Albert Mérican (p. 58-61).


DEUXIÈME PARTIE

Le Puits du Maure


CHAPITRE PREMIER

UN PUITS OUBLIÉ


J’arrive à l’hôtel de la Paix et pénètre au bureau des renseignements.

La jolie fille, qui imprime à ses hanches, lorsqu’elle marche, un mouvement de pendule, est là, collationnant des comptes avec l’aide d’un autre employé.

Elle roule des yeux mourants, sa voix semble vibrer de tendresse contenue, tandis qu’elle prononce :

— Cinq et quatre, neuf… Et huit, dix-sept… et six, vingt-trois… C’est exact.

Oh ! ces Espagnoles qui trouvent le moyen de réciter une addition d’un ton passionné !

J’interromps ce récital chiffré.

— Pas de lettres pour moi ?

— Non, señor.

— À propos, dites-moi donc où se trouve le Puits du Maure ?

La jeune personne me coule un regard pâmé ; l’employé lève les sourcils en accents circonflexes, et tous deux murmurent entre haut et bas :

— Ah ! le Puits du Maure !… Le Puits du Maure !… Connais pas.

— Vous êtes sûr du nom, reprend l’Espagnole, en imprimant à ses prunelles un mouvement giratoire analogue à celui de la terre tournant autour du soleil ?

— Sûr… Oui, ma foi… La personne qui m’en a parlé, a coutume d’être bien renseignée.

— En ce cas, señor, nous allons nous informer.

— Je vous serai obligé. Je me tiendrai dans le salon de lecture ; quelques lettres à écrire ; veuillez m’y envoyer le renseignement.

— A la disposicion, module mon interlocutrice de sa voix la plus tendre.

Et j’entre dans la salle que j’ai désignée.

Il est dix heures moins le quart. Voilà l’avantage de se lever de bonne heure. En trois heures, j’ai vécu de quoi remplir une quinzaine de la vie d’un être moyen.

Je bâcle mes lettres ; simples souvenirs à des amis, des connaissances, au « patron ».

Puis je prends un journal.

On y parle toujours de l’incident de Casablanca.

Les négociations diplomatiques en cours entre l’Allemagne et la France y sont envisagées de la façon la plus pessimiste.

Dignes confrères ! Ils ne savent pas ce que je sais. Ils ne soupçonnent rien de ce qui va se passer, la nuit prochaine, au Puits du Maure ; et j’assisterai à l’affaire, moi, en dépit de tous les X 323 du monde ; et je coopérerai peut-être à la solution du problème angoissant dont frissonne l’Europe.

Quelle joie profonde que de se sentir mieux renseigné que les autres.

Ah ! voici, la demoiselle du bureau « renseignements », plus ondulante que jamais.

Elle vient à moi d’un air plein de sous-entendus et elle murmure, comme si elle craignait qu’un jaloux surprenne ses paroles, bien anodines pourtant :

— Señor, le señor a dû se tromper ; personne ne connaît le Puits du Maure… Depuis M. le Directeur jusqu’au dernier marmiton, en passant par les garçons d’étage et les femmes de chambre, j’ai interrogé tout le personnel. Aucun n’a entendu parler du Puits du Maure.

— Voyons, ce n’est pas sérieux, ce doit être aux environs de l’Armeria.

— Oh ! proteste-t-elle, cela n’est sûrement pas. Ma famille habite tout près du Teatro Real (théâtre royal), à deux pas de l’Armeria… J’ai grandi là et je saurais.

Elle m’agace avec ses minauderies incessantes. Je la congédie avec un remerciement sec.

Décidément, dans les hôtels on ne peut jamais obtenir ce que l’on souhaite.

Où ai-je eu la tête de vouloir me renseigner ici ?

Le premier agent de la police madrilène m’indiquera l’emplacement du Puits.

Comment n’y ai-je pas songé de suite… C’est pourtant l’A. B. C du reportage, interroger le policeman, le cabby (cocher), le roulant, mendiant ou autre, et enfin le boulanger, ce négociant en rapport avec toutes les classes de la société.

Oui, mais je devais m’apercevoir que l’A. B. C. ne suffisait pas lorsqu’il s’agissait du Puits du Maure.

Les agents de la police municipale madrilène sont fort aimables, chacun est muni d’un petit livret contenant l’énumération des rues, boulevards, impasses, plazas (places) et plazuelas (petites places). Ils le feuilletaient avec complaisance pour répondre à ma question.

— Le Puits du Maure, nous disons… Voyons… Puits… Puits… Je ne vois pas cela. Vous êtes certain du nom… Ce ne serait pas le puits de Cristal, que vous cherchez ?

Et autres suppositions aussi saugrenues. Au troisième agent interrogé, j’abandonnai tout espoir d’être renseigné par la force publique.

Au tour des cochers, en ce cas.

Ces industriels sont également aimables. Le ton n’est plus le même. Il se mélange d’une familiarité affectueuse.

— Le señor Inglese est forcément un client. Tous les Inglese sont la providence des cochers… C’est un devoir de les renseigner… Seulement, je n’ai jamais entendu parler du Puits du Maure.

Et le brave automédon hèle un collègue qui passe « en maraudeur » à quelques mètres de nous.

— Eh ! petit frère, le señor veut que je le conduise au Puits du Maure… Tu connais ça ?

L’autre gonfle ses joues, retient son cheval d’une traction sur la bride, puis rendant la main avec un haussement d’épaules :

— El señor s’amuse… Le Puits du Maure, c’est le petit collier de rayons de soleil.

