Albert Mérican (p. 37-40).


X

LA DOUCE ATTRACTION


Le lendemain matin, je me levai avec l’aurore. Je n’avais pas dormi de la nuit, si l’on considère que le sommeil doit être un repos absolu du corps, de l’esprit, et non un demi-rêve, agité, poussant l’individu à des sauts de carpe, à des impressions angoissantes de chute dans les abîmes, d’étouffements, de fuite activée par des ennemis toujours sur le point de vous atteindre.

À la vérité, j’avais revécu, dans l’obscurité de ma chambre à l’hôtel de la Paix, les aventures extraordinaires de la journée précédente, et à mon profond étonnement, je constatai chez moi, au réveil, un état d’esprit tout à fait anormal.

La profession du reporter, comprise dans la large acception du mot, exige une résistance indéfinie des muscles et des nerfs. Les nécessités habituelles de la vie sont, et doivent être, reléguées au second plan, pour qu’à toute heure, en toute occasion, on soit prêt à l’action.

L’imprévu devient le normal, la discipline tient lieu de liberté, car l’accoutumance aux événements incohérents, inexplicables, crée à l’homme engrené dans le grand reportage une mentalité spéciale. C’est une sorte d’indifférence à la conclusion des événements, avec l’intérêt passionné d’un match, dont l’enjeu est d’arriver bon premier à l’explication du problème offert à la sagacité ; explication qui, du reste, n’acquiert tout son prix que lorsqu’elle est présentée, en caractères typographiques, dans le journal auquel le publiciste appartient. Le reportage, en un mot, est si je puis m’exprimer ainsi, un patriotisme supplémentaire, qui nous fait citoyens dévoués d’une feuille de papier quotidienne, soixante-trois centimètres sur quarante-cinq ou autres dimensions… Ce patriotisme là, d’ailleurs, ne se mesure pas plus à la superficie du journal, que l’autre, le grand, à l’étendue du territoire.

Sa pensée dominante est d’assurer la « primeur » des informations à son journal. Il porte un intérêt de déchiffrage aux énigmes mondiales, mais elles lui demeurent, par définition étrangères. Il agit pour son compte, sans être jamais un acteur du drame. Il est spectateur et critique, dominé par la volonté de comprendre, le désir de la vision claire, vivant normalement sa vie, en face des existences bizarres, grotesques, douloureuses, en dehors de toutes les règles sociales, qui étonnent, provoquent le rire ou les larmes sur la scène tragi-comique où se heurtent les puissances du monde.

Eh bien, j’avais l’impression, non pas nette, mais confusément perceptible, comme d’une chose élaborée par mon moi inconscient, au fond même de mon être, que mon âme de ce spectateur « reporter » avait subi une soudaine modification.

J’avais assisté aux massacres de Constantinople ; j’avais contemplé la banque ottomane au milieu des jets de bombes et de la fusillade. Je m’étais trouvé bloqué parmi des Arméniens, vivant avec eux ce que je pensais être mes dernières heures ; tout cela dans un ruissellement de sang, dans une atmosphère emplie de cris d’agonie, de détonations, du souffle horrible des haines fanatiques. Plus tard, j’avais connu les terribles faucheurs de la Macédoine, ces assassins sinistres, qui semblaient avoir reçu des dieux cruels la mission de transformer la malheureuse province en désert.

Puis ç’avait été la campagne de Mandchourie, avec le choc formidable de la Russie et du Japon.

Tous les spectacles de carnage, de misère, d’épouvante, avaient défilé devant mes yeux… Toujours, que les victimes fussent turques, arméniennes, albanaises, ruthènes, ou sujets du Mikado, l’homme que je retrouvais en moi était d’abord le correspondant du Times, un bipède particulier, chez lequel la pitié s’éveillait seulement alors que l’envoi de la « Copie » au journal avait été assuré.

Jusqu’à cet instant précis, pourquoi ne pas avouer la vérité, les belligérants, bourreaux ou victimes, ne me touchaient guère plus que de simples marionnettes, dont j’aurais eu à conter les faits et gestes.

Or, le matin, à l’hôtel de la Paix, en me levant, je n’avais pas envoyé le moindre télégramme au Times, j’ignorais à quel moment il me serait permis de le faire, et cependant je ressentais un émoi tout à fait en dehors de mon état habituel parfaitement pondéré.

Pourquoi cet incompréhensible trouble ?

Certes, la possibilité d’un conflit européen était une grave hypothèse ; mais en somme la guerre est toujours la guerre. Les uniformes varient, le spectacle reste identique. Pendant la guerre russo-japonaise, j’avais supporté avec une parfaite philosophie les revers des uns, les succès des autres ; je crois même avoir eu des joies profondes à transmettre au Times des nouvelles de désastres inédits.

En Europe, il en serait de même.

Et puis au fait, la guerre n’était pas aussi fatale que cela.

Il faudrait, avant qu’elle éclatât, que j’eusse adressé au Times l’un de ces deux télégrammes sensationnels :

« Le document volé au Foreign-office est en route pour Berlin. »

Ou bien :

« X 323 a repris au cambrioleur du coffre-fort de lord Downingby, le document dangereux. »

Mais alors d’où naissait mon apitoiement ; d’où venait cette lourdeur, cette gêne que j’éprouvais dans la région du cœur ?

Eh ! sapristi cela tenait au « drame moral » qui s’était déroulé à la Casa Avreda.

