Albert Mérican (p. 18-23).


V

JE SAIS POURQUOI JE SUIS À MADRID


À dix heures du soir, je passai mon habit et descendis dans le hall de l’hôtel de la Paix.

Une voiture attendait mon bon plaisir devant l’entrée.

Elle allait me conduire à la réception du comte Holsbein-Litzberg, chez qui je rencontrerais enfin sir Lewis Markham, cet attaché militaire à l’ambassade d’Angleterre, qui m’avait démontré par sa lettre combien il était féru des précautions diplomatiques.

Oh ! la distance comprise entre l’hôtel de la Paix et le palais de la Casa Avreda ne dépassait pas cinq cents mètres… à Paris ou à Londres, par temps sec, je l’aurais parcourue pédestrement, d’abord par goût, ensuite par hygiène.

Mais dans une cité où la plus mince bourgeoise se croirait déshonorée si elle ne faisait véhiculer sa gracieuse personne par un équipage quelconque, il ne convenait pas que le représentant du Times se présentât à une réunion mondaine sur ses pieds, ainsi qu’un homme de peu.

Mon coche, pour tout dire d’un mot, me paraissait moins utile à mon propre transport qu’au soutien du prestige de l’Angleterre.

J’y pris place avec la dignité raide d’un personnage important. Je jetai au cocher, d’une voix aussi dédaigneuse que si j’avais été le « patron » même du Times, l’adresse : Casa Avreda, calle San Geronimo.

Et je me plongeai dans mes réflexions où se mêlaient Lewis Markham, Casablanca, le « Grand Georges », l’Empereur allemand, et aussi, il faut bien le dire, la femme mystérieuse à la silhouette de Tanagra.

Cela dura quatre minutes à peine, car le coche ne mit pas davantage à me déposer devant le porche monumental de la Casa Avreda.

Une foule énorme, mendiants en haillons, gitanes aux oripeaux multicolores, badauds, appartenant à toutes les classes, gallegos (portefaix), arrieros à la veste (zamarra) d’astrakan ou de drap, toreros, mozos de cordel galiciens, se pressait dans la carrera de San Geronimo.

Ils se pressaient, se bousculaient, se glissant entre les voitures amenant les invités, se coulant jusque sous le ventre des chevaux, discutant gravement de la beauté, de l’élégance, de la fortune, de la noblesse, et tutti quanti, de ceux qui se rendaient à l’appel mondain du comte de Holsbein.

Si mon véhicule de louage fut l’objet de critiques, je ne saurais l’affirmer, car rien ne parvint à mes oreilles, mais je l’espère, car rien ne m’apparaît plus blessant que d’être épargné par le populaire, alors qu’il plaisante tout le monde autour de nous.

Ma tenue étant d’ailleurs impeccable, comme celle de tout Anglais soucieux de sa respectabilité, j’avais un droit indiscutable aux sarcasmes de la foule qui regrette… impoliment de n’être point revêtue du frac.

Ayant traversé le trottoir entre une double haie de ces curieux d’une nature si spéciale, je me trouvai sous le vestibule qu’éclairaient d’immenses torchères de bronze rouge et argent, démontrant que le goût du faste était plus développé que le sens artistique, chez les organisateurs de la décoration.

Des sortes de suisses à la livrée rouge et or, hallebarde au poing, épée en verrouil, se tenaient sur les degrés d’un escalier de marbre, accédant aux salons. Ces costumes ne juraient pas trop avec l’ambiance. La Casa Avreda est en effet une ancienne résidence monastique, dont les voûtes, couloirs, salles, etc., ont conservé un cachet original, tenant à la fois du cloître et de la résidence mondaine.

J’étais dans la place, dans cette maison où je devais rencontrer sir Lewis Markham qui, je me le promettais bien, non seulement me présenterait au comte de Holsbein, mon hôte, mais encore me donnerait quelques explications que je jugeais indispensables.

Car, enfin, je ne voulais pas continuer à m’agiter dans Madrid, comme une mouche dans une bouteille. Il fallait que, ce soir même, je fusse mis au courant des raisons, jusqu’ici inconnues, qui avaient décidé la direction du Times à m’envoyer en Espagne.

Sapristi. Je me savais chargé d’envoyer à mon cher Times, des dépêches sensationnelles et je n’entrevoyais même pas de quoi il y pourrait être question.

Je pense que quiconque a fait du reportage, grand ou petit, comprend l’énervement qui me tenait.

Je m’informai. Lewis Markham n’était point encore arrivé. Que faire en l’attendant ? Bah ! opérer une reconnaissance de la demeure où j’aurais peut-être à agir. Sur cette réflexion, je me mis à parcourir les salles ouvertes aux invités, je complétai ainsi, dans une certaine mesure, l’étude du palais que j’avais examiné de l’extérieur, durant l’après-midi même.

