Albert Mérican (p. 7-12).


III

PAR TUBE ACOUSTIQUE


Certes, j’aime les logogriphes ; je ne serais pas journaliste sans cela.

Mais un rébus dont il faut chercher le mot auprès du « Grand Georges », cela cesse d’être une partie de plaisir.

Vous l’avez tous vu, ce diable d’homme avec sa face étrange que les ans ont si énergiquement sculptée, avec ses yeux mobiles, qui fouillent l’esprit des autres sans se laisser pénétrer, avec sa nervosité raisonnée, ses rudesses voulues, sa verve à la fois primesautière et académique.

On croit le tenir, qu’il a déjà glissé entre les doigts.

Il semble se confier, et sa pensée vraie ne se révèle pas un instant.

Un homme d’État, et parmi les plus remarquables, mais un homme bien ennuyeux pour une interview destinée à réjouir la direction du Times.

Tout cela, je me le confiai dans une moue très expressive, et dans un geste qui, j’en jurerais, exprimait tout autre chose que l’enthousiasme.

Il est très flatteur de se voir confier un rôle difficile, mais vu la peine qu’il se faut donner pour le tenir, la gloire du passé est loin de compenser les ennuis de l’échec probable.

Les héros, surtout ceux des temps légendaires, d’Hercule à Charlemagne, ne pensent pas ainsi, on m’a enseigné cela, mais moi je pense et je dis, et même je suis enclin à croire que les héros en question furent grandis par le brouillard des âges, ou bien plus simplement encore, qu’ils furent dépeints « de chic » par d’aimables farceurs universitaires qui ne les avaient jamais connus.

Réflexions oiseuses, absolument inopportunes, car dans l’espèce présente, l’opinion d’Hercule ou de Charlemagne n’avait aucune importance.

Oui, mais l’opinion du « patron ». En voilà une opinion qui compte.

Par quel moyen réaliser le tour de force qu’il me demandait, en avouant entre les lignes, que lui-même l’avait raté à Londres !

Car, naturellement, je ne songeais pas une seconde à me dérober.

La mission était ennuyeuse certes, j’en avais la douloureuse conviction, mais de là à lâcher pied, il y a un abîme.

Et puis, et puis, au fond de moi-même, une voix que l’on écoute toujours avec plaisir, me disait que je n’étais pas maladroit, que j’avais déjà conduit à mon honneur d’autres reportages épineux, que cette fois encore je réussirais peut-être…

Tous, nous avons, au plus profond de notre être, une petite voix semblable, qui nous parle d’un timbre si doux, avec des vocables si caressants, que nous lui obéissons toujours.

C’est l’organe d’une adorable ennemie, plus aimable, plus louangeuse que nos meilleurs amis, et elle porte un joli petit nom de femme : la vanité.

Comme à la plupart de vous, lecteurs graves ou sémillantes lectrices, cette terrible flatteuse me persuada sans peine que le « patron » me manifestait une confiance qu’il ne marquerait à aucun autre que… et cætera…, des et cætera dont je rougirais si j’étais modeste.

Bref, je me déclarai que j’arriverais au but désiré par le Times et… je sautai dans le bureau de l’hôtel Bedford, où, en punition de mes péchés sans doute, je tombai sur un annuaire des Ministères et Administrations de l’État.

— Parfait, me confiai-je. Dans l’entourage du « Grand Georges », attachés de Cabinet ou secrétaires, je trouverai quelqu’un à qui parler et à faire parler.

De ce moment, j’étais embarqué dans une aventure tragique, dont le souvenir a pris place parmi les grandes douleurs de ma vie.

Seulement, n’étant point de Thèbes, ou autres lieux chers aux pythonisses, liseuses d’avenir, semeuses de déceptions ou d’espérances (ceci est une simple question de tempérament), je ne prévis pas le moins du monde ce qui m’attendait.

Je feuilletai avidement l’annuaire.

— Voyons, nous disons : Ministère de l’Intérieur… Le voici… Ah ! Composition du Cabinet… Ah !

L’exclamation m’était arrachée par un nom qui avait brillé comme un éclair à mes yeux.

À la troisième ligne, j’avais lu :

Henry Laffontis, secrétaire.

Henry Laffontis… Mais je ne connaissais que cela ! Eh oui, ce grand garçon, châtain de cheveux et de barbe, aux bons yeux bleus rieurs…

Il était venu à Londres avec une caravane de journalistes parisiens. Nous autres Londoniens les avions reçus en frères plus encore qu’en confrères, et ma bonne fortune nous avait mis, lui et moi, en sympathie.

Désertant les agapes officielles, nous nous étions livrés à quelques fugues dans ma Cité.

