CHAPITRE XXVII

SUR LA LIMITE



Jacques, après avoir glissé son fusil tout chargé par la porte à peine entre-bâillée du placard referma celui-ci à clef et mit la clef dans sa poche.

De cette façon, il était à peu près sûr qu’on ne viendrait pas lui voler son fusil et il savait où le prendre, si, par hasard, il en avait besoin. Au surplus, depuis quelque temps, il fermait, autant que possible, les portes derrière lui et ses poches étaient pleines de clefs. C’était plus prudent, pensait-il, dans l’état d’esprit où il se trouvait, et cela l’aidait à ne point se laisser envahir par la peur, dès que le soir survenait.

Il se tenait sur ses gardes, c’est-à-dire qu’il avait averti ses sens de ne point s’émouvoir à propos d’une chaise qui tombe ou d’un rideau qui remue.

Les soins et les raisonnements terre à terre de ce brave praticien de Juvisy lui avaient fait grand bien, et s’il n’était pas encore tout à fait persuadé qu’il n’avait pas été mort ! du moins il tendait à croire, qu’en effet, son cas n’avait pas été aussi exceptionnel que l’avaient prétendu Jaloux et Moutier et qu’il se pouvait fort bien qu’il fût simplement revenu des limites de la vie avec le souvenir d’un vilain cauchemar.

Cependant, il est toujours bon de prendre ses précautions, et puisqu’il avait retrouvé l’équilibre de ses facultés, il en profitait pour ne rien négliger de ce qui pouvait lui rendre la sérénité de l’âme qui lui faisait encore défaut.

Par exemple, il se gardait dans le cas où les fantômes qu’il avait si bien vus dans l’état de mort lui apparaîtraient de nouveau dans la vie pour lui prouver qu’ils n’étaient point de vaines images.

Et surtout, il avait réussi à se garder contre un fantôme, celui qui le tracassait par-dessus tout !

Ah ! celui-là, il y pensait sans cesse, même quand il ne le sentait pas en train de rôder autour de lui… Mais il l’avait bien attrapé, ma foi oui, il l’avait bien attrapé !…

Un soir, c’était… mon Dieu ! il y avait six jours de cela… c’était la première fois qu’il se levait depuis le terrible accident… Le Docteur de Juvisy avait déclaré que tout allait pour le mieux et que Jacques pouvait maintenant compter vivre jusqu’à cent ans ! (cent ans de vie, il avait dit cela sérieusement, le docteur, mais il avait mis à cela une condition, c’est que Jacques chasserait les fantômes de son cerveau, sans quoi les fantômes le reprendraient et l’entraîneraient d’une façon définitive, cette fois, dans la mort, dans la vraie mort d’où l’on ne revient jamais !… Aussi Jacques avait-il promis d’être bien sage, et de ne plus se faire d’idées !) Donc, ce soir-là, il y avait six jours de cela — on l’avait roulé dans un fauteuil, car il se sentait encore bien faible, jusque dans la petite pièce qui servait de penderie à Fanny.

Et l’on ne s’était plus occupé de lui, car on procédait hâtivement au nettoyage de la chambre.

Cette pièce était justement celle qu’il fallait traverser pour aller chez les enfants, et c’était dans cette pièce-là que s’était passé « l’accident ! »

C’était dans le tiroir de la table qu’il avait cherché le revolver, le soir de l’accident où son cerveau avait été si singulièrement troublé par certain bruit de chaîne. En revoyant la pièce, en revoyant la table, Jacques, naturellement, s’était rappelé ce qu’il s’était imaginé au moment de l’accident… le fantôme se dressant tout à coup devant lui avec le revolver et tirant sur lui !… Pourquoi s’était-il imaginé cela alors que l’événement s’expliquait si simplement par l’accident ! Pourquoi toujours faire intervenir ce fantôme ?… Eh ! par Dieu ! se mit-il à penser, parce qu’il l’avait vu !… de ses yeux, vu !…

Une hallucination ?… Peut-être !… Certes, il était trop raisonnable, maintenant qu’il recevait les soins de ce brave médecin de Juvisy, pour faire de la peine à celui-ci et ne point admettre qu’il avait été victime en effet, d’une hallucination !…

Mais tout de même, encore une fois, ces hallucinations étaient aussi terribles que la réalité !… Et puisque ces hallucinations vous tuaient par-dessus le marché, Jacques s’était demandé ce que de vrais fantômes pourraient faire de plus !…

Or, dans le moment qu’il s’était demandé cela… il avait senti que le fantôme était revenu !…

Certes ! il n’y avait pas à se tromper, le fantôme était derrière lui… presque penché sur son fauteuil…

Jacques en apercevait la forme blême et floue dans la glace.