Connaître les aîtres, cela est pour les trois quarts dans le succès d’une entreprise. C’est par des détails d’observation, infimes en apparence, que l’on parvient à vaincre les obstacles.

Si mes confrères en journalisme se pénétraient d’abord de la disposition des lieux où ils doivent exercer leurs facultés professionnelles, leur tâche, ardue, souvent périlleuse, s’en trouverait bien simplifiée.

Combien de missions ai-je réussies uniquement parce que, une porte se fermant à ma curiosité littéraire, je savais par quelle autre je pourrais rentrer dans la place.

J’avais déjà constaté, dans la journée, que les bâtiments très étendus de la Casa Avreda se composaient, pour une partie, des constructions occupées naguère par un couvent, dont les titulaires avaient émigré à la suite de démêlés avec la Couronne, et pour le surplus, de corps de logis ajoutés et édifiés dans le style du XVIIe siècle. La façade principale bordait la rue San Geronimo, continuée par une haute muraille au-dessus de laquelle se dressaient des arbres séculaires, séparant complètement par l’obstacle de leur feuillage, la Casa Avreda du palais voisin de Villa Hermosa.

Ces arbres faisaient partie du vaste jardin, le Parc dit-on à Madrid, qui entoure les façades intérieures de la Casa Avreda, et s’étend jusqu’à la rue de Zorilla (Calle de Zorilla), parallèle à la rue de San Geronimo.

De la terrasse dominant le jardin, terrasse à laquelle on accédait par de larges portes-fenêtres s’ouvrant sur le salon principal, j’aperçus le haut d’un kiosque polychrome. Je devinai que c’était le kiosque de bois ajouré, dont la terrasse dominait la rue de Zorilla. Déjà dans mon inspection diurne, cet édicule avait attiré mon attention ainsi que la petite porte, de service sans doute, percée dans la muraille nue séparant la propriété de la rue Zorilla.

Seulement, après un tour rapide dans les salles où il m’était permis de circuler, je fus assuré que la « réception », c’est-à-dire les pièces destinées à recevoir, occupait une portion relativement minime de la superficie de l’habitation. Donc, la partie réservée aux seuls habitants, celle qui me demeurait inconnue, devait être très importante.

Cela, il fallait le supporter, puisque je n’avais aucun moyen d’enfreindre les convenances en me lançant dans les appartements privés. Faute de grives, on mange des merles. Je me rabattis donc sur ce qu’il m’était loisible de contrôler.

Ainsi, au milieu de l’affluence sans cesse grandissante, je parcourus :

La salle d’armes, dont le nom indique la décoration, je donnai un coup d’œil à des pièces étiquetées : harnais de guerre de François Ier, canons de Fuenzo, mousquets de Gonzalès d’Almaceda… Je vis des escopettes arabes, des hallebardes, des pertuisanes, des armures…

Tout cela, évidemment, n’avait aucun rapport avec mes préoccupations dominantes. Je passai donc devant ces armes historiques avec une indifférence qui m’eût bien fait mal juger par les collectionneurs, pour me lancer dans la magnifique salle de bal ; dans la riche bibliothèque, formant annexe de la précédente et ornée de tableaux des maîtres espagnols, de tapisseries anciennes, dont on pavoise la façade du palais les jours de fêtes royales ; dans divers autres salons. Et je m’arrêtai devant un mur, derrière lequel devaient commencer les appartements particuliers, ces « private » qui m’intéressaient plus que tout le reste, par la raison péremptoire que l’accès m’en était interdit.

Pour détourner ma curiosité de la faute dangereuse sur laquelle je la sentais s’engager, je revins dans les premiers salons, et priai un invité, isolé comme moi, de vouloir bien me désigner le maître de la maison, le comte de Holsbein-Litzberg.

Mon interlocuteur me montra un homme de taille moyenne, à la charpente puissante, à la face large auréolée de cheveux d’un blond pâle, alors que la barbe soignée avait des tons de cuivre rouge.

Au centre d’un groupe, le comte pérorait avec animation.

Je remarquai que ses traits étaient agités par moments, de fugitifs frémissements. Ses sourcils se fronçaient malgré lui, et dans ses gestes mêmes, on sentait l’effort.

Détail curieux, il me donna à cet instant, l’impression d’un homme en proie aux premières atteintes de la neurasthénie.

Je devais autrement m’expliquer bientôt l’agitation que je constatais en lui et qu’il s’efforçait courageusement de dissimuler.

Tout en l’observant avec une insistance telle que je me suis souvent demandé depuis si je n’étais point guidé par un inconscient pressentiment, je ne perdais pas de vue l’entrée principale.

Soudain, je cessai de m’occuper du comte de Holsbein-Litzberg.

Sur le seuil du premier salon, venait d’apparaître un uniforme qui fait battre le cœur de tout loyal Anglais.

