CHAPITRE XXVI

LA JOIE DE FANNY DURE PEU



Madame de la Bossière s’avança, les mains tendues vers Mme Saint-Firmin, mais ce geste fut inutile, car Mme Saint-Firmin ne le vit pas ou fit celle qui ne le voyait pas. Elle avait un regard extraordinairement mort et qui ne semblait refléter aucun des objets environnants. Dans quel domaine inconnu ce regard se promenait-il ? qui aurait pu le dire ?

« La voilà encore partie pour l’extase ! se dit Fanny, heureusement que ça ne lui a pas pris devant les journalistes ! Et moi qui allais la complimenter d’être redevenue si raisonnable !… »

Elle s’assit, décidée à attendre patiemment que Mme Saint-Firmin voulût bien s’apercevoir de sa présence. Or, comme elle levait à nouveau les yeux sur Marthe, Fanny s’aperçut de la dureté extraordinaire du regard, qui, maintenant, se fixait sur elle.

Elle en reçut comme un choc et cette sensation insupportable la fit même reculer sur sa chaise.

« Pourquoi me regardez-vous ainsi ?… » finit-elle par lui demander.

L’autre ne lui répondit point tout d’abord, comme si cette question mettait du temps à lui parvenir.

Enfin, ses lèvres remuèrent et les quelques paroles qui s’en échappèrent firent se dresser dans un désarroi indescriptible Mme de la Bossière.

« Pourquoi je vous regarde ainsi ?… Parce que c’est vous qui êtes cause de tout !… Parce que c’est pour vous qu’il a tué !… André m’a tout dit, il y a six jours, lors de sa dernière visite. Il ne veut pas que je continue à soupçonner plus longtemps mon mari… Jacques de la Bossière est né du sang de Caïn !… Mais c’est vous qui avez armé sa main !… Allez ! Allez ! mais allez-vous-en donc !… Ah ! surtout qu’il n’arrive rien aux enfants !… j’ai vu Mlle Hélier !… »

À ce nom, Fanny retrouva son souffle…

« C’est elle qui vous a suggéré toutes ces horreurs ! Elle veut se venger de ce que je l’ai chassée !… Ah ! Marthe ! Marthe ! ma petite Marthe ! reprenez vos sens, rappelez vos esprits ! est-ce bien vous qui nous parlez ainsi ! vous qui avez trouvé auprès de nous des amis, ma petite Marthe, de vrais amis ! Songez donc à ce qui arriverait si l’on vous entendait répéter de pareilles abominations !… c’est épouvantable !… »

Et Fanny s’écroula sur un meuble, la figure dans les mains, comme en proie au désespoir le plus sincère et le plus touchant, à la vérité !…

Cependant Mme Saint-Firmin n’en parut point autrement émue. Elle s’en fut vers Fanny, avec cette allure de spectre qui ne la quittait plus, ce glissement qui la déplaçait comme si elle ne pesait rien à la terre, et elle lui posa sa main diaphane sur l’épaule.

« Calmez-vous, lui dit-elle, personne ne saura rien de ces choses. Je n’ai rien dit de tout cela à Mlle Hélier, et elle n’en saura rien… Seulement il faut la rappeler auprès des enfants… c’est la volonté du mort !… Vous avez vu avec quelle prudence j’ai parlé aux journalistes… Le mort ne veut pas que l’on sache !… à cause des enfants !… André nous fera connaître bientôt ses dernières volontés… car il a assez souffert, même depuis sa mort, et il va bientôt être délivré de la terre où son fantôme était resté enchaîné… et moi, alors, je ne le verrai plus !… ici-bas, du moins !… Madame, allez-vous-en !… je vous ferai savoir ce qu’il m’aura dit… je l’attends, cette nuit… songez que je ne l’ai pas vu depuis six jours !… et certainement s’il apprend que vous êtes là, il ne viendra pas !… »

Fanny la regardait ! Ah ! si elle avait osé, comme elle aurait noué ses mains crispées autour de ce cou fragile ! Elle n’aurait pas eu beaucoup à appuyer… le dernier souffle s’en serait échappé… un pauvre soupir… et tout eût été fini !… et jamais plus cette petite bouche pâle n’aurait laissé passer les paroles terribles…

Ah ! ce qu’elles avaient dû se monter encore leurs pauvres têtes, Mlle Hélier et elle !… ce qu’elles avaient imaginé !… et comme Fanny aurait ri de tout cela si justement ce qu’elles avaient imaginé n’avait pas été vrai !…

Mme de la Bossière se tamponna ses belles paupières meurtries de son fin mouchoir de batiste…

« Ma pauvre Marthe, vous me faites de la peine !… une peine ! Vous voilà plus malade que jamais !… je reviendrai vous voir demain !…

— C’est inutile !… Je ne veux pas que vous veniez… Je ne veux plus vous voir, à moins que ce ne soit absolument nécessaire et que le mort me l’ordonne !… Du reste, je sens que vous me détestez !… Et moi, je vous hais, ce qui n’est guère chrétien, mais je ne puis pas oublier, n’est-ce pas, que Jacques a tué André à cause de vous !… Ne le niez pas !… Il me l’a dit… vous vouliez devenir châtelaine de la Roseraie…

— C’est vous qui vouliez le devenir ! éclata Fanny, et c’est parce que vous ne l’êtes pas que vous êtes devenue folle ! »

Elle se retourna pour juger de l’effet produit par sa sortie, mais elle se trouva en face d’une figure lointaine, aux yeux sans regard extérieur…

« André sait bien que je n’ai jamais pensé qu’à lui », disait cette voix de rêve…

Et, en vérité, disant cela, elle semblait voir André… et encore la voix revêtit un accent d’une douceur et, en même temps, d’une douleur infinies pour ajouter cette phrase qui tomba sur Fanny comme la foudre…

« Oh ! madame, pourquoi l’a-t-il tué au rond-point de la Fresnaie ?… »