L’Homme qui revient de loin/25
CHAPITRE XXV
FANNY NE QUITTE PLUS LE PETIT JOURNALISTE
endant que Mme de la Bossière parlait
avec une conviction qui faisait plaisir à
voir, le petit journaliste, entre deux notes jetées
sur son calepin, admirait la bonne santé physique
et morale de son hôtesse. Il souligna au
stylo « femme de tête », lui sourit et lui dit :
« Madame, la cause est entendue ; vous aurez tous les gens d’esprit avec vous. Et les autres seront ridicules. Maintenant, voulez-vous que nous laissions de côté toute cette fantasmagorie pour aborder la seule question sérieuse que soulèvent, en somme, les incidents de ces jours derniers : je veux parler de l’absence prolongée de M. André de la Bossière. Qu’en pensez-vous, madame ?
— Mon Dieu, monsieur, je pense qu’elle est tout à fait anormale et inquiétante, et mon mari l’a trouvée si inexplicable qu’il a été le premier à « saisir » la justice et à lui demander une enquête. Cette enquête, hélas ! comme vous le savez, n’a rien donné et nous attendons toujours qu’il se produise quelque fait nouveau susceptible de nous éclairer sur une disparition qui nous a tous plongés ici dans un état d’esprit voisin du désespoir. Mon mari adorait son frère…
— Pensez-vous que M. André de la Bossière ait été assassiné ?
— Tout est possible, n’est-ce pas, du moment que nous n’avons plus reçu de ses nouvelles.
— Je vais vous avouer, madame, la raison pour laquelle je vous pose de pareilles questions. Dans toute cette histoire abracadabrante de fantômes sortie de la bouche de l’honorable Mlle Hélier, je n’ai retenu que l’état de visionnaire dans lequel se trouvait une certaine Mme Saint-Firmin…
« Il ne faut pas oublier, madame, que nous sommes à une époque où les juges d’instruction vont se renseigner auprès des somnambules ; voyez l’affaire Cadiou : c’est la somnambule qui a tout découvert. Certes, je ne crois pas aux fantômes, mais nous devons compter, aujourd’hui, avec la suggestion, avec l’état magnétique et somnambulique des témoins et avec beaucoup de choses encore qui faisaient rire ou qui faisaient peur autrefois et qui font penser aujourd’hui ! La justice ne répugne plus à chercher dans cet état de vision un puissant auxiliaire depuis que la science en a reconnu la réalité et étudié les surprenants phénomènes.
« Si Mme Saint-Firmin est sérieusement la visionnaire que l’on dit, on ne saurait négliger son témoignage, et quant à moi, je ne manquerai pas, madame, en sortant d’ici, de l’aller interroger.
— Mais c’est fou, monsieur !…
— Je vous demande pardon, je ne connais pas Mme Saint-Firmin…
— Eh ! monsieur, fit Mme de la Bossière, en essayant de dominer l’irritation singulière où l’avaient jetée les dernières paroles de l’indiscret reporter…, quand vous connaîtrez Mme Saint-Firmin, vous vous rendrez compte que ses propos n’ont pas plus d’importance que ceux de Mlle Hélier !… Ce sont deux toquées, ni plus ni moins ! L’état de santé de Mme Saint-Firmin est des plus précaires, et il n’est point rare de l’entendre divaguer. Le Dr Moutier lui-même a ri des visions de Mme Saint-Firmin et en a établi l’inanité. Comme le disait Moutier, elle s’imagine voir la nuit ce que sa cervelle malade a conçu pendant le jour ! Ne voit-elle pas — et c’est certainement la première chose qu’elle vous dira — ne voit-elle pas le cadavre de mon malheureux beau-frère dans une malle !
— Oh ! très intéressant ! interrompit le petit Darbois… Très fortes les somnambules pour les cadavres dans les malles !
— Et savez-vous pourquoi, monsieur ? tout simplement parce que le Dr Moutier, qui a déposé lors de l’affaire Eyraud-Gabrielle Bompard, a raconté cent fois devant cette petite (Mme Saint-Firmin est restée presque une enfant) l’histoire de la malle de Gouffé !
— Madame, permettez-moi de vous dire que je ne saurais, sans avoir vu et entendu Mme Saint-Firmin, adopter d’aussi… catégoriques conclusions ! car enfin, puisque vous parlez de la malle où l’on avait enfermé le cadavre du malheureux huissier, je ne puis oublier que c’est justement une somnambule qui a fait retrouver cette malle, une authentique somnambule, Mme Auffinger, dont mon ami Edmond Le Roy, le rédacteur si sympathiquement connu du Journal, nous racontait encore dernièrement l’histoire. Lors de la disparition de l’huissier Gouffé qui faisait tant de bruit, un de nos confrères se rappelant que cette Mme Auffinger avait rendu d’illustres services dans certaines recherches célèbres d’objets perdus et de cadavres cachés, alla trouver cette dame… »
Ici, le jeune reporter s’interrompit.