Un capitaine d’état-major de notre armée était là, grand, sec, blond, à peu près de mon âge, s’avançant avec cette morgue souveraine que les officiers des autres nations cherchent à imiter sans pouvoir y parvenir.

Ah ! le capitaine représentait dignement l’Angleterre, la grande île que la valeur de ses enfants a fait la reine des mers, la souveraine du monde.

Je demande pardon à tous de cette bouffée de lyrisme.

J’ai remarqué que chaque peuple se déclare le roi du monde tout comme nous. Cela tient sans doute à ce que chacun est roi du petit morceau de territoire qu’il occupe. Aussi pensé-je mériter l’indulgence que j’accorde volontiers aux autres.

Mais ce n’est point là ce qui me préoccupa à cette heure.

L’uniforme anglais ne se voit que rarement à Madrid. Aussi me déclarai-je sans hésiter que ce capitaine d’état-major était celui que j’attendais, sir Lewis Markham.

Et poussé par mon désir de savoir, comme par une faim dévorante longtemps contenue, mise tout à coup à portée d’une table copieusement servie, je marchai aussi vite que possible vers l’officier, je le joignis et m’inclinant, avec grâce, j’ose le dire :

— Sir Lewis Markham, je pense, fis-je, puis me désignant moi-même : Max Trelam.

Cette présentation eut un effet immédiat.

La figure du capitaine s’illumina d’un sourire, ses mains saisirent les miennes, les serrèrent avec effusion, tandis qu’il prononçait ces paroles, aussi étranges qu’inattendues :

— Max Trelam… Ah ! mon cher camarade, quelle bonne fortune de vous revoir. Allez, allez, vous n’étiez pas oublié par mon cœur. On n’oublie pas les vieux camarades de l’Université d’Oxford.

J’ai, je le garantis, une certaine habitude des propos interrompus, mais, dans le cas présent, je demeurai sans voix.

Ce camarade d’Oxford, se révélant subitement, me plongeait dans un étonnement d’autant plus légitime que j’ai fait toutes mes études à l’Université de Cambridge.

Et tandis que je délibérais encore en moi-même sur l’opportunité d’une réponse adéquate, sir Lewis me prit familièrement le bras et m’entraînant :

— Allons saluer M. le comte de Holsbein… Après, nous bavarderons. Joie et contentement, nous aurons à nous rappeler la vieille Université.

Ma foi, je me laissai faire.

Nous présentâmes nos devoirs au comte qui nous répondit avec une évidente distraction, bien que son regard me parût se fixer sur mon compagnon avec une singulière expression interrogative et haineuse.

Ce soin de politesse rempli, le capitaine m’entraîna de nouveau avec lui vers l’une des portes-fenêtres s’ouvrant sur la terrasse qui, on se le rappelle, domine le jardin d’environ deux mètres.

Il parlait, parlait, me rappelant des souvenirs d’Oxford, que je n’avais certainement pas emportés de Cambridge.

— L’an dernier, j’ai rencontré Holser, vous savez, Holser, notre capitaine de foot-ball, un colosse de six pieds et des pouces, fort comme un taureau… Oui, je vois, vous revoyez en pensée… le brave vieux garçon, qui n’était jamais de nos parties de plaisir, parce qu’il consacrait ses loisirs à sa plus jeune sœur Kate… Kate, nous étions durs pour ce pauvre laideron. Ses yeux, disions-nous, ont dû être unis par un mariage de raison, car ils ne consentent jamais à regarder du même côté.

Seulement, à mesure que ses « remembrances » se succédaient, sir Lewis Markham baissait le ton, par gradations insensibles, si bien qu’en arrivant à la terrasse, sa voix n’était plus qu’un chuchotement.

Cette soirée de novembre avait une douceur de printemps. Madrid, la ville froide, balayée par les âpres vents de la Nevada, donne parfois à ses habitants des surprises de température clémente.

Quelques couples, lassés sans doute par la chaleur des salons, erraient comme nous en cet endroit, humant quelques bouffées d’air frais, avant de se replonger dans la fournaise.

Le capitaine m’amena à l’une des extrémités, s’assura d’un regard rapide qu’aucun indiscret ne se trouvait à portée, puis lentement, d’une voix légère comme un souffle :

— Il est admis maintenant que nous sommes des camarades d’Université. Rien de plus naturel que notre entretien. Heureux de nous revoir, nous sommes gais. Quand je vous toucherai le bras, ayez la bonté de rire très ostensiblement.

J’inclinai la tête, je m’habituai à la situation baroque d’avoir pour camarade cet officier que je voyais pour la première fois.

Il craignait d’être espionné. Cette crainte expliquait tout.

