CHAPITRE XXVIII

L’HORRIBLE MYSTÈRE DE LA BOUGIE AU PETIT CASQUE D’ARGENT



Fanny était sortie de la villa du bord de l’eau dans un état d’esprit des plus dangereux pour cette pauvre Mme Saint-Firmin.

Une autre ne se serait point relevée facilement du coup porté par Marthe, mais Mme de la Bossière, qui était, selon la formule du petit Darbois « une femme de tête », retrouva bientôt sa lucidité accoutumée, pour faire face au danger qui était imminent et terrible.

Chemin faisant, elle raisonnait sur le cas de Marthe (ce qui lui était arrivé déjà bien souvent) et concluait (ce qu’elle n’avait pas encore osé faire).

En somme, la puissance visionnaire de Mme Saint-Firmin s’était affirmée de jour en jour, grandissante par étapes, et précisant de plus en plus son objet au fur et à mesure que cet objet la tourmentait davantage.

Tout cela, pensait maintenant Fanny, était du somnambulisme pur… et normal… et scientifique ; il ne fallait plus se le dissimuler.

Oui, la science avait consacré d’une façon définitive ce pouvoir singulier de l’esprit, en état d’extase, chez certains individus.

Marthe voyait le crime !

Elle l’avait d’abord entr’aperçu… ne distinguant bien que la figure qui lui était si chère de l’assassiné… puis elle avait aperçu une automobile… puis une malle… un cadavre dans une malle… Enfin… elle venait de voir le crime lui-même, le crime en action, et la figure du criminel, au carrefour de la Fresnaie !…

Ah ! ce n’était pas de l’imagination, cela, servie par des coïncidences, non, non… c’était bien de la vision… et cette vision allait sans doute lui faire découvrir demain l’endroit où était caché le cadavre ! C’était classique !… Le petit Darbois en avait cité des exemples… la justice alors se mettrait en branle… la justice qui ne répugne plus maintenant, comme avait dit le reporter, à chercher un précieux auxiliaire dans le somnambulisme. Et Mme de la Bossière conclut.

Elle conclut que Marthe ne devait plus avoir de visions !…

Cela fut dit par elle, tout haut, telle la sentence d’un jugement, dans la solitude du chemin que suivait Fanny rentrant à la Roseraie.

« Elle n’en aura plus !… Aujourd’hui, les visions lui commandent de se taire… demain elles lui ordonneront de parler… Elle n’en aura plus !… »

Et Fanny ne plaignit point la pauvre Marthe ! Elle lui en voulait trop d’être venue troubler leur si belle, leur si magnifique quiétude ! Si Marthe ne s’était « mêlée de rien » Fanny ignorerait encore à cette heure ce qui s’était passé au rond-point de la Fresnaie. Elle en bénéficierait, et personne n’en parlerait, et son mari ne serait pas le pauvre être bourrelé de remords qu’elle ne reconnaissait plus et qu’elle commençait de mépriser… car, à quoi bon avoir la force qui tue, qui arme le bras, si l’on n’a point ensuite celle qui commande à la pensée et qui efface le souvenir ?

Les fantômes d’André n’avaient jamais été dans la pensée de Fanny que les formes diverses du remords. Et ces fantômes étaient tous venus de la villa du bord de l’eau !… C’était Marthe qui les lâchait tous les soirs dans la campagne !… Marthe disparue, les fantômes disparaîtraient !… Ah ! comme Fanny haïssait cette femme qui avait pu espérer un instant devenir châtelaine de la Roseraie et qui semblait avoir juré de perdre celle qui lui avait pris sa place !

Sept heures sonnaient quand Fanny rentra au château.

Elle calcula que les heures qui la séparaient de trois heures du matin seraient bien lentes à passer, dans la seule compagnie de l’idée de ce crime qu’elle avait au bout des doigts depuis qu’elle avait regardé de si près la gorge de Marthe… cette gorge si redoutable… et si fragile.

