L’Homme et la Terre/IV/06

Librairie universelle (tome sixièmep. 79-169).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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le NOUVEAU MONDE

et L’OCÉANIE
La République brésilienne est la
plus belle usine ethnique de la planète ;
blancs et noirs s’y fondent en un type
nouveau.


CHAPITRE VI


PRIMAUTÉ DES ÉTATS-UNIS. — RÉPARTITION DE LA POPULATION AMÉRICAINE

INDIENS. — NÈGRES. — CONDITIONS MATÉRIELLES, INTELLECTUELLES ET MORALES
MEXIQUE. — UNITÉ GÉOGRAPHIQUE DE L’AMÉRIQUE DU SUD
PRESSION EUROPÉENNE. — MÉLANGE DES RACES, INFLUENCE INCASIQUE
MŒURS DU MONDE OCÉANIQUE. — RAIATEIA. — ROLE DE L’EUROPÉEN

PEUPLEMENT DE L’OCÉANIE ET TRANSFORMATION DES INDIGÈNES.

Les États-Unis de l’Amérique du Nord occupent dans le Nouveau Monde un rang d’une telle supériorité au point de vue de la puissance matérielle que le nom d’« Américains » a été confisqué, pour ainsi dire, par leurs résidants. Une autre licence de langage, on le sait, donne aux habitants de la principale république du Nouveau Monde la dénomination d’Anglo-Saxons, expression pour le moins singulière, appliquée à des hommes de toutes races et de tous langages, venus des quatre coins du globe : ils ne sont « Anglo-Saxons » que pour avoir pris l’anglais comme langue véhiculaire des relations et de la pensée commune. C’est bien ce parler national, joint aux traditions de quelques-unes des premières tentatives de colonisation, qui rattache en effet les États-Unis à la Grande Bretagne plus étroitement qu’à toute autre patrie de l’Europe.

Par son étendue territoriale aussi bien que par le chiffre de sa population, la république américaine a certainement droit à l’épithète de « grande » qui l’accompagne dans le langage ordinaire. Elle recouvre un espace terrestre d’environ 7 500 000 kilomètres carrés en un seul tenant, du détroit de San Juan de Fuca aux îlots de la Floride : c’est une surface presque égale à celle de tout le continent d’Europe. Mais, à ce domaine déjà si vaste, il faut ajouter les acquisitions récentes faites dans le Nouveau Monde, l’Alaska et l’île de Puerto Rico, ainsi que les archipels des Havaïi, les Philippines, Guam, la plus grande des Mariannes, et quelques petites îles océaniennes. L’ensemble des terres qui font partie de ce vaste groupement politique est à peine inférieur à 10 millions de kilomètres carrés : c’est environ la quatorzième partie du sol émergé. Quant à la population, elle n’a pas encore tout à fait atteint la moyenne qui correspondrait à celle de la terre entière, puisqu’elle n’est que de 80 millions d’habitants environ, soit un peu plus de 10 individus par kilomètre carré[1] ; mais l’accroissement annuel est extrêmement rapide, et, si l’on évalue les hommes au lieu de les compter, il est certain que les Américains sont au premier rang pour l’audace, l’initiative, l’énergie dans le travail. Les produits créés pendant le courant du dernier siècle par la nation à peine adulte des États-Unis dépassent déjà en valeur matérielle les ressources totales accumulées par chacune des grandes nations de l’Europe pendant tous les âges écoulés.

A la puissance de la république nord-américaine s’ajoute son prestige dans les contrées voisines. Ainsi le Canada et les autres provinces qui constituent avec lui l’État du Dominion sont tellement entraînés dans l’aire de gravitation des États-Unis qu’ils en sont, pour ainsi dire, une dépendance morale. Lorsque le cabinet de Washington est en désaccord sur des questions d’intérêt politique avec le gouvernement anglais, il menace ou flatte le Canada comme un père houspillant ses enfants : l’annexion officielle semble inutile, tant elle est déjà parachevée au point de vue social et matériel.

Cl. J. Kuhn, Paris.
rade de new-york, vue du pont de brooklyn

En face, Ellis Island » où débarquent les immigrants ; à droite, New-York ; à gauche, Brooklyn ; au fond, les hauteurs de Staaten-Island.

De l’autre côté, c’est-à-dire dans les contrées hispano-américaines, l’influence des « Yankees — ainsi qu’on les désigne avec une crainte mélangée d’admiration pour leur audace — se fait beaucoup moins sentir que sur les provinces britanniques du Dominion, cependant elle est toujours latente, et les États-Unis ne manquent aucune occasion de se rappeler à l’attention de ces États d’importance secondaire, soit en leur adressant des invitations ou des ordres déguises, soit en leur infligeant le poids de leur haute protection. Maintes fois déjà les républiques ibéro-américaines ont eu à secouer cette trop étroite tutelle, mais elles ne peuvent empêcher que, par la force des choses, les États-Unis gagnent constamment en prépondérance et prennent le premier rang dans les œuvres communes, notamment dans la construction de ce chemin de fer « pan-américain qui réunira le détroit de Bering à celui de Magellan. Et cette situation privilégiée dans l’ensemble du Nouveau Monde ne suffit point à la puissante république. Récemment, son chef, autorisé par elle à parler au nom de la Nation tout entière, n’a-t-il pas d’un geste étendu la main sur tout l’Océan Pacifique, en s’écriant : « Là aussi, en peu d’années, c’est nous qui serons les maîtres ! »

N° 535. Villes et États de la République américaine.

Les cercles centrés indiquent une agglomération de plus de 500 000 habitants, les cercles ouverts plus de 250 000, les points noirs plus de 100 000 habitants. Des villes voisines sont groupées en un même centre, sous le nom de la plus importante d’entre elles : Saint-Paul avec Minneapolis, Allegheny avec Pittsburgh, Jersey-City, Newark et Paterson avec New-York, Fall-River avec Providence, Worcester avec Boston.

Les États sont indiqués par leur abréviation officielle, ainsi Ga = Géorgie, Ky = Kentucky, La = Louisiane, Md = Maryland, Me = Maine, Mo = Missouri, Pa = Pennsylvanie, Va = Virginie, etc.

Mais la domination s’achète au prix de l’abandon des principes, au prix du crime. La conquête des Philippines par les soudards américains n’est point une belle page de l’histoire ! De même, l’annexion sans phrases de l’île Puerto-Rico, officiellement Porto-Rico, au mépris du droit à l’autonomie locale, si souvent revendiqué par les citoyens des États-Unis, n’a d’autre excuse que la volonté du plus fort. Enfin l’on peut se demander si l’île de Cuba est vraiment libre, indépendante de sa puissante voisine, à laquelle il a fallu concéder des lieux de garnison et de dépôt, le règlement des douanes, ainsi que la direction des affaires extérieures.

N° 536. Augmentation de la Population américaine par l’immigration.
Cette carte est à la même échelle que le n° 535.

La carte indique, État par État, d’après l’échelle des teintes suivantes, l’augmentation pour mille de la population américaine par l’immigration qui s’est produite du 1er juillet 1906 au 30 juin 1907.

a, moins de 7 ; — b, 1 à 4,63 ; — c, 6 à 9,95 ; — d, 10,21 à 12,62 ; — e, 15,7 à 18,80 ; — f, 21,70 à 28.20 ; — g, plus de 30,60 pour mille : — État de New-York, 53,2 pour mille.

Pour les provinces canadiennes, l’augmentation annuelle de la population n’est qu’approximative. — Pour le Mexique, les statistiques n’existent pas.

Voir plus loin un diagramme indiquant la répartition des immigrants par nationalité suivant les différents États.

La répartition des habitants, des ressources matérielles et sociales, s’est opérée naturellement d’une manière très inégale dans l’immense domaine des États-Unis. Un travail d’égalisation se fait entre Les deux zones littorales de l’Atlantique et du Pacifique pour la facilité des relations avec le monde extérieur, mais l’intensité de la force vitale continue certainement d’appartenir aux côtes qui font face à l’Europe, la mère-patrie des colons, la source de leur vie civilisée. D’une façon générale, on peut dire que la distribution des hommes est proportionnelle aux conditions du sol et du climat, qui, dans ces régions, peuvent être classées en un certain ordre : plaine, montagne ou plateau, abondance de pluies ou sécheresse, richesse ou pauvreté du sol en produits agricoles ou miniers, voisinage ou éloignement des marchés ou ports d’expédition ; mais, en dépit de l’extrême mobilité que le réseau des communications faciles donne aux habitants, l’importance primitivement acquise par les colonies du littoral atlantique pendant trois cents années de peuplement leur a donné une avance énorme sur les pays de l’intérieur et sur le versant du Pacifique. Et l’on peut dire que cet avantage primitif de la colonisation se poursuit de jour en jour sur ces rivages, puisque les navires apportent sans cesse de nouveaux immigrants, dont une part considérable — un tiers en moyenne — reste dans les États avoisinant le lieu de débarquement. De ce côté, l’Océan, quoique fort large, de 4 000 à 5 000 kilomètres, n’a pas cependant les immensités du Pacifique et la traversée en est relativement facile. C’est par la face atlantique des États-Unis que le Nouveau Monde s’affronte avec l’Ancien.

Boston, la cité principale des États du nord-est, connus sous le nom de Nouvelle Angleterre, est un de ces lieux d’immigration que l’on peut qualifier de très anciens, puisque les « pèlerins » anglais s’établirent dès 1630 dans l’île qui forme le noyau primitif de l’agglomération ; peut-être même que les Normands ont laissé quelques vestiges de leur passage sur les bords de l’une des rivières qui se déversent dans la baie[2].

Pourvue d’un excellent port ramifié en bassins naturels, Boston a pu facilement se rattacher par des campagnes d’un faible relief avec le revers méridional de la côte et les ports qui font face à Long-Island ; elle est également devenue l’une des issues maritimes des vallées d’origine glaciale qui se succèdent de l’est à l’ouest jusqu’au Hudson, et se trouve aussi sur le prolongement naturel de la vallée du Mohawk qui mène directement à la région des Grands Lacs, tandis que d’autres voies, ménagées au nord-ouest par les vallées lacustres séparant les massifs de montagnes forestières, relient Boston à Montréal, le port océanique du Saint-Laurent le plus avancé dans l’intérieur des terres. La métropole du Massachusetts a de plus les avantages immédiats donnés à ses chantiers par les grandes forêts des contrées limitrophes : elle possède la force motrice des rivières voisines et les immenses réservoirs de vie animale que représentent les bancs de poissons des parages côtiers. En outre, Boston a le prestige que lui valent ses penseurs, ses écrivains, les hommes célèbres à tous les points de vue nés ou élevés dans ses limites : c’est, aux États-Unis, la ville scientifique, littéraire et artistique par excellence, si bien qu’elle a pu s’affubler modestement du titre de hub of the universe, « moyeu » de la grande roue motrice de l’univers !

Cl. J. Kuhn, Paris.
la pointe de new-york, vue de ellis-island

L’agglomération de cités insulaires, péninsulaires et continentales dont une partie est connue sous le nom de New-York et qui constitue actuellement après Londres, le groupe de population le plus considérable qu’il y ait au monde, présente des avantages analogues à ceux de Boston, mais beaucoup plus vigoureusement tracés. Le grand « emporium » de l’Amérique du Nord occupe aussi le bord d’une indentation du littoral, mais cette indentation, subdivisée en plusieurs replis qui forment autant de rades ou de ports distincts, a le grand privilège de se trouver complètement masquée par une île, Long-Island, laissant de chaque côté une issue vers la haute mer : la ville est donc parfaitement abritée, tout en gardant ses deux portes largement ouvertes. En outre, New-York, est assise à la bouche d’un fleuve assez large et puissant pour que son découvreur même, le Hollandais Hudson, y vît un bras de mer offrant un passage dans la direction du Pacifique ; du moins offre-t-il le chemin le plus facile vers la grande Méditerranée canadienne, et c’est grâce à lui, grâce aux voies ferrées qui l’accompagnent et au canal qui le prolonge, que New-York est devenu le port par excellence de toute la région septentrionale et centrale des États-Unis jusque par delà le Mississippi. Une ligne de dépression, marquée sur le sol avec une netteté singulière et formant pour ainsi dire un littoral intérieur à la racine de tous les appendices péninsulaires, se développe de la bouche du Hudson à l’estuaire du Potomac, parallèlement au « Pied-Mont » sous-alleghanien. Des cités considérables se succèdent en collier le long de cette dépression, aux endroits où les navires peuvent pénétrer le plus avant pour atteindre les marchés de la région peuplée. New-York est la première perle de ce collier des cités atlantiques, puis se suivent, dans la direction du sud-ouest, Trenton, Philadelphia, Wilmington, Baltimore, Washington. Parmi ces grandes agglomérations urbaines, Philadelphia et Baltimore ont une très grande force d’attraction commerciale ; cependant elles restent très inférieures à New-York et même en dépendent dans une certaine mesure, à cause des bien meilleures conditions, du plus ample outillage de ce grand port et de sa moindre distance de l’Europe : la plupart des immigrants, qui de l’ancien monde se dirigent vers les États atlantiques situés au sud de New-York, n’en prennent pas moins cette ville comme lieu de débarquement : c’est leur première étape sur le continent. Ainsi que les ports situés plus au sud, New-York est sous la latitude où les chemins maritimes sont presque toujours débarrassés des brouillards et des processions de montagnes glacées qui présentent tant de danger dans les parages plus septentrionaux.

L’ensemble de tous ces avantages a valu à New-York des progrès très rapides, plus considérables même qu’ils ne paraissent au premier abord.

N° 537. New-York et ses abords.

L’échelle de cette carte est la même que pour Londres, Livre IV, Chap. I, page 301. La population qui habite dans les limites de cette carte est d’environ 5 250 000 habitants en 1907. La population des deux territoires est à peu près la même par kilomètre carré moyen de terres émergées. La limite du New-York actuel est indiquée par un trait discontinu.


New-York, qui, en 1897, s’est annexé Brooklyn et les autres grands faubourgs envahissant Long-Island, est indiqué comme ayant eu une population de quatre millions d’habitants en 1904, mais c’est là une fiction administrative : on peut considérer comme appartenant à l’agglomération new-yorkaise diverses villes importantes qui se trouvent dans un autre État, le New-Jersey, mais qui n’en ont pas moins surgi comme des annexes et dépendances naturelles du grand centre de vie et, pour ainsi dire, croissent à vue d’œil : Jersey-City, Elisabeth, Hoboken, Newark, Paterson. Comparant « Greater London » (Londres majeur), approximativement limité par une circonférence de 23 kilomètres de rayon, à un « Greater New-York » de même dimension, l’écart du chiffre de population ne serait pas considérable. Le fleuve Hudson et des marécages, anciens détroits d’archipels qui ne sont pas encore devenus terre ferme, séparent provisoirement ces villes de leur métropole.

Washington, cité bâtie en entier sur un vaste plan d’ensemble pour devenir la capitale administrative et politique des États-Unis, a certainement des privilèges que les habitants, aidés par le trésor de la République, utilisent de leur mieux. Elle est devenue grande cité, surtout parce qu’elle est la résidence du monde officiel, l’endroit où se cantonnent les montreurs de marionnettes parlementaires pour « tirer les fils » (pull the wires) ; en outre, elle occupe aussi le premier rang par les richesses scientifiques de ses grandes bibliothèques et de ses musées ; toutefois, il lui manque cette fleur de vie qui provient d’un phénomène de croissance naturelle conforme aux convenances et au génie des premiers résidants : l’aspect même de la ville annonce que les habitants y vivent en des locaux empruntés. Washington n’est point née du sol : elle est la création tout artificielle de la politique et même d’une politique néfaste qui voulait à tout prix reporter dans le Sud, en pays de grands propriétaires esclavagistes, le centre politique de la nouvelle République, situé tout d’abord à Philadelphia, au vrai lieu d’équilibre de toutes les forces qui s’étaient insurgées contre l’Angleterre. Le choix de Washington fut, avant tout, une œuvre de réaction, et c’est pour fortifier les éléments conservateurs, dictatoriaux du sud que l’on dépensa l’argent sans compter dans le remblai des marécages où s’élevèrent les palais de la cité nouvelle. Elle est d’ailleurs restée peu salubre, et les navires n’ont guère appris à suivre le chemin tortueux, obstrué de vases, que leur offre l’estuaire du Potomac. Toute la politique des États-Unis a gauchi par le fait de ce déplacement du centre naturel de gravité.

N° 538. Guirlande de villes atlantiques.

Les villes de plus de 50 000 habitants sont indiquées par un cercle dont la surface est proportionnelle à leur population. Lynn et Cambridge sont réunies à Boston ; Newark, Jersey-City, Elisabeth, Paterson, Hoboken et Yonkers à New-Yorkj Carnden à Philadelphia.

Ces grandes villes mises à part, la population des États est indiquée par le carrelage qui les recouvre, chaque carré représentant environ 12 000 habitants.

Au sud de Washington, la ligne droite, si rigoureusement tracée de fleuve à fleuve entre les ganglions urbains, change de direction après avoir franchi le Potomac : elle se recourbe pour rejoindre perpendiculairement le James-river à son point géographique où le cours d’eau s’élargit en estuaire et détermine normalement le lieu d’ancrage pour les navires de mer. C’est là que s’élève Richmond, qui possède aussi une certaine importance, historique surtout, puisqu’elle fut pendant quatre années la capitale de la confédération esclavagiste. Mais cette ville, quoique la plus ancienne de toutes celles qui forment la guirlande des cités atlantiques, n’a pu se développer, en partie par suite de ses moindres avantages nautiques, mais principalement à cause des conditions économiques du travail qui prévalurent dans la contrée, jusqu’à une époque récente : le régime de l’esclavage et de la grande propriété, ainsi que la routine du commerce du tabac, n’étant point de nature à développer l’initiative locale. Encore aujourd’hui, les immigrants européens fuient les États du Sud.