Bref, nous nous étions quittés en nous promettant, avec cette émotion fugitive mais réelle de toute séparation, de nous revoir.

De passage à Paris, j’irais lui rendre visite. Quoi de plus naturel ? Rien, si ce n’est de dîner ensemble et, un joli bourgogne aidant, j’arriverais bien à lui tirer ce que le « patron » désirait savoir, à moins qu’il ne le sût pas lui-même.

Comme on le voit, j’étais non seulement machiavélique, mais encore présomptueux. Je n’admettais pas que mon confrère parisien pût me céler un secret du moment où il le possédait.

Un proverbe de la vallée de la Seine exprime cette idée, naïve de forme, profonde d’esprit :

— Il faut battre le fer tandis qu’il est chaud.

Je jugeai qu’il en était de même du secrétaire du Président du Conseil, et sautant dans un taxi-auto, je me fis conduire au Ministère de l’Intérieur.

En descendant à la grille de la place Beauvau, j’adressai un regard de défi au palais de l’Élysée qui gisait bien tranquillement à sa place.

Pourquoi défiais-je cette spacieuse et bourgeoise habitation ?

Tout uniment parce que je venais de me confier cette solennelle bêtise :

— Fallières sait probablement ; mais ce soir j’en saurai autant que lui.

De tels rapprochements s’imposent à l’esprit des reporters. C’est leur force et leur faiblesse.

Je franchis la grille, traversai la cour. À droite et à gauche, des perrons s’offraient à l’ascension. Lequel choisir ?

Celui de gauche, étant un peu plus rapproché, obtint ma préférence.

Décidément, la chance me favorisait. C’était le bon, réservé aux visiteurs de M. le Ministre, me dit un huissier majestueux ; celui d’en face conduisant les visiteurs chez M. le Sous-Secrétaire d’État.

Je remerciai cet homme important de la condescendante explication et lui tendis ma carte avec ces mots :

— M. Henry Laffontis.

L’huissier s’inclina, appuya à deux reprises sur le poussoir d’une sonnerie électrique, puis se rassit.

— Eh bien, lui dis-je, vous ne portez pas ma carte ?

Il se prit à rire en me rendant le carton.

— Inutile. J’ai sonné deux fois. Le garçon de bureau du premier sait que deux coups c’est pour M. Laffontis. Il va me répondre si M. le Secrétaire est dans son cabinet : Une sonnerie : Oui. Deux : Non. S’il y est, vous monterez et le garçon lui remettra votre carte.

— Vous comprenez, Monsieur ? ajouta-t-il avec abandon, que si l’on gravissait chaque fois l’étage, on s’userait les jarrets, tandis qu’avec ce procédé si simple…

— Ce sont les jambes des visiteurs qui marchent.

— Voilà, fit-il complaisamment, avec l’air d’un huissier considérant comme un devoir civique de pousser ses concitoyens et même les étrangers, à des exercices sportifs dans l’immeuble de l’Intérieur.

Puis, mis en belle humeur par mon sang-froid, — j’ai appris dès longtemps qu’il faut savoir tout pardonner aux huissiers des administrations publiques, — il ajouta confidentiellement :

— M. Laffontis est très occupé… Son bureau est situé juste au-dessus de celui de M. le Ministre. Eh bien, croiriez-vous que, M. le Ministre, lui non plus, n’aime pas que l’on escalade les étages sans nécessité. Il a fait installer un tube acoustique entre son cabinet et celui de son secrétaire. De la sorte, ils peuvent causer à tout instant sans perdre du temps dans les escaliers.

Et sentencieux, il ajouta :

— M. le Ministre est un homme de tête… C’est une valeur… Pour l’escalier, il s’est rencontré avec moi. Eh dame, ça, vous savez, ce n’est pas ordinaire chez les ministres !

Une brève sonnerie interrompit le causeur.

— M. Laffontis est dans son cabinet, Monsieur, prenez la peine de monter. Vous trouverez le garçon au premier palier.

Un salut respectueux à ce fonctionnaire qui, sur la question de l’escalier, pensait comme le « Grand Georges » et je me lançai à l’assaut des degrés, étreint par l’idée soudaine que Laffontis pourrait bien ne pas me recevoir.

Crainte injustifiée d’ailleurs.

À peine le garçon, que je trouvai à son poste, eût-il porté mon bristol, que l’aimable Laffontis se montra en personne à la porte de son cabinet.

Toujours châtain et souriant, il s’exclama :

— Vous, Trelam, quelle bonne surprise !… Entrez donc… Charmé vraiment de vous revoir.

Il me serrait les mains avec cette expansion communicative de la race française, si charmante quand elle ne fait pas de politique et ne souffre pas de l’estomac.

