Albert Mérican (p. 40-43).


XI

LA FATALITÉ SE PRÉCISE


Brrr ! un frisson…

La petite porte vient de tourner sur ses gonds avec un léger grincement, c’est pour cette cause que j’ai frissonné.

Comme je suis impressionnable, ce matin.

Et quelle est cette jeune Madrilène qui se montre sur le seuil ?

Par mon block-note ! c’est Conception.

Mais oui, la brune camériste en personne.

Si elle me voit, elle va se demander ce que je fais là.

À ma propre personne, je pouvais répondre par une phrase dédaigneuse. Mais à Concepcion, je ne saurais même donner un mot d’explication. Ma respectabilité s’y oppose.

Alors, elle pensera ?…

Et ce qu’elle pensera m’ennuie beaucoup. Rien n’est aussi désagréable que de prêter à rire à la domesticité.

Tout cela se presse dans ma tête avec la rapidité de l’éclair zigzaguant dans la nue.

Impossible de me dissimuler, dans cette ruelle resserrée entre deux murs gris, ne présentant aucune brèche praticable. Mon moi raisonnable me décocha ce trait :

— Tu la trouvais si poétique, tout à l’heure.

Je l’aurais certainement secoué d’importance ce « moi » impertinent ; je n’en eus pas le temps.

Concepcion m’avait vu, car elle marchait tout droit vers moi, avec des démonstrations joyeuses, dont l’exagération méridionale me médusa.

En trois sauts, elle fut devant moi, et bredouillant, dans son empressement à s’expliquer :

— Du pavillon, j’ai reconnu le señor, et je me suis empressée d’ouvrir…

— D’ouvrir, pourquoi, murmurai-je, ahuri par la tranquille audace de cette soubrette espagnole ?

— Santa Virgen ! est-ce vous, señor, qui le demandez ! Après nos pleurs de cette nuit, vous ne concevez pas que nous avons besoin d’un ami sûr et fidèle…

Cette jolie fille me bouleversait.

Il était clair qu’elle réclamait mon assistance pour sa jeune maîtresse… J’eus une seconde de présomption. Je pensai que Niète elle-même l’avait dépêchée vers moi. Et tout ravi de cette idée, je prononçai :

— Alors, elle m’attend ?

Un éclat de rire de la fille de chambre me fit aussitôt repentir de mon mouvement avantageux.

— Elle, vous attendre. Oh ! le pauvre agnelet sans tache, bien certainement non. Sait-elle seulement votre existence. Elle était si désorientée cette nuit que, peut-être, elle ne se souvient pas de l’aide que vous nous avez donnée.

Non, ce n’est point là ce que je voulais exprimer ; mais bien que vous avez été très bon pour moi, pour Niète, hier au soir, et que vous ne refuserez pas de m’aider encore aujourd’hui.

Je me mordis les lèvres, la camériste avait-elle l’intention de me prendre à son service ?

Elle continuait cependant :

— En vous quittant, nous avons regagné l’appartement de la señorita. Tout le monde dormait déjà, seul le comte veillait. Il était dans son cabinet de travail. Je songeai qu’il ignorait le retour de la señorita et je chuchotai :

— La señorita pourrait rassurer son père.

Ah ! señor, elle me saisit le bras, elle si frêle, avec tant de force que j’en fus toute meurtrie, et avec une voix que je ne lui ai jamais connue :

— Non, je te le défends… Si tu veux rester auprès de moi.

Moi, je l’aime… Alors, je n’ai pas insisté. Quand une enfant ne veut pas voir son père, elle doit avoir de bonnes raisons, n’est-ce pas, et il ne convient pas à une femme de chambre de se montrer plus carliste que Carlos[1].

J’inclinai la tête. Je pardonnais maintenant à la petite Espagnole sa familiarité. Son récit m’intéressait prodigieusement.

La veille au soir, j’avais bien eu l’impression que Mlle Niète craignait de se trouver en présence du comte de Holsbein. Mais une jeune personne qui vient de subir les émotions d’un enlèvement, en conserve nécessairement quelque trouble dans l’esprit.

