Albert Mérican (p. 70-72).


V

DOUBLEMENT ENGAGÉ


Soudain, un homme déboucha d’une allée voisine, dont la vue arracha un cri étouffé à ma chère petite chose aimée, ainsi que je l’appelais déjà en moi-même avec toute la tendresse qu’enferme cette locution anglaise, par quoi nous désignons les charmes du home, l’épouse aimée, les enfants chéris.

Le nouveau venu était le comte de Holsbein Litzberg.

Il venait lentement à nous, les sourcils froncés, une expression colère et maligne dans les yeux.

Niète se voila le visage de ses mains.

— Mon père… Que dira-t-il ?

— Je suis là, murmurai-je.

Je m’étais levé. Après tout, Max Trelam eût fait face au comte en toute circonstance… À plus forte raison pour conquérir Niète.

Je pensai que je méprisais l’espion, mais que pour rien au monde, je ne devais laisser paraître cet état d’esprit. Le montrer eût été le contraindre à s’étonner de ma recherche matrimoniale.

Une explication eût rendu impossible l’évasion de ma bien-aimée.

Tout cela passa devant mes yeux avec une lueur d’éclair.

M. de Holsbein est tout près de moi.

Alors, appelant à mon aide la désinvolture la plus parfaite, je m’incline et j’attaque, excellent moyen de briser l’attaque d’un adversaire.

— Monsieur, ce soir, j’aurais sollicité un entretien avec vous. L’heureux hasard qui nous met en présence me permettra d’avancer l’explication que je souhaitais…, si toutefois il vous convient de m’entendre.

Je constate en lui une indécision. Il est clair que mon ton dégagé l’étonne. Pourtant, il a l’habitude des surprises diplomatiques… Il se ressaisit aussitôt et réplique, une menace transparaissant sous la courtoisie.

— Je suis à votre disposition, Monsieur…

Il semble chercher un nom. Je m’empresse de me présenter.

— Max Trelam, du Times… J’ai eu l’honneur de vous être présenté durant votre dernière réception… Je conçois, d’ailleurs que vous ayez perdu le souvenir de ce détail, dans le mouvement d’une foule.

Il s’incline, comme pour approuver la justesse de la remarque. Moi, je reprends, sans m’attarder en circonlocutions ; à quoi bon, l’heure est venue de brûler mes vaisseaux. Et je les brûle avec la hâte ardente d’un incendiaire de profession.

— Je suis donc Max Trelam, du Times, et j’ai l’honneur, l’émotion aussi, de solliciter de vous la main de Mlle Niète de Holsbein, que j’aime…

— Depuis quand ?

La question tombe, précise. Le comte s’attendait-il donc à ma requête ? Rien en lui ne trahit le plus léger étonnement.

Depuis quand… ? Je ne puis le lui révéler, car les paroles dangereuses, irréparables, deviendraient nécessaires. C’est un espion, je ne dois pas le lui dire. Je ne dois pas lui avouer que nous sommes alliés, Niète et moi, pour assurer l’évasion de la douce mignonne. Elle veut non seulement être Mistress Trelam, mais encore cesser d’être de Holsbein. Il faut donc ruser… Je me souviens ; ils habitent Madrid depuis deux années, et je jette ce mensonge sauveur :

— Depuis l’an dernier… J’ai hésité longtemps ; je ne me jugeais pas digne d’une aussi parfaite créature.

— Et vous avez changé d’avis ?

Niète vint se placer à mon côté.

— Père, fit-elle doucement, je l’ai prié de changer d’avis, sachant bien que vous m’aimez, et que vous ne sauriez vous opposer au bonheur de votre enfant.

Oh ! la vaillante jeune fille. Son intervention assurait le consentement du comte.

Il eut une rapide contraction de la face aussitôt disparue.

Et d’un ton bonhomme, où tintait cependant une ironie menaçante :

— Que ne le disiez-vous de suite, M. Max Trelam. Il est vrai que je serais incapable de m’opposer à ce que ma fille juge devoir être son bonheur.

Puis, avec une intonation inexprimable :

— Je souhaite que le jugement de celle que, jusqu’à ce jour, j’aimai de tout mon cœur ; celle dont j’ai cherché à faire une jeune fille heureuse entre toutes, je souhaite que son jugement l’ait guidée sûrement vers l’avenir.

Ses yeux semblaient vouloir fouiller ma pensée. Ils se fixaient sur moi avec une insistance presque douloureuse.

Comme tout homme de lettres qui se respecte, j’avais débiné souvent mes confrères ; notamment un romancier à succès qui, à mon avis, abusait des regards aigus à l’endroit de ses héros.