— De passage à Paris, commençai-je…

— De passage seulement. Allons donc… Vous m’avez cornaqué à Londres, je veux vous rendre la pareille dans ma ville.

Ma foi, lui-même se conduisait à mon piège, et j’allais faire mon invitation à dîner, quand un coup de sifflet l’arrêta sur mes lèvres.

Il me quitta, courut à une table encombrée de journaux au-dessus de laquelle se balançait un tube acoustique.

— C’est le ministre, me lança-t-il, excusez.

Et, approchant ses lèvres de l’orifice :

— Vous désirez, Monsieur le Ministre ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Oh ! bien… de suite.

Il lâcha le tube, oubliant dans son empressement d’y replacer le sifflet avertisseur, et tout en allant vers sa porte :

— Le Ministre me demande… Pardon… Attendez-moi… Tenez, là, sur la table, des journaux…

Pfuit ! il s’était levé, la porte s’était refermée.

Ces allures trépidantes des Français m’interloquent toujours un peu.

En Angleterre, nous nous hâtons avec plus de calme.

Je ne marque point ici une préférence, oh non ! J’indique une différence qui, je le répète, me trouble, sans doute parce qu’elle va à l’encontre des habitudes que j’ai contractées dès le premier âge.

Je fus donc un moment avant de profiter de l’indication jetée par Laffontis en sortant.

Lui avait dû déjà descendre l’étage et avoir pénétré chez le Ministre.

Je m’approchai donc de la table pour choisir un journal, mais, comme je me disposais à prendre au hasard l’un des quotidiens du matin, un fait inattendu me fit changer d’idée.

Un murmure indistinct s’échappait du tube acoustique placé au-dessus de la table.

Laffontis avait oublié d’y réintégrer le sifflet et l’appareil m’apportait un écho de son entretien avec le Ministre.

D’un geste brusque, je saisis le tube et l’appliquai à mon oreille.

Oh ! je reconnais facilement que ce n’était pas d’un gentleman de chercher à surprendre des secrets ministériels, mais c’était d’un vrai journaliste. Or, depuis le reçu de la dépêche du patron, je n’étais plus un monsieur quelconque, encerclé par des convenances mondaines. J’étais seulement un reporter, à l’affût de nouvelles sensationnelles, susceptibles de justifier une édition spéciale du Times.

Au surplus, si Max Trelam, gentleman, se reprocha quelque peu son acte, Max Trelam, correspondant du Times, faillit abandonner le tube acoustique pour se serrer la main.

Car voici ce que ce brave, ce digne tube, providence annulaire de ma curiosité professionnelle, m’apportait :

— Vous avez compris, Laffontis, fit la voix nette, précise, autoritaire du « Grand Georges ».

— Parfaitement. Dans les rapports avec la presse, ne parler que de l’incident de Casablanca. Si l’on me questionne sur le cambriolage du Foreign-Office, le coffre-fort, le document, traiter cela légèrement, comme une chose qui ne nous concerne pas.

Donc, mon Directeur avait bien jugé. La France se trouvait menacée, de même que l’Angleterre, par la disparition de ce damné document.

La conversation continuait, ne me permettant pas les longues réflexions.

— C’est cela même, le « Grand Georges » reprenait la parole. — Inutile d’énerver l’opinion. Si nous avons la guerre, on le verra bien. En tout cas, nous ne l’aurons pas cherchée. Or, si la nature de la pièce dont il s’agit était connue, je ne sais pas trop si nous réussirions à obtenir le calme de nos journaux. Oh ! je les excuserais, car vraiment, moi-même je suis à bout de patience devant l’attitude tracassière, sournoise de nos voisins de l’Est. Seulement, je me contiens. En ne disant rien, il n’y aura de notre part aucune provocation, aucun de ces mots malheureux qu’aggravent les diplomates. Le mot d’ordre pour nous doit être : La main sur nos armes et bouche close.

Puis ironique, avec un de ces brusques retours de gaminerie qui ont chez lui tant de saveur :

— C’est égal, Laffontis, c’est bien embêtant de naviguer sur un volcan, comme disait M. Thiers !

L’entretien prenait fin. Il ne fallait pas que Laffontis soupçonnât mon indiscrétion.

Vivement, j’enfonçai le sifflet dans l’ouverture du tube acoustique, j’empoignai le premier journal illustré qui se trouva sous ma main, et j’allai me jeter dans un fauteuil relégué près de la croisée.

Quand mon ami rentra, j’étais si absorbé par la contemplation du portrait de je ne sais quelle criminelle célèbre, que je ne m’aperçus de son retour qu’en me sentant secoué cordialement.