Il continuait d’ailleurs :

— Je vous déclarerai d’abord tout franchement que ce qui se passe en ce moment, de vous à moi, est complètement à l’encontre de mes souhaits. J’ai résisté le plus possible, mais la direction du Times est puissante ; elle a pris l’engagement de ne rien publier de ce que vous apprendriez, avant que l’autorisation vous en soit donnée, soit par moi, soit par une autre personne dont je vous parlerai à l’instant. J’ai dû céder.

— Très obligé, plaçai-je, légèrement froissé par les paroles de mon interlocuteur.

— Cela n’est point matière à obligation… Ce soir, vous apprendrez des choses telles que vous comprendrez la justesse de ma pensée. Moins on est de gens à savoir, mieux cela vaut pour la paix de l’Europe.

Mais, changeant de ton :

— Au surplus, laissons cela. J’agis par ordre. Vous également. Tous deux, nous sommes gentlemen, susceptibles d’échanger de l’estime… Obéissons à nos instructions sans chercher plus loin. Je suis d’abord chargé de vous dire pourquoi l’on vous a envoyé en Espagne, à propos d’un document volé à Londres, et dont la destination est Berlin.

— Ma foi, m’écriai-je, ce me sera un plaisir…

Il m’interrompit :

— Plus bas… d’ailleurs, riez…

Un coup d’œil m’apprit que deux personnes s’étaient accoudées à la balustrade à quelques pas de nous, et j’eus un éclat de rire qui me valut l’approbation de mon interlocuteur.

— Très bien, vous pouvez renoncer à la gaieté.

Les deux personnages inquiétants s’éloignaient. C’étaient sans doute deux tendres, occupés d’un flirt et non pas de politique.

— Donc, reprit sir Markham, comme s’il continuait naturellement une conversation commencée, l’espion qui a cambriolé lord Downingby pensait que son larcin serait connu seulement le lendemain matin. Ce délai lui permettait de s’embarquer et de parvenir en territoire allemand.

— Mais qui est cet homme ?

Le capitaine haussa les épaules.

— Ne me demandez que ce que je sais… Ainsi que vous, je suis une marionnette emportée dans la tragédie qui peut ensanglanter l’Europe. Mais ne m’interrompez pas, les minutes sont précieuses.

Et lentement :

— La découverte immédiate du vol bouleversa le plan du cambrioleur ; il trouva les ports gardés, surveillés si étroitement qu’il ne put partir que le lendemain, et encore pour la France. Quand on porte sur soi un trésor, on devient timide. À de certaines précautions prises, le personnage qui, paraît-il, est un professionnel réputé, avait reconnu la main tendue vers lui pour le saisir.

Son gouvernement pensa de même, car un télégramme en style convenu lui enjoignit au débarqué de gagner Madrid.

— Pourquoi ?

Il me pressa fortement le bras en murmurant :

— Riez donc !

Deux messieurs se promenaient, venant à nous. Mais ils ne nous accordèrent aucune attention et s’éloignèrent avant même que mon rire, par ordre, se fût éteint.

— Il semble, poursuivit le capitaine sans transition, que l’on ait lancé à la poursuite de l’espion, car le voleur est un espion, un personnage particulièrement redouté par ces industriels. Or, à Madrid, réside, depuis huit jours, M. deKœleritz, secrétaire de la Chancellerie allemande, envoyé extraordinaire chargé de conclure avec le ministère espagnol un nouvel accord commercial.

Le voleur doit remettre le document enlevé à ce fonctionnaire, lequel l’acheminera sur Berlin. Ceci pour dépister la poursuite. C’est ce que nous appelons croiser les traces.

— Et cet envoyé extraordinaire consentira à ce rôle odieux, dis-je, emporté par une révolte de tout mon être.

— Vraisemblablement, puisque je prononce textuellement les paroles qui m’ont été confiées pour vous être rapportées. Au surplus, j’arrive au bout de ma communication. C’est un ordre à votre adresse…

— À mon adresse ?

— Oui, et le voici : Obéir, sans réclamer d’explication à quiconque ce soir réclamera votre concours au moyen du nombre 323.

323 ! Je me frappai le front.

— Mais, c’était le chiffre du coffre-fort de lord Downingby !

Flegmatiquement, le capitaine grommela :

— C’est possible. À présent, rentrons, voulez-vous. Mon ambassadeur doit paraître à cette soirée, et je suis tenu d’être à sa disposition.

Derechef, il passa son bras sous le mien, et m’emmena lentement.

Comme nous rentrions dans le grand salon, il s’arrêta net, disant :

— Ah ! señorita, permettez que je vous présente mon ami, — il appuya sur le mot avec tant de force que l’idée me vint aussitôt qu’il y avait là un signal convenu. — … Mon ami Max Trelam, correspondant du Times.

La personne n’était autre que l’inconnue du Prado, l’admirable Tanagra vivante.