des pierrailles s’étaient détachées… Parfois, je les sentais rouler sous mes pieds, et je tremblais que le comte ne se demandât d’où provenaient ces sons non justifiés pour lui.

Selon toute apparence, le bruit qu’il produisait lui-même l’empêchait de prêter l’oreille aux autres. Et puis, il se croyait bien seul… Il ne devait donc pas se gêner. Il n’étouffait sûrement pas comme moi la résonance de ses pas.

Je songe à X 323 ; s’il arrive à présent au Puits du Maure, il pourra attendre longtemps. Bizarre la vie ! Celui qui surveille le comte est précisément Max Trelam, à qui l’on prétendait interdire ce plaisir.

Ce couloir obscur est insupportable. Il me semble que je le parcours depuis des heures. Et pourtant je suis certain de n’avoir pas franchi plus de cent vingt-cinq à cent cinquante mètres à la poursuite de cette lumière falote qui circule toujours devant moi.

Ah ! un roulement sourd au-dessus de ma tête. La galerie traverse le sous-sol d’une rue… Quelle surprise pour le conducteur du chariot dont les roues sonnent là-haut, si le sol cédait tout à coup, découvrant l’ornière souterraine où je me promène[1].

Ah ! par le pied fourchu ! la lumière qui me guide, semble s’élever jusqu’au plafond de la galerie, où elle disparaît.

Qu’est-ce à dire ?

Je précipite mon allure… Vingt-cinq pas plus loin, je bute dans la première marche d’un escalier…

Celui-là remonte à la surface de la terre…

En haut se découpe un rectangle, une sorte de trappe, accédant sans nul doute, dans un endroit qui n’est pas condamné aux ténèbres absolues, ainsi que le corridor du Puits du Maure.

Sans réfléchir, aiguillonné par la crainte de perdre la piste de M. de Holsbein, je monte aussi vite que je le puis.

Je jaillis de la trappe dans une vaste salle voûtée, où sont entassées des ferrailles héroïques, armures, cuirasses, lances, boucliers, robes de guerre de destriers.

Où suis-je donc ?

J’ai su plus tard que ce caveau fait partie des sous-sols du Musée de l’Armeria.

Il est la « resserre », où l’on entasse les objets qui ne peuvent trouver place dans les galeries et salles publiques du Musée.

Pour l’instant du reste, je n’ai pas le loisir de m’enquérir.

Un faisceau lumineux me frappe au visage. Je m’arrête ébloui. Et quand il m’est possible de voir enfin, j’aperçois le comte de Holsbein, debout en face de moi. Il me regarde ironiquement, balançant à la main la petite lanterne qui vient de me jouer un si mauvais tour.

La situation se gâte.

À tout hasard, je glisse une main dans la poche où dort mon revolver.

Mais le comte qui sourit toujours, me dit d’un ton bonhomme :

— Heureusement, je vous ai reconnu, Monsieur Max Trelam. Sans cela, je vous aurais traité comme un simple rôdeur de nuit.

Je m’incline, un peu interloqué et je réponds, sans avoir conscience des mots prononcés :

— Oui, oui… heureusement !

— Mais, répond-il, qu’est-ce que vous faites ici ?

Il eût été intelligent de lui retourner la question :

— Et vous ? Moi, je vous suis.

Mais le souvenir de Niète se présenta à mon esprit. Je sentis peser sur mes yeux son regard bleu et je donnai la volée à la plus inepte des explications :

— Oh ! curiosité d’archéologue… les vieilles pierres…

— Ah ! vraiment.

— Oui, une gitane guitariste m’a parlé du Puits du Maure. J’y suis venu… J’ai vu à l’intérieur des échelons de fer, une ouverture dans la paroi… Voilà !

Il m’écoutait en approuvant de la tête.

J’aurais dû penser :

— Pour cet homme, je suis un espion attaché à ses pas… Pour ce soir, il n’a pas tout à fait tort.

Mais, aveuglé par le désir de ne pas me brouiller avec le père de la gentille Niète, je me déclarai in petto que la conversation prenait une tournure satisfaisante.

Enhardi par cette idée, j’allai jusqu’à m’écrier :

— Mais vous-même, vous me semblez tout aussi épris d’archéologie que votre serviteur.

Son visage se fit plus ironique.

— Oh ! moi, je suis un vieux chercheur d’antiques gravats.

Je savais qu’il mentait.

Mais il avait l’air d’ajouter foi à mes explications. Je me devais de lui rendre sa politesse.

