L’Homme qui revient de loin/10
CHAPITRE X
JACQUES EST UN PEU ÉNERVÉ
près le déjeuner, Fanny retint auprès
d’elle son mari :
« Vous n’êtes vraiment pas curieux, darling !… lui dit-elle, avec sa plus jolie moue. Pourquoi m’avez-vous quittée aussi brusquement hier soir et laissée avec cette triste petite femme sans plus vous occuper de votre Fanny ?… Pourquoi ne me demandez-vous même pas ce qu’elle a dit quand vous avez été parti ?
— Parce que les querelles conjugales de M. et Mme Saint-Firmin ne m’intéressent en aucune façon, entendez-vous, chère belle Fanny.
— Comme vous me dites cela ! petit tchéri ! Vous paraissez exaspéré !
— Je ne suis pas exaspéré, mais vous pouvez penser que je suis excédé ! C’est la vérité ! Vous pouvez comprendre qu’il ne m’est nullement agréable de voir mêler André d’une façon ridicule à ces histoires de folie !
— Hélas ! mon cher, il y est mêlé plus que vous ne croyez encore, répondit Fanny en pinçant les lèvres et en montrant par son attitude subitement réservée qu’elle avait été froissée du ton de Jacques.
— Expliquez-vous donc !
— J’ai peur de vous énerver, darling !
— Profitez de ce que je le suis, au contraire, et finissons-en ! Qu’est-ce que cette petite toquée a imaginé encore ?
— Oh ! ce que je vais vous apprendre ne s’est pas passé dans le domaine de l’imagination ! C’est tout simplement l’histoire vraie du départ d’André. Voulez-vous la connaître ?
— Je vous écoute.
— C’est très simple. Voilà ce qui s’est passé. Le Saint-Firmin avait surpris quelques pages d’une correspondance fort intéressante, échangée entre sa femme et votre frère. Dans ces lettres, il était question d’un amour purement moral et platonique, mais comme on y parlait aussi d’un bonheur parfait qui ne manquerait point de suivre la mort du vieux grigou, celui-ci n’a point voulu croire que sa femme fût restée honnête avec un pareil dessein dans le cœur.
« Persuadé qu’il était le plus ridicule des maris, il en est devenu soudain le plus tragique et, un soir, où il est rentré dîner à la villa du bord de l’eau plus tôt que de coutume et où il trouva André retenant tendrement dans les siennes les mains de Marthe, il jura par les plus terribles serments qu’il tuerait sa femme comme une bête malsaine si, dans la nuit même, André ne disparaissait pour toujours du pays. Le Saint-Firmin avait les lettres, il fallait céder. André, pour sauver la vie de Marthe, promit immédiatement tout ce qu’il voulut. C’est alors que le notaire reparut aussitôt derrière le mari offensé et que le Saint-Firmin, après avoir entraîné André dans son cabinet, rédigea avec lui toutes les paperasses nécessaires à la gestion de ses biens et de l’usine pendant son absence. Voilà l’histoire vraie. Le reste n’est qu’invention, je le veux bien, du cerveau en travail de la pauvre Marthe. Il paraît, du reste, qu’elle souffre le martyre !… Il ne se passe point de journée où son mari ne lui ricane sous le nez cette phrase qui l’épouvante : Il ne reviendra plus ! plus ! plus ! plus ! Il ne reviendra plus, parce qu’il l’a assassiné, pense-t-elle… mais vous, petit tchéri, vous ne le pensez pas, n’est-ce pas ? Vous pensez qu’il est toujours vivant, votre cher frère ?
— Oui, Fanny, je le pense, ou du moins, je l’espère. »
Et il se leva, le front sombre.
« Comment ! vous me quittez sans m’embrasser ? »
Il l’embrassa : alors, elle le retint de ses deux petites mains jetées à ses fortes épaules et, le regardant bien dans les yeux :
« Jack, pouvez-vous dire à votre chère petite femme pourquoi vous avez cassé ce verre, hier, quand cette folle est venue nous raconter qu’André avait été assassiné en automobile ?
— Parce que, répondit Jacques de sa voix la plus calme, j’ai été extraordinairement ému à la pensée que cette folle disait cela pour moi !… Elle savait que j’avais conduit mon frère à Paris en auto le matin de sa disparition, et, dans sa folie, elle était bien capable de me soupçonner.
— Alors, vous avez dû être heureux d’entendre, par la bouche du docteur, qu’elle visait, par ces propos, son mari !…
— Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… J’ai été surpris dans le moment par un pareil propos, mais n’est-ce pas ? une folle est une folle !… et si j’étais à la place de Saint-Firmin, je l’aurais fait enfermer depuis longtemps… S’il n’y prend garde, elle finira par le faire guillotiner… Au revoir, Fanny…
— Good bye, dear !… »
Aussitôt qu’il se fut éloigné, Fanny sonna sa femme de chambre et commanda l’auto.
« Je serai de retour de bonne heure, dit-elle à Katherine… je vais à Paris… un essayage rue de la Paix… vous direz tout cela à monsieur s’il s’inquiétait de mon absence. »
Sitôt qu’elle fut à Paris, Mme Jacques Munda de la Bossière se fit conduire en effet chez son couturier, mais, contrairement à ses habitudes, elle n’y resta qu’un instant. De là, elle se rendit aux magasins du « Manchon Héron », où elle n’allait presque jamais, au coin de la place du Louvre et de la rue de Rivoli. L’installation en était tout à fait luxueuse, et surtout si éblouissante, le soir ! Un vrai palais de feu !…
Quelquefois, quand Jacques et sa femme se trouvaient tous deux à Paris dans la journée, Fanny allait retrouver là son mari et ainsi avait-elle eu l’occasion de faire connaissance avec quelques employés supérieurs.
Cet après-midi-là elle tomba sur le chef de la comptabilité qui était un des plus anciens de la maison.
« Monsieur Gordas, lui dit-elle, j’ai à vous demander un service.
— À votre entière disposition, madame.
— On doit vous apporter, ce soir, de la rue de la Paix, un paquet pour moi. Voulez-vous veiller à ce que l’un des camions automobiles, avant de retourner à Héron, l’emporte !
— Mais comment donc, madame.
— Et qu’on le soigne, ce paquet, c’est fragile, vous savez !
— Oh ! comptez sur moi. »
Et comme si elle posait la question la plus banale avant de se retirer :
« Ça va toujours les manchons Héron ?
— Ah ! madame, comment pouvez-vous demander cela ?
— Et vous, vous êtes content, vous n’êtes pas trop fatigué ?
— Oh ! madame, ce n’est pas l’ouvrage qui manque, on n’arrête pas depuis le matin, répondit l’employé un peu surpris.
— À quelle heure arrivez-vous donc le matin ?
— Mais à neuf heures !
— Neuf heures, mais c’est une heure raisonnable, cela ! Comment ! Les magasins n’ouvrent pas avant neuf heures !…
— Jamais, madame !
— Jamais ?… Mais enfin mon mari, par exemple, voudrait entrer dans le magasin avant neuf heures !…
— Il ne le pourrait pas, madame, non, il ne le pourrait pas !… Les devantures de fer ne sont levées qu’à neuf heures précises… et il n’y a personne pour les lever avant !… Mais si votre mari, madame…
— Non ! non ! monsieur Gordas, rassurez-vous !… On ne vous fera pas lever plus tôt !… Notre conversation n’a aucune importance… C’est moi qui croyais que vous ouvriez plus tôt, voilà tout !… Au revoir, monsieur Gordas… et pensez à ma petite commission, n’est-ce pas ?…
— Oh ! madame !… »