CHAPITRE XXIX

CE QUI PEUT ARRIVER À UNE « FEMME DE TÊTE »



La Marinière repartit en auto à onze heures. À minuit, tout paraissait dormir au château. Deux heures du matin sonnaient à l’horloge des Communs quand une ombre qui profitait de toutes les ombres pour se dissimuler, au ras des haies, des murs et des clôtures, pénétrait au plus épais du parc.

Cette ombre venait du château et en était sortie par la porte basse de la Tour Isabelle.

Chose curieuse, les chiens qui s’étaient mis tout à coup à aboyer furieusement se turent lorsque l’ombre passa près des chenils et s’enfonça dans la ténèbre profonde de l’allée des platanes.

Elle prit ensuite par la petite futaie et arriva au mur de clôture du parc. Là, elle remonta le sentier pendant deux cents mètres environ, et s’arrêta enfin devant une porte vermoulue et à demi dissimulée sous un rideau épais de lierre et de plantes parasites.

Et aussitôt l’ombre ne put retenir une sourde exclamation. Cette porte qu’elle croyait trouver fermée était entr’ouverte.

La stupéfaction que lui causait ce détail imprévu d’elle dans le programme de cette nuit tragique, suspendit un instant la marche de Fanny sur le chemin du crime.

Cependant elle n’hésita point longtemps.

Elle se serait méprisée d’être venue jusque-là pour reculer… pour reculer devant une porte ouverte !… quand sa vie, sa fortune, l’honneur de son nom, l’avenir de son enfant, tout dépendait du geste à accomplir… un geste si simple… et qui demanderait si peu d’effort…

Elle réfléchit que cette porte pouvait être ouverte depuis des semaines… des mois… peut-être livrait-elle ordinairement passage à quelque domestique cherchant aventure au village…

Et, patiemment, pendant quelques minutes, Fanny attendit, tapie sous la futaie, l’oreille au guet. Elle n’entendit ni ne vit rien de suspect. Alors, elle jugea que le moment était venu de précipiter sa marche vers la petite maison du bord de l’eau, car l’heure s’avançait, l’heure à laquelle Marthe avait rendez-vous avec ses visions.

Elle sortit du parc sans avoir rien remarqué d’anormal et, par le sentier qu’elle connaissait bien, qui longeait la lisière de la forêt de Sénart, elle descendit jusqu’à la Boulaie.

À travers les arbres, elle apercevait maintenant, de temps en temps, les murs éclatants et nus de la villa éclairés d’une façon intermittente par la lune. Il y avait de gros nuages au ciel, et le vent les chassait au galop du côté de la forêt qui commençait à chanter d’une façon lugubre.

Mais, armée uniquement de son cœur d’airain, Fanny ne tremblait ni physiquement — car elle avait pris soin de s’envelopper d’une cape épaisse qui protégeait jusqu’à son visage — ni, si l’on peut dire, moralement.

La forme nocturne des choses ne l’émouvait point. Le geste inattendu d’une branche, la silhouette tourmentée et gémissante de quelque buisson au bord de la route ne l’arrêtaient pas. Elle passait, avec précaution, mais elle passait, et elle se trouva bientôt derrière cette clôture de planches, où elle s’était déjà tapie certain soir, avec son petit tchéri, pour surveiller les hantises de Marthe…

En ce temps-là, il ne s’agissait que de « savoir ». Maintenant, il fallait « agir ».

Et elle attendit…

C’était le même décor et à peu près le même temps… avec ses éclaircies de lune… C’étaient les mêmes heures qui sonnaient au clocher prochain du village… c’était le même balancement douloureux des trembles, sur la gauche, au coude du chemin de halage… c’était la même fraîcheur glacée qui montait du fleuve, coulant son flot pâle entre les nénuphars de la rive et la racine des saules… C’était le même petit bruit de chaîne venant du bachot… Ah ! ces bruits de chaînes, quelle importance ils avaient pris dans certaines pauvres cervelles malades !… Fanny n’aurait pu s’empêcher, même dans un pareil moment, d’en sourire si son attention n’avait pas été soudain accaparée — mais entièrement accaparée — par l’apparition, sur le seuil de la petite porte du jardin, de la pauvre Marthe…

Ah ! certes oui, c’était bien elle qui avait l’air d’un fantôme… et plus que jamais !… Vraiment, si fragile, si fragile, si frissonnante… si peu de chose vraiment que Fanny elle-même, au cœur d’airain, en eût peut-être eu pitié si elle n’avait tout à coup, la pauvre folle, prononcé le nom de sa folie : « André !… André ! »

Elle appelait son fantôme chéri… elle appelait sa vision fidèle… Et elle devait sans doute le voir, car, puisqu’elle entendait des choses que personne n’entendait, elle pouvait voir des choses que personne ne voyait… Et la pauvre femme, les mains tendues vers son rêve, s’avançait vers le fleuve… en appelant : « André !… André ! es-tu là ?… »

Alors, derrière elle, avec des mouvements de tigresse à l’affût, Fanny se glissa. Elle n’avait plus qu’un pas à faire pour toucher sa victime, qu’un geste à accomplir pour la jeter au fleuve.

Mais ce pas, elle ne le fit point, et son geste retomba… et Fanny faillit crier d’horreur : Le fantôme était là !…