Au delà des Alleghanies et des diverses chaînes de montagnes qui les prolongent au nord et au sud, les premières colonies de blancs américains existaient à peine en 1790, époque du premier recensement. Même en 1800, alors que le noyau primitif des treize colonies fédérées s’était augmenté de quelques unités, la bande de territoire s’étendant des Grands Lacs au golfe du Mexique et formant aujourd’hui les neuf États, Wisconsin, Michigan, Illinois, Indiana, Ohio, Kentucky, Tennessee, Mississippi, Alabama, n’avait guère que 400 000 habitants blancs, dont plus de la moitié étaient établis le long de la rive gauche de l’Ohio. La population de ces mêmes États dépasse maintenant 24 millions d’individus, forme donc près du tiers de la république Américaine. Le plus grand effort de transformation se porte pour le moment vers les États nord de cette région.

Les grands centres d’attraction et de rayonnement sont tous nés spontanément suivant les conditions déterminantes du milieu. Tout naturellement les cités les plus actives et les plus commerçantes devaient se succéder sur la rive ou dans le voisinage immédiat de la Méditerranée canadienne, là où des points d’arrêts nécessaires ont obligé les colons à établir leurs dépôts, magasins et chantiers, noyaux primitifs autour desquels les hommes affluèrent plus ou moins rapidement par milliers, dizaines ou centaines de milliers. Ainsi, Buffalo, remplaçant des prairies que les troupeaux de bisons parcouraient, il y a deux cents ans, est née au bord d’un havre bien abrité, à l’endroit même où les eaux du lac Erié commencent à se presser et à fuir dans le lit du fleuve Niagara, interrompu plus bas par sa formidable chute. Cleveland, vers le milieu de la rive méridionale du lac, le domine du haut d’une terrasse jadis boisée, et maintenant encore rayée de l’ombrage des avenues : nulle part dans la région, plus de voies naturelles n’aboutissent à un même point, qui est ici la bouche navigable de la rivière Cuyahoga, et des voies artificielles, canal, routes, chemins de fer, ont centuplé le mouvement commercial qui se portait vers cette escale.

N° 539. Rivières navigables de l’Amérique du Nord.

Plus à l’ouest, Toledo, occupant la pointe extrême du lac, comme Genève l’issue du Léman, est aussi un lieu de transit obligatoire par rivières, canaux et voies de fer dans la direction du bas Ohio et du Mississippi. Détroit, sur la rivière Saint-Clair, entre les deux lacs Huron et Erié, est un autre Buffalo comme lieu de passage et d’entrepôt ; conditions encore mieux remplies par la « reine de l’Ouest », la puissante Chicago dont l’ambition avouée est de devenir un jour la plus grande cité du monde et qui en est actuellement la quatrième. De tous temps, même à l’époque où les tribus indiennes parcouraient les forêts et campaient dans les prairies, l’emplacement de Chicago était un lieu de marché fort actif, comme seuil naturel entre le bassin des grands lacs et celui du Mississippi : c’est en cet endroit précis que les eaux du lac Michigan s’épanchaient vers le grand fleuve par la rivière des Illinois, et des bayous, des ruisseaux paresseux marquaient encore l’ancien lit de sortie, occupé maintenant par un canal creusé de main d’homme. Chicago n’a que peu d’égales dans le monde comme centre continental communiquant avec la mer, malgré l’énormité des distances ; il est vrai que cette communication est embarrassée d’obstacles naturels, jadis insurmontables et franchis maintenant par canaux et écluses ; des navires de mer ont mouillé dans le port de Chicago, à 2 000 kilomètres de l’issue du Saint-Laurent dans l’Atlantique. Une autre ville riveraine des Grands Lacs, Duluth, à la pointe occidentale du lac Supérieur, jouit du même avantage, toutefois, avec la diminution de valeur que doivent causer un climat plus âpre, une région moins productive et beaucoup moins populeuse. Néanmoins on peut juger du mouvement prodigieux qui se produit dans ces mers intérieures par ce fait que le va-et-vient des embarcations de toute nature passant dans les canaux de Soo — ou Sault-Sainte-Marie —, à la sortie du lac Supérieur, dépasse en tonnage celui de toute autre voie de navigation dans le monde entier.

La ligne de la Belle-Rivière, l’Ohio, qui rattache les États atlantiques à la partie centrale de la dépression mississippienne, comporte également un collier d’agglomérations urbaines. La première grande cité, Pittsburgh, que des circonstances favorables, mines de fer et de charbon, sources de gaz et de pétrole, ont singulièrement aidée dans ses progrès, occupe la situation classique de tant d’autres villes importantes, au confluent de deux rivières maîtresses dont la jonction constitue un cours d’eau facilement navigable, ce qui lui valut un rôle stratégique lorsque les Français y construisirent le fort Duquesne, au dix-huitième siècle, et lui donna ensuite sa valeur commerciale, accrue plus tard par toutes les voies artificielles qu’on a fait converger vers ce point. Le milieu de la vallée devait également voir surgir un groupe de concentration urbaine. Cincinnati fut pendant longtemps la « Reine de l’Ouest » et, quoiqu’elle ait été distancée depuis, elle n’a cessé de grandir et constitue l’une des plus grandes cités du monde avec les villes annexes qui bordent la rive méridionale de l’Ohio, dans l’Etat du Kentucky.

Cl. J. Kuhn, Paris.
le mississippi vu du parc de saint louis
La vue est prise vers l’aval ; Minneapolis est en amont, sur la rive droite.


Plus bas, sur le même fleuve, mais avec alternances de berges, Louisville se complète par des villes de l’Indiana qui lui font face au nord. Ce grand centre de population et de commerce est comme un deuxième Cincinnati, et l’on ne comprendrait pas qu’il fût tellement près d’une autre agglomération très considérable, si l’existence n’en avait été rendue nécessaire par les rapides de l’Ohio qui faisaient de cet endroit précis de la vallée un lieu forcé d’arrêt, de transbordement et de manutention des marchandises. Le mouvement de la population a dû se porter à côté de l’obstacle et du canal qui le contourne, et Louisville a grandi au détriment des villes du cours inférieur de l’Ohio. Il s’est substitué pour une bonne part comme nœud vital au confluent du Mississippi et de l’Ohio, qui, d’après les simples indications de la carte, semblerait devoir être le point central de peuplement dans le bassin de l’Ohio inférieur. La nature s’y opposait. Du sol bas, vaseux et insalubre, les fièvres s’élevaient en brumes, le cours changeant des énormes masses d’eau modifiait constamment les chenaux, les ports, les péninsules et les bancs de sable : le vaillant et ingénieux Américain n’a pu réussir, malgré de superbes travaux hydrauliques, quais, digues et remblais, à faire une grande cité de l’agglomération à laquelle il avait déjà donné ambitieusement le nom de Cairo, comme la capitale de l’Egypte. Ce n’est qu’un lieu de passage rapide, non de séjour et de résidence.

L’axe naturel de toute la République américaine, le cours du Mississippi, doit être également bordé de centres puissants. La double cité, Saint-Paul et Minneapolis ou « Minnapaul », en est la plus remarquable par l’étrange rapidité de sa croissance : les deux villes, situées sur deux méandres rapprochés, se sont précipitées, pour ainsi dire, l’une vers l’autre, entraînées comme par une sorte de vertige, mêlant leurs usines, leurs baraques et leurs palais, leurs belles avenues et leurs amas de charbon, de plâtras, de débris. Vers le milieu de l’axe mississippien, une autre cité se présente, Saint-Louis, construite à une certaine distance du trait géographique auquel son importance est due, le confluent du Missouri. Ce qui fait de Saint-Louis l’une des métropoles de la république nord-américaine, ce qui lui a même permis longtemps de revendiquer comme devant lui appartenir le rang de capitale des Etats-Unis, c’est qu’elle occupe, sinon le centre géométrique du moins le vrai centre politique du territoire de la fédération, au milieu de la vallée majeure qui le divise en deux moitiés ; dans le voisinage, les deux affluents, Ohio et Missouri, forment avec le Mississippi une sorte de croix à travers le pays. C’est plus à l’ouest que tombe le centre de figure de tous les Etats-Unis sans y comprendre l’Alaska, plus à l’est, au contraire, que se maintient, avec des oscillations incessantes, le centre de population, progressant vers l’ouest de décade en décade. Or, c’est entre ces deux points, l’un géométrique, l’autre dynamique, vital, que se trouve Saint-Louis, profitant des avantages naturels qui dérivent d’une semblable position.

N° 540. De Toledo à Duluth et à Saint-Louis.


Mais si importante que soit la ramure fluviale y convergeant et qu’accroît le canal de Chicago pour la rattacher à l’Atlantique par le Saint-Laurent, le port de Saint-Louis, souvent gêné par les crues et les inondations, parfois aussi par les glaces, ne peut se comparer aux havres maritimes pour la facilité du commerce. En outre, Saint-Louis souffre encore des conséquences funestes qu’eurent, pendant la période de l’esclavage, les luttes dont l’État du Missouri fut le principal théâtre entre les planteurs et les abolitionnistes.

Quant à la Nouvelle-Orléans — New-Orleans — métropole du sud, gardienne des passes du Mississippi et centre principal de l’exportation des cotons et des sucres, elle était l’un des boulevards de l’ancien régime esclavagiste et, comme telle, évitée par l’immigration des blancs qui a fait la force et la prospérité de la zone atlantique des États-Unis. Une autre cause de retard pour le développement de la Nouvelle-Orléans fut l’insalubrité de la région, coupée de bayous, peuplée de serpents et de crocodiles, infestée de moustiques, fréquemment visitée par la fièvre jaune. Depuis que la ville fut occupée et assainie par les armées du nord, le redoutable fléau a disparu, un chenal profond et permanent met le croissant du fleuve devant la cité en communication libre avec le golfe du Mexique, la campagne s’est peuplée de travailleurs libres, les progrès de toute nature ont été considérables, mais, dans la concurrence vitale entre les cités, de même que dans la compétition entre les individus, les heures, les années, les décades perdues ne se retrouvent point.

A l’ouest du Mississippi, dans les grandes plaines uniformes en apparence, qui se relèvent graduellement vers la base des montagnes Rocheuses, les grandes villes Omaha, Kansas-City, Denver se répartissent également suivant les conditions naturelles qui déterminent l’agglomération des hommes en favorisant leurs intérêts par l’abondance des ressources, les facilités du gain, les agréments de la vie. Omaha, avec la cité jumelle d’outre-fleuve, Council-Bluffs, commande la vaste région d’agriculture et de commerce où viennent se réunir toutes les ramifications du haut Missouri avec la longue coulée de la Platta ; Kansas-City, située plus bas, au confluent du Missouri et du Kansas, occupe le lieu précis où se croisent deux voies historiques, l’une du sud au nord vers les grandes plaines herbeuses, l’autre de l’est à l’ouest vers les vallées des Rocheuses, d’où les chemins divergent par les cols des monts vers le Pacifique et le bassin du Colombia. Enfin, Denver, au pied même des escarpements qui forment la principale ossature continentale de l’Amérique du nord, tient, comme un guerrier, la main emplie de flèches, toutes les routes qui remontent vers les mines, les sources thermales, les forêts de la montagne. Au delà, sur le dos de l’immense édifice avec ses arêtes parallèles et ses vastes plaines arides, il ne peut y avoir que des villes-oasis, dans les rares vallées irrigables, et des groupements urbains, plus ou moins temporaires, provenant de l’exploitation des mines et délaissés aussitôt que les veines de la roche ont été nettoyées de leur métal. Puis de l’autre côté des monts, avec l’étroite zone de campagnes qui borde le Pacifique, se montre de nouveau un collier de grandes villes se succédant au nord et au sud de la cité dominatrice, la belle Friscoe — San-Francisco — qui prétend devoir commander un jour à tous les rivages de l’amphithéâtre océanique se déroulant à l’occident jusqu’à la Chine, à l’Australie et aux Indes.

Cette immensité mondiale de la République nord-américaine, ce géant qui étend les bras d’un côté sur l’Atlantique, de l’autre sur le Pacifique, n’a pris forme et vie dans l’ensemble des nations que depuis un petit nombre de décades. Un peuple nouveau a surgi soudain parmi les autres peuples, et de tous le plus puissant. Mais c’est par déplacement, par importation de l’Ancien Monde, que cette prodigieuse transformation s’est accomplie : on doit y voir avant tout un phénomène de l’histoire d’Europe, dont le domaine, trop étroit, a dû s’agrandir par delà les mers. Quant aux habitants primitifs de l’Amérique, ils n’ont eu dans l’évolution de laquelle est sortie la république fédérée qu’un rôle absolument passif : comme dans les cérémonies antiques, ils furent les victimes sacrifiées devant l’autel. Un régime économique tout différent donnait au même milieu des influences contradictoires : le chasseur ne pouvait vivre à côté de l’agriculteur, ou du moins, il ne pouvait vivre que là où l’agriculteur nouveau venu n’était pas un pur barbare en dépit de la Bible et de ses lois écrites. Les Indiens pêcheurs changeaient peu de résidence, de même ceux qui cultivaient déjà le sol, et c’est avec eux que les colons européens eurent leurs premiers conflits ; mais la plupart des Indiens étaient à demi nomades, grâce à leur vie de chasseurs, et ils purent fuir de solitude en solitude. Les déplacements avaient été de tous temps nombreux et rapides chez les tribus indigènes et, parfois, il suffisait de peu d’années pour que les forêts, les rivières, des espaces immenses séparassent l’ancien et le nouveau campement. Ainsi les Sioux, les « Ennemis » par excellence des Algonquins[3], ceux que l’on disait « Pareils à des serpents », paraissent avoir primitivement habité les vallées appalachiennes et les rives de l’Atlantique, où ils avaient, récemment encore, laissé sur les rives du Santee, au Nord de Charleston, quelques représentants ; mais, à mesure que les troupeaux de bisons se faisaient rares dans les terres
peau-rouge tcheroki.
orientales et se déplaçaient vers l’occident, dans la zone des prairies, les Sioux suivaient leur gibier ; les uns et les autres, forcés par les chasseurs blancs, bien mieux armés que les Peaux-Rouges, allaient être, par delà le Mississippi, par delà le Missouri, dépecés dans une même curée.

On sait que, bien avant le massacre des peuples chasseurs en fuite dans le Far West, mainte peuplade de Peaux-Rouges fut systématiquement exterminée, et que, notamment, les « Puritains » de la nouvelle Angleterre s’adonnèrent à cette œuvre de haine avec un zèle religieux. Depuis cette première époque de la colonisation, les exemples du peuple juif destructeur des Zébusiens et des Amalécites n’ont été pour rien dans les persécutions et les massacres des tribus indiennes, et c’est uniquement afin de s’emparer de leurs terres sans les payer, ou simplement par l’effet d’une brutalité féroce, par l’entraînement furieux de la guerre, qu’ont eu lieu les refoulements d’indiens accompagnés de tueries. Souvent même on procéda systématiquement à la suppression de la race par la propagation de maladies contagieuses et surtout par la distribution de mauvaises eaux-de-vie. A cet égard la foule cruelle aime à répéter un proverbe ironique : « Le mauvais whisky fait de bons Indiens ! » C’est-à-dire qu’il les tue.

Quelques milliers de Peaux-Rouges se sont mis en sûreté au Canada et au Mexique ;
peau-rouge kiova
d’autres sont encore protégés par des solitudes de sable ou de rochers ; il est enfin certaines « réserves », c’est-à-dire des enclaves de terrains concédés que les nouveaux possesseurs de la contrée ont bien voulu respecter : telles sont, par exemple, celles qui, dans l’Etat de New-York, appartiennent aux « Six nations ». Mais ce qui a pu le mieux défendre le reste des indigènes contre la mort, c’est que, par l’influence du milieu de civilisation dans lequel ils baignent, ils se sont réellement européanises : ils parlent la langue de leurs maîtres, ils en connaissent les métiers, ils en pratiquent les mœurs ; quand le lien de la tribu est officiellement brisé, rien n’empêche qu’ils deviennent des citoyens, des électeurs ou même des élus comme les blancs à côté desquels ils demeurent. Dans les écoles où sont élevés des enfants d’origine indienne, on doit constater qu’ils ne sont en rien les inférieurs des Américains de race blanche, mais les dépassent par la gravité de leur attitude et le sérieux de leur conduite. Dans le grand collège de Hampden, situé à l’extrémité de la péninsule qui défend, à l’est, l’entrée du golfe de Chesapeake, une centaine d’étudiants sont des Indiens Peaux-Rouges appartenant, pour la plupart, à des tribus encore errantes du Grand-Ouest, et certes, c’est un des spectacles les plus beaux que l’on puisse voir que celui de ces jeunes hommes fins, énergiques, un peu tristes, qui étudient avec tant de sérieux et de tranquille compréhension, et qui, dans leur démarche et leur conversation, témoignent d’un si noble respect d’eux-mêmes.