Eh bien ! positivement, j’avais l’impression que les regards du comte me piquaient.

Que mon confrère n’était-il là ? Je lui eusse fait amende honorable de la plus complète façon.

Mais si je sentais la piqûre de ces yeux scrutateurs, je n’en concevais pas la signification.

M. de Holsbein allait me la rendre perceptible.

— Je ne résisterai point, fit-il lentement, au penchant de ma fille. Je vous agrée donc comme son fiancé.

— Monsieur, mon affection dévouée…

Il se prit à rire d’un rire mauvais.

— Serments de fiancé ; serments confiés à la bourrasque. Avant le mariage, on est un bienfaiteur… Après, il ne reste qu’un beau-père que l’on supporte quand on ne le fuit pas.

Et arrêtant un geste de protestation :

— Laissons cela. Nous verrons bien. Parlons du présent. Vous désirez sans doute être admis chez moi à faire votre cour ?

Qu’avait-il donc à me considérer comme cela ?

Cela m’agaçait. Pourtant je répondis d’un ton convenable :

— C’est en effet, mon vœu le plus cher.

Il eut un ricanement.

Et enfin :

— Eh bien ! Monsieur Max Trelam, la Casa Avreda vous sera ouverte… à partir de demain.

Je compris soudain… L’espion ne croyait pas à la tendresse d’un Anglais pour la pauvre chère créature qui, se tenait, ignorante des pensées de son père, auprès de moi.

J’étais à ses yeux un espion… J’avais senti le défi dans sa dernière phrase… À partir de demain.

Demain ! Mais demain, il aurait remis le document volé à son complice M. de Kœleritz…

Il pourrait installer un espion dans sa maison où il n’y aurait plus rien à découvrir.

La colère bouillonna en moi. C’est absurde, mais être pris pour un espion, fût-ce par le plus misérable des êtres, me procure une sensation insupportable.

Pourtant, je me dominai.

J’aimais Niète. Qu’importait une blessure à mon amour-propre ; pourvu que la blonde victime fût délivrée d’une existence, luxueuse il est vrai, mais odieuse à sa délicatesse.

Et fouillant jusqu’au fond ma bonne volonté, je parvins à en extraire des effusions suffisantes pour répondre à la condescendance véritablement incroyable de mon interlocuteur.

Je me suis dit depuis : j’ai eu tant de jours sombres à ma disposition pour revivre les heures fugitives englouties aujourd’hui dans l’abîme du passé… ! Je me suis dit que le comte avait peut-être espéré par moi, qu’il jugeait un allié de X 323, arriver jusqu’à X 323 lui-même.

À moins qu’il ne me supposât une incarnation de cet insaisissable X 323, dont M. de Holsbein, pas plus que les autres hommes, ne connaissait la véritable apparence.

Ah ! ce que j’ai cherché des explications à l’inexplicable enchaînement de faits, qui m’entraînèrent durant mon séjour à Madrid !

Cependant, le comte se tournait, souriant vers Niète :

— Voudriez-vous prendre mon bras pour regagner la Casa Avreda, ma chère enfant… J’ai travaillé beaucoup aujourd’hui, je me sens la tête un peu lourde, une vague migraine, et il me semble qu’une brève promenade, avec vous à mon côté, me sera un remède souverain.

Elle passa son bras sous celui de son père, tout en m’enveloppant d’un regard caressant, puis elle me tendit sa main demeurée libre. Je la pressai tendrement.

M. de Holsbein nous observait, un sourire empreint de malignité aux lèvres.

— Vous aimez profondément Niète, fit-il en me tendant la main à son tour.

— En m’engageant à elle, j’ai engagé ma vie, et ce m’est la chose la plus douce qu’il me soit arrivée depuis ma venue dans le monde.

Il ricana derechef. Ses yeux pétillèrent de malice diabolique.

Mais son ton se fit paterne, lorsqu’il expliqua :

— Si vous dites vrai, nous pourrons nous entendre. Mais je dois vous prévenir… Si Niète était malheureuse, je vous tuerais sans hésiter.

Il ne me laissa pas le loisir de répondre.

— Les pères sont terribles, n’est-ce pas… Bah ! les fiancés leur sont indulgents. Quand ils sont bien épris, ils comprennent que les pères aiment aussi à leur façon.

Il entraînait Niète et je regardais ces deux êtres, unis par les liens du sang, que j’allais séparer, afin que l’un ne mourût pas de l’infamie de l’autre.