Albert Mérican (p. 66-70).


IV

I AM « ENGAGED »


Une nouvelle timidité me reprend.

C’est curieux, toutes les ladies que j’ai rencontrées m’ont affirmé que les hommes ont toutes les audaces.

Je le crois fermement, car il ne faut jamais douter de ce que dit une femme. Ce serait perdre une illusion. Seulement, mon expérience, mon « observation » m’ont conduit à penser que, dans leur générosité gracieuse, les exquises ladies attribuent, à notre sexe piteux, l’audace qui nous manque parce qu’elles la possèdent toute.

Ne froncez pas vos sourcils, si joliment arqués ; Madame, aucun poison critique ne réside en cette réflexion.

Je souhaite, au contraire, exprimer une reconnaissance éperdue pour la charité, la pitié féminines, car, si les dames adorables ne nous y aidaient pas un peu, passablement, beaucoup, passionnément (vous le voyez, j’effeuille une marguerite sous vos pas), je crois que nous n’oserions jamais les demander en mariage.

Mais foin des digressions. Mon seul but est de démontrer mon embarras. Phraséologie inutile, puisqu’il me suffira de déclarer que ma langue me semblait collée à mon palais et mes pieds nickelés au sol.

Je me demandais si j’allais reculer ou avancer.

Mais Concepcion, elle, avait juré que j’avancerais. Elle heurta légèrement le coude de sa jeune maîtresse et, d’un regard expressif, me désigna.

Mlle de Holsbein se leva brusquement, sur ses traits se refléta l’angoisse de la biche surprise par la meute hurlante. Mais fuir en ce jardin fréquenté, c’eût été attirer l’attention, soulever un scandale.

Elle comprit qu’elle ne le pouvait pas, et retomba sur le banc.

Il y avait dans son attitude, dans ses yeux, dans toute sa personne, une confusion pénible, une sorte de terreur, de mépris d’elle-même.

Pauvre enfant ! J’étais pour elle celui qui savait.

Cela ne diminuait pas la difficulté de l’aborder.

Quelles paroles prononcer, qui ne fussent point douloureuses à son oreille, qui n’ajoutassent point à son émoi.

Et cependant, je ne pouvais demeurer là, immobile et muet, comme une statue supplémentaire, édifiée à la gloire de la réserve britannique.

Je m’approchai, incliné, respectueux comme le croyant s’avançant vers l’autel, (quelle divinité fût plus exquisément douloureuse) ah… la nécessité est la mère du génie, comme disait je ne sais plus quel génial poète, né millionnaire… une idée lumineuse pétilla dans mon cerveau.

« Continuer est plus aisé que recommencer. »

Axiome assurément contestable, mais à la faveur duquel, je repris, en répétant la dernière phrase, l’entretien où nous l’avions laissé le matin.

— Attendre, c’est espérer.

Elle fit non de la tête ; mais l’anxiété peinte sur son visage s’atténua. Je cessais de nouveau d’être un étranger, pour devenir l’ami fraternel d’une heure tragique.

— Pourquoi repoussez-vous l’espoir, fis-je, encouragé par ce léger succès ?

— Oh ! fit-elle, d’une voix faible, tout autre que vous pourrait m’adresser cette question… Mais vous, vous…

Bigre ! nous nous engagions sur un terrain glissant… Nous ne devions point penser à… cela. Cela, c’était tout le contraire de l’espérance, et je voulais la ramener à l’espoir.

— À un prisonnier, il ne faut point parler de prison ; mais on est certain de lui être agréable en parlant d’évasion.

Cette citation du moraliste Largusson se présenta à ma mémoire comme la marée en carême.

L’évasion… n’est-elle pas l’oubli de la prison éloignée, de la tristesse accoutumée du captif, reléguées dans le brouillard.

Et, par association de pensées, je fus saisi d’un désir irrésistible de narrer la légende du Puits du Maure.

C’était une évasion d’abord, et puis ensuite, cela m’assurait la possibilité de la conversation prolongée. On engourdit la douleur sous un flot de paroles… Je n’avais d’autre projet, en me lançant dans cette histoire, que d’apaiser la tristesse de la malheureuse Niète, et je fus bien surpris, pas mécontent du reste, de la conclusion inattendue de mon récit.

Mais procédons avec ordre :

— Mademoiselle, fis-je, je crois qu’il ne faut jamais renoncer à l’espoir… Les légendes même, cette quintessence des conceptions humaines, le démontrent.

Elle me regarda avec une pointe d’étonnement. L’exorde qui semblait annoncer une conférence devait effectivement la surprendre.

Mais j’étais lancé. Maintenant j’avais l’idée fixe de lui conter l’évasion de la belle fille captive du Maure.

Après tout, sa situation ne manquait pas d’analogie avec celle de la victime dans la légende… Un mécréant, une existence ténébreuse, tout s’y trouvait.