En Afrique, en Océanie, certaines peuplades qui se sentent condamnées se laissent aller au destin sans essayer de réagir. Ce n’est pas le cas des Indiens d’Amérique. Ils veulent vivre, et certainement ils ne périront point, quoique, à l’exemple de toutes les autres nationalités représentées dans l’immense creuset de la multitude américaine, leur sort inévitable est de se fondre dans l’ensemble de la nation. Même au point de vue du nombre, ils résistent aux causes de dépérissement : les chiffres officiels publiés tous les dix ans par le recensement des États-Unis, et qui donnent pour l’année 1900 un total de 237 224 Indiens, n’ont aucune valeur à cet égard, car ils comptent seulement les indigènes encore groupés en forme de tribus, et l’évolution générale qui les entraîne consiste précisément à les désagréger et à les perdre comme citoyens dans la foule des autres Américains, puisque, de race ou déjà métissés, ils cessent d’être comptés comme Indiens, ce qui ne change rien à leur véritable origine. D’ailleurs, le sang des Peaux-Rouges étant considéré comme « noble » d’après les conventions sociales, sans doute parce que les aborigènes ont refusé de travailler pour les blancs et que le fouet n’a pu les y forcer, les mariages d’hommes de souche européenne et de filles indiennes sont tenus pour honorables et sont assez fréquents dans les États de l’Ouest. C’est par milliers que l’on pourrait énumérer les bois brûlés ou métis descendant de voyageurs canadiens français du dix-huitième siècle, domiciliés parmi les Indiens des tribus occidentales. Parfois même, le mélange des sangs entre blancs et indiennes s’est fait d’une manière systématique. Les Choctaws (Chactas) ayant encore conservé une certaine étendue de terres, malgré les actes de spoliation édictés par le Congrès, les blancs des alentours cherchaient naturellement à s’emparer de ces domaines et, légalement, ils ne pouvaient y réussir que par le mariage avec des filles choctaws. En effet, d’après la loi du pays, tout blanc qui épousait une Choctaws recevait en dot 55 acres (23 hectares) de bonne terre ainsi qu’une certaine somme versée chaque année pour chacun des membres de sa famille : ainsi le bien-être s’accroissait avec le nombre des enfants. Dans ces conditions, les jeunes fermiers américains cherchant fortune étaient tout disposés à trouver les femmes choctaw belles, douces, intelligentes, et se mariaient très volontiers avec elles. Mais la nation se trouvant ainsi menacée de perdre peu à peu toutes ses terres, il fut décidé qu’à partir du 1er novembre 1899, les mariés d’origine étrangère ne seraient plus dotés. Il en résulta une véritable course au mariage, et, dans l’espace de six semaines, plus de six cents blancs épousèrent des « Squaw » de la nation choctaw.

Cl. J. Kuhn, Paris.
avenue à riverside, californie

En témoignage de la vitalité énergique de ces Indiens de race qui ne veulent pas mourir, on peut citer la nation des Tcheroki (Cherokees), qui eut tant à souffrir de la persécution, des injustices, des violences de toute nature. Au commencement du dix-huitième siècle, lorsque leur territoire de chasse comprenait toute la partie méridionale de la chaîne des Appalaches et les versants de ces montagnes qui appartiennent actuellement aux États des Carolines, de la Géorgie, de l’Alabama et du Tennessee, le chiffre total de la population tcheroki, calculé d’après le nombre des guerriers, était d’environ quinze mille individus. Pendant le cours du siècle, la nation s’accrut d’un bon quart, malgré les refoulements successifs et les nombreuses luttes suscitées par la rivalité des Français et des Anglais. La guerre de l’Indépendance ayant entraîné les Tcheroki dans son tourbillon, ils furent décimés à nouveau et retombèrent au nombre de quinze mille, puis, durant la période de paix qui suivit, se relevèrent de nouveau. Arriva la période de l’expulsion et du transfert de la tribu dans le territoire « Indien », au delà du Mississippi, sur les bords de l’Arkansas : un premier lot d’émigrants, confiants dans les promesses de l’  « Oncle Sam », consentit à partir ; mais il se trouva que le territoire concédé était occupé déjà par d’autres Indiens, les Osages. Il fallut d’abord régler les droits respectifs par la guerre, puis, après une occupation de quelques années, se défendre contre de nouveaux envahisseurs blancs. Le mouvement de migration se continua vers le Texas, alors république indépendante, qui leur concéda des terres dans les plaines des rivières Sabine, Angelina, Neches, Trinity, mais les leur enleva peu d’années après. Ce furent de nouvelles migrations, de nouveaux combats, et la dispersion presque complète de cette fraction de la nation tcheroki, à l’exception d’une bande qui réussit à franchir la frontière mexicaine et trouva enfin un asile au sud de Guadalajara, sur les rives du lac Chapala. Leurs descendants y vivent encore et sont fiers de se dire citoyens de la République de Mexico.

Mais le gros de la nation restait dans les montagnes des Appalaches. Le général Scott, celui-là même qui, plus tard, « entra dans la gloire » comme triomphateur du Mexique, eut la mission de traquer les Tcheroki, de les pourchasser de vallée en vallée, de brûler leurs campements et leurs moissons, de dévaster leurs tombeaux ; après une campagne des plus ardues qui dura cinq années, il réussit en effet à déloger les Indiens de toutes leurs retraites, sauf des hauts escarpements de Quallah, dans les monts de la Caroline du Nord, où vit encore un petit groupe de pure descendance tcheroki. Quant à la multitude des captifs, elle fut emmenée lentement, avec malades, enfants et vieillards, à travers l’immensité du territoire américain. En 1838, lorsque ces malheureux arrivèrent dans le territoire qui leur avait été assigné comme patrie nouvelle, ils avaient perdu plus de la moitié des leurs et n’étaient que treize mille.

N° 541. Territoires successifs et migrations des Tcheroki.

Lors de leur premier exode, les Tcheroki descendirent la vallée du Mississippi et remontèrent celle de l’Arkansas, par les deux rives.


Mais ils se refirent peu à peu autour de Tahlequah, leur capitale, qui devint graduellement le lieu le plus important pour toutes les tribus indiennes transportées outre-Mississippi ; en 1900 le nombre des Tcheroki atteignait 38 000, non compris les représentants de leur nation de race pure ou demi-sang dispersés hors de la petite réserve légale de Quallah et du territoire Indien, de la rive gauche de l’Arkansas, en aval de son confluent avec la « Canadian River », jusqu’au cours moyen du Cimarron[4].

Une autre preuve de la ténacité vitale des Indiens nous est fournie par l’évolution qui s’est accomplie chez eux, sous l’influence de leurs voisins les « Visages Pâles, mais toujours avec une certaine originalité. Les Tcheroki nous en donnent encore un exemple. L’un d’eux, Sequiah, ayant compris la puissance intellectuelle que le livre assurait aux blancs, oppresseurs de sa race, voulut aussi relever les siens dans la communion de la pensée écrite, reproduite par l’impression, mais il crut qu’un syllabaire, au lieu d’un alphabet, conviendrait au génie de sa langue, et ses contribules, consultés par lui en grand conseil, ayant partagé son avis, il fut décidé que désormais les journaux et les actes de la nation seraient écrits au moyen des signes de Sequiah : en trois mois, tous les Tcheroki étaient devenus des lettrés dans leur idiome.

Au point de vue religieux, l’influence anglo-américaine s’est également fait très fortement sentir, même sur les aborigènes qui sont encore en état de guerre contre les « Visages Pâles ». De nombreux messies se sont levés, excitant les Indiens à la lutte et périssant avec eux dans les combats. D’ailleurs, ces prophètes indigènes ne se bornaient pas à pousser le cri de vengeance ou de haine contre l’étranger, la plupart prêchaient aussi leurs idées de réorganisation sociale en s’attaquant toujours à ce qu’ils considéraient justement comme la racine même du mal, l’accaparement de la propriété commune par l’individu privé. Dans ces derniers temps, la propagande religieuse la plus efficace s’est faite en faveur d’une doctrine de paix, née sans doute de ce que l’Indien a reconnu l’impossibilité de prolonger la lutte. « N’agissez mal envers personne ; faites toujours le bien, ne mentez point ; ne pleurez point quand vos amis succombent ; ne combattez point ». Tels sont les enseignements du prophète des Paï-Utah, Wovoka, « le Coupeur », appelé aussi Kwohit-sang ou le « Grand Ventre Grondant ». Et ces paroles, accompagnées de la « danse des esprits », ont été entendues par la plupart des Indiens d’outre-Missouri : une religion commune les unit[5]. Ce n’est là, sans aucun doute, qu’un acheminement vers un état d’âme analogue à celui des blancs américains, chez lesquels la religion moderne prend aussi un caractère de moralité pure, dépourvue de dogmes, mais se complique également de cérémonies, même de « danses spirituelles », par exemple chez les Shakers », les Trembleurs. Par certains côtés, les rouges arrivent
sequiah (sequoïa), indien tcheroki
D’après un portrait exécuté en 1835.
à ressembler aux blancs, mais aussi que de contraste entre l’Indien et le Yankee, entre le chasseur fumant son calumet de paix avec une placidité contemplative et l’industriel qu’agite toujours quelque entreprise gigantesque que lui seul pourra imaginer et mener à bonne fin ! Durant le cours des derniers siècles, l’ambiance tellurique et climatique a surtout agi sur l’apparence physique des nouveaux habitants du continent Américain. Sur l’aspect de maints individus des deux races, il serait impossible de constater la différence (De Quatrefages).

Un autre élément ethnique, beaucoup plus important au point de vue du nombre que les Indiens aborigènes, aide à remplir cette grande chaudière des nations qu’est la République des États-Unis. Cet élément, comprenant au moins dix millions d’individus, consiste en la multitude des Africains, généralement désignés sous le nom de « Noirs » — black people —, quoiqu’ils présentent toute la série des nuances, depuis celle du nègre ouolof de la Sénégambie jusqu’à celle du blanc pur ; ce n’est pas seulement la couleur, c’est aussi l’origine qui éveille chez les aristocrates de l’épiderme des sentiments d’aversion sincère ou convenue contre les descendants de la race asservie : on embrasse sous un même terme méprisant tous ceux chez lesquels, jusqu’à la quatrième génération, il est possible de distinguer une trace de la filiation africaine dans les ongles et les cheveux. D’ailleurs, ce ne serait là qu’une de ces bizarreries de l’humanité primitive et barbare, si cette distinction n’entraînait pas les conséquences les plus graves. En dépit de l’émancipation, en dépit de la Constitution et des lois, la tradition poursuit le fils de l’esclave ; la mort étend son bras sur les vivants. La société esclavagiste vaincue dans les batailles, condamnée par les lois, n’a point abdiqué, et, quand même, elle se perpétue sous les formes extérieures des institutions nouvelles. L’œuvre de réaction contre le nègre émancipé se manifeste en deux tendances qui, logiquement, devraient aboutir l’une à l’asservissement, l’autre à l’extermination.

Cl. du Globus.
quelques « messieurs de couleur »
De gauche à droite, un directeur d’école, un homme politique, un évêque.

Tout d’abord, les grands propriétaires, les représentants des Compagnies minières et industrielles, les capitalistes immigrés des États du Nord cherchent à se procurer la main-d’œuvre au meilleur marché possible, c’est dire qu’ils s’évertuent à faire travailler le nègre de la contrée moyennant les simples frais de son entretien, calculés avec la plus extrême parcimonie : ce serait l’esclavage, moins l’obligation d’avoir à maintenir les enfants et les vieillards. On s’adresse donc aux complaisantes lois, et à leurs interprètes plus complaisants encore, pour trouver les formules juridiques en vertu desquelles on pourra forcer les travailleurs nègres à résider dans la plantation, dans la carrière ou dans la fabrique, et à accepter des salaires de famine ; naturellement, on trouvera également quelque ingénieuse formule légale pour enlever le droit de vote aux malheureux nigger. En certains États, et notamment en Floride, on tourne très habilement toutes les difficultés en faisant condamner, pour contraventions diverses, les nègres valides dont on a besoin ; puis les directeurs de la prison les prêtent aux entrepreneurs pour le travail forcé. C’est l’État qui paie et les capitalistes y trouvent le double avantage d’accroître leurs bénéfices et de rompre la force des associations ouvrières composées de blancs.

Cl. du Globus.
quelques « messieurs de couleur »
De gauche à droite, un journaliste, un médecin, un peintre.

Mais la haine pure, brutale, instinctive se manifeste aussi en maints endroits, partout où des nègres se sont rendus coupables de quelque délit, où quelque accusation non prouvée, quelque soupçon pèse sur eux. Telle ville les expulse en masse et leur interdit de se présenter jamais sur le territoire ; en d’autres lieux, on met le feu à leur quartier ou bien à la prison dans laquelle ils sont enfermés et on rejette les fuyards dans le foyer de l’incendie. Partout on prend la précaution d’empêcher que les gens de la caste méprisée puissent souiller de leur contact les nobles fils de Japhet, dans les omnibus, les trains, les théâtres, les écoles, les églises. Enfin, dans les cas graves, surtout dans les affaires de mœurs, des pratiques horribles de torture sont devenues tellement communes qu’on peut les considérer comme faisant désormais partie de la législation locale. Le nègre coupable ou réputé tel est écorché vif, découpé, disséqué partiellement, brûlé à petit feu, ou fusillé en détail ; on s’ingénie à le faire souffrir, comme par un obscur atavisme iroquois ; puis, quand la victime est achevée, coupée en petits morceaux, réduite en cendres, les assistants en prennent chacun leur part et la conservent précieusement dans leur demeure pour se remémorer le plaisir de la vengeance. C’est ce que l’on appelle la « justice du peuple ».

Il est donc tout naturel que les noirs, vivant dans la crainte des violences et des battues, se groupent pour la défense ou se préparent à la fuite. Mais où s’enfuir ? Quelle ville, quel État leur donneront une hospitalité franche ? où seront-ils reçus en citoyens ?

Maint projet d’exode vers l’Afrique mère s’agite et se discute chez ses fils persécutés. De même que les Juifs se remuent fiévreusement en vue d’un retour en masse vers la « Montagne de Sion » et, pourtant, restent en immense majorité dans les pays des Gentils où ils sont nés, où vivent leurs familles, où se font leurs affaires, de même les nègres des États-Unis parlent d’émigrer par millions vers la république de Liberia, même de reconquérir sur les puissances européennes l’immense continent noir et de se faire les organisateurs d’une Afrique aux Africains ; mais ils continuent de séjourner sur la terre qui est à eux, où ils ont leurs souvenirs, leurs amitiés, et malgré tout, leurs espérances. C’est que, en dépit de leurs anciens maîtres, ils sont devenus complètement Américains, par, la langue, l’éducation, la manière de penser, même par le patriotisme et tous ses préjugés. C’est ainsi que parmi les plans d’avenir politique dont les nègres des États s’entretiennent avec passion existe un projet de conquête haïtienne : ils seraient fiers de pouvoir imiter dans leurs annexions violentes les Américains de race blanche et se targueraient à leur tour d’apporter une civilisation supérieure à des peuples déshérités jusqu’alors. En visitant les nègres nord-américains, en s’entretenant avec eux, on est étonné de voir combien minime est leur part d’originalité dans l’ensemble de la nation qui, après les avoir formés, moulés, pénétrés de son esprit, cherche pourtant à les repousser, à se débarrasser d’eux. Et comment les fils des esclaves ne se seraient-ils pas transformés en de purs Américains, puisqu’on leur avait enlevé le parler maternel, le nom même, tout souvenir du pays d’origine ? A quels hommes pourrait-on mieux appliquer qu’à cette nation sans mémoire de la patrie le terme de « déracinés » ?

Mais, quoi qu’on en dise, la population des États-Unis, rouge, blanche et noire, se prépare à cette évolution abhorrée de la « miscégénation ». C’est par en bas surtout que se fera l’union des races. Fort clairsemés sans doute, parmi les fils des abolitionistes sont des hommes de cœur qui, sachant s’élever au-dessus des préjugés de la couleur et de la caste, ne craignent pas de fonder une famille dont les enfants mêleront peut-être une ombre brune à l’éclat de leurs joues ; mais dans les grandes cités, où les foules se pressent de plus en plus, les jeunes filles étrangères, Irlandaises Allemandes, Slaves, ne se laissent pas toujours asservir aux répugnances irraisonnées, et plus d’une parmi elles devient volontiers la compagne du noir dont elle admire la bonne mine, la force et la bonté. Enfin, même parmi les Américains natifs, la misère associe souvent les malheureux des deux races. Dans la grande armée des revendications, blancs et noirs marchent côte à côte, l’extrême souffrance partagée « fait disparaître jusqu’aux distinctions de couleurs »[6]. Ce n’est pas en vain que déjà, même dans les États du Sud, des écrivains courageux, tels que Georges W. Cable, ont réclamé pour les noirs tous les « privilèges », c’est-à-dire tous les droits, même celui du mariage avec les blanches[7]. D’ailleurs, ce croisement des races est la condition première à remplir pour que les entreprenants Yankees puissent obtenir de fait dans l’Amérique entière, aux populations si profondément mélangées, la prépondérance morale qu’ils croient leur être dévolue.