« Mais, je vous demande pardon, madame, je suis là à vous raconter des histoires, alors que notre temps à tous les deux est précieux… je vous demanderai la permission de prendre congé… »
Ce fut Mme de la Bossière qui le retint. Elle était devenue tout à coup extrêmement curieuse de savoir comment une somnambule, une visionnaire, avait pu mettre la justice sur les traces d’un cadavre… Autrefois, quand Moutier racontait ces choses, elle ne les écoutait même pas ! Elle pria donc le reporter de continuer son histoire…
« Notre confrère, raconta le jeune Darbois en se rasseyant avec un sourire, s’était muni d’un gant et d’une cravate ayant appartenu à l’officier ministériel et il donna les deux objets à Mme Auffinger. Celle-ci, une fois magnétisée par son fils, vit que le disparu avait été attiré dans un piège, assassiné à Paris, aux environs de la Madeleine, mis dans un coffre, transporté en province, dans les environs d’une grande ville de garnison, et que le corps serait retrouvé le 23 août.
« Ceci se passait le 12 août. Le lendemain l’article de notre confrère paraissait et bientôt on retrouvait à Millery, près de Lyon, un cadavre dans une malle.
« Mais ce cadavre était décomposé au point que l’on était incertain de savoir si c’était bien celui de Gouffé. Là, encore, l’intervention de Mme Auffinger fut décisive. Mme Landry et Mlle Gouffé, sœur et fille aînée de la victime vinrent, avec sa calotte, trouver la somnambule. Celle-ci reconnut, dans son sommeil, avoir déjà été consultée pour cette recherche, puis, elle déclara formellement que le cadavre de Millery était bien celui de l’huissier, donnant pour preuve que la troisième molaire de droite lui manquait et que l’on n’avait qu’à constater que la même molaire manquait au cadavre, ce qui, dans la suite, fut reconnu exact.
« Mme Auffinger alla même plus loin dans ses investigations magnétiques, puisqu’elle ajouta, et bien avant que les journaux en parlassent, que Gouffé avait un léger défaut dans un œil, de plus une certaine raideur dans une jambe résultant d’une névrose antérieure et déterminant une sorte de claudication. Enfin, elle annonça que les coupables seraient arrêtés, dont un dans les trois mois qui suivraient la consultation et qu’ils étaient partis pour l’Amérique.
« Et tout cela se vérifia, madame, conclut le reporter, en se levant. Vous comprenez que si je pouvais réussir avec Mme Saint-Firmin, ce que mon confrère a si bien réussi avec Mme Auffinger, ce serait une bonne aubaine pour tout le monde : pour vous, madame, qui sauriez enfin ce qu’est devenu votre beau-frère, et pour moi qui rapporterais un excellent article à mon journal. Madame, il ne me reste plus qu’à vous remercier de l’aimable accueil…
— Monsieur ! vous ne savez pas où habite Mme Saint-Firmin, je vais vous conduire chez elle moi-même !…
— Oh ! madame, je ne sais vraiment… »
Mais Mme de la Bossière sonna, se fit apporter un manteau et un chapeau et sortit avec le jeune homme…
« Nous irons à pied, monsieur, c’est tout près… »
Le reporter n’en « revenait pas ». Fanny, en dépit de l’émoi où la jetaient les démarches insolites de ce diable de journaliste, se rendit compte de l’étonnement de celui-ci. Elle pensa qu’il était dangereux de le laisser sous cette impression et dit aussitôt :
« Vous comprenez, monsieur, que moi, je commence à en avoir assez de toutes ces histoires ! Entre nous, je ne serais pas fâchée de vous voir constater par vous-même que les imaginations de Mme Saint-Firmin ne sont pas plus sérieuses que les inventions de Mlle Hélier ! Quand vous l’aurez jugée telle qu’elle est, c’est-à-dire une pauvre malade qui divague, vous le direz, vous l’écrirez, et c’en sera fini, il faut l’espérer, des fantômes de la Roseraie. Vous me parliez tout à l’heure des révélations d’une somnambule authentique… Libre à vous d’y croire, vous êtes jeune et impressionnable. Moi, je n’y crois pas… Mais Mme Saint-Firmin n’est pas une somnambule authentique… C’est une malade, je le répète, dont la tête est très faible et qui a de tristes cauchemars… »
Ah ! ce petit reporter, si elle avait pu l’envoyer au diable avec tous les fantômes qu’il était venu interviewer !… Et elle l’accompagnait ! Elle se faisait son cicerone !… C’est qu’elle était sûre qu’il saurait pénétrer chez Marthe, comme il était entré chez elle ; et Mme de la Bossière avait, en vérité, quelque intérêt à assister à l’entretien !…