— Tantôt encore, Mademoiselle, j’écoutais une vieille gipsy, comme nous nommons les bohémiennes, en Angleterre, chanter le romancero du Puits du Maure… Vous ne connaissez pas… Alors écoutez d’où s’évada la Belle Fille. L’histoire ne dit pas son nom patronymique, mais cela vous est indifférent.

Ravie par un Maure, mauricaud, jaloux et cruel, comme tous ceux de cette race antipathique, elle fut enfermée, dans un boudoir souterrain, au fond d’un puits.

Vous pensez que ce devait être humide. L’histoire n’en dit rien. Supposons que les pierres, cimentées avec soin, s’opposaient à l’irruption indiscrète de l’eau.

On le voit, j’adoptais le mode enjoué, et les traits de la mignonne reflétant sans doute le voile plaisant que j’appelais sur les miens, se rassérénaient.

Ah ! la gaieté ! quel julep moral !

— À ce cachot, continuai-je, il y avait une porte, laquelle porte devait être une trappe, car au-dessus l’eau du puits interdisait toute communication avec l’extérieur. Seul, le Maure, avec un mot magique, balayait ou ramenait l’eau à son gré… Ces mots-là sont très difficiles à retenir et impossibles à prononcer si l’on n’a pas donné son âme au diable.

C’était à cette époque, un petit cadeau qui se faisait beaucoup… Les marrons glacés ont remplacé cela.

Ici, la figure de Mlle de Holsbein s’éclaira… Ce ne fut pas un sourire, mais c’en était sûrement la semence. La résultante d’un mouvement de l’intellect vers la joie, mouvement trop faible pour entraîner les muscles enregistreurs du rire, mais assez fort cependant pour les impressionner.

Rien ne renforce la verve comme être écouté !… Or, j’avais conscience que toute la chère petite âme de ma compagne était suspendue à mes lèvres. Cela lui apparaissait doux d’échapper à l’obsession de la pensée qui la torturait depuis la veille.

Je m’assis auprès d’elle, sans marquer une importance quelconque à cette action et je poursuivis :

— Vous croyez la Belle Fille captive à jamais, car vous l’avez bien jugée… Elle est incapable de s’adresser au diable, en vue d’apprendre le fameux mot magique.

Ce mot, pour une raison analogue, je ne vous l’enseignerai pas non plus.

Mais il est quelqu’un qui distrait son éternité à corriger le démon… C’est la Bonne Dame de Tout-Secours. Après avoir écrasé la tête du Dragon, elle se complaît à lui dérober ses formules magiques… Elle est en quelque sorte le saint Pick Pocket de l’humanité orthodoxe.

La Belle Fille implora la Bonne Dame. Et la Bonne Dame dégagea la porte du cachot de l’eau qui en assurait la fermeture hermétique. Le problème hydraulique, aussi heureusement résolu, la Belle Fille reparut au soleil, libre, heureuse de vivre ; tandis que le Maure, auquel naturellement on avait caché l’aventure, venait se faire prendre comme dans une souricière.

En effet, la Bonne Dame lui réservait une dernière plaisanterie.

Dès qu’il fut de retour dans la prison vide de sa captive, la Dame jeta la formule magique dans les abîmes de l’Infini, si bien que le diable lui-même ne put la retrouver, et que le Maure changea d’orthographe en devenant mort.

Je regardai Niète bien en face, pour faire pénétrer ma conviction, ou du moins celle que j’affectais, dans son esprit et je conclus :

— Vous le voyez, Mademoiselle, sous la fantaisie du récit, on retrouve l’indestructible certitude des peuples, à savoir que l’on doit toujours espérer l’évasion… de la prison, de la douleur, de la misère, des mille choses qui font souffrir les êtres !

On eût cru que ma conclusion ramenait un voile d’ombre sur le doux visage de Niète.

– On ne s’évade pas de la honte, prononça-t-elle, une buée humide troublant l’azur de son regard.

– La honte ne frappe que les coupables…

– Et ceux qui portent leur nom, acheva-t-elle d’un ton encore plus faible.

– Oh ! un nom, lançai-je sans réfléchir, je l’affirme. Un nom, on en change.

Elle eut une négation obstinée de tout son être.

– Le puis-je ?… Ne serait-ce pas le condamner, lui ? Une fille ne condamne pas…

– Oh ! une fille change de nom sans condamner personne. Toutes les ladies sont des filles qui ont changé de nom, et aucun papa ne s’en est senti insulté.

Une rougeur intense envahit son visage qui se contracta péniblement, et d’un accent à peine perceptible, déchirant comme une plainte d’agonie, elle murmura :

– Votre bon cœur vous égare. Qui donc m’offrirait le refuge de son nom ?

– Moi !

La réponse était partie avant que j’eusse songé à la faire.