Je comprends ce que signifie la locution. Le Collier de Soleil est un conte populaire, dans lequel un « loustic » s’amuse aux dépens d’un garçon simple d’esprit en l’incitant à ramasser des rayons de soleil pour en faire un collier à sa fiancée.

J’ai, par bonheur, affaire à un cocher de bonne composition.

— Non, non, je ne crois pas cela… le señor n’a pas cherché à rire à mes dépens… Seulement, si Alfredo, c’est mon collègue, ne connaît pas le puits du Maure, c’est qu’il n’existe pas… On aura noué le petit collier au señor, probablement.

Aux yeux de ce chevalier du fouet, je passe pour un imbécile, et je dois le remercier de ne point m’invectiver par-dessus le marché.

C’est exquis.

Eh ! s’il ne s’agissait pas du document de lord Downingby, j’abandonnerais la recherche du Puits du Maure.

Mais le moyen, quand on est correspondant du Times ?

Puis, il convient d’être franc vis-à-vis de soi-même… Une forte dose de curiosité personnelle me pousse à m’acharner à la poursuite de ce puits qui semble me fuir.

J’arrête les mendiants crasseux qui, moyennant le don d’une peseta, me déclarent ironiquement ignorer jusqu’au nom de mon puits.

J’achète des cerillas, à des marchands d’allumettes… Ils se confondent en gracias señor ; mais s’ils vendent de quoi m’éclairer physiquement, ils n’ont à ma disposition aucune lumière intellectuelle au sujet du Puits du Maure.

Un boulanger, avisé dans une rue adjacente, me déclare noblement que assurément mon puits n’est pas quelqu’un du quartier.

Bref… il est onze heures et demie à présent, j’ai questionné cinquante personnes appartenant aux professions les plus diverses, et je ne suis pas plus avancé qu’à ma sortie de l’hôtel de la Paix.

C’est trop fort vraiment.

Il y a quelque part, à Madrid, un puits… M. de Holsbein le sait ; X 323 ne l’ignore pas non plus. Selon toute vraisemblance, M. de Kœleritz le tient également pour réel.

Et l’on dirait que, dans la cité madrilène, ces trois étrangers sont seuls à connaître ce puits espagnol.

Ah ! je comprends le sourire ironique de X 323 avant de me fausser compagnie.

L’homme étrange était assuré qu’une fois hors de portée de ma vue, il me serait impossible de le joindre à l’endroit indiqué par le comte de Holsbein.

Tout en procédant à mon enquête, j’avais marché, et me trouvais dans cette bande de terrains, bâtis en partie seulement, qui avoisine le Mançanarès.

Une baraque en planches, sorte de posada (débit de boissons) provisoire, édifiée pour l’usage des ouvriers occupés à une construction voisine, attira mon attention.

Les maçons étaient attablés au dehors, déjeunant.

Pourquoi m’arrêtai-je à regarder ces ouvriers dévorant avec l’ardeur de gens qui peinent depuis le lever du jour ?

Le sais-je.

Peut-être mon estomac m’avertissait-il que le moment était venu de regagner l’hôtel de la Paix.

Ou bien encore obéis-je à cet instinct du reporter, comparable à celui du chien de chasse, qui pousse celui qui en est détenteur à explorer les endroits les moins susceptibles de receler la vérité !

La vérité, dans l’espèce, c’était le puits, le Puits du Maure.

Car mes déboires n’avaient en rien altéré ma conviction.

Cette conviction était que X 323 ne m’avait pas berné. L’ironie de ses propos, ironie évidente, n’impliquait en rien l’idée d’une mystification. Il m’avait donné « la lanterne » sans feu pour l’allumer. Ce n’était pas une raison pour nier la lanterne.

Ce Puits du Maure, pouvait être autre chose qu’un puits… Cette appellation convenue pouvait désigner, par association d’idées, une tour… un puits en hauteur.

Ceci est un souvenir du Caucase. Le puits du Khan, dans un faubourg de Tiflis, est en réalité une tour carrée qui sert de prison… C’est d’ailleurs la maison la plus habitée de la ville.

Même, en admettant que ce puits fut véritablement un puits, il avait pu être oublié par les éditeurs de cartes postales… et ne se trouvant pas dans le commerce, être connu seulement de gens particulièrement renseignés comme MM. de Holsbein et X 323.

C’était cela même ; cette supposition expliquait tout. Grâce à elle, je comprenais la bonne grâce de l’énigmatique et mystérieux adversaire de l’espion allemand, me révélant le nom du Puits du Maure, nom qui en réalité ne m’apprenait rien ; … à moins encore que cet homme prévoyant toutes choses, disposant flegmatiquement des personnalités humaines qui se trouvaient sur son passage ; — (voir son opération sur le domestique du comte de Holsbein) n’eût attribué à ma lancinante curiosité, un rôle impossible à deviner dans l’une des combinaisons auxquelles se livrait le terrible jouteur.

Décidément, la vue des maçons à table me donnait trop d’appétit.

Au diable mon enquête.

Il faut vivre d’abord, disaient les philosophes anciens qui, pour une fois, dirent ainsi une chose raisonnable.

— Allons déjeuner, car je me sens un creux, que le Puits du Maure, si profond soit-il, ne saurait égaler.

Je pivote sur les talons, tel un volontaire à l’exercice et en route vers la Puerta del Sol.