Or, en rentrant à l’hôtel, devant le cabinet de travail où le comte, sans doute, songeait à l’enfant disparue, celle-ci s’était absolument refusée à lui donner la consolation de la savoir en sûreté.

Ceci, je l’avoue, me paraissait trop cruel. J’oubliais que M. de Holsbein était un espion, ennemi de mon pays, pour ne voir en lui que le père.

Or, en même temps, plus lancinante se représentait à mon cerveau la question :

— Quelle torture X 323 a-t-il donc imposée à l’infortunée ?

Sans en avoir conscience, je questionnai :

— Et ensuite ?

— Ah ! señor… ensuite ?… J’ai conduit la señorita à sa chambre et je l’ai laissée seule, sur son ordre. Je couche dans une pièce voisine, une cloison sépare les deux salles, afin que je perçoive le moindre appel…

— Oui, oui, je conçois cela… après ? après ? fis-je avec impatience.

— Eh bien, je l’ai entendue pleurer doucement. Cela a duré longtemps, longtemps… La fatigue a eu le dessus probablement, et elle a dû s’endormir dans un fauteuil. Ce matin son lit était intact. Elle ne s’était pas couchée.

— Mais comment vous êtes-vous trouvées ici à cette heure matinale ?

— Comment ?… Ah ! señor, que les archanges et tous les saints vous le disent, s’ils connaissent les pensées de la señorita. Nous sommes dans le pavillon depuis… je ne sais pas, moi, il faisait encore nuit.

Après les événements d’hier, à la place de la señorita, j’aurais fui ce maudit pavillon comme la peste… Eh bien, elle, pas du tout. Il faisait encore nuit, vous contais-je ; elle m’a appelée… je l’ai trouvée debout, prête à partir.

— Viens, m’a-t-elle dit.

— Où cela, señorita ?

— Que t’importe.

— Mais votre père ?

— Mon père !

Elle dit ces deux mots d’une petite voix brisée ; on aurait cru qu’elle étouffait. Puis elle se raidit, et presque avec rudesse, elle répéta :

— Viens.

Alors, je l’ai accompagnée. Dans le pavillon, il y a deux salles. Elle se tient dans la première, pâle comme la martyre de Heiladolid, celle qui expira le onzième jour de tortures… Elle regarde tout droit devant elle.

Tout à l’heure, elle s’est levée, elle a écrit une lettre puis elle m’a dit :

— Porte cela à son adresse, et reviens sans tarder me faire connaître la réponse.

Elle me présentait une lettre portant cette suscription :

« À la Dame supérieure du Couvent de Salezas Reales. »

Et comme je regardais, sans deviner quel rapport pouvait exister entre la fille du comte et la Supérieure du couvent réputé de Salezas Reales, Concepcion reprit :

— La señorita y a fait retraite, durant une absence de son père, mais je n’aurais jamais pensé qu’elle y retournerait ainsi.

— Comment savez-vous ?…

— Son désir… oh ! je l’aime, moi, et pour la servir… tandis qu’elle écrivait, j’ai lu par-dessus son épaule.

Malgré mon émotion, je ne pus me tenir de sourire.

— Et je dirai tout au señor, poursuivit la camériste, sans s’offusquer de ma fugitive gaieté. La pobre a écrit ceci :

« Une douleur infinie s’est abattue sur moi… Mère Supérieure, accordez-moi l’asile, où personne ne pourra troubler mon désespoir. »

Je demeurai comme étourdi. Au couvent ! Niète au couvent. L’idée seule me révoltait, bien que les causes de ma révolte ne m’apparussent pas clairement.

Concepcion, elle, me regardait dans les yeux.

— Répondez, señor, est-ce qu’une servante dévouée est tenue de porter une pareille lettre. Santa Virgen ! Une señorita riche et jolie comme un cœur, se retirer du monde… Non, non, le ciel n’est point si cruel… Pour remplir les couvents, il y a bien assez de pauvresses et de laiderons.

Sans doute, la réflexion n’était pas d’une parfaite orthodoxie ; mais je passai condamnation, car la question de l’exubérante fille me plongeait dans un abîme d’incertitude.

Certes non, la señorita ne devait pas s’enfermer en un cloître. À vingt ans, est-ce que l’on renonce à la vie ? Est-ce que l’on renonce à ce que l’on ne connaît pas encore ?