… Oui, elle n’aurait qu’à serrer un peu ! Elle sentait la gorge déjà entre ses doigts !… ses doigts qui se crispaient avec une joie sauvage sur cette gorge qui ne savait pas se taire…

Le valet de pied lui annonça que M. de la Marinière était au salon. Il était venu en auto prendre des nouvelles de M. de la Bossière.

« Tant mieux ! se dit-elle, je vais le retenir à dîner et il m’aidera à passer une partie de la soirée !

— Vous avez prévenu monsieur ?…

— Katherine a frappé à la porte de Monsieur et Monsieur a répondu qu’il fallait « lui ficher la paix ! » et d’une voix si rude que Katherine prise de peur est redescendue en pleurant. Il faut que je dise à Madame : Katherine ne peut plus rester au service de Madame… et comme je dois me marier avec Katherine…

— C’est bien ! C’est bien ! Nous parlerons de tout cela demain, mon garçon !… »

Et Fanny gravit hâtivement l’escalier du premier étage contenant à grand’peine sa colère, non point contre les domestiques, qui étaient bien excusables de ne plus vouloir rester dans cette maison de fous, d’autant plus que quelques-uns d’entre eux avaient été pris de la maladie ambiante et croyaient voir des fantômes partout, mais contre Jacques qui avait dû se laisser aller à une nouvelle crise…

Elle le trouva dans la penderie tenant son fusil comme s’il était à l’affût, et fixant avec des yeux d’épouvante une bougie coiffée de son petit casque d’argent.

Elle lui arracha le fusil des mains. Elle était furieuse. Il se laissa faire.

« Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda-t-elle, d’une voix rude… je vous jure que si vous continuez à faire le fou… je ne vous soigne plus, moi !… Je commence à en avoir assez !… Ah ! oui, je commence à en avoir assez !… Où êtes-vous allé chercher ce fusil-là ?… Et il est chargé !… »

Il ne répondait pas ; alors, avec des gestes précis, vivement, elle vida l’arme de ses cartouches. Il fixait toujours son bougeoir.

« Me direz-vous enfin ce qui vous est arrivé ?… Que vous a fait ce bougeoir ?… Pourquoi le regardez-vous ainsi ?… »

Alors, à voix basse, sans cesser de regarder le bougeoir, il lui confia, par petites phrases hachées, l’horrible mystère… l’horrible mystère du petit bougeoir au casque d’argent !…

« Cette bougie allumée avait été enfermée par lui dans cette chambre… Il avait conservé les clefs de cette chambre dans sa poche… or, il venait de retrouver, six jours plus tard, la bougie non consumée mais éteinte et coiffée de son petit casque d’argent !… Qui donc avait éteint cette bougie ?… »

Ayant dit, il leva sur elle un regard si troublé qu’elle eut peur, cette fois, que la raison fût partie pour toujours !… Elle se hâta de le rassurer…

« Oui ?… Vous demandez : qui ?… Mais, mon pauvre ami, c’est tout simplement Katherine !

— Mais c’est impossible !… Tu me mens !… Tu me mens ! parce que tu sens que ma raison chavire !…

— Voulez-vous m’entendre, hein ?… C’est Katherine qui me l’a dit elle-même. Et quoi de plus naturel, en vérité ?… Quand je suis arrivée dans la chambre, moi, il y a six jours, vous veniez de vous livrer à vos extravagances, et l’on dut vous coucher. Je questionnai Katherine qui me dit :

— Madame, nous étions en train de faire la chambre pendant que l’on avait glissé Monsieur sur un fauteuil dans la penderie. Tout à coup, nous avons entendu du bruit et une porte qui claquait. Je suis allée aussitôt dans la penderie. Monsieur n’était plus là ! J’ai voulu ouvrir la porte qui conduit chez les enfants, elle était fermée à clef, je suis revenue alors dans la chambre, refermant la porte derrière moi, après avoir éteint naturellement la bougie… Là-dessus, Monsieur est rentré dans la chambre, comme un fou, par le corridor, et a couru donner deux tours de clef à la porte de la penderie. Voilà, mon pauvre ami, tout ce qui est arrivé… Cette explication vous suffit-elle ?… »

Jacques la fixait d’un air hébété :

« Oui… c’est certain… c’est logique… » Et il soupira.

