Albert Mérican (p. 26-29).


VII

UNE ÉVASION


J’affirmai du geste et je la suivis.

Nous étions dans un couloir à la voûte cintrée, au sol pavé de larges dalles, dont l’usure attestait l’ancienneté.

Probablement une galerie du cloître devenu résidence de clercs. Et dans la pénombre, car nous n’étions éclairés insuffisamment que par des becs de gaz largement espacés, j’eus la vision de cette maison, alors qu’elle abritait des hommes ayant renoncé aux pompes du monde.

Je sentis peser sur moi la tristesse des renoncements… Je me représentais les moines austères glissant lentement sur les dalles que balayaient leurs robes de bure.

Nous marchions toujours. La galerie marqua deux coudes à angle droit et soudain je m’arrêtai, retenant ma compagne.

À dix mètres de moi, debout devant une porte dont la boiserie se découpait en rouge sur la blancheur de la muraille, je venais d’apercevoir un domestique vêtu de la livrée de la maison du comte de Holsbein.

Mais la marquise l’avait vu avant moi.

Elle me rassura d’un sourire et continua d’avancer vers cet homme.

Le laquais nous observait. Il fit mine de se mettre en défense, puis il se ravisa… D’où provenait ce changement d’attitude ?

Les premières paroles de la marquise m’éclairèrent.

Il l’avait reconnue.

Mais malgré cela, la scène qui suivit me demeura d’abord inintelligible.

— C’est toi, Marco, fit-elle de sa voix mélodieuse.

— C’est moi, Madame la marquise.

— Je n’ai pas voulu tarder à te faire part d’une nouvelle heureuse.

Elle marqua une pause, donnant ainsi au domestique, un Espagnol petit, râblé, à la physionomie naïve et passionnée, le loisir d’écarquiller les yeux et d’ouvrir la bouche en O, signes évidents d’une curiosité fort surexcitée.

— Tu aimes la jolie Concepcion ?

— Oh ! Madame la marquise, comme la Mère de Dieu, avec cette différence pourtant, rectifia-t-il, que j’espère l’épouser, tandis que la Santa Virgen, je ne l’espère pas.

Concepcion ! mais c’était la camériste de la jeune demoiselle Niète, dont je venais d’apprendre la tragique aventure. Fille d’espion, enlevée par un autre espion, avec la mort suspendue au-dessus de sa tête blonde.

— Je sais, reprenait ma singulière compagne, que vous souhaitez tous deux économiser assez pour ouvrir une confiserie sur le Prado.

— Hélas ! notre mariage n’est pas pour demain… Il s’en faut de mille pesetas (mille francs).

— Eh bien, Marco, ce gentleman et moi (elle me désignait de sa main finement gantée), en faisant la récapitulation de notre « bourse de bienfaisance », nous avons reconnu un reliquat de mille pesetas, et avons résolu de l’employer à assurer le bonheur de deux amoureux… Les voici, les mille pesetas.

Elle présentait devant les yeux du laquais ahuri, une petite liasse de billets del banco real (de la banque royale).

— Oh ! señora, balbutia Marco, oh ! señor !

D’elle à moi, il promenait ses regards embués par une reconnaissance éperdue. J’avoue que la gratitude de ce pauvre diable me gênait, car, en toute équité, je devais m’avouer n’y avoir aucun droit.

Mais la mystérieuse jeune femme ne laissa pas à mes sentiments le temps de se faire jour.

— Alors, dit-elle du ton le plus suave, prends ces billetes (billets), Marco, et ne tarde pas une minute pour annoncer à Concepcion que votre bonheur est assuré. Va…

Marco secoua la tête.

— Ah ! je voudrais, mais…

— Mais quoi ?

— Je ne peux pas quitter cette porte.

Il montrait avec un ennui comique la porte teintée de rouge, devant laquelle il se tenait.

— Qu’est-ce qui te retient là ?

— Les ordres de M. le comte de Holsbein.

— Que me racontes-tu là ?

— Il m’a enjoint de ne pas perdre cette porte de vue jusqu’à minuit.

— A-t-il peur qu’elle ne s’envole ?

Le laquais haussa les épaules en un mouvement dubitatif. Après quoi, il murmura d’un air pensif :

— Peut-être.

À tout autre moment, j’aurais ri de la réplique de ce garçon, mais je m’avisais qu’une sorte de duel était engagé entre les deux interlocuteurs, et d’instinct, je souhaitais que la charmante marquise triomphât.