Oui, mais de quel droit m’y opposerais-je ? De quel droit conseillerais-je à Concepcion de confisquer la correspondance confiée à ses soins ?

Comprit-elle ce qui se passait en mon esprit ? Elle m’annonça :

— Oh ! une enveloppe qui peut porter préjudice, c’est sûrement œuvre-pie que de la détruire.

Mais comme je secouais la tête, fidèle malgré tout à la pensée qu’une lettre est chose sacrée, la camériste reprit :

— Alors, pourquoi ne parleriez-vous pas à la señorita ?

— Moi ?

— Vous, señor, évidemment. Vous sauriez lui dire des choses… que je pense bien, moi, mais que je ne sais pas expliquer. Dame, l’école, ça ne dure jamais longtemps pour nous…

Cette fille était endiablée, véritablement.

Voilà qu’elle me jetait dans de nouvelles perplexités.

Parler à la jeune fille… Certes… Mais que lui dirais-je, moi inconnu, dont la démarche ne serait justifiée par rien. Liens de famille, de fréquentation même, faisaient défaut.

Ah ! Concepcion s’embarrassait peu de ces distinctions subtiles provenant de l’éducation.

— Il faut vous décider, señor. Si vous ne vous décidez pas, je porte le message ! La señorita ira au couvent et ce sera votre faute.

En vérité, la future confiseuse du Prado aurait su mieux que moi-même les sentiments confus qui se bousculaient en mon personnage, qu’elle n’aurait pas parlé d’autre sorte.

Et brusquement, j’eus une inspiration.

Je pourrais, par Lewis Markham, par la marquise de Almaceda peut-être, arriver jusqu’à X 323… Cela, je ne devais pas l’apprendre à la jeune fille ; le secret professionnel et patriotique s’y opposait ; mais rien ne m’empêchait de faire luire à ses yeux l’espoir vague que ceux qui s’étaient introduits brutalement dans son existence cesseraient de la tourmenter.

C’était peu, mais ce serait quelque chose, car sa tristesse, sa résolution désespérée dataient de la terrible aventure de la veille.

Et puis, et puis, plus persuasive que tous les raisonnements, cette phrase m’obsédait :

— Je ne veux pas que ces deux yeux bleus se ternissent, se décolorent derrière les murs d’un cloître.

— Eh bien ? réitéra Concepcion, qui me regardait d’un air singulier.

— Eh bien, puisque le hasard m’a placé sur le chemin de Mlle de  Holsbein, j’essaierai de lui rendre la volonté de vivre dans le monde.

Elle esquissa un pas de fandango et rassérénée :

— Et moi, je fais ce que je puis.

D’un geste brusque, elle déchira la lettre en petits morceaux, qu’elle coula prestement dans sa poche.

— Que faites-vous ?

— Je supprime un ennemi, señor, et je précède un ami. Quelle fille de chambre ferait mieux à ma place ?

Elle était véritablement stupéfiante, cette Concepcion.

Déjà, elle avait regagné la petite porte du jardin ; elle l’ouvrait, m’appelant du regard.

Tant pis ! je la suis.

Dans ses traces, je parcours les quelques mètres qui s’étendent de l’entrée de service au perron du pavillon, je gravis les cinq marches de ce perron ; je pénètre dans la salle, meublée de sièges de bois courbé.

J’aperçois confusément, en face de moi, une cloison bleutée, ornée de palmettes d’argent, une baie sans porte, où flotte une draperie bleue et argent également.

J’entends à peine, tant mon cerveau s’emplit de battements, la camériste prononcer allègrement :

— Señorita, le señor qui m’aida hier soir à vous porter dans le jardin.

Et puis, j’ai une vision de jeune fille éperdue, pâlie, effarouchée, dressée brusquement du siège sur lequel elle était étendue.

C’est une Diane surprise au bain. Tout, dans son être gracieux, décèle la terreur, le désir de la fuite impossible. Des mains qui implorent, de grands yeux bleus qui reprochent, sous l’or pâle des cheveux blonds !


  1. Plus royaliste que le roi. Locution de Biscaye.