Albert Mérican (p. 61-63).


II

JE TROUVE LE PUITS


Avez-vous remarqué combien souvent nos vœux se réalisent, à l’heure même où nous désespérons de leur réalisation.

On croirait que le destin s’amuse à nous démontrer qu’un hasard fait ce que tous nos efforts n’ont pu produire.

Je dis hasard, je dirais aussi bien Providence, car ces deux mots au sujet desquels une moitié de l’humanité excommunie l’autre moitié, qui le lui rend d’ailleurs, ces deux mots ont le même sens. Ils expriment l’idée d’une force qui nous est étrangère.

Donc, l’un ou l’autre à votre choix se manifesta soudain à mon endroit.

J’avais parcouru dix mètres, quand des sons criards, mais en revanche d’une justesse douteuse, tirés d’une guitare, me firent tourner la tête.

Maintenant, les maçons allaient avoir le concert.

Une vieille gitane, ridée, parcheminée, les cheveux embroussaillés, mal couverts par un foulard au ton rouge sale, promenait sa main sur une antique guitare, veuve de plusieurs de ses cordes.

La Bohémienne s’était campée devant les consommateurs.

Elle eut un geste d’appel.

Aussitôt, deux fillettes dépenaillées, qui jouaient à peu de distance dans la poussière de la route, accoururent avec des bonds capricieux de jeunes chevreaux et se plantèrent, en face des ouvriers, dans l’attitude de danseuses prêtes à s’élancer.

Je haussai les épaules, j’ai horreur des exhibitions d’enfants.

Mais au moment où je reprenais ma marche, une phrase chantée me cloua sur place.

Oh ! chantée ! chevrotée devrais-je dire, mais cette phrase jetée par la gitane, avec l’appui d’une plainte de la guitare, était celle-ci :

« Sur la margelle du vieux puits ».

Vous avez lu, la margelle du puits !

Un puits ! la voilà l’ironie des choses.

Je refis face du côté de la chanteuse. Pourquoi ? parce qu’elle parlait d’un puits.

Est-ce que j’espérais voir sortir de cette construction tubulaire et hydraulique, la personne court vêtue qui a nom Vérité.

Je n’en sais rien, n’ayant d’ailleurs jamais compris pourquoi les poètes ont donné à cette aimable dame une résidence aussi pernicieuse, aussi rhumatismale… Oui, je vous entends bien… les peintres et sculpteurs ont emboîté le pas et représenté ladite lady dans un costume que l’on peut considérer comme un costume de bain.

Il serait téméraire de m’élever contre le rêve éclos en la cervelle de trois compagnies différentes d’artistes, brandissant la plume, le ciseau et la brosse… Je n’insiste pas ; mais si un homme intelligent comprend le pourquoi de ce racontar mythologique, je lui serai obligé de m’envoyer son explication… mon adresse au Times… Je rembourserai le timbre, car j’estime qu’il est juste de payer pour s’instruire.

Et la vieille chantait :

— « Sur la margelle du vieux puits,
— lorsque la nuit étend son ombre
— qui penche sa figure sombre. »

— Pas de danger que ce soit le Maure, me dis-je.

— « C’est le Maure cruel et jaloux », affirma la gitane, « dont l’âme appartient au démon — dont le puits cache le trésor. »

Du coup, je me rapprochai de la musicienne ambulante. Un Maure qui se mire dans un puits, serait-ce la complainte du Puits du Maure. Ce serait véritablement une chance.

Et la Bohémienne va toujours :

— « Son trésor, c’est la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refuse son cœur.
xx« Comment la cache-t-il sous l’onde
— lui qui possède des palais ?
xx« C’est qu’il craint qu’on la ravisse ;
— il y tient plus qu’à ses richesses.
— Là nul ne peut la lui ravir.
xx« Sous l’onde, un souterrain existe. »

— By Jove ! comme nous jurions à Cambridge, par Jupiter, un souterrain, mais dans un souterrain, on peut cacher autre chose qu’une captive ; un document par exemple !

Mes pensées m’apparaissaient folles ; mais plus je les voulais chasser, plus elles s’implantaient en moi. Pourquoi, après tout, le Puits du Maure n’eût-il pas inspiré une complainte comme tant d’autres souvenirs de crimes.

La gitane continuait :

xx« Sous l’onde, un souterrain existe
— que le démon lui révéla.
— Il sait les paroles magiques
— auxquelles l’onde obéira.
— L’entendez-vous ? Il les prononce.
— L’onde disparaît lui laissant le chemin libre.
— Dans l’entrée maudite il pénètre.
— L’onde se referme derrière lui. »

— Allons, ricanai-je, le service des eaux est fort bien fait dans ce puits… Seulement, c’est un pastiche des Mille et une Nuits… C’est le Sésame, volatilise-toi.

J’eus honte de rester en pareille indécision.

Je vais à la mendiante…

— Un mot, je vous prie.

Elle me lança un regard perçant et me repoussant en quelque sorte d’un geste de sa main maigre, elle prononça de ce ton rude, guttural, particulier à ceux de sa race :

— N’interrompez pas la mousique.

