Albert Mérican (p. 63-66).


III

Ô SOUBRETTE ESPAGNOLE, MESSAGÈRE
DES SOURIRES !


On nous dit flegmatiques, nous autres Anglais. Je ne m’explique pas pourquoi, car il m’a semblé dans mes pérégrinations à travers le monde, qu’aucun peuple n’est moins flegmatique que nous ; qu’aucun n’est disposé à une gaieté plus enfantine.

Évidemment, certaines races sont plus prodigues de mouvements, de manifestations extérieures inutiles, mais est-ce du flegme que de ne pas agiter les bras, la tête et le corps comme un convulsionnaire ou comme un vieux télégraphe Chappe ?

Je fus très agacé pendant le déjeuner. Je trépidais sur ma chaise absolument comme si elle eût été un « isolateur » chargé d’électricité à haute tension.

Je m’aperçois que ma comparaison est inconvenable, car elle suppose que je suis entré en… rapport avec la fée électricité en m’asseyant dessus… Ce n’est point là ce que je voulais exprimer. Je respecte cette fée à l’égal des plus grandes dames… et puis, vous la connaissez tous… s’asseoir sur pareille lady équivaudrait à se poser sur une pelote d’épingles… Je respecte également trop mon individu pour le soumettre à si piquant traitement.

Mais je connaissais le Puits du Maure.

À quel parti m’arrêterais-je ?

Me forcerais-je au courage d’attendre la nuit venue, pour gagner la Taberna Camoëns et l’enclos mystérieux, dans lequel je m’aposterais pour surprendre X 323 ?

Ou bien, m’offrirais-je la satisfaction d’aller, dès mon repas terminé, opérer une reconnaissance du but de mon expédition nocturne.

Ma gourmandise de savoir me poussait à la seconde méthode.

Ma raison m’en écartait.

Il convenait d’éviter une démarche inconsidérée, susceptible d’indiquer à mon ami X 323 que j’avais retrouvé sa piste.

Avec ce diable d’homme, il fallait s’attendre à tout, et je ne mettais pas en doute qu’il ne fût aussitôt informé de ma présence au Puits du Maure.

Bien. Écoutons la Raison. Je n’irai point.

Oui, mais alors à quoi occuperai-je l’interminabilité de mon après-midi ?

Je pouvais m’occuper une heure, grâce à une dépêche du Times, que l’on m’avait remise à mon arrivée. Le « patron » me mandait que l’on attendait ma copie avec impatience, la situation politique s’embrouillant de jour en jour.

« La pièce que vous savez, disait-il, « apparaît de plus en plus comme l’élément capital de l’affaire. »

Je ferais une réponse sibylline… certain de l’importance de la pièce, que je savais n’être point exagérée ; mais tenu au silence par loyalisme ; je n’ignorais plus rien, et, dans un avenir rapproché, demain peut-être, je serais relevé de mon mutisme ; je lancerais sur les fils et sans-fils, des révélations sensationnelles, qui feraient tirer le Times à des millions d’exemplaires.

Le patron serait ravi. Je porterais moi-même ma dépêche au Télégrafo Central.

Oui, mais ensuite, ensuite, comment aurais-je le courage d’attendre jusqu’à la nuit pour me mettre en campagne ?

Agir est un plaisir… La chose horripilante est d’assister, l’arme au pied, au lent défilé des heures.

Sur l’honneur, j’étais à cent lieues de penser que la brune soubrette Concepcion allait résoudre le problème de la plus agréable façon.

Cependant, ce fut ainsi.

Je me levais lentement… alors que l’on n’a à effectuer, en un temps donné, qu’un nombre limité d’actes, il est de bonne mathématique de se mouvoir avec le minimum de vitesse, ce qui conduit plus loin dans le temps.

— Pour le señor Max Trelam sans doute, fit derrière moi une voix interrogative ?

Je regardai le possesseur de l’organe questionneur. C’était un groom de l’hôtel qui me présentait une lettre.

— Si elle porte mon nom, c’est qu’elle est sûrement, et non pas sans doute, pour moi.

Le galopin secoua la tête :

— Elle n’indique pas le nom, señor… Voyez.

La suscription m’apparut en effet sans nom.

« Al señor Inglese », avait-on tracé sur l’enveloppe.
« la belle s’est agenouillée. — elle
joint ses mains suppliantes… »

— Toutefois, reprit mon interlocuteur, le señor étant présentement le seul Anglais en résidence à l’hôtel, nous avons pensé que sans doute, — le drôle accentua la formule — la missive lui était destinée.

Je pris la lettre sans répondre à ce gamin trop logique… On ne discute pas avec un inférieur qui a raison.

Papier de premier choix, parfum discret et distingué ; oh ! oh ! correspondance de femme élégante. Supposition démentie aussitôt par l’écriture grossière, maladroite… Servante utilisant pour ses travaux épistolaires la papeterie de sa maîtresse.

J’ouvre. Je ne me suis pas trompé.

L’épître était signée : Concepcion Allaracos.

Concepcion, la fille de chambre de la douce Niète, aux yeux de bluets !

Quelle idée a encore germé dans la cervelle de la camériste madrilène ?

Je lis, non sans difficulté, à cause de l’orthographe que je transcris ici avec une larme perlant au bout des cils. Cette lettre baroque, je viens de la tirer d’un coffret, où gisent les douloureux souvenirs de ce qui ne sera plus jamais.

