Albert Mérican (p. 6-7).


II

LE CAMBRIOLAGE CHEZ LE PREMIER


« Hier au soir, vers cinq heures, lord Downingby, notre premier ministre, quitta le cabinet somptueux et sévère où il prépare, d’accord avec notre Souverain, les « coups » qui doivent donner la victoire à l’Angleterre sur l’échiquier du monde. »

À mes yeux se retraça le bureau du Premier, avec ses vieilles boiseries, son plafond à caissons, l’ameublement de style, digne des grandes pensées de gouvernement jaillies de cette salle pour s’envoler sur toute la surface de la terre, mais je continuai ma lecture.

« Le Premier se rendait chez sir Aldershot, retenu à la chambre par une mauvaise grippe, pour discuter avec ce dernier certaines modifications à apporter au programme des constructions navales.

« À cinq heures trois quarts, soit après une absence de quarante-cinq minutes seulement, il rentrait dans son cabinet du Foreign.

« Il devait dîner au Palais, dîner de grande intimité, selon le désir du roi. Aussi, pressé par le temps, car notre cher souverain aime que l’on endosse la tenue de demi-gala, lord Downingby était revenu à son bureau uniquement pour enfermer en lieu sûr, certaines notes et rapports maritimes qu’il rapportait de chez sir Aldershot.

« Le lieu sûr est un coffre-fort encastré dans la muraille, derrière le bureau du Premier Ministre, ce coffre-fort peint de même couleur que les boiseries et dont les trois boutons correspondant au chiffre du secret n’ont jamais été manœuvrés que par Son Excellence en personne.

« La garde du Ministère étant assurée alternativement par les corps d’élite des horse-guards et des highlanders, il semble, en effet, que nul autre endroit ne donnerait autant de sécurité pour dérober aux curieux les pièces officielles.

« Donc, M. le Premier alla à son coffre-fort, et là, avec stupeur, il constata que, durant sa courte absence, on avait fait jouer le chiffre secret, on avait ouvert et enlevé un document d’une gravité exceptionnelle, que lord Downingby était sûr d’avoir eu en mains deux heures auparavant.

« Le chiffre, changé depuis hier, trop tard malheureusement, était le nombre 323.

À cette précision, je compris que le « patron » lui-même avait mené le « reportage » de l’affaire, car nous reconnaissions tous son évidente supériorité, et nous ne nous blessions jamais de le voir agir dans les circonstances graves, alors que nous nous reposions.

« Lord Downingby est un homme ferme. Sans perdre une seconde, il téléphona aux services de la Sûreté, affectés au contre-espionnage. Donc, il suppose que le voleur est un espion. Des télégrammes envoyés dans les divers ports anglais et prescrivant de surveiller étroitement les embarquements, surtout ceux à destination de l’Allemagne, il est permis d’inférer que l’espion agissait au compte de cette dernière puissance.

« Enfin, la recommandation faite aux agents de pousser le zèle même jusqu’à la gaffe (sic) et la promesse d’une prime extraordinaire : quatre mille livres (cent mille francs), démontre que la pièce dérobée a une importance capitale.

« De plus, j’ai appris que, par le nouveau sans fil, une longue communication en chiffre diplomatique avait été faite au gouvernement français.

« L’enquête au Ministère n’a rien révélé. Un highlander de garde a cru se souvenir que l’un des ouvriers, occupés en ce moment au ravalement de la façade, était entré dans l’intérieur par une fenêtre laissée entr’ouverte ; mais cet homme n’a disparu qu’un instant, puis a repris place sur le panneau qu’à l’aide d’un système de cordages et de poulies, ces artisans font mouvoir le long des façades qu’ils nettoient.

« La nuit venant de bonne heure en cette saison, les travailleurs avaient quitté le Ministère lors du retour de M. le Premier.

« Or, ici, on est absolument fermé. Vous savez le mutisme de nos hommes d’État, lorsqu’ils sont décidés à garder le silence. On n’en tirera rien.

« Les Français sont plus expansifs.

« Tâchez de trouver un bavard dans l’entourage du Ministre de l’Intérieur, Président du Conseil.

« Lui, parbleu, ne dira rien. Le « Grand Georges », comme nous le nommons, garde le silence aussi facilement qu’il parle. Mais autour de lui, il ne se trouve pas que des hommes de sa valeur et de sa finesse.

« J’ai confiance en votre adresse. Trouvez.

« Il est absolument indispensable que les lecteurs du Times connaissent le poids exact (le contenu) du document disparu, avant tous les autres.

« N’économisez pas, surtout. Ceci vaut, je le sens, tout ce que cela peut coûter.

« Votre vraiment… »

Suivait la signature.