Mon souhait devait être exaucé.

— N’est-ce que cela ? modula-t-elle… Cours auprès de Concepcion… Je t’attendrai ici avec le señor. De la sorte, quatre yeux seront fixés sur la porte et tu pourras loyalement certifier au comte que des regards vigilants ne l’ont point quittée de la soirée.

— Madame la marquise consentirait…

Elle prit une mine attendrie, prononçant avec une mélancolie que la situation présente ne justifiait pas :

— Donner aux autres le bonheur, c’est ma destinée…

Marco, lui, ne remarqua point l’étrangeté de ces paroles qui semblaient un cri de détresse échappé à l’âme endolorie plutôt qu’une réponse à la question du laquais.

— Je me hâte, pour abréger la station de Mme la marquise.

Et de fait, il partit en courant.

Mme  de Almaceda s’était déjà ressaisie. Elle entama soudain une dissertation sur les confiseries du Prado, et les chances qu’avait le ménage futur de Marco et de Concepcion, d’arriver à l’aisance.

Je l’écoutais, ou mieux, j’écoutais la musique de sa voix. Je venais de me déclarer qu’il se passait en ce moment une chose dont l’explication me serait refusée, et je me résignais sans trop de peine.

Ma première idée avait été que ma compagne éloignait le domestique pour pouvoir pénétrer dans la Chambre Rouge et enlever le document qui s’y trouvait.

J’avais fait fausse route, car rien n’indiquait qu’elle eût eu semblable pensée.

Elle parlait vite, pour parler. Évidemment il lui importait peu de dire des choses intéressantes.

Je tournais le dos à la porte de la Chambre Rouge. Peut-être, sans que je m’en aperçusse, la marquise avait-elle manœuvré de façon à m’amener insensiblement à cette position.

Tout à coup, il me sembla percevoir derrière moi, le glissement léger d’une porte ouverte avec précaution.

Je voulus me retourner d’instinct, sans réflexion, obéissant à cette attraction machinale qui mène les regards vers un son inattendu.

Et ce fut la surprise nouvelle, après toutes celles de la soirée.

D’un geste brusque, prompt comme l’éclair, la marquise jeta ses bras en avant, ses mains s’appliquèrent sur mes joues, immobilisant ma tête, tandis que ses doigts, qui couvraient mes oreilles, exécutaient un rapide battement, dont l’effet fut de remplir mon appareil auditif d’un bourdonnement continu, m’interdisant d’entendre tout autre bruit.

Je crois que, toute autre lady, agissant ainsi, j’aurais estimé sa tenue shocking au dernier point… Ici, je n’eus même point la pensée de juger l’acte de la marquise inconvenant.

Pourquoi ? je l’ignore.

Est-ce que, dans sa manière, mon moi intime sentait l’absence de tout sous-entendu ? Est-ce que les circonstances plaidaient pour elle ?

Je le répète, je ne saurais élucider ceci.

Mais je pense que les gens qui établissent des règles de tact et de bienséance, dans lesquelles ils ordonnent à tout le monde de circuler absolument comme le public s’engage dans les balustrades à circonvolutions aux guichets du Métropolitain, se trompent grossièrement.

Ce qui doit et peut se faire, varie selon l’individualité.

Le tact est une saveur personnelle, et non un uniforme que l’on impose à tous.

Mais je divague, je veux toujours voir clair au fond de mes impressions, et j’oublie que le fond de Max Trelam vous est sans doute totalement indifférent.

Malgré les mains qui me retenaient captif, je pus couler un coup d’œil fugitif à ma gauche.

Disparaissant à l’angle du couloir, il me sembla distinguer confusément la silhouette d’un homme qui disparut aussitôt.

La marquise comprit que j’avais vu, oh si peu !

Elle me lâcha aussitôt, et me menaçant du doigt :

— Enfant terrible, vous m’obligez à m’expliquer encore…

Et avec un rire charmant qui me prouvait à tout le moins que je ne l’avais point trop fortement irritée :

— Le commissionnaire qui, tantôt, a apporté la lettre menaçante de X 323, était X 323 lui-même.

— Lui ! m’écriai-je abasourdi, il a eu l’audace…

L’audace était bien le mot. Venir dans la maison de l’homme dont on a ravi la fille, auquel on jette une menace de mort.