Mais le fantôme s’imaginait évidemment que Jacques, qui n’avait pas fait un mouvement, ne le voyait pas !…

C’était bien André, avec son insupportable blessure à la tempe !…

… Ah ! dans un autre temps, comme Jacques aurait bondi ! Quel tapage il aurait fait !… Mais, « instruit par l’expérience » et ayant recouvré l’équilibre de ses facultés, il avait appris à mater sa peur et à se raisonner…

Ce fantôme n’était, après tout, peut-être qu’une hallucination ?… Voilà ce qu’il ne fallait pas oublier !… et c’est bien cette pensée si raisonnable qui donnait à Jacques la force de regarder le fantôme « sans en avoir l’air »… et de ruser avec lui !…

Car Jacques était bien décidé, cette fois, à s’en débarrasser…

Fantôme ou hallucination, il allait tout simplement tenter de l’enfermer à jamais entre ces quatre murs !…

André, toujours appuyé au dossier du fauteuil, ne bougeait pas et Jacques ne remuait pas plus que lui…

Jacques faisait semblant de lire un journal qui était sur ses genoux…

Une simple bougie sur la table éclairait doucement cette scène muette…

Et Jacques calculait que, derrière le fantôme, la porte conduisant à la chambre que l’on était en train de nettoyer était fermée ; la clef était restée dans la serrure, mais de l’autre côté, du côté de la chambre… son premier soin, une fois dehors, serait donc d’aller donner un double tour à cette clef-là !… Ce qu’il fallait, c’était sortir si vite par la porte conduisant à l’appartement des enfants que le fantôme, surpris, n’eût point le temps de faire un mouvement…

S’il prenait bien son élan, en deux bonds, Jacques pouvait être dehors… par cette porte restée entr’ouverte… Une fois passé, il la rabattait sur le nez du fantôme ! et comment !… et le peresprit d’André restait enfermé là pour toujours… et ne viendrait plus le tourmenter jamais !…

Tant pis pour la penderie !… Ce serait désormais une pièce condamnée, et tant pis aussi pour les robes de Fanny. Elle s’en commanderait d’autres !…

Tout bien pesé, Jacques pensa que l’entreprise serait facile.

Il ne fallait point manquer de force, voilà tout !…

Alors, dans le moment que le fantôme le croyait quasi-endormi sur son journal (Jacques faisait celui qui fermait les yeux)… il bondit et fut dehors en une seconde, et clac ! la porte fut refermée !…

Un tour de clef… Jacques se sentit alors prodigieusement léger… il avait des ailes !… Il s’était élancé dans le corridor, il était revenu dans la chambre, avait couru à la porte de la penderie, avait donné les deux tours de clef !… Cette fois, ça y était !… Ça y était bien !… Ah ! le fantôme était bien pincé !… bien attrapé !… Il n’en sortirait plus !…

Cependant les domestiques avaient entouré Jacques, qui, leur riait joyeusement… Fanny était arrivée, avait renvoyé les importuns et Jacques lui avait, en quelques phrases claires et enthousiastes, expliqué tout…

Mais, à vrai dire, Fanny était réellement trop sérieuse pour son âge !… Fanny n’avait pas ri, bien qu’il eût pris la précaution de lui dire : « J’en suis débarrassé ! Fantôme ou hallucination !… » Tout de même Fanny lui avait promis de ne plus ouvrir jamais ces deux portes, moyennant quoi, il lui avait promis, lui, de ne plus avoir cette hallucination-là !… Et il avait tenu sa parole !…

Depuis six jours, Jacques n’avait plus rien vu d’extraordinaire… Il paraissait être redevenu un homme raisonnable et tranquille comme tous les hommes tranquilles dans la tranquille vie.