— Et puis, ajouta-t-il… Murs lézardés, donjons branlants, sont les plus sûrs antidotes de la migraine… Or cette vilaine me tenait aujourd’hui. Tantôt déjà, je la sentais me mordiller le front au Parc… Si bien que, ce soir, après mon dîner, je suis sorti pour prendre l’air… La marche me réussit parfois… Seulement, l’homme propose et l’antiquaire dispose… J’ai songé que le Puits du Maure se trouvait tout proche… C’est le gâteau qui aiguille les désirs des vieux enfants comme moi. Je suis venu, et j’en rends grâces aux dieux, puisque cette folie me vaut le plaisir de votre compagnie.

J’étais pincé.

Dans une ruée, mes pensées se pressèrent.

Il avait sur lui le document du Foreign-Office vraisemblablement.

Et ce personnage madré comptait sans doute se faire escorter par moi jusqu’à son logis.

— Vous plaît-il que nous rentrions ensemble ? fit-il, comme pour répondre à ma réflexion intérieure. Nous reviendrons de jour au Puits du Maure, et je vous conterai sur place l’histoire que je crois être vraie. Car ces vestiges du passé sont inconnus de tous… Les gitanes seules ont conservé la mémoire de la légende.

Parfaitement ! Il me conviait à l’escorter. Je ne m’étais pas trompé.

Mais, tout en me jurant bien qu’il ne rentrerait pas à la Casa Avreda avec le papier, dont la publication ensanglanterait l’Europe, je répondis d’un ton détaché :

— Avec grand plaisir, je profiterai de votre compagnie.

Et je me dirigeais vers la trappe.

Le comte m’arrêta :

— Pas de ce côté. Permettez qu’un « découvreur » qui vous a précédé, vous guide encore.

En parlant, il remettait en place une dalle qui obstruait l’entrée de l’escalier descendant à la voie souterraine.

Puis, allant vers une porte ménagée dans la muraille du sous-sol, il l’ouvrit sans que je pusse me rendre compte du procédé qu’il avait employé. Usa-t-il d’une clef ?… Fit-il jouer un secret ? Je l’ignore.
… ses mains s’appliquèrent sur ma joue,
immobilisant ma tête…

Les faits se précipitaient du reste avec tant de rapidité, que je me sentais entraîné, sans le loisir de réfléchir.

M. de Holsbein m’avait pris le bras et m’entraînait au dehors.

Nous nous trouvions dans un jardin. Je me retournai. Je vis derrière moi la petite porte qui s’était refermée, et aussi la silhouette d’un bâtiment que les « panoramas » m’avaient rendu familière.

Pour ne me laisser aucun doute, le comte prononçait au même instant :

— Le Musée de l’Armeria, qui contient la plus belle collection d’armes offensives et défensives du monde.

Puis, son bras passé sous le mien :

— Ce jardin est interdit au public, une fois la nuit venue, mais les archéologues jouissent de certaines privautés, vous le voyez… Nous allons traverser les massifs et nous regagnerons la Puerta del Sol par la Calle Mayor.

Je voulus avoir l’air aussi dégagé de préoccupations que lui-même.

— Nous parlions de la légende du Puits du Maure, tout à l’heure.

— En effet.

— Ne me promettiez-vous pas de me conter la vérité enclose dans la légende ?

— Vous avez la mémoire bonne.

— Et la déduction aussi… Paroles magiques actionnant l’eau, Maure, etc., tout cela s’est expliqué de soi-même… Un engrenage hydraulique, un voleur de nuit… Mais la Belle Fille, la captive du Maure, je ne l’ai pas découverte.

M. de Holsbein se prit à rire franchement.

— La Belle Fille était le nom donné à l’armure du Grand Maître d’Alcala, à cause d’une tête de femme damasquinée…

— Et alors, le Maure ?…

— Avait volé cette armure en empruntant le chemin souterrain qu’il avait creusé.

— Quoi ! m’écriai-je avec surprise. Tant de travail pour une armure.

— Vous comprendrez, quand j’aurai ajouté que la Belle Fille d’Alcala était réputée donner la victoire à quiconque en était revêtu. Elle avait dès lors un prix inestimable.

Un étroit sentier entre deux buissons se présenta devant nous.

Le comte me fit passer le premier… En face d’un supérieur ou d’un homme plus âgé que vous, la politesse est d’obéir, selon le précepte fameux de M. de Talleyrand.

Je ne refusai donc pas de précéder mon compagnon.

Mais à peine avais-je fait deux pas qu’un coup violent me frappa à la nuque. J’eus l’impression d’un bouleversement soudain de ma boîte crânienne, et je roulai sur le gravier de l’allée, ayant perdu toute conscience d’être.

Je n’étais pas mort, puisque je conte aujourd’hui l’aventure, mais comme dit le bon Falstaff, je n’en étais pas loin.


  1. Détails exacts. Le couloir en question fut découvert à l’occasion de travaux de soutènement de l’Armeria.