Pourtant, paraît-il, j’avais des idées erronées sur les actions téméraires, car ma compagne coupa ma phrase stupéfaite :

— Attendez donc, pour parler d’audace. (Dans son accent, il y avait une vibration d’orgueil). X 323, resté seul pour attendre la réponse, profita de l’inattention du personnel, absorbé par les ultimes préparatifs de la fête, décorations, etc. Il se glissa jusqu’ici, pénétra dans la Chambre Rouge, et se dissimula sous la vaste cheminée qui occupe presque tout le panneau de gauche.

J’écoutais.

X 323 prenait pour moi les proportions d’un héros de la fable.

— Il avait bien jugé Holsbein. Il lui avait tendu un piège, de nature à frapper terriblement, non seulement sa propre imagination, mais encore celle des espions à combattre dans l’avenir. Paraître avoir le don de l’impossible est une force terrible, parce que les hommes sont tous enclins à aimer le merveilleux. Sans cela, la raison leur dirait que l’impossible n’est pas possible, et que la réalisation d’une chose réputée impossible a toujours, pour qui la recherche sans parti-pris, une explication simple et naturelle…

Et, baissant la voix, comme si elle craignait que ses paroles ne se propageassent autour de nous :

— Vous venez de voir comment X 323 a quitté la Chambre Rouge, emportant le document dérobé au Foreign-Office. Eh bien, Holsbein sera affolé, lorsqu’il trouvera la chambre vide, lorsque ses factionnaires lui affirmeront n’avoir pas bougé de leur poste. Je dis factionnaires au pluriel, parce qu’un autre domestique croise devant la fenêtre, dans le jardin… Et il ne viendra pas à l’idée de ce lourd Allemand que le commissionnaire, nous, et une fausse clef agissant avec entente, aurons tout fait le plus simplement du monde.

— C’était X 323 ? trouvai-je seulement la faculté de dire.

— Oui.

— Pourquoi n’avoir pas eu toute confiance en moi ?… Mon loyalisme…

— Ne fait pas doute, interrompit-elle vivement ; seulement X 323 ne jugeait pas que vous dussiez le voir encore.

— Encore ? Voilà un mot qui me fait supposer que je le verrai.

— Je le crois. À présent que le document est revenu à ses légitimes propriétaires, il est probable qu’il tiendra à vous remercier de la discrétion du Times et de son correspondant. Mais silence, voici Marco.

Et elle reprit sans transition sa petite conférence sur les confiseries.

Marco en effet arrivait tout essoufflé.

Ce fut une avalanche de remerciements, d’exclamations. Conception était folle de joie. Sa vie, celle de Marco seraient désormais à la disposicion de usted.

La marquise coupa court à l’exubérance de l’amoureux ravi et derechef m’entraîna dans son sillage.

Elle connaissait admirablement les aîtres, car au lieu de regagner le petit salon d’où nous étions partis, nous débouchâmes en arrière du « buffet ».

Conception avait-elle pressenti que nous opérerions notre rentrée de ce côté ? Peut-être. En tout cas, elle se trouvait là, se précipita sur nous, nous prit les mains, les baisa, fit mine de s’agenouiller, tout cela au milieu d’un flux de paroles où la Vierge, les Bienheureux, la confiserie, notre salut éternel, son amour, se mêlaient dans cet inextricable désordre dont l’âme catholique espagnole a le secret.

Processions et sérénades, encens et castagnettes, ces choses qui, pour nous, représentent des idées situées aux antipodes de la pensée, forment chez le peuple transpyrénéen un amalgame dont une señora me disait un jour, non pas avec le scepticisme du Nord, mais bien avec la foi profonde de la Péninsule :

— Nous autres, pauvres mortels, nous mêlons tout ensemble, le bon et le mauvais ; mais, voyez-vous, Dieu et le Diable sont de puissants seigneurs : chacun arrive à retirer sa part.

Cependant, la marquise de Almaceda consentait à ce que Concepcion l’accompagnât au vestiaire, où elle avait déposé son manteau, et elle me tendait sa main fine avec ces mots :

— Je vous remercie, sir Max Trelam, sans vous j’aurais été fort embarrassée.

Elle se moquait sans doute… Embarrassée, elle !… J’avais conscience d’avoir, durant toute la soirée, eu l’importance d’un petit garçon.

Elle s’était éloignée.

Je restais là, à quelques pas du buffet, les idées cavalcadant sous mon crâne. Oh ! idées pas désagréables. Le document était reconquis, la paix assurée, l’Angleterre victorieuse… All right ! Dieu et mon Droit. La vieille devise britannique se justifiait une fois de plus.