Ce qui ne l’empêchait pas, sans le dire à Fanny, de prendre encore des précautions… car il ne fallait pas se dissimuler que le fantôme devait être enragé là-dedans et qu’il imaginerait mille tours pour en sortir…

Quand Jacques ne se sentait pas surveillé, il allait coller son oreille contre la porte de la penderie et entendait distinctement le fantôme qui tournait là-dedans comme un toton !… Tantôt, il se heurtait aux vitres de la fenêtre avec un bruit de mouche emprisonnée… et tantôt, il remuait sa chaîne avec acharnement.

Tous ces bruits-là, du reste, déplaisaient fort à Jacques… il eût préféré que le fantôme prisonnier prît sa captivité en patience !…

Enfin, bientôt, Jacques ne l’entendrait plus Il était, en effet, convenu avec Fanny que l’on allait réaliser ces fameux projets de voyage qui leur feraient tout oublier !… Italie !… Italie !… Harmonie !… Harmonie !… Azur !… Santa-Lucia !… Où est l’indicateur des chemins de fer ?…

Fort de savoir son fusil à deux pas de lui, son fusil chargé… Jacques ne craint pas de pénétrer, tout seul, ce soir, dans la chambre de Fanny pour chercher l’indicateur… Ah ! le voici sur la commode… Train de luxe… si on passait par Venise ?… l’automne, très bonne saison pour voir Venise…

Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?… Qui l’appelle ?…

Et il se retourne, haletant, vers la porte fermée de la penderie…

Une voix, il a entendu une voix sourde qui appelait : « Jacques ! Jacques ! »…

La voix, maintenant, s’est tue… mais Jacques perçoit distinctement du frôlement contre la porte !…

Alors, il perd toute mesure ! il en a assez !… Il faut en finir avec ce fantôme. Ce fantôme enfermé dans la penderie fait vraiment trop de bruit avec sa chaîne.

Jacques va chercher son fusil, puis bravement, héroïquement, ayant tiré de sa poche un de ses lourds trousseaux de clefs qui ne le quittent plus… il introduit l’une de ces clefs dans la serrure de la penderie et, d’un coup, ouvre la porte, bravement ! héroïquement !…

Ah ! si le fantôme est là, il va le foudroyer, c’est sûr ! il se rue dans la pièce, le doigt sur la gâchette de son fusil… Pas de fantôme !… Non !… Il n’y a pas de fantôme dans cette petite chambre dont son regard fait le tour…

S’il y avait eu un fantôme, il l’aurait aperçu immédiatement, parce que cette petite chambre n’est éclairée que par la lumière venue de la grande. Il règne là une pénombre dans laquelle les fantômes — quand il y en a — se détachent avec une parfaite netteté… et chacun sait, du reste, que les fantômes sont bien plus visibles dans l’obscurité que dans la lumière…

Cependant, une minute auparavant, le fantôme d’André était là… Il l’a entendu remuer, il l’a entendu parler !… Où est-il passé ?… Qu’est-il devenu ?… Par où s’est-il enfui ?…

Ah ! là-bas, la fenêtre remue !… la fenêtre est entr’ouverte. Le fantôme vient d’ouvrir la fenêtre et de se sauver par la fenêtre en laissant derrière lui, dans l’air qui soulève le rideau, le bruit léger de sa chaîne…

Jacques se précipite sur cette fenêtre pour la refermer derrière le fantôme, mais la fenêtre résiste à son effort, parce que, du volet rabattu par le vent, une chaînette qui sert à l’ordinaire à retenir le volet contre la muraille, pend jusque sur la pierre de la croisée et promène çà et là son tintinnabulant cliquetis d’acier…

Alors Jacques éclate de rire, d’un rire énorme, colossal, d’un rire qui secoue de dessus sa poitrine le poids formidable de tous les fantômes de la terre !… Il rit… Il rit… jusqu’au moment où il aperçoit sur la table de la petite pièce, une simple bougie coiffée de son petit casque d’argent !

Cette bougie était celle qui éclairait Jacques six jours auparavant, lorsque celui-ci lisait ou plutôt faisait semblant de lire son journal… le journal est encore par terre… personne ne l’a ramassé… mais la bougie, elle… la bougie qui brûlait, lorsque Jacques a bondi vers la porte et a refermé la porte, il y a six jours… qui donc l’a éteinte ?… qui donc l’a coiffée de son petit casque d’argent ?…