Et dans un trémolo tragi-comique elle entonna la strophe suivante :

— « Le Maure marche dans les ténèbres.
— Que fait là-bas la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refuse son cœur.
xx« Dans son boudoir les pierreries
— jettent des feux étincelants.
— Mais elle pleure, la pauvre âme
— au ciel elle tend des bras suppliants.
— Elle réclame la lumière
— et la vue du monde vivant. »

N’interrompez pas la mousique… Cela sonnait dans ma tête… Pour formuler mon interrogation, pour obtenir une réponse problématique, allais-je devoir attendre longtemps encore la fin de l’aventure de la belle fille et du Maure ?

— « La belle s’est agenouillée
— elle joint ses mains suppliantes
— qui donc prie-t-elle maintenant ?
— C’est la Vierge de Castille
— Marie conçue sans péché. »

Quelle jolie idée de poète ! Une prière en cinquante ou soixante vers !

— « Tout le souterrain s’illumine
— d’une clarté ignorée des humains.
— La belle fille s’est levée
— elle marche avec confiance
— vers l’entrée que ferment les eaux diaboliques…
xx« Comme les paroles magiques
— l’onde écoute l’ordre des cieux
— elle s’abaisse et la captive, a reconquis la liberté. »

— Ouf ! les voilà tous dehors… J’estime que la guitare a droit au repos.

— « Mais la nuit sombre est revenue.
— Le Maure jaloux et cruel, revient contempler son cher trésor.
xx« Plus ne trouve la belle fille
— qu’il a ravie dans la Castille
— et qui lui refusa son cœur.
xx« Qui donc l’a prise ? Il veut sortir !
— Mais docile à l’ordre des cieux
— l’onde reste obéissante
— aux mots qu’enseigna l’enfer.
xx« Au souterrain où fut la belle
— pleurant de colère et de faim
— le Maure jaloux et cruel
— mourut ; il convient de souhaiter pareil sort aux jaloux. »

La gitane est parmi les ouvriers, les fillettes la suivent… Toutes trois quêtent.

La monnaie de billon tinte dans la sébille de cuivre qu’elles tendent à l’aumône… Ces humbles pièces sonnent la générosité des pauvres à plus pauvres qu’eux.

— Eh ! brave femme, ne voulez-vous pas une pièce blanche ?

Je lui montre une pièce de deux pesetas.

Elle étend ses doigts crochus vers le disque de métal qu’elle fait disparaître avec une prestesse d’escamoteur.

Et obséquieuse, ses yeux rusés fixés sur moi :

— Que désire le rico hombre ?

Je tire une guinée (pièce d’or de 26 francs) de ma poche. Dans l’œil de la vieille s’allume une étincelle.

Elle ne m’en veut plus.

— Écoute, dis-je, ceci est à toi, si tu me renseignes sans mentir.

— Oh ! señor, on ne ment pas aux personnes généreuses.

— Nous verrons. Le Puits du Maure…

— Ma chanson ?

— Non, le puits réel existe-t-il à Madrid ?

La vieille figure ratatinée s’illumine… J’y lis qu’elle est certaine de gagner la pièce d’or… Elle sait ce que je lui demande :

— Que les génies bienfaisants du Feu, du Vent et des Flots soient favorables au señor ! Le Puits du Maure se trouve dans cette ville capitale des Espagnes. Et comme le dit la musique, l’eau monte ou descend au gré de qui connaît le secret qui la commande.

— Je ne me soucie pas de sortilèges… Réponds simplement à cette question… Puis-je le voir ce fameux réservoir ?

— Vous le pouvez certainement, señor.

— Il me suffit d’être éclairé sur sa situation, je pense.

— Justement, le rico hombre n’en est pas bien loin à cette heure.

— Réellement ? fis-je avec un petit frisson de joie.

— C’est à deux pas de l’Armeria.

L’Armeria… Nous en sommes à quelques centaines de mètres. La vérité est en marche vers moi.

— L’or se rapproche de ton escarcelle, brave femme… achève.

Et elle continue, son rire s’accentuant, lui strie le visage d’innombrables rides entre-croisées.

— Le puits est dans la rue Novillo.

Le terrain alentour reste à l’abandon depuis bien longtemps. Les plantes y croissent sans être tourmentées par le jardinier, elles s’enchevêtrent comme les arbres d’une toute petite forêt vierge.

Seulement, plus personne parmi les heureux ne se souvient du Puits du Maure. Il n’y a que les pauvres errants comme moi, parce que seuls, nous sommes assez légers de monnaie pour fréquenter la Taberna Camoëns. Eh ! eh ! il faut entrer par la Taberna, traverser la courette qui s’étend derrière, boueuse et triste, et que borne la clôture vermoulue de l’enclos du Puits… Oh ! il y a des brèches… grâce à elles, durant la saison d’été, on a là un bon campement pour la nuit, et les gens de la police n’y viennent pas déranger le pauvre monde.

La pièce d’or glissa de ma main dans les doigts de la gitane.

Elle avait assez dit sans doute à son avis, car elle me permit de m’éloigner. J’allongeais le pas, et je dois avouer que ma précipitation provenait, moins du souci de n’être pas trop en retard au déjeuner de l’hôtel de la Paix, que de celle d’augmenter la distance entre la diseuse d’aventure et moi.