Albert Mérican (p. 33-37).


IX

L’AGNELET EXPIATOIRE


Rien n’est pénible comme de passer, sans transition, d’une ambiance romanesque à l’atmosphère prosaïque du train-train habituel.

La perspective de rentrer à l’hôtel de la Paix me fit frémir d’indignation.

J’avais employé toute une soirée à évoluer au milieu des récifs d’une intrigue tragique ; un vent de guerre et de massacres avait soufflé autour de moi, me donnant le grand frisson de peuples en marche vers la mort, de trônes vacillant sur leur base, de théories de canons prêts à cracher l’ultima ratio des dissentiments humains, et j’irais m’étendre entre mes draps, ainsi qu’un bon bourgeois, lentement, stupide, après une journée de petit négoce ?

Autant prescrire au Prince Charmant de se présenter à la Belle aux cheveux d’Or avec un bonnet de coton sur le chef.

Ceci, c’est ma vanité qui l’exprima.

Au tréfonds de moi-même, une impression obscure, informulée, me poussait plus encore à ne pas me diriger vers la Puerta del Sol.

Je ressentais, sans bien m’en rendre compte, un désir intense de me porter dans le voisinage de l’endroit où Mlle Niète d’Holsbein avait été enlevée.

Pourquoi ? Quel intérêt présenterait pour moi la vue de murs derrière lesquels il s’était passé quelque chose plusieurs heures auparavant ?

Sait-on jamais pourquoi l’on croit vouloir faire ce qui est écrit ?

Quoi qu’il en soit, je me dirigeai vers l’étroite rue de Zorilla.

À ce moment de la nuit, la petite voie était silencieuse, obscure, déserte, ainsi qu’il advient pour tous les passages qui ne relient pas des artères fréquentées.

Le long mur du parc de la Casa Avreda, continué par celui de la Villa Hermosa voisine, empruntait à l’ombre un aspect sinistre, et par-dessus sa crête, les arbres aux feuillages jaunis entre-choquaient lugubrement leurs branches.

Dominant la muraille, telle une tourelle minuscule, le pavillon, théâtre du drame, apparaissait, le rayon d’une lanterne lointaine éveillant, à sa surface, en un poudroiement imprécis, les ors et les carmins enluminant les boiseries.

Une tristesse pesait sur les choses mornes. Le ciel ténébreux, où des nuages pressés se hâtaient, chassés par le vent, ainsi qu’un troupeau fuyant l’ardeur agressive du chien de berger, semblait suinter de la douleur.

Il est cependant fort possible que ces sensations provinssent tout simplement de la détente nerveuse succédant à la surexcitation à laquelle j’avais été soumis depuis vingt-quatre heures.

Je m’étais arrêté en face de la petite porte de service, percée à peu près au centre de la muraille du parc, quand un léger déclic me fit tressaillir.

Quelqu’un se trouvait de l’autre côté de cette porte et l’ouvrait.

Une forme féminine se dessina dans l’encadrement, parut écouter, puis risqua quelques pas prudents dans la rue.

Un mince rayon de lune filtrant à travers l’écran des nuées me permit de reconnaître Concepcion.

Ah ! ah ! Quelle chose appelait la camériste dans la ruelle déserte, à une heure aussi avancée ?

En me posant cette question, je fis instinctivement un pas en avant, sortant de l’ombre qui m’avait dissimulé jusque-là.

Concepcion eut un cri d’épouvante ; mais aussitôt, elle distingua mes traits et s’approcha vivement.

— Ah ! señor, c’est la bonne Vierge d’Atocha qui vous envoie. Je mourrais de peur à être seule, par cette obscurité, dans cette rue qui semble un coupe-gorge.

— Pourquoi y êtes-vous, en ce cas ? Rentrez.

— Je ne dois pas.

— Comment ?

— J’attends la señorita Niète.

— Vous ?…

Elle attendait la captive du X 323 à présent !

Par ma foi, c’était une heureuse inspiration qui m’avait amené là. J’allais sûrement apprendre du nouveau. Et d’un ton engageant :

— Je croyais…

La pétulante Espagnole ne me laissa pas poursuivre.

— … Moi aussi, je croyais, bredouilla-t-elle avec volubilité, mais il paraît que je me trompais, la Sainte Madone en soit bénie. J’ai été prévenue que la señorita rentrerait par la rue de Zorilla entre une heure et une heure et demie du matin, et d’avoir à tenir la porte de service ouverte pour la recevoir.

— Prévenue ? répétai-je surpris.

— Oui, señor, par une lettre.

— De qui ?

— Oh ! cela, je n’en sais rien… Je l’ai trouvée dans ma pochette… C’est un peu après que je vous eus laissé dans la chambre de cet ivrogne d’Antonino… Qui l’avait glissée là ?… Voilà ce que les Archanges pourraient peut-être bien dire, mais une pauvre fille de chambre n’en est pas capable.