Malgré qu’elle prétendît ne point croire aux révélations du somnambulisme, elle n’ignorait point qu’à cet égard elle avait tort d’être aussi affirmative. L’histoire de Mme Auffinger l’avait fortement émue… et, dans cet ordre d’idées, elle ne pouvait songer sans un frisson aux curieuses coïncidences des révélations et des visions de Mme Saint-Firmin !… L’automobile !… La malle !…
Quand ils arrivèrent à la petite maison du bord de l’eau, elle fut tout étonnée de trouver les fenêtres du salon illuminées, la porte de la villa ouverte, et, sur le seuil, la vieille servante qui se lamentait. Un peu plus loin, dans l’ombre, on apercevait des voitures. En reconnaissant Mme de la Bossière, la servante dit aussitôt :
« Ah ! madame… vous n’avez pas rencontré monsieur !… Je voudrais bien qu’il rentre de l’étude !… Ils sont bien là une vingtaine à tourmenter cette pauvre madame Marthe !… C’est des journalistes venus de Paris qui lui demandent des choses, des choses…
— Zut ! s’exclama le petit Darbois, je suis brûlé ! les confrères !… surtout, madame, ne dites pas qui vous êtes, car ils vous feraient tellement parler que vous ne vous y reconnaîtriez plus ! Il y a longtemps qu’ils sont là ?
— Dix minutes, peut-être, je ne voulais pas les recevoir ! Ils m’ont glissé sous le nez !… Il y en a un qui m’a embrassée… Qué vermine !… »
Fanny, en apprenant qu’une vingtaine de journalistes se trouvaient réunis autour de Marthe, fut aussi désespérée que le petit Darbois, mais pour d’autres raisons. Elle suivit le reporter qui entrait dans le salon, carrément, après avoir frappé deux petits coups, pour la forme.
Ils trouvèrent les journalistes, les uns assis, les autres debout, qui prenaient des notes comme des écoliers, autour de Marthe, laquelle, debout contre la cheminée, leur dictait, d’une voix calme, des phrases comme celles-ci :
« Dites bien que lorsque Mlle Hélier est venue chez moi, elle m’y a trouvée souffrante, très faible et la tête tout endolorie encore des méchants cauchemars qui, depuis quelques mois, m’ont poursuivie à la suite, justement, de ce triste état de ma santé. Si elle était venue me voir, aujourd’hui, par exemple, elle m’aurait trouvée mieux et tout à fait lucide, n’attachant aucune importance à de pauvres imaginations de mon cerveau. Mais Mlle Hélier, à qui j’ai eu tort de confier mes souffrances comme à une amie, est, si j’ose dire, plus malade que moi !
« Elle voit du surnaturel partout, et a donné à mes propos, peut-être sans s’en apercevoir, une forme qui pourrait surprendre… J’ai pu avoir des visions… ce qu’elle appelle des visions… ou encore des apparitions… mais croyez-moi, je ne les ai jamais considérées, quant à moi, que comme des rêves…
— Pardon, madame, interrompit le petit Darbois, mais est-ce que vous n’auriez pas dit que le cadavre de M. André de la Bossière était dans une malle ?… »
Marthe parut étonnée et un peu démontée par l’imprévu de cette question ; cependant, elle répondit presque aussitôt :
« J’ai dit cela comme j’aurais pu dire autre chose… On venait de retrouver un cadavre dans une malle, les journaux en parlaient… le Dr Moutier nous avait parlé de la malle de Gouffé… Tout cela avait fait impression sur mon esprit… je vous répète, monsieur, que ces choses n’ont aucune importance, et que je suis la première à en rire… Voilà, messieurs, toute l’histoire de mes visions… Je n’ai plus rien à vous dire… Je suis un peu fatiguée… Je vous demanderai maintenant la permission de me retirer…
— Pas avant que nous vous ayons remerciée, madame, commença d’exprimer galamment un des journalistes… Mais un autre le tirait déjà par la manche !… « Grouillons-nous !… Nous n’avons pas une minute à perdre si nous voulons prendre le train… »
En un clin d’œil, le salon fut vide. Le petit Darbois lui-même s’échappait après avoir pris hâtivement congé de Mme de la Bossière.
« Eh bien ! lui jeta celle-ci… qu’est-ce que je vous avais dit ?… Cette pauvre Mme Saint-Firmin reconnaît elle-même…
— Oui, oui… c’est bien dommage !…
— Dans tout ceci, il n’y a qu’une folle, Mlle Hélier, dites-le !…
— Comptez sur moi !… »
Et il se sauva, la laissant seule avec Mme Saint-Firmin. Fanny était pâle de joie.