Albert Mérican (p. 23-26).


VI

OÙ IL EST QUESTION D’UN ENLÈVEMENT PLUS SURPRENANT QUE CELUI DU FOREIGN-OFFICE


— La marquesa (marquise) d’Almaceda, reprenait Markham en désignant la dame.

Puis s’adressant de nouveau à elle :

— Mon ami est étranger, très dépaysé dans cette réunion. Vous agréerait-il que je vous le confie ?

— La recommandation du capitaine Markham est une sûre caution, fit-elle d’une voix bien timbrée…

— Merci, j’aperçois justement mon ambassadrice… Son mari ne saurait l’accompagner ce soir, et m’a délégué ce soin.

Il salua deux fois, profondément pour la marquise, plus légèrement pour moi, et s’esquiva en murmurant :

— Excusez… le devoir…

Je restais seul en face de la marquise, absolument empêtré de ma personne. L’imprévu de la rencontre, l’impression du mystère s’agitant autour de moi, tout contribuait à m’enlever ma présence d’esprit ordinaire.

Elle s’en aperçut et, avec une grâce parfaite :

— Offrez-moi le bras. C’est en causant qu’un étranger s’initie à un monde inconnu. Cherchons un coin où l’on puisse causer en liberté.

Je m’exécutai. Je sentis sa main fine se poser légèrement sur mon bras, mais je dois constater que ce fut elle, et non moi, qui prit la direction de la marche.

Cinq minutes plus tard, nous pénétrions dans un petit salon, à l’extrême bout de l’enfilade des « réceptions », petit salon de conversation, garni de poufs, de divans, de meubles moelleux propices aux bavardages, et dont les murailles disparaissaient presque sous les tapisseries flottantes destinées, de même que celles de la bibliothèque, à draper la façade de la Casa Avreda, le jour de la fête du roi.

Deux ou trois couples s’y étaient déjà réfugiés, échangeant à voix basse des répliques qui amenaient des tons roses sur les visages et des rayonnements dans les yeux.

Ma compagne m’entraîna à l’écart vers une causeuse en S. Nous nous assîmes, et elle se prit à parler, heureusement pour moi, car je me sentais tout à fait incapable d’exprimer une idée.

— Avant toute chose, dit-elle d’une voix abaissée, mais délicieusement musicale, je dois vous faire connaître votre guide dans ce milieu nouveau. Je suis une femme de chiffres.

— Vous ! parvins-je à balbutier.

Son affirmation me « renversait » littéralement. Cette « Tanagra », une femme de chiffres ! Oh fi !

Elle eut un petit rire.

— Mais oui, moi-même, le chiffre m’apparaît nimbé de poésie. Chaque chiffre provoque en mon esprit l’éclosion sion d’une image. Ainsi, un exemple, un 2 placé entre deux 3, me représente un cygne captif entre les rives escarpées d’un lac.

Je tressaillis… un 2 entre des 3, mais cela constituait le nombre fatidique, secret du coffre-fort, 323.

La marquise me regardait bien en face. Dans ses yeux bleu-vert, une question se précisait.

et elle vit, chose incroyable, sa jeune
maîtresse, enveloppée par une corde
qui l’enlevait par la fenêtre.

Plus de doute. Elle était celle qu’avait prévue l’ordre transmis tout à l’heure à ma personne par le capitaine Markham.

Par ma foi, à aucune autre, il ne m’eût été plus agréable d’accorder mon aide, et je répliquai d’un ton pénétré :

— J’obéirai.

Elle me sourit… presque avec reconnaissance.

— Sans interroger ?

— Sans interroger.

Ses doigts effilés serrèrent les miens, puis reprenant son expression de sphynx.

— Pour vous récompenser, je vais vous conter une histoire, une histoire qui est un peu la suite de celle que vous narrait tout à l’heure sur la terrasse le capitaine Markham.

— La suite ? fis-je, ressaisissant d’un coup toutes mes facultés, pour ainsi dire engourdies depuis ma présentation à ma gracieuse interlocutrice.