En attendant, ils disposent d’une supériorité matérielle absolument incontestable. Tout d’abord, à l’intérieur, par la prédominance du nombre qui, chaque année, devient plus écrasante, grâce à un double phénomène : d’un côté l’immigration continue, et de l’autre, l’excès des naissances sur les décès, partout ailleurs que dans les familles américaines de la Nouvelle-Angleterre. A vrai dire, les statistiques « vitales » des États-Unis sont très incomplètes, mais les recensements décennaux ne permettent pas de douter de l’accroissement normal des Américains : de 1890 à 1900, la population blanche augmente de 11 800 000 unites tandis qu’il n’y a que 3 700 000 immigrés durant le même temps, soit un tiers seulement de l’augmentation totale. Evidemment ces nouveaux arrivants ne deviennent pas Américains par leur simple débarquement ; la statistique de l’immigration, tenue avec le plus grand soin, relève le fait que les divers pays d’Europe tendent à se reconstituer au delà de l’Atlantique. Année après année, les Croates, Ruthènes, Slovaques et Magyars se dirigent en majorité vers la Pensylvanie, les Tchèques vers l’Illinois, les Roumains vers l’Ohio, le Scandinaves vers le Minnesota, les Portugais vers le Massachusetts, tandis que les Italiens du sud et les Juifs s’établissent à New-York. Malgré les efforts constants des gouvernants américains, il se forme des « colonies » qui, au taux d’augmentation actuelle, risqueraient dans telle et telle circonstance de devenir un danger pour la Grande République. Néanmoins, le brassement continuel des populations, l’éducation des enfants en une langue unique, et surtout l’action persistante d’un même milieu géographique font de la nouvelle Europe un groupement humain moins hétérogène que celui de l’Ancien Monde.

A l’extérieur, les Américains du Nord jouissent d’un prestige immense. Ils n’ont pas besoin pour cela de tenir sur pied de formidables armées permanentes comprenant plusieurs centaines de mille hommes, avec leur attirail de guerre ; cependant, eux aussi se laissent aller aux fantaisies, aux glorioles et aux dépenses sans raison de la « paix armée » ; eux aussi veulent avoir une flotte qui leur permette de hisser fièrement leur drapeau dans toutes les mers du monde. Mais, à leur armée, à leur flotte, ils peuvent à la première alerte, et grâce à de prodigieuses ressources, ajouter des forces écrasantes pour les lancer contre tout ennemi présumé, Allemand, Anglais ou Russe ; à cet égard ils ne sauraient avoir aucune crainte ; au contraire, c’est eux que l’on redoute, que l’on courtise, et, maintes fois déjà, ils ont usé et abusé de leur pouvoir pour faire tourner à leur profit les événements contemporains. L’épargne annuelle de leur agriculture, de leur industrie et de leur commerce, réserve dans laquelle s’accumulent incessamment les milliards, dépasse celle de tous les autres pays du monde : par leurs moissons, leurs mines, leurs houillères, ils sont au premier rang parmi les nations de la Terre, et — même pour certains grands éléments de la richesse publique, tels que le développement des voies ferrées — ils sont près d’égaler à eux seuls tous les États réunis du monde entier. Cette préséance matérielle en tant de branches diverses a favorisé la maladie particulière aux Américains, que l’on a qualifiée de « Kilométrite »[8] : en toute chose qui peut se mesurer, ils se vantent d’avoir atteint le « record ». Leurs trains et leurs bateaux, leurs chevaux et leurs chiens de chasse sont les plus rapides, leurs maisons sont les plus hautes et leurs journaux emploient la plus grande masse de papier ! Il est tout naturel qu’un peuple qui a crû si rapidement ait encore des naïvetés de l’enfance.

N° 542. Répartition des Immigrants aux États-Unis.

Ce tableau répartit les 1 260 000 immigrants arrivés aux États-Unis proprement dits (Puerto-Rico, Alaska, Havaïi, Philippines exclus), du 1er juillet 1906 au 30 juin 1907.

a, Allemands ; b, Anglais ; c, Bulgares, Serbes et Monténégrins ; d, Croates et Slovènes ; e, Dalmates et Bosniaques ; f, Écossais ; g, Finnois ; h, Français ; i, Grecs ; j, Hollandais et Flamands ; k, Irlandais ; l, Italiens du Nord ; m, Italiens du Sud ; n, Japonais ; o, Juifs ; p, Lithuaniens ; q, Magyars ; r, Polonais ; s, Portugais et Espagnols ; t, Roumains ; u, Russes ; v, Ruthènes ; w, Scandinaves ; x, Slovaques ; y, Tchèques ; z, autres peuples.

De bas en haut, les races sont dans un ordre constant, celui de leur importance dans l’immigration totale : m, o, b, a, q, b, w, l, d, i, x, k, c, p, v, f, t, u, s, g, y, j, n, h, e.

Quant à la question délicate de la suprématie intellectuelle qui maintes fois est également soulevée, il serait d’autant plus oiseux de la discuter que le monde de la pensée est précisément celui dans lequel on se dégage le plus des liens de la nationalité. Quand on est mentalement du nombre de ceux, dont les acquisitions constituent le patrimoine de l’humanité, il importe peu de savoir quelle est la généalogie spéciale de tel ou tel continuateur de Platon ou de Lao-tse, de Newton ou de Laplace, de Lamarck ou de Darwin. Le fait est que les Américains, fils et frères des Européens, se sont associés à l’œuvre
hongroise arrivant aux états-unis
commune ; mais, ayant eu tout d’abord à s’occuper de l’aménagement de la terre nouvelle qu’ils avaient colonisée, ils ont dû s’intéresser beaucoup plus aux applications qu’aux recherches de la pensée pure. De même il doit y avoir un grand contraste à cet égard entre la région de la Nouvelle-Angleterre, qui ressemble à l’ancienne par la densité de la population, l’utilisation du sol, l’établissement d’une société bien assise, et les États occidentaux, encore en voie de formation, en plein travail de conquête sur la nature primitive. Les études se font là où le travail antérieur a créé le loisir nécessaire ; c’est là aussi que naissent les belles manifestations de l’art ; là que se tentent des nouvelles expériences sociales. Mais on se demande si ce n’est pas là également que la race montre des indices d’épuisement ; nulle part il n’y a plus de jeunes filles qui se refusent au mariage, plus de femmes qui évitent la maternité. La population se renouvelle heureusement par des immigrations continues : après les Anglais, sont venus les Irlandais, puis les Canadiens français qui ont déjà francisé le nord du Maine (Shaler, Boutmy, etc). Ensuite viennent les Portugais du continent et des îles, suivis par les Italiens. Les puritains ne reconnaîtraient plus leur sang chez ces habitants de la terre que l’ « Eternel leur avait donnée » !

Les survivances religieuses sont encore très puissantes dans la république Américaine, elles se maintiennent même dans les lois, quoique l’Eglise soit
lapone de la russie arrivant aux états-unis
officiellement séparée de l’État ; si les prescriptions légales ne sont plus appliquées, du moins témoignent-elles de la prise que les anciennes croyances avaient autrefois sur les esprits. Le non-chrétien est encore un être réprouvé par le code, et les peines les plus sévères sont édictées contre lui. Ainsi dans l’État du Maine, l’homme « qui blasphème le nom de Dieu, par négation, malédiction, mépris, dérision ou offense quelconque, celui qui nie la création, la Providence, le jugement dernier, Jésus-Christ, le Saint-Esprit ou les Saintes Ecritures » sera puni d’un emprisonnement ne dépassant pas deux années ou d’une amende ne dépassant pas 200 dollars. Des peines analogues sont édictées dans les codes des États de la Nouvelle-Angleterre, et jusque dans les États du Sud, tels que l’Arkansas, la Géorgie, le Mississippi, les athées sont exclus officiellement de tous les emplois et du droit de témoigner en justice. L’hérédité aidant, il est résulté de la législation que, chez les Américains, une profession de foi chrétienne est de règle, si vague ou contradictoire qu’elle puisse être d’ailleurs. L’initiative que le citoyen apporte d’ordinaire dans son travail et son genre de vie lui permet de changer de secte, de s’inscrire successivement en vingt églises différentes, mais on comprendrait difficilement qu’il ne se rattachât pas à une église chrétienne d’une manière quelconque, même sous une forme verbale ou symbolique. En une même famille de plusieurs enfants, on compte souvent autant de religions que d’individus. Au fond, cette large tolérance s’explique par une indifférence réelle, et ce que le dogme avait jadis de précis, d’intransigeant disparait sous une phraséologie sans force. C’est ainsi qu’on a pu célébrer à Chicago, en 1893, une fête dans un « Parlement des Religions » où les fils de ceux qui s’entre-maudissaient se sont entre-bénis avec onction. Les vrais chrétiens, fort rares, se tenaient farouchement à l’écart, méprisant avec superbe cette religiosité sentimentale de prétendus croyants, animés non de la « foi qui dévore » mais du désir, plutôt négatif, de débiter des banalités édulcorées, plaisantes à l’oreille des indifférents.

Il y a deux cents ans, les catholiques romains qui se fussent hasardés dans la Nouvelle-Angleterre eussent été cruellement persécutés ; mais l’immigration des Irlandais, des Écossais du Nord, des Rhénans, des Italiens et autres Latinisés a changé l’équilibre religieux dans les Etats-Unis, et, quoique une partie de ces immigrants soit passée au protestantisme, la cohésion du catholicisme par rapport aux sectes protestantes a cependant fini par donner le premier rang numérique à la forme romaine du christianisme ; mais, en cette matière comme en toutes les autres, la manie d’exagération qui est le grand défaut national vicie tous les documents et l’on ne peut accepter comme vraies les statistiques plus ou moins officielles. Pour « faire grand », n’est-on pas allé jusqu’à revendiquer comme faisant partie du monde catholique américain la population des îles Philippines ? On a même évalué à 35 millions d’individus, nombre au moins double de la réalité, l’ensemble du troupeau des Etats-Unis appartenant à l’église de Rome. D’ailleurs, une évolution a dû se faire quand même dans les communautés les plus conservatrices de l’Amérique : le milieu plus libre et plus audacieux de la société américaine a fait sentir son influence sur les groupements religieux les plus fermés qui font de vains efforts pour obéir à la tradition. A maints égards, les catholiques des Etats-Unis peuvent être considérés comme formant une secte protestante ; l’esprit d’indépendance que l’on tolère chez eux afin de ne pas entraîner de schisme serait tenu en Europe pour un état dame extrêmement dangereux témoignant d’idées révolutionnaires. C’est ainsi que l’on a vu naître en Amérique, à l’appel de Hecker, socialiste dévoué, l’ordre des « Paulistes », missionnaires ardents dans la vie desquels « l’individualité est l’élément intégral et dominant ». Comptant sur « l’action de l’Esprit-Saint dans chaque âme humaine », ils prêchent en apôtres, à leur guise, libres eux-mêmes et sachant s’accommoder à la parfaite liberté d’autrui.

Cl. du Globus.
lac volcanique dans l’ile de grenade, petite antille


Comment reconnaître les traditions constantes de l’Eglise romaine, si fortement disciplinée, enracinée sur le roc de la tradition, comment les reconnaître dans le langage et les actions de ces messagers improvisés de la « bonne nouvelle », et, du reste, le siège de Rome veille avec un soin jaloux à ce que les manifestations du catholicisme américain restent inconnues de la masse des fidèles de l’Ancien Monde. Le culte catholique, de même que les mille formes du protestantisme, a dû s’adapter aux nouvelles ambiances, où se mêlent diversement les traditions religieuses et les pratiques industrielles de la réclame sur le vieux fond animiste et magique que l’on appelle le « spiritisme ».

Les îles de Cuba, de Porto-Rico, de Haïti-Saint-Domingue, de la Jamaïque, la traînée des petites Antilles, le grand territoire triangulaire de la République mexicaine forment la transition géographique et politique entre les Etats-Unis et la partie méridionale du Nouveau Monde. Mais c’est au point de vue matériel seulement, par les relations commerciales, l’application des procédés industriels, la constitution de sociétés financières, que le rapprochement s’est fait et se continue sous l’influence évidente et exclusive des Américains yankees. Car le contraste est encore fort grand pour les mœurs, le genre de vie, l’idéal. Sans doute il ne manque point au Mexique ni dans les républiques sud-américaines de jeunes gens élevés aux Etats-Unis qui s’évertuent superbement à copier leurs éducateurs : toutefois ces individus constituent une exception et, d’ailleurs, ils trouvent en face d’eux des adversaires qui, eux aussi, ont fait leurs études dans les universités du Nord et y ont précisément puisé des forces pour maintenir leur originalité latine contre l’invasion menaçante. Quant à la masse des nations ibéro-américaines, elle reste absolument réfractaire à l’esprit des visiteurs de langue anglaise et le sentiment manifesté à leur égard est celui de l’hostilité. On est étonné de voir comment, dans le territoire même que les Etats-Unis se sont annexé en 1848, les habitants du Nouveau-Mexique, d’origine espagnole métissée, ont résisté au travail d’assimilation, et pourtant ils étaient cinquante mille à peine lors de la conquête, une goutte dans l’Océan.

Le fait essentiel dans la culture mexicaine, comparée à celle des Etats-Unis anglo-américains, est que l’élément ethnique dominant est de source aborigène. Les Yankees sont avant tout des colons européens ; les Mexicains, pris en masse, sont plutôt des Indiens que le levain de la civilisation européenne, apporté par les Espagnols, a modifiés peu à peu, tandis que le métissage les transformait en une race nouvelle. Quelques voyageurs ont pu se tromper à cet égard parce qu’ils séjournaient surtout dans la capitale et dans les riches plantations où des blancs de race plus ou moins pure avaient la haute main. Ayant constaté tout d’abord que l’initiative première provenait des Européens et de leur descendance, puis ayant vu également que maintes tribus indiennes se trouvaient encore tout à fait à l’écart dans leurs retraites des montagnes ou du désert, ils en concluaient que l’évolution du Mexique pouvait lointainement se comparer à celle des États-Unis. C’est une erreur, car si la culture européenne, venant d’en haut, se répand de plus en plus dans la masse du peuple, le métissage, autrement dit l’indianisation, s’élevant d’en bas, gagne incessamment dans l’ensemble de la nation mexicaine. En l’infinie complication des choses, il arrive que la lutte de deux éléments opposés se termine par la réalisation d’un état supérieur où chacun a remporté la victoire. Certainement les Gachupinos haïs, c’est-à-dire les Espagnols, ont fait prévaloir leurs tendances républicaines, leur mode de civilisation, leur ascendant moral, tandis que les Indiens l’emportent dans la structure même de la nation : ils en font la chair et le sang.

Cl. J. Kuhn, Paris.
ville de mexico : le palais

Toutefois ce travail est encore loin d’avoir atteint son terme. En maints endroits, et surtout dans les grandes villes, un misérable résidu de prolétaires mendiants et faméliques rappelle l’ancienne population des esclaves ; ailleurs des Indiens se cachent encore en des grottes, évitant de leur mieux tout contact avec les blancs ; et même, récemment, chez les Yaqui et les Seri, au nord-ouest, et chez les Maya au sud-est de la République, la guerre brutale, sinon d’extermination, du moins de répression, sévissait encore.

L’entrée graduelle de tous les Indiens dans le monde de la civilisation castillane se fait assez rapidement pour que les anciennes divisions en nations et en tribus soient déjà çà et là fort difficiles à reconnaître. Les savants ne s’accordent même pas bien sur le nombre de groupes distincts restant nettement différenciés parle langage. On croit qu’avant la domination espagnole, près de deux cents idiomes, plus ou moins affiliés entre eux, étaient en usage dans toute l’étendue du Mexique : actuellement, c’est à cent vingt que l’on peut évaluer les différents parlers des diverses parties de la contrée (Orozco y Berra). Quelques-uns disparaissent en chaque génération, et le métissage qui transforme les « Peaux-Rouges » en « Visages Pâles » remplace le tarasque, l’othonis et tant d’autres langues par le castillan. Plusieurs nations qui eurent jadis une civilisation propre, un grand développement intellectuel — tels les Maya du Yucatan — renaîtront sous une autre forme et contribueront sans doute à la prospérité commune de la société nationale plus vaste à laquelle elles appartiennent maintenant. Ainsi les Toltèques, qui se sont complètement fondus dans l’ensemble du peuple mexicain, ont certainement pris une part considérable à l’histoire du pays, et les Zapotèques d’Oajaca, qui résistèrent aux conquérants espagnols avec plus d’énergie que les autres habitants du Mexique actuel, sont aussi parmi ceux qui, dans le mouvement de renouveau contemporain, montrent le plus de jeunesse et d’élan.

Grâce à cet accroissement continu de la population latinisée, accroissement auquel viennent s’ajouter un excédent annuel de natalité et une immigration assez forte où ces éléments « latins » sont de beaucoup les plus représentés, la République mexicaine soutient dignement en face des États-Unis un rôle de champion d’avant-garde dans la concurrence vitale des nations et des races. Depuis que l’Espagne a le bonheur de n’être plus la dominatrice et par conséquent l’ennemie, elle a pris comme une vague apparence de mère lointainement aimée par les peuples qu’elle avait conquis autrefois et, quand même, initiés à la vue d’un horizon plus vaste, à la compréhension d’un monde moral plus complexe et plus étendu. A l’influence de l’Espagne qui, par la langue commune, ne peut que s’associer de plus en plus à ses anciennes colonies, s’ajoute l’action de la France, à laquelle le Mexique a pardonné son intervention militaire avec tentative de restauration impériale.

N° 543. Isthmes de l’Amérique centrale.
(Voir page 120.)

Parmi les nombreux projets de canaux à travers l’isthme Américain, citons :

Tehoantepec. Distance entre mers, 216 km. ; altitude du col le plus bas, 230 m. Un chemin de fer vient d’être ouvert de mer à mer (1908).