Et, continuant avec un redoublement de vivacité :

— L’important est que la lettre soit arrivée à son adresse, et que la porte soit ouverte pour la chère et douce señorita. Si le señor, qui déjà a été si bon pour Marco et pour moi, voulait attendre jusqu’au retour de la chère petite fleur, je lui serais reconnaissante comme au Seigneur lui-même, car je n’aurais plus peur et je ne sentirais plus mon cœur se crisper comme un picador boulé par le taureau.

Il y a des minutes où un gentleman pense tout naturel de veiller sur la tranquillité d’une maid (fille, domestique) avec laquelle, en temps ordinaire, il dédaignerait de se commettre.

Il avait suffi à Concepcion de prononcer cette parole magique :

— La señorita va venir.

Pour me faire oublier l’incorrection, l’impropriété de ce tête-à-tête nocturne avec une servante.

Je me figurai de bonne foi que j’agissais uniquement comme correspondant du Times… Depuis, je me suis demandé souvent si, à cet instant déjà, Max Trelam, gentleman pitoyable au sort d’une jeune fille inconnue, frappée horriblement par la fatalité, ne subissait pas une inexplicable attraction télépathique.

Que soit vraie l’une ou l’autre de ces suppositions, le fait certain est que je m’improvisai le garde du corps de Concepcion, laquelle, dans sa satisfaction, se laissa emporter jusqu’à me promettre l’accès gratuit de la future confiserie sur le Prado.

Voilà à quoi l’on s’expose quand on obéit à la curiosité professionnelle, ou sentimentale.

Au surplus, sauf ce léger inconvénient, je dois rendre à la soubrette ce témoignage qu’elle ne m’obligea pas à prendre part à la conversation.

Elle en fit tous les frais, utilisant cette prodigieuse faculté qu’ont certaines femmes et beaucoup d’hommes politiques de parler comme dix sans penser comme un.

Cela dura, je n’en ai pas la notion exacte, le bavardage incessant de la fille me plongeant dans une sorte d’engourdissement. Je ne m’étonnais même pas de la confiance qu’elle me témoignait.

La fatigue, sans doute, obscurcissait mon jugement ; sans cela il m’eût paru au moins étrange qu’elle m’eût parlé de la disparition de Niète, alors que la foule accourue à la réception du comte de Holsbein avait dû se contenter de l’excuse vague d’une indisposition subite, expliquant l’absence de la pauvre enfant.

X 323 ne me l’a jamais avoué, mais je crois, aujourd’hui, que ce profond analyste des hommes placés sous son regard m’avait percé à jour, qu’il avait prévu, avec une certitude absolue, les actes auxquels me conduiraient mon caractère et mon tempérament, et qu’à ce moment même, j’obéissais, sans m’en douter, à ce qu’il avait jugé plus utile.

J’étais une unité dans la comédie douloureuse dont cet homme était seul à régler les péripéties. Et nul ne m’ôtera de l’idée qu’il m’avait choisi pour créer un motif de distraction, d’erreur à son adversaire, M. de Holsbein.

Et je suis son ami, plus que cela, je l’admire ! Je m’incline devant cette force, ainsi que le marin se courbant sous la tempête, tellement conquis par la puissance révélée, que la critique ou le reproche n’ose plus se formuler.

Un chuchotement.

— La voici !

C’est Concepcion qui me désigne, là-bas, une ombre s’avançant lentement.

J’ai comme un choc à la poitrine, et je regarde, je regarde, sans un mot, sans un geste.

Je ne distingue qu’une silhouette à peine estompée : le visage, la taille, la tournure, me demeurent invisibles, et pourtant jamais je n’ai ressenti aussi nettement l’impression de la douleur.

Autour de cette ombre, progressant dans l’ombre des choses, flotte, impalpable et cependant poignant, quelque chose de déchirant, de fatal. Il y a là une agonie d’âme que l’âme devine.

Je crois que Concepcion elle-même est en proie à une sensation analogue, car la suivante s’est immobilisée.

Elle reste figée, le cou tendu ; on croirait qu’elle hésite à présent à reconnaître sa jeune maîtresse, qu’elle doute du témoignage de ses yeux.

D’un geste machinal, elle m’enjoint de rentrer dans la zone des ténèbres qui ourle le mur.

Pourquoi ? À quel instinct obéit cette fille simple ? Et j’obéis avec le sentiment qu’elle a raison, que ma présence est déplacée. Je m’éloignerais si cela m’était possible sans me faire remarquer.

Niète se rapproche. Tout près, elle a un gémissement.

— Concepcion !

— Señorita !

La voix de la jeune fille a secoué l’indécision de l’Espagnole. Son exubérance reprend le dessus. Elle bondit auprès de sa maîtresse, l’enlace éperdument, avec des mots sans suite, qui caressent celle que ses bras emprisonnent, qui menacent ceux par lesquels elle a souffert.

