L’Homme qui revient de loin/12
CHAPITRE XII
LORS DU DÉPART D’ANDRÉ, FANNY AVAIT « PENSÉ À TOUT »
h ! cette année, j’espère être plus heureux
avec Bob et Taf », déclara Jacques à
M. de la Mérinière qui s’était laissé retenir à
dîner au château, après une visite aux chenils,
car il était grand amateur de coursing. Il élevait,
aux environs, pour son compte et celui
des autres. À peu près ruiné, le beau vieillard,
pour vivre correctement, était obligé de mettre
dans le commerce ses petits talents.
« Nous avons été battus, l’an dernier, par White-Havana, à M. Gabriele d’Annunzio, n’est-ce pas, monsieur ? demanda Fanny.
— Tout l’honneur est pour lui ! répliqua la Mérinière. Vous ferez courir à Saint-Cloud ?
— Vous pouvez y compter, répondit Jacques. J’aime le champ de courses de Saint-Cloud pour le coursing. Son sol, un peu gras et mou, est assez lourd pour les galops mais ne risque pas de blesser les pattes des chiens… je suis de l’avis de Slip ! »
Fanny écoutait Jacques s’exprimer avec cette aimable nonchalance qui était un de ses charmes mondains. Il semblait n’attacher d’importance à quoi que ce fût. Elle ne l’avait vu vraiment « s’emballer » que contre les audacieuses prétentions du papa Moutier, expliquant, sans sourire, son système de « l’autre monde ». Et encore, parce qu’on avait mêlé à ces histoires-là, et d’une façon si bizarre, le nom d’André… Mais, dame ! si Jacques avait assassiné son frère !… hypothèse à laquelle elle ne parvenait décidément point à songer avec sang-froid.
« Les lièvres, l’an dernier, disait M. de la Mérinière, se sont montrés d’une vigueur étonnante. Pendant la seconde journée, ils ont fait des randonnées folles à travers les champs de courses et plusieurs chiens se sont trouvés sur le flanc et forcés.
— D’où viennent ces lièvres ? interrogea Fanny, qui paraissait entièrement captivée par la conversation de M. de la Mérinière.
— Mais, de Bohême, madame. À ce qu’il paraît qu’en France les lois interdisent les moyens de prendre les lièvres vivants !… Auriez-vous cru cela ?
— En vérité ! »
« En vérité, pensait-elle, si quelqu’un n’a pas une figure d’assassin, c’est bien mon cher Jacques !… Ah ! la belle, bonne, franche et chevaleresque figure aux clairs yeux bleus qui regardent bien en face la chère aimée Fanny et lui sourient parce qu’ils la trouvent tout à fait belle avec sa robe de charmeuse rose et sa couronne de roses dans ses cheveux rouges…
« Cette histoire de manchons, pense-t-elle, ou croit-elle penser dans l’instant, cette histoire de manchons ne prouve rien du tout. Jacques a pu être averti du retour de ces manchons et de leur dépôt chez les concierges. Il n’avait donc point, pour les prendre, besoin d’attendre l’ouverture du magasin… Quant à moi… qu’est-ce que j’ai cru voir ?… Un coin de la malle… parce que j’avais vu cette malle à cette même place… et que j’ai pu l’y croire encore !… »
« Vous vous trompez, la Bossière, le prix de Malgenêt est réservé aux puppies… faisait entendre M. de la Mérinière.
— Parfaitement, approuva Fanny, l’an dernier c’est Forturies Wheel, puppy anglais, qui a battu Plaisantin au major Fontenoy.
— Quelle mémoire ! chère amie », fit Jacques.
« S’il m’a à ce point menti, si vraiment il a ramené la malle, et s’il a caché la malle, c’est qu’il savait déjà que son frère ne reviendrait plus jamais la lui demander. »
— Oui, monsieur, demain, si vous voulez, une tournée de links, c’est entendu !… « En admettant qu’il se fût « débarrassé » d’André, la malle devait le gêner beaucoup… beaucoup… à moins… à moins qu’elle ne lui ait beaucoup servi, au contraire… » Mais à cela, elle n’ose pas penser… ce serait trop horrible, trop… Voyez-vous que Jacques eût ramené son frère dans la malle !… Quelle chose !… »
— Schoking !… ne peut-elle s’empêcher de prononcer en se levant de table et en offrant son bras à M. de la Mérinière.
— Et quoi donc, madame, serait schoking ?
— De nous laisser battre encore cette année, après tous les efforts que nous avons faits pour le coursing ! Mais Bob et Taf sont dans d’excellentes conditions, je vous assure !… »
Au salon, tendant une tasse de café à Jacques, elle se disait : « Voilà un pauvre petit tchéri que j’ai cru assassin tout l’après-midi… Ce soir, je ne le crois plus ! Non ! »
« Comment va, darling ?
— Très bien, Fanny… qu’avez-vous vu à Paris ?
— Oh ! personne… je suis passée rue de Rivoli pour une commission… j’ai vu Gordas et je suis revenue tout de suite.
— Vous n’êtes pas allée prendre le thé au Fritz ?
— Ma foi non, cher.
— Et où avez-vous pris le thé ?
— Mais je n’ai pas pris de thé.
— Fanny, je ne vous reconnais plus. »
Elle le quitta, car elle se sentait rougir jusqu’à ses cheveux rouges… Est-ce qu’il se serait douté de son émotion… « Non, certes, le petit tchéri ne peut se douter de rien, s’il est innocent !… Et il l’est !… C’est moi, la coupable ! » car enfin, comment cette idée de son mari assassin s’était-elle aussi vite et aussi nettement présentée à sa conception ?… C’est que, peut-être, cette idée était déjà là, tout au fond de l’adorable Fanny… non point l’idée précise que Jacques avait assassiné, mais qu’il aurait pu assassiner !…
— Combien de morceaux de sucre ?
« De telle sorte que le monstre, c’est moi !… » Elle ne fit aucune difficulté pour se l’avouer, en menaçant de la petite pince d’argent M. de la Mérinière qui voulait être servi par les jolis doigts de son hôtesse.
Oui, oui, c’était elle, la coupable !… Du moment qu’elle l’avait si faussement cru capable d’une telle abominable action, lui, si correct, c’est qu’elle avait eu ça dans le tréfonds de son imagination depuis des années, depuis le premier jour, peut-être… À quoi donc avait-elle pensé ce fameux matin du départ, pendant l’absence de Jacques ?… pourquoi avait-elle été si fébrile, si inquiète et même si nerveusement rieuse ?
Évidemment, l’aubaine inespérée l’avait légèrement détraquée, mais néanmoins, il lui semblait bien, à la réflexion, que ce matin-là, elle avait pensé à tout… Elle n’avait pas manqué de faire remarquer à Jacques que les papiers d’André étaient extraordinairement en règle… Elle avait même ajouté : « Tu ne trouves pas, petit tchéri, que l’on dirait un testament ?… »
Que signifiait une telle phrase si elle ne voulait pas dire que tout était prêt pour qu’André disparût !… et si elle ne songeait pas déjà au bienfait qui résulterait pour eux d’une telle disparition…
Se le nierait-elle plus longtemps à elle-même ?… c’est elle qui était schoking !… et elle mourrait certainement de honte si son excellent mari pouvait soupçonner une seconde, l’infamie de cette misérable petite femme, indigne du noble et charmant « Djack ».
Tout de même, elle voudrait bien avoir la clef de la cave…