Nicaragua. Distance entre mers, 240 km ; le lac est à l’altitude de 33 m. et à 22 km du Pacifique ; altitude du col le plus bas, 46 m. Territoire sujet à des tremblements de terre.

Panama. 56 km. entre mers ; col de la Culebra, 87 m Canal de 72 km.

Darien 120 km. de l’Atrato au golfe du Darien ; altitude du col le plus bas, 142 m.


Paris est la cité vers laquelle les Mexicains regardent comme vers le centre du monde, et, suivant leurs tendances personnelles, leur développement propre, c’est à Paris qu’ils demandent le bien ou le mal, la science, l’art, la poésie, les idées de renouveau ou les futilités de la mode, les niaiseries du faux esprit, les perversités du vice. Dans cette importation intellectuelle et morale se réunissent tous les éléments de la culture moderne et se puise la force de résistance contre ce que l’américanisme yankee a de trop étroit et, parfois aussi, d’insolemment provocateur. Néanmoins, le danger est toujours là, même celui de la conquête, de l’annexion brutale, et le grand art de la diplomatie mexicaine doit être d’éviter, sans faiblesse, toute occasion de conflit avec la puissante nation voisine.

Et même si le Mexique réussit, à force de sagesse, à maintenir sa parfaite indépendance, il peut craindre de se trouver un jour complètement entouré, lié, pour ainsi dire, dans un cercle de fer. Au nord, au nord-est la pression des Anglo-Américains doit évidemment s’accroître chaque jour ; — de même à l’est, où le pavillon des États-Unis, traversant la mer dans tous les sens, flotte comme sur son domaine ; à l’ouest l’immense océan Pacifique est aussi revendiqué par les marchands de la Californie comme devant leur appartenir un jour ; enfin au sud, le gouvernement de Washington se gère déjà en maître sur les deux régions isthmiques de Nicaragua et de Panama. Suivant les intérêts de sa politique et les désirs de ses financiers, il envoie des invitations, qui sont en réalité des ordres, il débarque même des troupes et fait occuper militairement les points stratégiques. Nul doute qu’avec l’importance du lieu de passage, ses exigences croissent, et, lorsque le canal sera parachevé avec tout son outillage, il semble inévitable que les hommes du Nord en possèdent les rives. Alors le cercle serait définitivement tracé autour de la république mexicaine. Elle doit comprendre combien elle est solidaire de toutes les petites républiques de l’Amérique Centrale. Chaque coup qui les frappera retentira sur elle en plein cœur. Ce n’est donc pas seulement à son propre salut d’indépendance qu’elle doit viser, mais également à celui des autres groupes hispano-américains.

Une individualité géographique bien nettement déterminée contribue par sa forme même à donner aux peuples qui l’habitent, si divers qu’ils soient, une tendance à l’unité. Le mélange des nations s’y fait d’une manière plus intime, grâce aux remous qui se produisent aux points de rencontre comme entre des eaux affluant de plusieurs portes dans un bassin bien limité : le seul fait matériel d’être enfermé dans une enceinte séparée des autres pays du monde aide les indigènes à se sentir parents.

N° 544. Voies navigables et Chemins de fer de l’Amérique du Sud.


Ainsi, malgré leurs rivalités et guerres incessantes, les Hellènes se considéraient comme des frères, qu’ils fussent alliés ou ennemis, et dans les temps modernes, quand une nouvelle Grèce naquit, à la fois par un élan du peuple vers la liberté et par une reconnaissance pieuse de l’Europe vers la Grèce antique, l’Etat qui se constitua comprenait la plus grande partie de la région insulaire et péninsulaire, malgré la différence des nationalités qui la peuplaient, Albanais et Hellènes. De même pour l’Italie : il n’est pas de terre au monde, à l’exception des îles de l’Océan, qui soit mieux délimitée. Une, au point de vue géographique, cette péninsule que « ceignent les Alpes » a fini par devenir une au point de vue national, quoique la population soit composée des éléments les plus divers : Gaulois, Etrusques, Grecs, Sicules, Albanais, mêlés à un fond aborigène d’origine inconnue ; incontestablement la structure de la péninsule a beaucoup aidé à fortifier ce que l’on appela, sans trop s’en rendre compte, le « principe des nationalités ».

Territoire bien autrement vaste que les péninsules méditerranéennes de l’Europe, le continent de l’Amérique méridionale paraît aussi destiné à devenir une grande individualité politique, et, parmi les causes de cette évolution, l’unité géographique de la contrée a certainement une importance de premier ordre. Est-il masse planétaire plus nettement dessinée et plus simple dans ses traits ? A son angle nord-occidental, un mince pédoncule de terre la rattache en apparence au continent du nord, mais déjà en deçà de cet isthme, une large plaine fluviale, souvent inondée, celle de l’Atrato, constitue la vraie zone du pourtour, plus difficile à traverser qu’un bras de mer. L’Amérique du Sud est donc un monde tout à fait à part, auquel les terres de Panama, de l’Amérique Centrale, du Mexique, également peuplées de nations hispano-américaines, ne se rattachent encore commercialement et politiquement que par la voie de mer. L’immense étendue continentale du sud américain, avec son puissant bourrelet des Andes et ses prodigieux bassins fluviaux entremêlant leur chevelu de rivières affluentes, est encore presque vide d’habitants, comparativement à sa surface ; mais, si éloignés que soient les groupes ethniques les uns des autres, ils se sentent plus ou moins consciemment unis par le lien d’origine, et, qu’ils parlent le portugais ou le castillan, tous, Brésiliens, Argentins, Chiliens, Péruviens ou Colombiens, se disent volontiers Américains du Sud dans leurs voyages en pays étranger. Déjà, lors de la guerre de l’Indépendance, les colonies insurgées avaient tenté de s’unir en une vaste fédération, mais les intérêts étaient encore si divergents et les moyens de communication si lents et difficiles que toute union politique devait être purement fictive. On vit même dans chaque république distincte, Colombie, Pérou, Argentine et autres, les divers foyers de la vie publique, de Cartagena à Buenos-Aires, se débattre en guerres civiles contre les pratiques mortelles de la centralisation, léguées par le gouvernement de la métropole.

Cl. du Globus.
étang couvert de victoria regia, près de manaos

Mais que de changements depuis ces temps déjà presque éloignés d’un siècle ! La vie s’apparente pour les idées et les mœurs sur les versants des Andes et sur les bords des deux Océans ; les centres de vitalité, devenus similaires par le développement intellectuel, se rapprochent par la vapeur ; la grande patrie sud-américaine se fait plus étroite et plus intime de jour en jour. Si les intérêts de classe et de pouvoir personnel, si les ambitions militaires ne s’y opposaient encore, l’union serait définitivement accomplie. Nul doute que de grands événements, analogues à ceux qui se sont produits pour l’Hellade et l’Italie, ne précipitent un jour la constitution spontanée de l’Unité sud-américaine. Il se peut d’ailleurs que l’acheminement vers le nouvel état de choses se fasse par la voie indirecte de l’arbitrage, qui a déjà réussi à régler, sans effusion de sang, un grand nombre de litiges relatifs aux frontières de ces États américains entre eux et des Guyanes européennes avec le Venezuela et le Brésil.
composition ethnique des contrées amazo-platéennes
Du centre à la périphérie, les pays représentés sont le Paraguay, l’Uruguay, l’Argentine, le Brésil, la superficie de la zone étant proportionnelle à la population de chacun d’eux.
a, Indiens ; b, blancs d’Europe ; c, blancs nés dans le pays ; d, Métis ; e, Nègres.

Un premier travail, non d’élimination mais du moins d’épuration, doit pourtant s’achever avant que l’unité ibéro-américaine puisse marcher en franchise vers son parfait accomplissement. Quelques puissances européennes ont encore des territoires d’occupation en continent américain, vestiges de l’époque où le Nouveau Monde tout entier était la propriété virtuelle des peuples de l’Europe occidentale. Les Pays-Bas, la France ont dans la région des Guyanes des lambeaux de sol, d’une faible population relative, que l’amour-propre plus que l’intérêt leur commande de conserver ; mais, dans la même partie du continent, l’Angleterre possède la très importante vallée de l’Essequibo, ainsi que l’accès du bassin de l’Orénoque, c’est-à-dire les portes de deux voies naturelles qui mènent du Nord vers l’Amazone, et, par ce fleuve, vers le centre du continent. De même, dans les mers australes, la Grande Bretagne a pris possession d’un petit archipel, les Malouines ou Falkland, qui, légalement, historiquement, aussi bien que par la logique de la géographie, devrait être terre argentine. Evidemment, cet état de choses, survivance d’une politique périmée, devra être réglé à l’amiable, conformément à un esprit nouveau.

Outre la possession directe de la part de territoire qui leur est actuellement ravie, les républiques américaines ont à récupérer envers toutes les puissances la parfaite indépendance d’attitude et de langage qui appartient à des égaux. Ce fut là une tâche fort difficile pour le Venezuela, quand il dut répondre aux réclamations d’une dizaine d’Etats menaçants qui se substituaient à leurs
européens des contrées amazo-platéennes
Les colonies européennes de l’Uruguay et du Paraguay, en 1900, sont confondues au centre ; puis viennent celles de l'Argentine en 1906 ; enfin les immigrants au Brésil de 1854 à 1904.
a, Italiens ; b, Portugais ; c, Espagnols ; d, Français ; e, Allemands ; f, Anglais ; o, Suisses ; h, autres Européens.
nationaux pour lui réclamer des millions de créances plus ou moins usuraires. De même, le Brésil a besoin de toute sa diplomatie contre l’Allemagne, qui continue de voir des sujets dans les Germains domiciliés au sud de la République, dans les États de Santa Calharina et de Rio Grande do Sul. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’inventeur de la doctrine de Monroe duquel il ne faille se méfier. Le cabinet de Washington est parfois bien catégorique dans ses invitations, qui ressemblent fort à des ordres.

Bien plus encore que le Mexique, l’Hispano-Amérique du continent méridional subit l’influence de l’Europe et, spécialement de ses représentants latins. C’est principalement dans la région du Sud, Argentine, Bande Orientale, Chili, que l’immigrant européen trouvera des sociétés présentant le moins de contrastes avec celles de l’Ancien Monde auxquelles il est accoutumé. Et, d’ailleurs, il ne pourrait en être autrement puisque le flot de l’invasion européenne se porte de ce côté beaucoup plus activement que dans les contrées équatoriales de l’Amérique. Les Espagnols, les Basques, les Italiens, les Français sont vraiment chez eux dans les campagnes platéennes. C’est même à cet afflux de colons européens, surtout méditerranéens, que Buenos-Aires doit d’être devenue le plus grand centre de population dans toute l’Amérique du Sud.

Aussi longtemps que des considérations politiques d’un égoïsme étroit et d’un manque absolu de portée dirigeaient les gouvernements de l’Espagne et du Portugal, ne laissant aucune initiative locale à leurs possessions d’outre-mer, les villes du Nouveau Monde n’occupaient pas leur position vraie, déterminée par l’initiative spontanée des populations : quoique situées en Amérique, elles n’étaient qu’à demi des cités américaines. Ainsi, la ville de Potosi, placée trop haut sur les montagnes pour que les familles pussent s’y perpétuer spontanément, était avant tout une création du fisc espagnol. Si les Castillans mineurs n’avaient pas eu, pour satisfaire leur soif de l’or, le droit funeste de disposer des populations asservies et de les mener de force sur ces âpres sommets, jamais grande agglomération d’êtres humains n’aurait pu se former en pareil endroit. Cerro de Pasco, d’autres villes minières durent aussi leur origine à de semblables violences faites aux nations opprimées. Même, depuis que les contrées de l’Amérique méridionale sont devenues indépendantes de l’Espagne, plusieurs villes du littoral ont été créées uniquement par les grands capitaux étrangers sans que la volonté des populations locales y fût pour quelque chose : ce furent de simples colonies industrielles du haut négoce de l’Europe et de l’Amérique. Déjà l’exploitation des îles de guano, où les agriculteurs des terres épuisées du monde civilisé trouvaient l’engrais restaurateur de leurs champs, avait fait naître sur la côte du Pérou de vastes entrepôts, devenus inutiles depuis que les îles ont été nettoyées jusqu’au roc vif de leurs derniers excréments d’oiseaux. C’est aussi pour le commerce mondial que sont nées les grandes agglomérations d’usines et d’entrepôts que sont Iquique, Antofogasta et leurs annexes du littoral, bâties sur des plages arides, jadis évitées de l’homme. Leur existence est due au voisinage des prodigieux amas de salpêtre qui font en très grande partie la richesse du Chili et qui, comme le guano, proviennent, d’après une hypothèse très probable, de déjections animales. Les régions dans lesquelles se rencontrent ces amas sont encore ou furent autrefois parcourues par des troupeaux de vigognes et de guanacos (huanacos), composés de centaines ou même de milliers d’individus. Tous les anciens voyageurs s’accordent à dire que ces bêtes étaient extrêmement nombreuses sur les plateaux salins.

N° 545. Du Bassin de Marañon à celui du Paraná.


Or, l’habitude constante des guanacos, c’est-à-dire des « animaux à guano », et des espèces similaires, est de déposer leurs excréments en dehors du lieu de pâturages, en des endroits pierreux et salés, de manière à former des tas allongés, d’une grandeur moyenne de 3 mètres sur 5 : en général ces amas se trouvent dans le voisinage des mares ; l’azote de ces lits de guano entre en contact avec les matières salines du sol et de l’eau, et c’est ainsi que se forme le salpêtre. Continuée pendant des siècles et des siècles, cette opération finit par transformer de vastes plaines en salpêtrières épaisses, capables d’alimenter pendant une période indéfinie les arsenaux et les usines chimiques du monde entier[9].

Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, la cité la plus populeuse du continent Sud-Américain fut la ville de Rio-Janeiro, qui doit son rang à l’excellence de son port, à la merveilleuse beauté des vallons qui l’entourent, à la proximité de montagnes salubres et de la riche vallée du Parahyba ; mais elle n’a pu maintenir sa prééminence, à cause du sol putride où les immigrants avaient établi leurs demeures et d’où s’échappaient fréquemment des fièvres dévoratrices. Malgré le manque d’un port, qu’il a fallu depuis creuser à grands frais, Buenos-Aires distance donc sa rivale brésilienne, grâce aux colons d’Europe qui y débarquent en foule et qui ne rencontrent aucun obstacle pour s’établir à leur gré dans la plaine ou sur les bords de l’estuaire ou des grands fleuves Uruguay ou Paranà. Mais certainement le continent du Sud ne manquera pas de présenter un jour dans le groupement de ses centres urbains une évolution analogue à celle qui s’est produite dans le continent du Nord ; à mesure que le peuplement progresse de la circonférence vers le centre et que l’équilibre de densité tend à s’établir, l’unité continentale se constitue ; elle se précisera et finira par l’emporter sur les individualités locales dont les principales relations se dirigent à l’extérieur vers le monde européen. On peut dire qu’au point de vue économique, l’Amérique du Sud est formée par la longue ligne de son pourtour, de Colon à Panama par Cartagena, Barranquilla, La-Guayra, Georgetown, Para (Belem), Pernambuco, Bahia, Rio, Santos, Montevideo, Buenos-Aires, Bahia-Blanca, Punt-Arenas, Valdivia, Valparaiso, Iquique, Callao, Guayaquil ; l’intérieur du continent Amazonien est à peine atteint, encore beaucoup moins que celui de l’Afrique. Il le sera prochainement et, de même qu’aux États-Unis on a vu Chicago, Saint-Paul ; Minneapolis, Saint-Louis, d’autres cités importantes attirer vers elles le mouvement vital qui se propage de toutes les extrémités, de même des cités surgiront dans cette région vraiment unique du continent méridional où s’entremêlent les hauts affluents du système paranien et du bassin des Amazones. Le manque de communications rapides n’a pas encore donné aux semences des villes qui attendent dans le sol l’occasion de germer et de se transformer en autant de Saint-Louis et de Chicago, mais elles sont bien là, capitales virtuelles, pour ainsi dire, où l’humanité tiendra aussi ses grandes assises. Actuellement, l’humble agglomération de Cuyaba est le point qui semble avoir le plus de chances d’être l’une de ces Babylones futures ; plus à l’est, Goyaz émet aussi quelque prétention à la première place.

un groupe de marins brésiliens

Le rôle ethnique de l’Amérique du Sud — comme celui de l’Anahuac, mais en des proportions beaucoup plus vastes — est de mélanger des éléments d’origines différentes et de les unir en une seule race. A cet égard, la république brésilienne est la plus belle usine de la planète : le nom d’officina gentium, qui fut jadis donné à l’Asie mongole et turque, serait bien plus justement appliqué au Brésil, où les types considérés comme se trouvant aux deux extrémités du genre humain, les blancs et les noirs, se fondent incontestablement en un type croisé ayant des qualités nouvelles. C’est là un fait d’ordre capital, dans l’histoire naturelle de l’homme, fait que l’on n’a peut-être pas mis suffisamment en lumière, par suite d’un instinct de vanité irraisonnée qui porte la plupart des blancs, et les savants eux-mêmes, à imaginer que la pureté de leur sang est un privilège précieux à maintenir. Or, s’il est vrai que les fils des anciens esclaves, qui constituèrent au temps du régime impérial le quart de la population totale, entre peu à peu dans la masse de la nation pour en former un ensemble homogène, ne s’ensuit-il que, par les Brésiliens, qui s’associent eux-mêmes par le mariage avec tous les autres représentants de la race blanche, la miscégénation des races deviendra un fait d’ordre général ? L’action du Brésil en ce sens est la continuation de celle qui avait déjà commencé en Portugal même, dans la mère-patrie, pendant l’époque de sa prééminence commerciale : alors, le nombre des noirs, libres ou asservis, que l’on débarquait à Lisbonne était fort considérable et, pendant la série des générations successives, les croisements ont si bien fondu les éléments divers que le type lusitano-africain se retrouve dans toutes les familles des provinces méridionales et du centre. Comme héritier direct du Portugal, aussi bien que par les conditions particulières que lui valut la longue importation des noirs, le Brésil est donc le pays qui dans le monde détient spécialement ce privilège de représenter l’unité de la race humaine. C’est là un contraste essentiel avec la république anglo-américaine du Nord, qui veille — d’ailleurs impuissamment — à la conservation des inégalités et même des aversions entre races.