« Le señor me pardonnera de troublé ces ocupacion ! Car le señor ai bons et il sai que je veu le bonneur de madmoisele.
----« À ce matin, la conversacion du señor avai addouci le chatgrins de madmoisele ; à présan, ele se desaispert kome si son queur navai plus à atandre la consolacion.
----« Moi, je lemme tro pour la regardé kome ça ferre, lor jécri au señor.
----« Nous parton au parque de Madrid pour ce promené. On s’assoirat dans lé jardin englais, à cotai della grende allai des Estatuas (statues, allée principale du parc). Et la Vierje Sinte et léz ange vou benniret de venir là ossi.
----« Je baise les main respequetueuseman.

« Signé : Concepcion Allaracos
« votre sairvante. »------

Brave fille ! Comme cette brunette dépourvue de littérature, avait clairement compris ce qui montait dans mon âme. Elle n’avait pas un instant jugé que je pusse refuser d’accéder à son appel.

J’irai, cela est évident.

Pour la forme, je me reproche mon incorrection.

De quel droit persécuter de ma sympathie Mlle de Holsbein qui, le matin même, m’a signifié l’adieu ? Eh ! avec la mauvaise foi de qui a pris une décision définitive, je me déclare qu’à défaut de droit, j’ai un devoir ; oui, un devoir d’humanité.

Il serait barbare et sauvage de laisser pleurer des yeux bleus si exceptionnellement doux.

L’amour se déguise en infirmier de la Charité.

J’ai un peu honte de moi-même. Comme je suis hypocrite auprès de Concepcion… Eh oui, je dois reconnaître mon infériorité par rapport à cette fille de chambre décidée, à l’allure franche, évoluant avec une liberté, un mépris complet des ennuyeuses conventions sociales, dont les liens entravent mes actions.

Elle était bien le prototype de la camériste espagnole, qui, de très bonne foi, se figure qu’elle est engagée, non pour faire le ménage (elle le prouve en ne le faisant pas), mais pour servir de trait d’union aux tendresses séparées par les préjugés sociaux.

Et dans ce dernier emploi, la paresseuse ménagère montre une activité incroyable.

L’origine des grandes passions ibères, si l’on cherchait bien, se retrouverait presque toujours dans une volonté de soubrette… Rodrigue, el Cid et Chimène eux-mêmes… Je n’achève pas ; les Cornéliens fanatiques me lapideraient, mais personne ne me reprochera d’exprimer mon admiration sans bornes pour Beaumarchais (Auguste Caron de).

Comme ce fils d’horloger parisien a compris l’Espagne !

Bref, l’épître de Concepcion me produisit un effet que, je le confesse, je n’ai jamais ressenti à la lecture des lettres immortelles et universellement réputées sans égales de Madame de Sévigné.

Je courus au télégraphe, expédiai ma dépêche au Times, et puis, comme un écolier en vacances, je jetai par-dessus mon épaule toute idée sévère.

Plus de politique, plus de reportage, ni de Times, ni de document dangereux.

Je reprendrais le collier le soir, à l’heure du Puits du Maure.

Jusque-là, je ne voulais songer qu’à Mlle de Holsbein, à son doux visage éclairé par ses yeux candides et tristes, petites violettes vivantes écloses sur une âme douloureuse.

Au pas de charge, je parcours la rampe de San Geronimo. J’arrive à l’entrée du parc qui s’ouvre à son extrémité.

Je gagne le Paseo de las Estatuas, cette large avenue bordée de statues, dont les silhouettes rigides se découpent sur les feuillages de jardinets tracés à l’anglaise, avec des sentiers contournés, des fantaisies charmantes des metteurs en scène de l’horticulture.

Mais là, je suis pris d’une indécision.

Que lui dirai-je, à cette triste jeune fille, quand je serai en sa présence ?

Elle est superbe. Concepcion ! Elle tranche les difficultés, même orthographiques, avec une admirable assurance.

Seulement, toute audacieuse, toute soubrette qu’elle soit, je voudrais bien la voir à ma place.

C’est absurde, ce que je dis là.

Concepcion ne serait pas embarrassée. Elle dirait ce qui lui viendrait aux lèvres, sans s’inquiéter de savoir si cela est conforme aux convenances mondaines.

Pour cette fille simple, tout se résumerait en cet aphorisme :

— Ce qui est utile est forcément bon à dire.

Quel avantage dans la vie que d’avoir été mal élevé !

Tandis que mon cerveau se débat entre ce qu’il souhaite et ce qu’il critique, mes jambes, que ledit cerveau oublie de surveiller, s’ouvrent et se ferment régulièrement, comme des compas… J’ai quitté le paseo des statues… Je parcours les petites allées du jardin anglais.

Mais une émotion profonde m’étreint, gagnant jusqu’à mes jambes, qui interrompent brusquement leur mouvement mécanique.

À quelques pas de moi, assises sur un banc de pierre, au-dessus duquel se replient en dôme des noisetiers au feuillage rougi, Niète et sa suivante sont immobiles.

La jeune fille, le front penché, absorbée en une rêverie que l’on sent pénible, ne me voit pas.

Concepcion, elle, m’a vu de suite. Son visage s’épanouit en un sourire de bienvenue et ses yeux noirs brillent… brillent.

La fille de chambre est de toute évidence, contente de moi, et cela me flatte infiniment.

Je crois bien que l’excellente fille est en train de devenir mon amie.