Elle jeta ce rire léger et cristallin qui lui paraissait habituel.

— Ah ! cela vous intéresse. Tant mieux. Rien ne me plaît davantage qu’un auditeur attentif. On raconte mieux. Il semble que la valeur narrative doit augmenter, et ma foi, l’on ressent comme une reconnaissance de cet accroissement de talent… Mais je m’égare, et le temps vole…

Coïncidence peut-être fortuite, elle me répétait là presque les mêmes paroles que Markham sur la terrasse. Les minutes sont précieuses, avait-il dit. Le temps vole, disait la marquise.

— Vous n’avez pas aperçu ce soir, Mlle Niète de Holsbein, la fille du comte qui nous reçoit ?

— Non, en effet.

— N’ayez point de remords. Si vous n’avez point vu cette blonde et mignonne jeune fille, ce n’est point faute d’attention. Elle n’a point paru à la réception.

— Malade, peut-être ?

— Son père l’a déclaré à ses amis… Il les a trompés. Niète a été enlevée ce soir, à cinq heures, alors que le crépuscule finissait.

— Enlevée… un amour ?…

L’énigmatique créature secoua la tête avec une subite tristesse, puis elle eut un geste brusque qui semblait repousser une idée pénible et elle reprit, la voix éteinte par un voile :

— Non, non, ne croyez pas cela. Au surplus j’explique, à cinq heures Niète se trouvait dans un pavillon situé de l’autre côté du jardin.

— Je sais, sur la rue Zorilla.

— C’est cela même. Vous l’avez remarqué tantôt, en revenant du Prado. Vous vous êtes livré à une investigation tout autour de la Casa Avreda.

Je la considérai avec stupeur. Comment savait-elle cela ?

Mais elle allait toujours.

— Ce pavillon se compose d’un rez-de-chaussée surélevé de cinq marches et divisé en deux pièces que sépare une cloison percée d’une porte fermée par une simple tenture. Ces pièces n’ont aucune ouverture sur la rue. Chacune accède au jardin par un petit perron. Ces perrons sont construits sur un même diamètre. Au-dessus, une terrasse où, durant la belle saison, l’on trouve plus d’air qu’à l’étage inférieur.

Niète adore ce pavillon. C’est en quelque sorte son cabinet de travail.

Elle s’y livrait donc, dans la pièce dont les baies regardent de ce côté, achevant à la lumière une broderie. Sa femme de chambre, Concepcion, qui ne la quitte jamais, lisait un roman quelconque.

Très actionnée à sa lecture, cette dernière était à cent lieues de Madrid, suivant les tribulations du héros du livre, quand un cri étouffé lui fit lever la tête.

Et elle vit, chose incroyable, sa jeune maîtresse enveloppée par une corde qui l’enlevait par la fenêtre.

D’un bond elle se leva, les bras tendus, pour retenir Niète qui allait disparaître. Mais d’en haut, elle en eut la nette perception, bien qu’elle n’ait aperçu personne, un jet de liquide pulvérisé fut dirigé contre elle, lui emplissant les yeux de picotements insoutenables.

Pendant quelques instants, elle demeura aveuglée, annihilée par la douleur. Celle-ci s’apaisa peu à peu. Concepcion put regarder autour d’elle.

De Niète, plus de trace.

Affolée, la camériste monta jusqu’à la terrasse. C’était là que devait aboutir la corde.

Rien, personne !

Les ravisseurs et leur victime semblaient s’être évanouis en fumée.

La marquise s’arrêta une minute, comme pour me laisser le loisir de déguster son histoire.

Le fait est que j’avais besoin de respirer, de remettre en ordre mes idées.

Cet enlèvement audacieux, en plein cœur de Madrid, à faible distance des artères les plus fréquentées, la bizarrerie du procédé employé, cela me mettait dans la disposition du lecteur absorbé par les inventions stupéfiantes de certains romans-feuilletons.