Dans les États hispano-américains de l’Amérique méridionale, la fusion de la race blanche avec l’élément « rouge », c’est-à-dire avec les aborigènes, a été beaucoup plus importante qu’avec l’élément « noir ». Les esclaves n’avaient jamais été nombreux dans les régions montagneuses qui constituent la plus grande partie du territoire hispano-américain : les Indiens, « répartis » entre les propriétaires des plantations et ceux des mines, étaient employés presque seuls à travailler pour les blancs, et l’on sait ce que leur coûta ce labeur poursuivi pendant plus de deux siècles avec une âpreté féroce. Mais, dès l’arrivée des premiers « conquérants », des mariages eurent lieu entre les Espagnols et les filles des Indiens réputés de race noble : l’exemple était donné d’en haut et depuis il n’a cessé d’être imité dans les couches populaires en proportions de plus en plus vastes ; le double mouvement d’hispanification et d’indianisation se continue partout d’une manière irrésistible, à la fois dans la langue qui est le castillan, dans les idées qui, en résumé, sont celles du dix-huitième siècle, et dans le sang qui est celui de tous les habitants mélangés vivant dans l’Amérique méridionale. Dans les États de la zone tempérée, Uruguay, Argentine, Chili, le travail de la fusion des races peut être considéré comme entièrement achevé ; malheureusement, on ne peut dire que cette grande révolution dans l’histoire des races se soit accomplie d’une façon normale et pacifique. Plus d’une fois, il y eut des égorgements en masse. Au Chili, les Araucans eurent souvent à défendre leur indépendance contre les blancs, violateurs de la foi jurée, et ne cédèrent enfin que lorsqu’ils se trouvèrent complètement entourés par le flot montant de la civilisation.

N° 546. Estuaire da la Plata.


Lors de la conquête de la plus grande partie du Chili par Valdivia, sa troupe de 450 Espagnols ne comprenait qu’une seule femme, Iñez Suarez. Mais aussitôt après la fondation de la colonie, les nouveaux venus se marièrent à des Araucanes. On parle surtout de la famille du cacique Talagante comme s’étant alliée par sa descendance avec les Espagnols qui constituèrent l’aristocratie du pays : d’après Mac-Kenna, il n’est pas une maison noble du Chili qui ne se vante d’avoir Talagante parmi ses ancêtres[10].

Sur les bords du Rio de la Plata, la nation argentine s’est constituée de la même manière, par l’entrée des femmes indiennes dans les colonies espagnoles. La guerre et le mariage avaient le même résultat, celui de faire disparaître les tribus : les hommes étaient tués, tandis que les femmes devenaient mères d’enfants de langue espagnole. Puis, quand l’état politique se fut solidement établi, la différence entre blancs d’une part, et Puelches, Tehuclches, Patagons d’autre part, prit un tel caractère de haine que les seuls rapports furent ceux d’une lutte sans merci. Pendant les dernières décades, la guerre de pillage et d’extermination sévissait même avec tant de violence, entre les colons européens et les guerriers des diverses tribus patagones, qu’on s’était cru obligé de construire des murs de défense autour de la zone de culture, analogues aux retranchements élevés par les Romains contre les tribus germaines, daciques ou sarmates. Seulement les soldats modernes disposaient de ressources supérieures à celles des vélites anciens, et leur œuvre sanglante fut autrement rapide et décisive : elle ne dura point des siècles et se termina par la soumission complète des rares survivants indiens. Le bruit du canon, des signaux électriques groupaient immédiatement les cavaliers blancs sur les points menacés et, soit à la première attaque, soit au retour du pillage, lorsque la bande essayait de forcer de nouveau la ligne des postes et des murs avec les troupeaux capturés, elle perdait la plupart des siens, que l’on tuait ou emprisonnait.

Au milieu des habitants policés du centre continental, Espagnols, Portugais et colons des diverses nations de l’Europe, de nombreuses tribus se sont encore maintenues, avec leur langage, leur religion, leurs coutumes héréditaires ; mais de jour en jour la proportion relative entre elles et les métissés se modifie à leur détriment, soit qu’elles diminuent réellement en nombre par l’effet de la petite vérole, de la rougeole ou sarompion et autres maladies contagieuses, soit que l’assimilation graduelle les transforme en simples prolétaires comme les Européens eux-mêmes, vaincus dans le combat de la vie, ou que, plus heureux, ils entrent, comme les Guarani du Paraguay, dans la masse de la nation civilisée, propriétaire du sol. Les Indiens du Nord de l’Argentine, ceux du Brésil occidental et de la plaine subandine de Bolivie, Calchaquis, Cliiriguanos, Tobas, Mojos, Chiquitos sont peu à peu absorbés dans le vaste cercle d’attraction. Quelques-uns parmi eux ont comme une prescience du rôle qui ne manquera pas d’appartenir un jour à la région du centre continental et qui sera de répartir la vie jusque vers les extrémités du grand corps. Ainsi les Mojos naviguent pendant des semaines et des mois sur le réseau des fleuves pour transporter les denrées au loin, tandis que d’autres Indiens, descendus des montagnes d’Apolobamba, vont, médecins itinérants, distribuer des simples et des remèdes jusque dans les cités du littoral.

indiens du matto grosso, travaillant aux environs de tucuman

Quoique tombé depuis bientôt quatre siècles, le grand empire des Inca a gardé ses contours, marqués par des changements dans les mœurs de la population : on reconnaît chez les anciens sujets la forte empreinte de la discipline exercée jadis par les « fils du Soleil ». Adorateurs des maîtres qui leur distribuaient le travail et qui leur assuraient en même temps la pitance journalière, les Quichua et les Aymara cherchent encore volontiers quelque représentant des dieux terribles qu’ils puissent servir avec respect et tremblement : les prêtres catholiques ont trouvé en eux des âmes dociles pour croire au diable et à l’enfer, aux vertus de la macération et de la prière, aux devoirs de l’obéissance et du sacrifice envers les interprètes de la divinité.

N° 547. Environs de Rio-de-Janeiro.

C. Indique le sommet du Corcovado, altitude 712 m., d’où la photographie ci-contre est prise. P. Indique le Pain de sucre, Pão-d’Assucar, altitude 387 m., que l’on voit à l’entrée de la baie.

Cl. J. Kuhn, Paris.
ville et baie de rio-janeiro, vues du sommet du corcovado


Il n’est guère de pays au monde où l’Église romaine dispose d’un aussi grand pouvoir, car les superstitions nouvelles s’accommodent facilement des anciennes, qui naquirent d’une même conception des choses, et les pratiques religieuses ont à peine changé. Il n’est pas une guerre, pas une révolution en ces pays souvent agités où l’on ne retrouve l’influence directe du clergé agissant sur les masses profondes pour les faire combattre à son profit. En réalité, toutes les luttes intestines qui se sont produites dans les pays de l’ancien empire des Inca, Bolivie, Pérou, Ecuador, ont eu les intérêts du clergé parmi les principaux éléments enjeu, en même temps que les ambitions militaires, les conflits de castes et les rivalités provinciales. Quand les prêtres l’emportent, ils en profitent aussitôt pour établir un gouvernement théocratique où, sous des noms de civils ou de généraux, le pouvoir est entièrement dans leurs mains. Aussi, durant son beau temps clérical, la « république » de l’Ecuador put-elle être considérée comme le modèle de l’arrêt, du conservatisme absolu. L’instruction, et par conséquent l’hispanification des indigènes, sembla complètement supprimée. Car là est la question de vie ou de mort. Si les naturels américains se confondent par le croisement et par l’influence de l’école avec les descendants des Européens et sont entraînés à leur tour dans le mouvement de la vie moderne, l’Eglise est par cela même condamnée à perdre sa prise dans le sol ferme, puis à s’évanouir peu à peu comme un rêve.

La Colombie se trouvait en dehors du domaine des Inca, mais elle est peuplée d’autres nations indiennes qui sont encore incomplètement hispanifiées, tout en constituant la part la plus considérable de la population et en exerçant une action très importante dans la vie politique de l’Etat. Là aussi l’intérêt du clergé est de tenir les Indiens dans le paganisme primitif, sous forme à demi raisonnée : c’est ainsi qu’ils ont pu réussir à faire durer un gouvernement qui rappelle à bien des égards les temps du moyen âge. En grand, sur un théâtre beaucoup plus vaste, il y a là un phénomène d’ordre social analogue à celui qu’on observe dans les Flandres, en Bretagne et dans tous les pays d’Europe où l’Eglise et la Révolution se disputent les esprits. D’ailleurs, le résultat sera certainement le même dans les deux parties du monde, et l’évolution morale des Quichua et des Aymara s’accomplira sûrement, quoique lentement. Ils eurent jadis assez de valeur propre pour créer une civilisation originale : ils en retrouveront assez pour s’associer à la culture générale de l’humanité.

Dans l’ensemble de l’Amérique du Sud, la partie complètement européanisée ne comprend, outre les grandes villes de la zone côtière, que la région transcontinentale appartenant au climat tempéré et dont l’axe est le chemin de fer, non encore complètement achevé (1905), de Buenos-Aires à Valparaiso : c’est exactement la partie de la contrée qui ressemble le plus à l’Europe et où il a été, par conséquent, le plus facile d’en constituer une nouvelle, avec les caractères spéciaux que chaque pays présente. Peu à peu le commerce de ces régions s’universalise, embrassant graduellement tous les objets que l’homme peut utiliser ; mais diverses ressources particulières leur assureront encore pendant longtemps un rôle à part dans les échanges du monde. Pays de vastes plaines, les provinces de la pampa ont leurs céréales et produits agricoles de toute nature ; le Chili dispose de ses précieux trésors miniers, cuivre, houille, salpêtre, borax ; le Pérou et la Bolivie continuent d’être, comme au temps de la domination espagnole, d’immenses réservoirs de riches métaux ; le Brésil l’emporte dans le mouvement des denrées par le caoutchouc des forêts amazoniennes et par le café des provinces littorales, surtout de Sâo Paulo, aux « terres rouges » inépuisables. Déjà, par ses côtes les plus rapprochées du continent africain, le Brésil a quelques relations directes avec la Guinée d’où lui vinrent jadis la plupart de ses habitants noirs ; dans un avenir peut-être prochain c’est par les mêmes côtes, entre lesquelles l’Atlantique se rétrécit aux dimensions d’un bras de mer traversable en trois jours, c’est par cette même voie que les chemins de fer tracés à travers la Maurétanie, le Sahara et la haute Nigérie apporteront les voyageurs et les marchandises venus directement du bassin de la Méditerranée. Des routes très rapides, dont la construction ne semble pas encore occuper suffisamment les hommes d’entreprises, ne manqueront pas de s’établir ainsi vers le continent méridional du Nouveau Monde. Pernambuco ne sera pas plus éloigné de Paris que New-York l’est aujourd’hui. Quant aux îlots parsemés dans l’immensité du Pacifique, ils resteront séparés par d’énormes étendues, encore longues à franchir, de la côte qui marque le pied des Andes. C’est là que se trouve le plus large écart entre les zones d’habitation humaine. Cependant le Chili a fait déjà mainmise sur ces espaces océaniques en prenant les terres de Juan Fernandez et la fameuse île de Pâques, aux mystérieuses effigies qui nous parlent d’une civilisation disparue.

N° 548. Routes de Paris à Rio-de-Janeiro.

L’arc de grand cercle de Paris à Rio est devenu, sur cette carte, la ligne droite qui joindrait ces deux points. La distance de Konakry à Pernambuco est de 3 000 km., suit 68 heures de traversée à la vitesse de 24 nœuds.

A l’ouest du monde océanien, toutes les grandes terres qui dépendent géographiquement du continent d’Asie sont déjà entrées par la conquête, par l’utilisation agricole et commerciale, même par la colonisation, dans le cercle immense de la civilisation à type européen, par l’intermédiaire de l’Angleterre, de la Hollande, de l’Allemagne, même du petit Portugal déchu et des États-Unis débordants de force matérielle et d’audace. Puis, au milieu du Pacifique, s’étale le formidable continent australien, qui fut jadis une simple dépendance de l’Europe et qui se rattache encore à elle par la direction de presque tout son mouvement commercial ; il constitue également un centre de domination pour les terres environnantes : une partie de la Nouvelle-Guinée reçoit de la république d’Australie ses explorateurs et ses immigrants ; les îles Fidji se trouvent dans son rayon d’exploitation capitaliste, et déjà la Nouvelle-Calédonie et les îles voisines, qui appartiennent à la France ou que celle-ci convoite, ont donné lieu à d’aigres remontrances de la part des Australiens, qui se prétendent d’avance les maîtres des immensités du Pacifique. A cet égard, ils ne peuvent manquer d’entrer en conflit avec les Américains du Nord, qui possèdent un câble télégraphique à travers toute l’étendue de l’Océan, entre San-Francisco et les Philippines par les escales d’Honolulu, dans les Havaïi, et de Guam dans les Mariannes.

La plus grande part du sablé des îlots dans les parages orientaux du Pacifique est attribuée à la France, fait qui n’a du reste aucune valeur dans l’équilibre général de la puissance des Etats, car presque toutes les îles, sauf Taïti, sont de faibles dimensions et ne pourront jamais prendre d’importance réelle pour leurs productions et leur commerce : elles donnent simplement une petite satisfaction d’amour-propre aux militaires de la nation suzeraine qui plantent leur pavillon à l’entrée des passes et sur les promontoires fortifiés ; en outre, elles fournissent au budget de la métropole l’occasion d’aligner quelques millions de dépenses aux frais des contribuables. C’est tout, mais les petites populations locales intéressent par leurs migrations d’île en île, par les contrastes d’accroissement ou de diminution des habitants, par toutes les questions économiques relatives au développement ou à la décadence de la race, et surtout par les variations étonnantes que subissent les insulaires suivant le milieu qui les entoure et leur donne son empreinte. A cet égard, il importe d’étudier l’Océanie dans son ensemble, sans tenir compte du partage qu’en ont fait les puissances européennes, suivant les hasards de la navigation, les exigences des missionnaires et les décisions de diplomates plus ou moins compétents qui n’avaient point vu les îles distribuées par eux.

On peut suivre à la trace les migrations des Polynésiens par les noms qu’ils ont donnés à leurs diverses étapes, depuis le Havaï-ki primitif, situé, pense-t-on, dans une île de l’Indonésie.

N° 549. Divisions politiques de l’Océanie.
Les Iles non entourées sont sous le contrôle de l’Angleterre.


Ils s’arrêtèrent, aux Fidji — Avaïki-raro, c’est-à-dire Avaïki sous le vent — ; aux Samoa — Savaï-i — ; aux Tonga — autre Avaïki-raro — ; à Raïateia — Havaï-i — ; à Taïti — Avaï-ki runga, soit Avaï-ki « au vent » — ; à Fakarava (Archipel Paumotu) — Havaï-ki — ; aux Sandwich — Havaï-i — ; enfin, dans la Nouvelle-Zélande — Avaï-ki-tau-tau, Avaïki du « feu »[11].

Toutes les traditions orales font venir les Polynésiens de l’Occident et, d’ailleurs, les formes linguistiques pointent dans la même direction, vers la région malaise. Percy Smith désigne carrément l’Inde comme lieu d’origine de tous les insulaires du monde oriental[12]. Le souffle régulier des alizés, qui porte
Cl. du Globus.
pignon de maison commune aux iles palau
presque constamment dans la direction de l’est à l’ouest, c’est-à-dire en sens inverse du mouvement de migration des Indiens, différenciés ; graduellement en Indonésiens et en Polynésiens, cette marche des airs fut certainement un obstacle aux voyages maritimes, mais non pas un obstacle invincible, car le vent normal est souvent interrompu par des remous aériens de directions diverses : c’est ainsi que, dans les îles de la Société, le toerau, soufflant dans le sens du nord au sud, est assez fréquent ; les marins de Raïateia l’attendent pour cingler vers Taïti, sachant que, là, ils ne manqueront pas de retrouver bientôt la brise qui les ramènera dans la patrie. De même que le vent, le courant océanique présente dans ses allures quelques irrégularités qui facilitent les voyages dans le sens de l’Orient. Des courants latéraux sont déterminés par la forme et la position des îles et des récifs que vient heurter le flot ; mais le phénomène capital que les navigateurs durent utiliser est l’existence de ce contre-courant régulier qui, des deux côtés de l’équateur, coule au milieu du courant majeur des eaux du Pacifique[13]. Dans leurs grandes expéditions, les marins océaniens pouvaient donc se laisser porter alternativement à l’est et à l’ouest, sur la rondeur du globe. C’est à ce courant de reflux que de Quatrefages attribue le rôle principal dans l’histoire du peuplement des îles d’Océanie.

