CHAPITRE XI

LES SOMBRES RÉFLEXIONS DE FANNY



Elle se sauva… Elle aurait bien voulu poser d’autres questions, une autre, par exemple, mais elle sentait bien que celle-là, elle n’oserait jamais, jamais… et elle sentait bien aussi qu’il ne fallait pas la poser !… D’abord, elle regrettait déjà ce qu’elle avait fait… se jugeait imprudente… son cœur battait dans sa poitrine à grands coups sourds… elle manquait d’air… elle baissa les deux glaces de la limousine qui la ramenait à toute allure à la Roseraie. Il lui semblait que Gordas s’était quelque peu étonné de ses questions. Elle se reprochait de n’avoir pas été assez naturelle…

Cependant, quoi de plus naturel que de venir au magasin pour lui recommander ce paquet… et quoi de plus banal que cette remarque indifférente : « Comment ! les magasins n’ouvrent pas avant neuf heures. » Vraiment, non, elle n’avait pas trop insisté.

Là où elle aurait été impardonnable, évidemment, ç’eût été si elle avait demandé : « Pardon, monsieur Gordas, vous ne vous rappelez pas si, il y a cinq ans, le matin même du départ de M. André, mon mari est venu prendre ici, dans son auto, un panier de manchons qu’une grande maison de Paris avait refusés à cause d’un défaut de confection… »

D’autant plus impardonnable eût été Mme de la Bossière qu’elle n’ignore plus maintenant l’heure d’ouverture des magasins et qu’elle doit se souvenir que ce matin-là, à neuf heures, Jacques était déjà de retour à Héron, avec son auto !… avec son auto et le panier de manchons Héron… ou… ou… ou… avec… la malle…

Ouf !… le flacon de sels… un peu d’énergie, chère belle madame… un peu d’énergie…

Pourquoi ce jour-là Jacques lui a-t-il menti ?… Car elle vient d’apprendre qu’il lui a menti… elle n’en doute plus… bien qu’elle ne l’ait jamais positivement soupçonné de mensonge à cet égard… jusqu’à… mon Dieu… jusqu’à hier… jusqu’à cette minute précise où Jacques a laissé tomber son verre, cependant que Mme Saint-Firmin prononçait ces mots : André a été assassiné en automobile !

Encore un peu de sels anglais sous les narines pincées et si pâles, si pâles de la belle Fanny aux cheveux rouges…

Chose bizarre, ce bris de verre sur le parquet, qui avait réveillé sa mémoire au bout de cinq ans, lui avait rappelé le bris singulier d’une soucoupe cinq ans auparavant… C’était au dernier repas qu’ils avaient fait à Héron, après le départ d’André… Elle s’était alors souvenue qu’elle avait remarqué le matin, au retour de l’auto conduite par Jacques, le renflement de la bâche dont, au départ, on avait recouvert la malle d’André, à cause de la pluie fine qui tombait, et elle avait simplement demandé à Jacques :

« Mais dites-donc, est-ce qu’André n’aurait pas emporté sa malle ?… »

C’est là-dessus que Jacques, qui finissait, debout, sa tasse de café, avait laissé tomber la soucoupe.

« Pourquoi me dis-tu ça ? » avait-il fait, hostile, en ramassant les morceaux de la soucoupe…

Et elle entendait encore la voix dont elle avait attribué la sonorité rauque et inattendue à la position anormale de Jacques penché sur le parquet… et quand elle avait dit ça, déjà il s’était relevé, et son calme reconquis, il disait :

« Ce que tu as vu sous la bâche, c’était un panier de manchons… oui… Je suis revenu avec un panier de manchons que j’ai pris en passant rue de Rivoli. Ce sont des manchons refusés pour défaut de fabrication et que j’avais hâte d’examiner moi-même… »

C’était si simple… et si normal qu’elle n’avait pas insisté… bien que… bien qu’elle eût juré, oh ! ma foi, oui… qu’elle eût juré qu’elle avait bien vu la malle… c’était absolument la forme, absolument… et même il lui avait semblé apercevoir sous un pan de la bâche soulevé, le coin de cette malle aux clous de cuivre… mais après ce que venait de dire son Jacques… comment eût-elle douté de son erreur… Et maintenant !… Voilà que maintenant elle était sûre que Jacques lui avait menti !

André a été assassiné en automobile ! Oh ! phrase flamboyante, lettres de feu à la lueur desquelles elle apercevait du même coup son mari penché sur les morceaux de la soucoupe qu’il vient de briser et sur ceux du verre qui vient de lui échapper, à cinq ans de distance !…

Car Jacques n’est pas un maladroit !… il n’a cassé, en cinq ans, que cette soucoupe et que ce verre…

En automobile, il l’aurait tué en automobile !…

Est-ce qu’elle pensait vraiment cela ?… Est-ce qu’elle l’avait sérieusement pensé ? Est-ce qu’elle pouvait, enfin, le penser ?

L’enquête n’avait-elle pas démontré que l’on avait vu les deux frères sur le quai de la gare d’Orsay et Jacques remonter seul, et repartir seul dans son auto ?…

Elle avait si bien pensé cela, malgré tout… que, pour n’y plus penser, elle était venue chercher à Paris la preuve que Jacques avait bien, ce matin-là, rapporté le panier de manchons dont il lui avait parlé. Et voilà qu’elle ne rapportait d’autre preuve que celle qu’il lui avait menti… et que sans doute, sans doute, c’était bien la malle qu’il avait traînée derrière lui, à Héron… Du reste, l’enquête n’avait pas trouvé trace de la malle… mais n’en avait tiré aucune conclusion… car, au bout de trois mois, les employés ne pouvaient donner aucune indication précise sur les numéros de bulletins attribués à tel ou tel voyageur… Pourquoi avait-il rapporté la malle et qu’en avait-il fait ?

« Voyons ! voyons ! voyons !… Elle essayait de se calmer pour pouvoir mieux réfléchir, rappeler ses idées, ses souvenirs… Quand il était revenu, le chauffeur n’était pas là… le garage était vide… Jacques avait tout fait lui-même… Il était monté embrasser sa femme, s’était montré extrêmement tendre, presque exalté… ricanant un peu cyniquement de la douleur de cette séparation fraternelle qui l’avait creusé : « Un bon déjeuner, une bonne bouteille… » Comme il avait dit : « Une bonne bouteille ! » Elle en avait été elle-même étonnée… car Jacques n’attachait pas un prix exceptionnel aux bonnes bouteilles… Mais il avait déjà pris la clef de la cave… et était descendu lui-même… dans la cave dont l’escalier ouvre dans le garage !… »