Quel bon garçon ! Il m’a pardonné, depuis, ma petite trahison professionnelle, et il a pleuré avec moi sur le souvenir de l’être charmant que je ne verrai plus.

Oh ! le souvenir, cette blessure invisible, que l’on emporte partout avec soi !

Mais j’anticipe sur les événements. J’ai tort. Je reprends.

Laffontis ne m’a point gardé rancune. Du reste, ce jour-là, j’ai bien réparé le « coup du tube acoustique », en me refusant absolument à dîner avec lui le soir même.

Je me retranchai sur la possibilité d’une dépêche du Times, pouvant m’obliger à quitter Paris d’une minute à l’autre.

Je n’en attendais aucune, mais ce que j’avais entendu de l’entretien de mon ami avec le Ministre, m’avait donné un scrupule.

Si, le fameux bourgogne s’en mêlant, Laffontis me dévoilait la nature des pièces volées, je ne pourrais me tenir d’expédier ces renseignements à Londres. Or, semblait-il, le « Grand Georges » et Laffontis étaient vraisemblablement les seuls à posséder ce secret.

Sa divulgation n’entraînerait-elle pas pour cet aimable compagnon la perte de la confiance du Ministre, et alors…

Bref, j’eus pitié de lui. C’est ridicule, car à présent que je le connais mieux, je suis certain que Laffontis n’aurait pas prononcé une syllabe au sujet du terrible document. Cet être-là est une lame d’acier dans un fourreau de velours.

Le « Grand Georges » juge bien les hommes. Il avait choisi son confident à bon escient.

Enfin, je pris congé et regagnai l’hôtel Bedford, où je déjeunai d’assez méchante humeur.

En somme, j’avais appris beaucoup et je ne savais rien.

Le papier, ou le dossier volé au Foreign-Office pouvait irriter l’opinion en France, et sans doute aussi en Allemagne… Sa publication aurait un tel retentissement que le « Grand Georges » lui-même n’espérait pas obtenir le calme des journaux.

Il était donc terrible, ce dossier ?

Là, j’entrais dans le brouillard. J’étais en mesure d’affirmer qu’un individu inconnu détenait une arme terrible ; mais sans me douter aucunement de ce qu’était cette arme.

Obsédé par mes réflexions à ce point que je regrettais presque le mouvement d’amicale clémence qui m’avait fait épargner Laffontis. (Il est vraiment incroyable de se rencontrer aussi bête et aussi cruel en présence de la curiosité surexcitée). Je m’étais affalé sur un des canapés du salon de correspondance de l’hôtel, assommé par mon inaction et ne me sentant pas le courage d’en sortir.

La pendule-cartel venait de sonner quatre heures quand, patatras, un jeune télégraphiste m’apporta une raison péremptoire de rompre avec ma paresse.

La raison était une nouvelle dépêche du « patron ».

Bien plus laconique que la première, celle-ci. Au surplus, la voici :

« Partir ce soir même pour Madrid (Espagne). Descendre à l’hôtel de la Paix, sur la Puerta del Sol. Vous aboucher avec le capitaine Lewis Markham, attaché militaire à l’ambassade britannique. Vous laisser guider par lui. Très grave. »

Pour une surprise, c’était une surprise.

Dire que, quelques heures plus tôt, j’affirmais à Laffontis, sans croire à la possibilité de la chose, que je serais peut-être appelé à quitter Paris dans la journée, et voir ce mensonge affectueux devenir une vérité.

Même au temps des fées, si toutefois les petits enfants ont raison de croire que ce temps a existé, les souhaits imprudents n’étaient point exaucés avec plus de précision.

Et puis, pourquoi Madrid ?

Qu’était ce capitaine Markham, dont je n’avais jamais entendu parler ?

Me laisser guider ? Dans quoi ? Pourquoi ? En quoi ?

Mes nombreuses questions, auxquelles je n’avais nul moyen de répondre, me prouvèrent simplement que tout homme est désireux d’entasser. Les uns amassent de l’or ; moi, j’amassais les points d’interrogation.

Seulement, je n’y trouvais aucun plaisir.

Enfin, quitter Paris, alors que je commençais à débrouiller l’affaire du document de M. le Premier, pour courir à Madrid vers une énigme dont je ne possédais pas le moindre mot, j’avoue que tout cela ne me remplissait pas d’ardeur.

Oui, mais, voilà. Le « patron » avait ordonné.

Je bouclai ma valise et à 9 heures et quelques minutes du soir, je quittais Paris-Orsay dans l’Express-Péninsulaire, lequel par Tours, Bordeaux, Bayonne, Irun et ligne d’Avila m’emportait à toute vitesse vers Madrid.