Mais, en fait, il fallait les découvrir, et c’est en cela que l’on doit admirer l’initiative et l’audace qui se développa chez les insulaires du Grand Océan
Cl. du Globus.
bateau de haute mer
autrefois employé à Samoa.
pendant la série des siècles, par suite des mille expériences qui se succédèrent, et qu’ils assurèrent par un enseignement régulier de nautique, de météorologie et d’astronomie. Très certainement, les marins autochtones de l’Océanie furent souvent guidés dans leurs migrations par l’observation de la marche des cétacés et des poissons et par le vol des oiseaux, notamment à leurs points de départ et d’arrivée. Dans la Nouvelle-Zélande, les Maori désignent une espèce du genre coucou par le nom d’ « oiseau de Havaï-ki » et racontent qu’il retourne en hiver au pays de leurs ancêtres. La plage sur laquelle les oiseaux s’assemblent avant le départ est dite la « baie des Esprits » : sans doute on s’imaginait que les oiseaux eux-mêmes étaient les âmes des Maori s’envolant vers la terre des aieux[14].

En cette œuvre immense de peuplement, les Polynésiens eurent pour eux la longue série des siècles : les migrations ne se firent point d’un coup, mais à mille reprises différentes et avec des succès ou des insuccès divers, déviations et retours ; mainte expédition disparut par les naufrages, par les batailles, par la faim. Souvent aussi des bandes de migrateurs d’origines distinctes débarquèrent dans une même île et le régime de la société locale s’en trouva brusquement changé. C’est en conséquence de cette succession d’apports humains que se constituèrent les castes, les derniers et plus forts envahisseurs devenant des rois (Arioï) et des chefs (Raatira), tandis que les asservis de la plèbe se disant autochtone formaient la multitude des Manahuna. Cette hiérarchie des castes, telle qu’elle existe dans les îles « sous le vent », se reproduit en nombre d’autres terres avec des dénominations différentes. D’ailleurs, chaque groupement local emploie de nombreux synonymes provenant de » couches successives de populations immigrantes[15].

Le dernier flot d’immigration conquérante est récent. Il se dirigea de l’Indonésie vers les Fidji en évitant les terres habitées par les populations à peau noire, puis il envahit les Samoa et les Tonga après le dixième siècle ; deux cents ans plus tard, il occupait déjà les îles Havaïi, et vers 1350, des flottes d’invasion arrivaient dans la Nouvelle-Zélande. De là l’émigration des Polynésiens poussa même jusqu’à Rapanui, ou île de Pâques, la terre la plus avancée dans la direction de la côte américaine : la similitude des dialectes rend incontestable la communauté d’origine. Si les indigènes de Rapanui ont sculpté en pierre les colossales idoles que l’on trouve dans l’île, la cause en est au manque d’arbres : le style de ces monuments est bien le même que celui des statues de bois érigées dans les îles boisées du reste de l’Océanie. Ainsi les insulaires ont dû parcourir d’étape en étape l’immense étendue des mers qui sépare l’Asie des parages américains, Quant aux voyages de quelques centaines ou milliers de kilomètres, ils nous sont attestés par les légendes, par les croisements de races et de langues, même par l’histoire directe. Pendant la période moderne, on a vu les Chamorros des Mariannes s’établir dans la partie centrale de l’archipel des Carolines, après avoir fait escale aux îles d’Uluthi, d’Uleaï et de Lamotrek : Christian a reconnu des traces très distinctes du langage des Mariannais dans le groupe carolin des îles Mortlock.

La beauté de la résidence prédispose naturellement le voyageur à s’imaginer une sorte d’harmonie préétablie entre les insulaires et les terres charmantes qu’ils habitent. On voudrait que ces indigènes eussent toujours répondu par le caractère et les coutumes à l’admirable nature dans laquelle ils vivaient : ils auraient dû être uniformément beaux et forts, aimables, généreux, pacifiques. Mais il n’en était pas ainsi, sauf en quelques îlots privilégiés, où la population, formant un monde bien à part en des conditions parfaitement égalitaires, en était arrivée à ne plus connaître la distinction entre le tien et le mien. La belle ambiance du sol, des eaux et des airs ne devient éducatrice qu’avec l’aide des hommes qui savent l’interpréter et lui donner une âme pour ainsi dire.

Cl. H.-B. Guppy.
maisons sur pilotis, ile fauro (archipel salomon)


Or les enseignements reçus avaient été surtout ceux de la guerre, et les formes de conflit variaient en chaque île, suivant les mille circonstances du contact primitif. La répartition de la population en des terres éloignées les unes des autres, constituant toutes un milieu spécial bien caractérisé, avait déjà pour conséquence de donner à chaque peuplade un caractère particulier, puis à ces contrastes s’ajoutaient ceux que créaient les vicissitudes de l’immigration. Malgré l’origine commune, malgré la ressemblance des langues, dérivées de la même souche, l’évolution suivit en chaque domaine des voies propres : les Mélanésiens ne ressemblent que fort peu aux Havaïiens, les gens des Marquises contrastaient beaucoup avec ceux des îles de la Société, les Samoans et les Maori étaient devenus très différents pendant une séparation de quelques siècles.

Les contacts qui se produisirent successivement dans les divers archipels entre les anciens immigrants, devenus à leurs propres yeux des aborigènes, propriétaires immémoriaux de la montagne ou du récif, et les envahisseurs arrogants qui s’attribuaient par le droit de la force tout ce qui était à leur convenance, cases, bosquets et les habitants eux-mêmes, toutes ces rencontres avaient amené presque partout un état permanent de guerre ouverte ou d’oppression, c’est-à-dire de guerre régularisée. Les castes s’étaient constituées, dominées par la classe supérieure des arioï, qui étaient les maîtres, les nobles, les grands détenteurs du sol, les gens à titres, à fortunes et à privilèges, pouvant se permettre de jeter le tapu (tabou) sur toutes choses qu’ils voulaient interdire au peuple pour se les réserver à eux-mêmes.

Or, parmi ces privilèges des nobles, il en était un qui ne consistait en rien moins qu’à manger les gens de la plèbe. Aux Marquises, aux Fidji, c’était une coutume honorable, que conseillaient les prêtres dans les circonstances graves et qui s’expliquait amplement par l’antique superstition du sacrifice sanglant, également dans les traditions aryennes et sémitiques, polythéistes et monothéistes, juives et chrétiennes, car, dans les îles mêmes où les hommes avaient cessé de manger la chair humaine, par répugnance instinctive, les aïeux en avaient conservé le goût et il fallait continuer de leur en servir (Lippert). L’idée, qui se présente spontanément aux esprits simples, que le sang nourrit le sang et que le cœur double le cœur, contribuait aussi à justifier l’anthropophagie aux yeux des chefs et des prêtres, mais les grands rois n’avaient besoin ni de traditions religieuses, ni de raisons anthropologiques, il leur suffisait d’avoir faim de chair humaine. Le fameux roi fidjien Thakambau, qui s’éteignit entouré de courtisans britanniques et grassement pensionné par le Trésor anglais, était un de ces potentats qui se passent volontiers d’excuses : quand un de ses sujets lui paraissait bien à point pour un excellent repas, il n’avait qu’à lui faire un signe : le malheureux comprenait et se mettait à jardiner pour fournir les ignames et légumes avec lesquels son corps bien rôti devait être accommodé. Maintenant, la volonté de nouveaux maîtres, les Européens, a fait disparaître la pratique royale de l’anthropophagie, mais il va sans dire que le maintien du cannibalisme fut revendiqué par les partis conservateurs des Fidji, au nom des « principes » et de la « saine morale ». Comment, prétendaient les défenseurs du bon vieux temps, comment protéger la Société sans contenir les basses classes par une juste terreur ?

Cl. de Me Massieu.
cannibale des iles salomon ou solomon

Il faut du reste remarquer que nombre d’archipels avaient abandonné les coutumes des « repas du grand porc » longtemps avant que Cook eût traversé les mers. Elles ne subsistèrent guère jusqu’au dix-neuvième siècle qu’aux Fidji, aux Marquises, en Mélanésie et en Nouvelle-Zélande. A Taïti, à Samoa, aux îles Gilbert, aux îles Marschall, certaines traditions, certaines cérémonies, incomprises aujourd’hui, permettent seules de dire que le cannibalisme y fut pratiqué il y a quelques siècles, mais on ne peut affirmer que Havaïi l’ait jamais connu. D’autre part, ces pratiques sanguinaires s’allient très bien en Océanie avec une grande bienveillance réciproque, de même que l’infanticide y marche de pair avec un respect de l’enfant tel qu’on ne le rencontre qu’exceptionnellement en Europe. De fait, le Marquisien ne mettait pas plus de méchanceté à sacrifier son camarade désigné par les prêtres que le paysan français à tuer son cochon. Dans les deux cas, on verse le sang parce qu’on n’imagine pas qu’on puisse agir autrement. D’ailleurs, les morts se vengent et la crainte des esprits qui s’attaquent aux vivants constitue le fonds et le tréfonds de la religion polynésienne[16].

L’île merveilleuse de Taïti, dans laquelle Bougainville et ses compagnons virent une « nouvelle Cythère » et que, depuis ce navigateur, tant de peintres ont décrite, tant de poètes ont chantée, n’était pas seulement l’île de l’amour, c’était aussi un lieu de pratiques horribles, introduites par la caste aristocratique des Oro, tous gens de loisir, qui tenaient à honneur de ne rien faire de leurs doigts et s’engraissaient consciencieusement pour se donner un aspect imposant. Maintenant encore, les nobles cherchent à se distinguer par une majestueuse obésité, que les anthropologistes ont voulu considérer comme un caractère de race. Les Oro formaient une société secrète dont tous les membres s’engageaient à célébrer des sacrifices sanglants et à supprimer religieusement leur descendance.

On a voulu expliquer cette coutume affreuse de l’infanticide par le manque de ressources alimentaires. Les parents, la mère elle-même auraient compris que les vivres ne s’accroissaient pas dans une proportion égale à celle des familles et, d’avance, ils se seraient conformés à la « loi de Malthus » dans toute son effroyable rigueur[17]. Il est possible qu’en certaines îles où prévalurent des circonstances exceptionnelles, des guerres d’extermination, des tempêtes destructives ou autres désastres imprévus, la famine ait déterminé des parents à se débarrasser de leur progéniture, il est possible que les Océaniens aient méconnu les ressources de leur admirable climat et la puissance de leur travail, mais l’infanticide eut sans nul doute en mainte contrée d’autres causes que la faim.

N° 550. Groupe des îles Sandwich.


Toute action, par cela seul qu’elle s’est produite et quelle qu’en soit la cause, a tendance à se renouveler, à se changer en coutume, à prendre un caractère religieux ; dans tous les pays du monde, la tradition devient sainte et fait plus que justifier, elle divinise les actes. Dans le meurtre des enfants, l’homme n’a-t-il pas toujours la suprême ressource de l’illusion pour se consoler dans son chagrin ? De ces enfants qui n’avaient pas même le temps d’ouvrir les yeux à la lumière du soleil, ne pouvait-on pas faire des esprits protecteurs, des saints qui se rappelaient la pauvre famille de laquelle ils étaient issus et qui intercédaient pour elle auprès des divinités farouches ?

En quelques îles, et pendant certaines périodes, la proportion des enfants sacrifiés s’élevait jusqu’à plus de la moitié, même aux deux tiers de la même génération.

N° 551. Groupes des Fidji et des Samoa.

Dans l’atoll de Vaïtupu (archipel Ellice), on n’accordait que deux enfants à chaque couple, un seul chez les habitants de Nukufetau à quelques kilomètres au nord de Funafuti, à moins que les parents n’eussent consenti à payer une amende, ce qui, paraît-il, n’était point rare[18]. Les filles surtout étaient menacées, comme elles le sont dans toutes les sociétés barbares, car elles représentent, relativement aux garçons, une moindre somme d’espérances, plus de doute et d’inquiétude. La mère elle-même, consciente de son infortune, de sa misérable condition d’esclave, se rappelant les coups, les injures, le travail incessant, était souvent la première à demander la mort d’une malheureuse future, destinée à souffrir comme elle avait souffert.

N° 552. Groupes des Marquises et des îles de la Société.


Son cœur s’émouvait plus facilement à la pensée qu’un fils lui était né, un fils destiné peut-être à la gloire comme navigateur ou guerrier. A Ruk, dans les Carolines, la mort de l’enfant ne pouvait être décidée qu’avec le consentement de la mère : quand celle-ci voulait le sauver, elle se teignait la mamelle en rouge, couleur du sang que rachetait son amour maternel.

Quelles qu’aient été, dans les divers archipels, les vraies causes de l’infanticide, l’hypothèse de la rareté des vivres n’a point de sens en des archipels comme les îles de la Société, Taïti ou Raïateia, où les tueurs d’enfants sont des parasites se vouant systématiquement à la paresse, s’interdisant tout travail de leurs mains. Si les vivres venaient à manquer, la faute n’en était pas aux générations nouvelles. Les terres au sol généreux, dont le sol volcanique ou coralien se décompose facilement sous la pluie et le soleil, ne sont cultivées d’ordinaire que dans le voisinage immédiat de la mer, c’est-à-dire aux endroits exposés aux redoutables raz de marée. Les indigènes ne peuvent se détacher du spectacle toujours renouvelé de ces flots et, d’ailleurs, ils sont presque tous marins et pêcheurs ; c’est dans l’immense laboratoire vital de l’Océan qu’ils trouvent en surabondance la nourriture complémentaire de celle qui leur est fournie par les jardinets de leurs cases. Il est, du reste, juste de remarquer que si les produits végétaux et les poissons offrent une ressource illimitée, il y a pénurie de chair animale et, pendant des siècles, certaines des populations ne mangèrent d’autre « viande » que celle du « grand porc ».

Dans les îles montueuses, les pentes de l’intérieur, quoique partiellement revêtues de végétation, sont presque partout négligées au point de vue économique et, cependant, une population nombreuse pourrait y trouver sa subsistance. En 1897, lorsqu’une expédition française vint s’emparer effectivement de l’île Raïateia, jusqu’alors possession purement fictive, les assiégeants eurent plus de peine que les assiégés à maintenir la régularité de leurs approvisionnements. Refoulés dans les hautes vallées, loin de la plage, les gens de Teranpoo, qui refusaient obstinément de subir la domination étrangère, durent renoncer absolument à toute nourriture animale et même se dispenser de faire cuire leurs aliments végétaux afin de n’être pas trahis par la fumée. Les fruits et autres produits crus qu’ils trouvaient en abondance dans leur retraite suffisaient amplement à leur nourriture : ignames, patates sauvages, racines de dracœna et de fougères arborescentes ; noix de tiaïri et châtaignes de mape, oranges et mangues sauvages, barbarines ou fruits, énormes, d’une passiflore. Les fugitifs auraient pu vivre à l’aise pendant de longs mois si l’ennemi n’avait été assez nombreux pour procéder stratégiquement au déblaiement de l’île entière.

Cl. J. Kuhn, Paris.
hutte polynésienne


La question démographique de l’excédent d’habitants en proportion des ressources alimentaires n’est donc pas posée en Océanie. Le sol des archipels — sans y ajouter les eaux océaniques pullulantes de vie — pourrait nourrir à l’aise une population décuple et centuple de celle qui l’habite aujourd’hui ; à l’est des grandes îles mélanésiennes, l’Océanie proprement dite n’a pas même un million de résidants indigènes, blancs ou métis, 900 000 peut-être. C’est à 8 ou 10 individus seulement que l’on peut évaluer par approximation la densité kilométrique des insulaires océaniens. Seuls, les archipels Ellice et Gilbert arriveraient à une population spécifique comparable à celle de la France.

Les naturels des îles de la Société vénèrent entre toutes cette haute terre de Raïateia et continuent de l’appeler « Sainte », bien qu’ils aient abandonné le culte des anciens dieux. C’est là qu’abordèrent, il y a de nombreuses générations, les familles qui ont peuplé l’archipel : l’île en a gardé le nom d’Havaï-i, qui rappelle la patrie traditionnelle. Il est des lieux tellement sacrés dans l’île que nul indigène n’oserait y séjourner la nuit, même y pénétrer le jour, car si ces gorges sauvages, ces cratères aux roches brûlées étaient jadis fort redoutables à cause des puissantes divinités qui s’y étaient assemblées, combien plus doivent-ils être dangereux depuis que le Dieu des missionnaires est apparu, chassant devant lui les dieux nationaux et les transformant en diables, en ennemis du peuple auquel ils appartenaient autrefois ! Les vagues, soulevées récemment (1903) par une tempête tournante, ont dévasté la plus grande partie du littoral, rasé des habitations, noyé les pêcheurs ; le désert s’est fait sur de longues plages fertiles comme il existait déjà dans les vallées de l’intérieur.

Ainsi les demeures les plus désirables que possède l’humanité sont précisément parmi les moins habitées. Même on a pu se demander si elles ne seraient pas un jour toutes changées en solitudes, tant la dépopulation a fait de vides depuis la première apparition des Européens dans les îles : de même que pour les Peaux-Rouges de l’Amérique, on en était arrivé à croire en toute naïveté que, par le fait d’une loi inéluctable, les indigènes polynésiens étaient voués à la mort ; la seule présence de l’être supérieur, c’est-à-dire du blanc, matelot, prêtre ou traitant, aurait suffi pour foudroyer de loin l’être inférieur. C’était là une opinion fort commode pour ceux qui pouvaient avoir une responsabilité quelconque dans la mortalité des insulaires canaques ou maori. Tout au plus faudrait-il voir en eux les agents aveugles de la destinée !