Il y a des instants en vérité, où le cœur se soucie du cerveau comme un poisson d’une pomme.

Et je demeurai stupéfait, aussi stupéfait que ma douce interlocutrice elle-même.

Je me hâte de déclarer que ma surprise ne contenait pas la moindre part de regret… J’étais étonné, non pas d’avoir parlé, mais de n’avoir pas prévu plus tôt que je serais heureux de parler ainsi.

Nous restions muets, les yeux dans les yeux, comme anéantis… De fait, j’avais l’impression que quelque chose s’était arrêté en moi.

Et tout à coup, ce quelque chose se remit en marche précipitant son allure, tel un retardataire désireux de rattraper le temps perdu.

Mon cœur battait des ra et des fla, à l’instar du petit tambour du 1er fusiliers[1].

Ce fut Mlle de Holsbein qui retrouva la première l’usage de la voix.

– Vous n’avez pas songé…

Du coup, cela me rendit ma faculté d’exprimer ma pensée, et dans un rush, ainsi qu’on monte à l’assaut, je laissai déborder ma tendresse.

– J’ai songé à la seule question importante ; la seule, entendez-vous, miss Niète, la seule… J’insiste, afin que nous n’ayions plus à revenir là-dessus. Et la question dont il s’agit… Consentirez-vous, vous accoutumée au grand luxe, à vivre modestement des 20 ou 25.000 francs, que bon an, mal an, Max Trelam, du Times, tire honorablement de son encrier.

Elle prit la mine hésitante d’un clerc à qui on offrirait la barrette cardinalice.

– Puis-je croire ? balbutia-t-elle.

Je saisis sa main, je la pressai éperdument dans les miennes… J’étais affolé, j’étais ivre… L’amour me montait à la tête ; on l’eût jugé né sur les coteaux de Bourgogne.

– Ce que vous déciderez sera, je vous en donne ma parole.

Alors, elle laissa tendrement tomber son front sur mon épaule et se mit à pleurer doucement, doucement, tandis que mes lèvres baisaient pieusement ses cheveux d’or pâle.

Notre silence était plus éloquent que les discours.

Ses pleurs n’avaient rien de douloureux ; ils me disaient affection, confiance, reconnaissance.

Pauvre mignonne, comme si l’on méritait la couronne civique, (chêne et laurier entrelacés) quand on arrache un trésor ou une âme pure au naufrage.

Le sauveteur, en pareil cas, devrait payer une prime à la société, car il fait une superbe affaire.

J’étais engagé, comme nous disons en Angleterre, exprimant par là que nous considérons le mariage comme une convention sérieuse. Nos amis, les Français, disent en pareil cas, fiancé, du vieux mot de la langue d’oïl, fiance, avoir foi… Il est joli, certes, mais je lui préfère engagé, lequel indique que l’on se considère comme celui qui doit être employé à assurer le bonheur de l’aimée.

Nous étions engagés.

À présent, à voix basse, nous prononcions des mots séparés par de longs silences.

— Oh ! ma vie de dévouement pour ce rachat de moi-même que vous m’offrez.

— Que parlez-vous de dévouement, Niète, chère Niète, petite fleur bleue du jardin de mon cœur ?… Je vous ignorais hier… aujourd’hui, je suis à vous jusqu’à la mort… Comment cela s’est-il fait ? Une pureté prenante émane de vous ; vous rayonnez ce que l’on aime dès l’âge de sentiment, ce que l’on aime sans le connaître, avec la crainte de ne le rencontrer jamais.

Et une foule d’autres choses aussi jolies, dont je ferai grâce aux lecteurs du Times, car je pense de même qu’eux, qu’en dehors des intéressés, les mots par lesquels on figure pour l’esprit les plus tendres sentiments, apparaissent vides de sens, voire même un peu ridicules.

Je m’avise que cette apparence provient probablement d’une pudeur instinctive, qui nous incite à dissimuler les joies de cœur, et à blâmer ceux qui les étalent aux regards.

Concepcion avait disparu.

La brave fille montrait décidément toutes les qualités.

Elle se rendait même compte qu’elle pouvait être de trop entre deux fiancés.

Tout bas, je ne pus m’empêcher de l’appeler « belle-maman », car vraiment, elle avait agi comme une mère soucieuse de marier sa fille… Elle nous avait en quelque sorte aiguillés l’un vers l’autre, Niète et moi.

Pauvre petite camériste, ton souvenir m’apportera toujours un attendrissement.

Tu avais cru, humble servante, ignorante de l’envie haineuse, si fréquente chez tes pareilles, tu avais cru nous engager à jamais sur la passerelle du bonheur.

Ce n’est point toi qui fus coupable, mais bien le destin brutal qui trompa les vœux formés par ton cœur dévoué !


  1. Dicton du pays de Galles