« Te revoilà bien malade !… Le docteur ne sera pas content… »

Il secoua la tête :

« Ma chère… ma bien-aimée Fanny… il faut que nous nous en allions… J’ai regardé l’indicateur des chemins de fer… Est-ce que nous passerons par Venise ?…

— Ou vous voudrez, mais vous me feriez grand plaisir en partant pour Paris, dès demain, avec votre valet de chambre… Oui, je ne veux pas que vous restiez ici un jour de plus…

— Ah ! c’est bien mon avis, fit Jacques… je ne me remettrai tout à fait que loin d’ici… Tout de même ai-je été assez sot avec cette histoire de bougie éteinte… Pauvre garçon stupide que je suis !… Tenez !… c’est comme le bruit de chaînes… Vous savez le fameux bruit de chaînes… que j’entendais toujours ?… que vous avez vous-même entendu un soir ?… rappelez-vous : vous disiez… « On trouvera demain l’explication… Un bruit de chaînes est un bruit très naturel »… Oui, vous disiez cela… Eh bien !… ma chère Fanny, vous aviez encore raison… c’est le bruit de la chaînette du volet !… Alors, il y a de quoi rire, n’est-ce pas ?… vraiment de quoi rire !… Et j’ai ri tout à l’heure aussi fort que lorsque le docteur rit quand je lui raconte que je suis revenu de chez les morts !… Il a fallu cette histoire de bougie éteinte pour me bouleverser l’âme à nouveau… mais maintenant, la voilà expliquée… cette histoire… tout s’explique décidément… et j’imagine que je vais bien dormir, ce soir… »

Dans le petit salon, M. de la Marinière attendait patiemment qu’on voulût bien se rappeler sa présence au château, car il était fort curieux des événements qui se déroulaient chez ses amis. Il revenait de Paris à l’instant et il avait lu les feuilles du soir qui relataient les incidents de la conférence de Jaloux à l’École des Hautes Études. Il apportait les journaux à Mme de la Bossière et venait lui proposer son concours dans le cas où il faudrait leur faire parvenir une réponse… Quelle histoire !… Il brûlait de s’y mêler… d’y jouer un rôle d’ami, car c’était un excellent homme.

Quand Jacques fut couché, Fanny descendit et mit le comble aux vœux du vieux gentilhomme en le retenant à diner…

« Et après, lui dit-elle, nous ferons un bésigue, n’est-ce pas ? Histoire de passer une bonne partie de la soirée avec un hôte charmant… On nous abandonne depuis que le bruit court que la Roseraie est le rendez-vous de tous les fantômes de la vallée. Ah ! vous êtes au courant ?… Les journaux du soir ?… Merci, vous êtes bien aimable !… Oh ! nous allons être envahis par les journalistes… Il en est déjà venu aujourd’hui… je n’en ai pas parlé à Jacques, bien entendu !… Oui, Jaloux et Moutier ont raconté l’opération et Mlle Hélier a donné nos noms… c’est charmant !… Si nous voulons avoir la paix nous n’avons plus qu’à déguerpir… et c’est ce que nous allons faire dès demain, mon cher La Marinière… vous voyez, je n’ai pas de secret pour vous… oui, nous allons partir sans tambour ni trompette… j’irai promener « mon revenant » en Italie ou en Suisse… et nous ne réapparaîtrons que lorsqu’on nous fera le plaisir de ne plus s’occuper de nous !… Allons ! venez dîner !… et donnez-moi des nouvelles de vos puppies, mon cher ami… ça va toujours, le coursing ?… »