À mes oreilles sonnait le cri de fanatique orgueil de l’espion comte de Holsbein. J’entendais l’Allemand, égaré par un amour patriotique odieux, jeter à M. de Kœleritz ce cri de fauve :

— J’ai donné la vie de ma fille, de Niète à l’Empire.

On eût cru qu’à ces paroles répondait en moi-même le ricanement de X 323, autre mystère humain, joué hier par son adversaire.

Et brusquement, il y eut une clarté dans l’obscurité de mon examen de conscience.

Ma pitié, le « flottement moral » qui, pour la première fois de ma carrière, me faisait penser en homme, en dépit du reporter, avaient une cause blonde, et pâle, et désolée.

Niète, dans mon esprit, avait pris le pas sur le mystère, sur la conflagration pouvant sortir de la lutte souterraine, ignorée, des deux athlètes :

Holsbein ; X 323.

Comment X 323 ne l’avait-il pas mise à mort, en s’apercevant qu’il n’avait emporté de la Chambre Rouge que des papiers sans valeur ?

Il lui avait rendu la liberté, et cependant, elle pleurait.

Quelle torture lui avait-il donc infligée ?

Hier, je faisais des vœux ardents pour le triomphe de ce champion de la politique de l’Angleterre. Aujourd’hui, je le maudissais d’avoir fait jaillir des larmes des yeux bleus d’une jeune fille inconnue… Mais oui inconnue, de par les griffes de Nick (le diable) ; inconnue, car je ne pouvais raisonnablement me considérer comme étant de ses amis, par le seul fait que je me fusse trouvé, à une heure du matin, rue Zorilla, alors qu’elle rentrait, lamentable et désespérée, dans l’hôtel où resplendissait la fortune, la puissance de son père.

Déjà, j’étais bien plus atteint que je ne le supposais, car je ne m’étonnai même pas de l’intérêt… fraternel (je prononçai le mot fraternel sans rire) que je portais à la jeune lady.

Pourtant, quand un homme bien équilibré, accoutumé à juger les choses avec une sage impartialité, en arrive à reconnaître loyalement que deux yeux azurés, mouillés de larmes, ont amené en son personnage intellectuel et moral une transformation radicale, il ne serait pas bien difficile à lui de conclure.

Hélas ! quand on doit souffrir, on ne conclut jamais. La conclusion nous ferait nous écarter du chemin qui mène à la souffrance et la destinée ne veut pas, sans doute, qu’il en soit ainsi.

Au lieu de réfléchir, j’agis… comme un étourneau.

Je m’habillai et, sans répondre au domestique qui répétait sur un ton lamentable :

— Le señor ne prend-il rien avant de sortir… Thé, chocolat, café, rôties, sandwiches…

Je gagnai la Puerta del Sol, abandonnant ce serviteur zélé aux charmes de son énumération gastronomique.

Sept heures à peine.

La place est encore à peu près déserte. Quelques arrieros sont près de la fontaine centrale, devisant avec deux gallegos, se livrant à une gesticulation expressive.

Ceux-là se lèvent de grand matin. Leur profession ouvre de bonne heure, comme ils le disent.

Mais Madrid sommeille encore. Cela me réjouit, je m’en souviens, alors que je dirigeais mes pas vers la Carrera San Geronimo.

Rares étaient les habitants que je rencontrais.

C’étaient des artisans, des ouvrières, de vagues gitanos… les uns se rendant au travail quotidien ; les autres regagnant les bouges où ils dorment le jour.

Je passai devant le portail de la Casa Avreda et, comme la veille, je contournai le massif de constructions, me dirigeant d’instinct vers la rue Zorilla. D’instinct, oui certes, je crois en toute franchise que mon raisonnement fut étranger à cette direction de ma promenade.

Bref, je me trouvai en face de la petite porte du jardin avoisinant le pavillon à terrasse, où s’était opéré l’enlèvement de la malheureuse Niète.

— Qu’est-ce que je viens faire ici ? me dis-je un peu sévèrement.

En même temps, je dévorais des yeux la peu importante ouverture, découpant dans la muraille un modeste rectangle… je saluais les arbres, dont les feuillages dorés par l’automne annonçaient l’hiver tout proche.

Et je me répondis d’un ton détaché :

— Mon bel ami, je viens ici, parce que cela me plaît. Il faut que tu n’aies aucune poésie dans l’esprit, pour ne pas goûter le charme impressionnant de cette ruelle qui serpente entre deux murs grisâtres.

On a des arguments de cette force, quand les bons arguments font défaut.

Qu’espérais-je de ce pèlerinage matinal ?

Avais-je supposé que ces arbres, ces pierres, témoins de la venue de Niète, me révéleraient le secret de ce qui la faisait pleurer ?

Est-ce que je sais, moi… et puis, vous êtes trop curieux.

J’avais obéi à une inspiration irrésistible.

Je la jugeais stupide, et je ne me serais pas expliqué que j’y eusse résisté.

Bien plus, je me félicitais de m’être décidé à une visite ridicule à une porte fermée.

Si vous ne comprenez pas encore, c’est qu’il n’y eut jamais, dans votre existence, des yeux bleus. Vous me faites l’effet de ces navigateurs d’eau douce plaisantant la tendresse du marin pour le phare ami, qui jette des lueurs de réconfort dans la nuit.