Et, sous la clarté de la lune, réapparue comme pour jeter une auréole bleuâtre à cette scène touchante, Niète de Holsbein se montre à mes yeux. Le corps de ténèbres devient lumière, le spectre imprécis se fait femme.

Le pâtre génois qui assista à la métamorphose de l’écume des flots en la divine incarnation de Vénus, dut éprouver un saisissement analogue.

Tout à l’heure, elle n’était rien, qu’une tache plus noire dans le noir. Maintenant, ses cheveux blonds, son mignon visage parlent, ses yeux de pervenche semblent rayonner de la lumière. Une petite étoile terrestre venait de s’allumer en face de moi.

Ô puissance du décor, puissance des effets du clair et de l’obscur opposés !

C’est sous cet aspect que je la reverrai toujours.

— Venez, venez vite, señorita. La réception dure encore. Votre père sera ravi…

— Mon père !

Dire ce qu’il y eut d’épouvante dans ses deux mots est impossible.

La jeune fille s’était rejetée en arrière, toute sa personne raidie en une résistance soudaine.

Et brusquement, elle éclata en sanglots, laissa tomber son front sur l’épaule de sa servante, avec des exclamations déchirantes.

— Mon père !… Oh ! mon père !

Cette plainte me pénétra… je ne trouve pas de comparaison sortable pour exprimer à quel point je souffrais de la souffrance qu’elle révélait.

Je me précipitai vers les deux femmes enlacées. Sans trop savoir ce que je disais, tant était grand mon émoi… je bredouillai.

— Max Trelam, du Times… Je ne suis pas pour vous effrayer… Conception a raison. Vous devez rentrer, chercher l’oubli de cette journée dans le sommeil.

Elle avait levé la tête. Ses yeux se fixaient sur moi avec une expression affolée.

— L’oubli ! redit-elle désespérément.

Puis brusquement, comme frappée par l’inexpliqué de ma présence :

— Quelle honte ! quiconque se croit autorisé à m’adresser la parole !

À quelle pensée intime correspondait cette phrase. Je compris qu’elle sentait que le reproche ne m’atteignait qu’indirectement… Il était prononcé d’une voix douce, comme absente… Cela était pénible et suave, et triste infiniment.

Mais Concepcion essayait de l’entraîner.

— Venez, señorita, venez…

Et se tournant de mon côté :

— Oh ! señor, si j’osais… je vous prierais de traverser le jardin… M. le comte est encore dans les salons…

Elle n’acheva pas. Avec une énergie sauvage, Niète disait :

— Je ne le veux pas ! Je ne veux pas que mon père me sache là !

Puis une crise de larmes… Elle s’affaisse dans les bras de la fille de chambre qui m’appelle à son secours.

À nous deux nous transportons la jeune personne à demi évanouie… Un banc de pierre se trouve à quelques pas de la porte, auprès du perron accédant au pavillon.

Niète y est déposée.

Je devrais partir, laisser à cette douleur immense l’apaisement de la solitude, et je ne m’en sens point l’énergie.

Nous restons ainsi… elle assise, Concepcion penchée sur elle, moi debout en face de ce groupe désolé.

De temps à autre, la servante veut décider sa jeune maîtresse à regagner ses appartements. Celle-ci refuse obstinément.

— Non, non, plus tard… Quand tout sera éteint.

Quel drame est au fond de cette obstination ?

Et cependant l’obscurité envahit peu à peu la façade de la Casa Avreda que l’on aperçoit à travers les arbres. Une à une, les fenêtres s’obscurcissent. On dirait des yeux qui se ferment.

La façade à présent est toute noire. Concepcion la montre à la jeune fille. Celle-ci se dresse sur ses pieds, s’appuyant au bras de sa suivante.

Et je murmure la phrase banale, alors qu’en mon être bouillonne une émotion surhumaine.

— Mademoiselle, permettez que, demain, je vienne prendre de vos nouvelles et obtenir une présentation plus correcte.

Elle fait non de la tête… Non, non, obstinément.

— Je vous remercie de votre intérêt, Monsieur, mais nul ne doit s’inquiéter de moi… Elle s’arrête, comme prise de peur devant des paroles informulées.

— Pourtant…

Elle s’éloigne, secouant toujours la tête, dans une négation machinale, sans fin… Elle disparaît à travers les feuillages. Je suis seul.

Le mieux est de rentrer à l’hôtel de la Paix… Et je sors, je tire la porte de service sur moi.

Je regagne la rue San Geronimo, la Puerta del Sol, sans me douter que je viens de donner tout mon cœur à cette petite fille blonde qui pleurait.

La fille d’un espion ! Moi, Max Trelam !

Non, pour moi, elle ne le sera plus désormais… Elle sera seulement la victime expiatoire du crime auquel elle demeura étrangère ; elle sera l’agnelet blanc, dont le sang coule sur les autels farouches, pour apaiser la colère de divinités sans justice et sans pitié.