Ce lecteur-là peut se ressaisir. Il quitte le volume et il se retrouve dans la normale.

Tandis que moi, j’étais en plein feuilleton réel. La marquise n’était point un mythe, ni M. de Holsbein, ni cette blonde Niète que je ne connaissais pas encore.

— Et le comte nous reçoit, après un événement si cruel ?

L’accent de la jeune femme se fit sec, dur pour répondre.

— On l’y a forcé.

— Qui donc a imposé pareille épreuve à un père ?…

Elle ne me laissa pas terminer.

— Attendez, avant de juger, M. Max Trelam. Je reprends mon récit. Conception finit par où elle eût dû commencer. Elle revint dans cette demeure, joignit le comte et lui fit part de l’événement.

Mais elle achevait à peine qu’un valet remettait à M. de Holsbein, une lettre qu’un commissionnaire venait d’apporter. L’homme attendait dans l’entrée, que l’on voulût bien lui dire s’il y avait une réponse ou non.

Le comte ouvrit cette lettre. Elle était ainsi conçue :

— Comment, balbutiai-je, vous savez le contenu ?…

— Oui.

— Cela me paraît inexplicable.

— Qu’importe, n’êtes-vous plus disposé à m’obéir sans réclamer d’éclaircissements ?

— Ne le croyez pas, Madame. J’ai promis.

— En ce cas, sachez vous contenter de ce que je puis vous confier.

Son accent s’adoucit pour reprendre :

— Donc, la lettre disait ceci : « Comte, votre fille Niète mourra ce soir si vous n’exécutez pas de point en point ces instructions. Elles sont simples, du reste, et vous paraîtront sans doute plus faciles à accepter que le trépas de votre enfant. »

— Horrible, fis-je malgré moi.

Elle ne parut pas entendre.

—  « Dans la partie ancienne de votre habitation, existe la Chambre Rouge, ainsi nommée de la couleur de sa tenture et de sa cheminée de marbre ornée des armes de dom Priola d’Avreda, grand prieur de l’Ordre des Bartolomites. Dans cette salle et sur la table aux incrustations de cuivre, laquelle en occupe le centre, vous laisserez, de neuf heures à minuit, sans que personne soit dans la salle, le traité que vous avez volé au Foreign-Office…

— Hein ? clamai-je.

— … sous le déguisement d’un ouvrier ravaleur… Ceci est ma volonté et je signe pour bien vous démontrer que je serai sans pitié : X 323.

Cette fois, je restai muet.

Encore ce nombre 323.

Ceci et aussi l’accusation lancée par mon interlocutrice contre le comte de Holsbein, accusation de cambriolage du cabinet de notre Premier, à Londres, m’enlevait jusqu’à la faculté de respirer.

Quelle effrayante succession de révélations !

Et la marquise acheva paisiblement :

— On chercha le commissionnaire pour lui répondre ce simple mot : Convenu. Mais le porteur du message avait disparu, sans que les domestiques, affairés par les derniers préparatifs de la réception, se fussent même aperçus de son départ.

Depuis neuf heures, il en est onze maintenant, un document dont la divulgation bouleverserait l’Europe, repose suivant la volonté de X 323, sur la table incrustée de cuivre de la chambre Rouge.

Et comme j’allais enfin exprimer mon étonnement, la marquise me montra d’un geste circulaire que nous étions seuls dans le petit salon. Les autres s’étaient éloignés, les uns après les autres, sans que je les eusse remarqués.

Elle se leva, me dit :

— Venez.

Puis, elle souleva l’une des tapisseries flottant le long du mur. Une porte apparut. Avec une clef minuscule, elle ouvrit, et me saisissant le poignet, elle m’attira à sa suite dans l’ouverture.

La porte se referma sur nous.

Que signifiait cela ? Mon visage exprimait sûrement l’ardente curiosité qui me tenait, car la jeune femme appuya l’index sur ses lèvres et articula ces mots :

— Sans explication, obéir ?