N° 553. Ile méridionale de Nouvelle-Zélande et superficie des îles d’Océanie.

La superficie de l’île méridionale de la Nouvelle-Zélande est de 152 165 kilomètres carrés, légèrement inférieure à la superficie approximative totale (178 196) des milliers d’iles d’Océanie. La plus grande d’entre elles est Birara (Neu Pommern) dans l’archipel Bismarck ; sur le diagramme sont indiquées celles d’au moins 10 000 kilomètres carrés.

Loy = Loyauté et les îles voisines de la Mélanésie (6); Sa = Samoa (13); So = Société (9); Mq Marquises (4); P = Paumotou (7); T = Tonga (25); El = Ellice et autres îles de Polynésie (68); Mn = Mariannes (7); C = Carolines (26); G = Gilbert (82) et autres îles de la Micronésie. Les chiffres indiquent la densité de population vers 1895.

Cependant il n’est pas défendu de rechercher en détail les diverses causes du grave phénomène démographique et de constater jusqu’à quel point l’envahisseur blanc est justifié à se laver les mains de tous les malheurs de la race polynésienne. Tout d’abord, il faudrait énumérer les morts violentes que comporte l’œuvre dite de « civilisation ». Ainsi, pour prendre précisément un exemple dans Raïateia la Sacrée, on peut se demander si la grande France a bien agi en exigeant des indigènes de la petite île une soumission absolue, inconditionnelle, alors que ceux-ci voulaient bien rester amis, accepter même le fétiche du drapeau, mais à condition de demeurer libres en suivant la coutume antique ? On leur avait donné quelques jours de réflexion avant le 1er janvier 1897 pour se soumettre à merci. Une moitié des insulaires préféra combattre, tenir la montagne pendant plusieurs mois, et ne se rendre que décimée, pour se laisser ensuite déporter dans l’archipel des Marquises. Combien de morts furent la conséquence de cet acte de conquête ? La statistique ne le dit pas. Elle ne nous dira pas non plus combien aura coûté l’acte de « justice » que des envahisseurs allemands ont récemment exercé, non pas dans l’Océanie proprement dite, mais dans un archipel de la Mélanésie, peu importe le lieu, puisque le système et la méthode sont partout les mêmes. En octobre 1901, le vaisseau de guerre germanique le Cormoran alla châtier les insulaires de Saint-Mathias en massacrant d’abord 61 « sauvages », puis en capturant les femmes et les enfants pour les emmener au poste allemand de Herbertshöhe, où ils auront à se faire une idée de la puissance des « civilisés » avant de retourner dans leur île, s’ils en trouvent l’occasion et s’ils restent en vie. Quel crime atroce avaient donc commis les gens de Saint-Mathias pour qu’on les punît d’une façon aussi barbare ? Ils s’étaient vengés, par le meurtre, sur la personne d’un Allemand ayant trouvé plaisant de couper des cocotiers, les arbres qui nourrissent et entretiennent les naturels[19] : « Histoire de rire un peu ! » Et que de fois de pareils événements se sont reproduits en divers points de l’Océanie, tous approuvés par la morale nationaliste qui sévit encore en notre monde, si fier de son progrès. Dans l’histoire de la mer du Sud, peut-être même dans l’histoire universelle, l’amiral Goodenough reste encore un exemple unique de véritable humanité. Se sentant blessé à mort par une flèche égarée, il se tourna vers ses matelots, qui déjà saisissaient des carabines, préparaient des canons et des fusées : « Et surtout, mes amis, surtout ne me vengez pas ! »

Mais ce n’est pas seulement avec le fer et le feu que l’on tue, c’est encore bien plus avec le poison, donné sous la forme d’alcools purs ou frelatés. C’est là une arme que le traitant européen manie encore mieux que toute autre, et la rivalité de concurrence s’établit entre les marchands d’Europe, qui veulent quand même forcer les nations à s’enivrer de leurs boissons, et les fabricants indigènes qui savent parfaitement produire aussi les plus funestes liqueurs, notamment le kava, fléau des Marquises. La lutte, réglementée par les administrations européennes, sévit entre les produits dits « hygiéniques » des négociants patentés et les « bouilleurs de cru » non autorisés. Le résultat du conflit n’en est pas moins l’intoxication avec toutes ses conséquences de vices, de maladies et de mort. L’Européen n’a-t-il pas sa part de responsabilité dans le dépeuplement que cause l’ivrognerie ? Il est hors de doute que la dysenterie était inconnue chez les insulaires des archipels Salomon et néo-hébridiens jusqu’à l’époque où des indigènes, importés dans les îles Fidji, revinrent dans la contrée natale avec les germes de la maladie contractée dans la société des Européens[20].

Les tristes éducateurs des Polynésiens n’ont pas été seulement les matelots, les soldats et les traitants ; en de nombreux archipels ce furent surtout les missionnaires protestants et catholiques, et l’on peut se demander également si les sanctimonieux personnages sont absolument innocents de tout blâme dans l’œuvre de dépeuplement. Le missionnaire accuse le traitant parce que celui-ci corrompt ses fidèles en lui vendant de l’alcool et des armes et, de son côté, le traitant accuse le missionnaire parce que les guerres religieuses allumées par les rivalités du culte sont plus acharnées et plus durables que toutes les autres : des deux parts, on se renvoie l’accusation de meurtre[21]. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine, c’est que les missionnaires anglais ayant été les véritables maîtres de la plus grande partie des archipels pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, c’est à eux surtout que l’on doit demander compte de la gestion européenne des intérêts polynésiens. Grâce à l’autorité que leur donnaient un long séjour, la supériorité des connaissances et la visite fréquente de puissants navires de guerre britanniques, ces missionnaires étaient les vrais détenteurs du pouvoir, et les roitelets locaux n’étaient que leurs humbles courtisans. En parlant des missionnaires anglais venus dans son île, un Maori disait au voyageur Lloyd[22] : « Ils sont venus ici pour nous enseigner à prier Dieu, et, pendant que nos yeux étaient levés vers le ciel pour invoquer le Seigneur, ils nous ont escamoté la terre de dessous les pieds ».

Cl. J. Kuhn, Paris.
nouvelle-zélande, source incrustante de rotomahana

Les potentats religieux ne se bornaient pas à traduire la Bible et à la faire réciter aux indigènes ; de même que les Mahométans, ils avaient extrait la loi tout entière de leur livre sacré, en s’aidant des précédents de la justice anglaise : droit agricole, droit commercial, pénalité, tout avait été réglé par eux d’une manière absolue, et telle était la rigueur de leur surveillance que leurs agents étaient autorisés à pénétrer à toute heure dans les habitations. Leur principal moyen d’investigation était l’espionnage : leur enseignement chrétien s’accommodait parfaitement d’encourager les délateurs. En outre, un esprit d’avidité financière pénétrait l’ensemble de leur code, l’amende, plus ou moins forte, était la seule peine prononcée pour tous les délits ou crimes, à l’exception des révoltes politiques, punies du bannissement. La pauvre littérature kanaque ne comprend d’autres livres que la Bible, des chants religieux, de petits traités d’école et, à l’usage des enfants, un « guide pour connaître les richesses », résumé d’économie politique[23]. Les indigènes, dressés dès l’école, ont très bien appris à mettre leurs petits gains à la caisse d’épargne.

Cl. J. Kuhn, Paris.
nouvelle-zélande, terrasse au pays des geysers

Or, la perspective de la richesse est toujours fort dangereuse, même pour ceux qui ont fait vœu de pauvreté et de renoncement, Ainsi les missionnaires wesleyens de la Polynésie se trouvèrent entraînes, quelques-uns peut être inconsciemment, à se faire en réalité chefs de pirates, ou du moins à patronner des guerres de conquête. Les insulaires de Tonga, déjà convertis à la foi protestante et pratiquant les rites suivant les prescriptions de leurs directeurs spirituels, envoyèrent nombre des leurs dans les îlots méridionaux de l’archipel de Viti et, peu à peu, le mouvement de migration se changea en invasion. Devenus « redresseurs de torts », c’est-à-dire conquérants, les Tongans finirent par s’emparer de toutes les îles, à l’exception de la plus grande, Viti-Levu, qu’ils avaient entamée déjà lorsque l’Angleterre intervint officiellement pour décider à son profit entre les belligérants. Or, ces envahisseurs tongans agissaient comme fidèles de l’église wesleyenne et chacune de leurs annexions rapportait de nouvelles cotisations ou taxes à la « religion de l’huile », ainsi nommée parce que les missionnaires étaient rétribués en kopra ou en huile de coco. Cette guerre rémunératrice eût-elle été possible si les méthodistes, qui étaient les maîtres absolus, ne l’avaient pas voulue et commandée ? D’autre part, ne serait-ce pas faire injure aux prêtres catholiques des Marquises et autres archipels que de les imaginer inférieurs à leurs émules wesleyens dans le commerce de l’ « huile » et des âmes ? Non, ce furent aussi de rudes compères, assez pour obliger le roi Louis-Philippe, le plus circonspect des hommes, à se brouiller avec l’Angleterre (1843) et pour se faire donner raison dans leurs intrigues de Taïti, au risque de mettre aux prises par contre-coup les deux nations européennes !

Si les missionnaires de tout culte ont fait directement le plus grand mal aux Polynésiens en attisant la guerre civile, n’est-ce pas eux aussi qu’il faut accuser d’avoir été les principaux introducteurs et propagateurs des maladies contagieuses, et, ceci, par leur fausse pudeur, par leur déplorable vertu, que l’on peut vraiment qualifier d’obscènes quand on a le respect de la belle forme humaine ? Ne sont-ce pas tous ces prédicateurs du péché originel qui ont imposé aux indigènes d’avoir à cacher leur saine nudité pour s’affubler d’affreux costumes européens ? Stevenson exprime nettement son opinion que l’épouse du missionnaire protestant est le principal facteur de cette transformation, dont la conséquence a été de dépraver plutôt que de renforcer la vertu de ces beaux représentants de l’espèce[24]. Bullen raconte comment, par une obéissance enfantine aux lubies de fanatiques missionnaires wesleyens, et peut-être aussi par le besoin superstitieux de s’offrir en sacrifice par des règles dures et méritoires, les indigènes de Vau-Vau (ou Vavao, île Tonga) se condamnent à une féroce observation du « Sabbat », telle que, pendant toute la journée, les intervalles de repos entre les services de prières, chants et objurgations pieuses ne durent jamais plus d’une heure. Anxieux, toujours effrayés de commettre quelque infraction à la sainteté du dimanche, les naturels naïfs se croient tous obligés d’apparaître devant le pasteur en vêtements européens dûment achetés dans sa boutique : les femmes sont habillées d’indiennes légères, tandis que les hommes, sous le torride climat équatorial, portent de gros vêtements de laine, comme des marins de l’Océan Arctique. Mais, après le service, on les voit se précipiter sous les groupes d’arbres les plus rapprochés de la chapelle, se dévêtir de leurs habits, pantalons et chemises, et reparaître, enfin délivrés pour quelques minutes de leurs costumes de torture et se prélassant sur l’herbe dans leur belle nudité ornée d’une guirlande en feuilles de cocotier[25].

Cl. du Globus.
samoa, deux sœurs âgées de 11 et 13 ans

On comprend combien ce passage brusque de l’une à l’autre sensation, suivant les conditions variables de l’atmosphère, doit avoir de conséquences funestes, surtout quand l’hypocrisie morale, ce qui est presque toujours le cas, s’ajoute à l’hypocrisie physique des vêtements. Bien vêtus dans la journée pour aller au temple ou à l’église, les fidèles aiment à se dévêtir la nuit pour danser en plein air, au vent et à la rosée, leurs anciennes danses païennes : l’orgie succède à la contrainte, l’usage de l’opium à celui de la Bible, et les maladies en profitent pour se glisser dans les organismes épuisés. Telle est en grande partie l’origine des rhumes, des bronchites tenaces, de la redoutable phtisie, l’ennemi par excellence des Polynésiens, le fléau qui a succédé à la syphilis des premières décades comme le principal destructeur de la race : « Voilà le gouffre dévorant, le tombeau de Havaïi ! Voilà ce qui rend nos chemins déserts ! » s’écriait l’historien kanake David Malo, en parlant du mal vénérien apporté dans les îles par les matelots d’Europe[26]. Et pourtant, la syphilis n’a jamais frappé avec autant de rigueur que la tuberculose. Stevenson cite la population de la vallée Hapaa, à Nukahiva : la petite vérole tua le quart des habitants ; six mois après, la phtisie se propagea comme le feu dans la forêt ; en moins de deux ans une tribu de quatre cents individus était réduite à deux survivants.

Enfin, il est aussi une cause économique fort importante à laquelle on peut attribuer pour une bonne part la démoralisation et, par suite, la mortalité des indigènes. La cessation presque brusque du travail, produite par les relations nouvelles qui se sont établies avec l’Europe et l’Australie, fut cette raison majeure. Avant l’arrivée des Européens, les insulaires employaient leur temps non seulement à la culture et à la pêche mais aussi aux travaux d’une industrie très longue et fatigante : n’ayant pour outils que des os, des arêtes et d’autres menus objets, il leur fallait beaucoup de temps pour tisser leurs étoiles, embellir et meubler leurs cabanes, construire leurs canots : tous étaient à la besogne. Mais dès qu’ils eurent été munis de haches et de couteaux, dès que les marchands étrangers leur eurent apporté des sous et des verroteries pour remplacer leurs monnaies en pierres taillées, agates ou jaspes, percées d’un trou, ils profitèrent du loisir pour ne rien faire et s’avilirent, se débauchèrent d’autant[27]. Aussi ne doit-on pas s’étonner de voir les négriers proposer le travail forcé comme remède à ces fâcheux loisirs des indigènes, et, sans plus de scrupules, quelques aventuriers américains se sont livrés, durant les dernières années du dix-neuvième siècle, à la traite des Polynésiens, notamment des habitants des îles Gilbert, au nord desEllice, les invitant à bord de leurs bateaux et les transportant, morts ou vifs, jusqu’à la côte du Guatemala, où l’on employait les rares survivants.

Cl. du Globus.
armes polynésiennes

C’est donc l’ensemble des modifications apportées par les civilisés qui mène
Cl. du Globus.
poutre du logis
Sculpture maori.
l’Océanien sur la route de la mort, d’autant plus loin que les changements quelconques, bons ou mauvais, indispensables ou accessoires ont été plus nombreux. On sent combien était juste la réponse faite à l’honnête Gordon par une peuplade qu’il avait le remords d’avoir initiée à la civilisation : » Que puis-je faire pour vous ? » « Rien, nous n’avons besoin de rien. Allez-vous-en, c’est la seule chose que nous vous demandions ».

Dans le langage convenu des adulateurs de toute oppression, il est souvent fait mention du « sceptre » et du « joug » de la civilisation, et, plus souvent, de son « égide » protectrice, de son « bouclier », de sa « torche » et de son « auréole ». Mais un explorateur américain emploie un autre terme moins poétique, le « fouet » ; d’après lui c’est par la courbache qu’il faut dresser les simples au travail exigé par la société moderne[28]. Hélas ! sans avoir formulé cette théorie, nombre de planteurs l’ont appliquée déjà en Calédonie, dans les Nouvelles-Hébrides, aux îles Fidji, à Samoa, dans les Sandwich, où, d’ailleurs, le « fouet » n’a pas mieux réussi que le « bouclier » et « l’auréole ». Les indigènes ont continué de s’avilir et de dépérir.

La maladie et la mort ont donc saisi les habitants de ces îles fortunées, et, pourtant, il n’y a point à désespérer. Dans l’histoire de l’humanité, nombre de groupes ethniques, saisis par le remous des forces en lutte, semblaient aussi près de la mort que le sont de nos jours les Océaniens ; quand même, ils ont repris et prospéré de nouveau. Il est vrai, tel peuple, comme celui des Vandales, a disparu sans laisser de
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poutre du logis
Sculpture maori.
traces, mais, le plus souvent, les tribus aventurées en dehors de leur milieu, ou soumises à l’assaut de populations envahissantes mieux armées, ne sont pas détruites entièrement : elles s’accommodent peu à peu aux circonstances maîtresses, changent de nom, de religion, de mœurs et, par l’effet des croisements, se fondent de génération en génération dans la race même des exterminateurs. C’est ainsi que les Guanches des Canaries sont devenus des Espagnols et que les Peaux-Rouges du territoire indien deviennent des « Anglo-Saxons ». De même les Océaniens se changent graduellement en métis, en semi-Européens ; de nouvelles générations nous donneront des blancs aussi complets que nous le sommes nous-mêmes, Ibères, Ligures, Celtes, Germains et Slaves mélangés de Sémites.

La facilité, la fréquence des voyages qui placeront ces îles dans la proximité virtuelle du monde européen auront pour conséquence indirecte de modifier la race. Les îles du Pacifique tropical paraissent faites pour devenir des séjours de bonheur : ce sont des « paradis » autrement enchanteurs que les palmeraies, déjà fort belles, des bords de l’Euphrate et que les jardins de l’Arménie, dominés de loin par le double cône de l’Ararat. Certainement, l’admirable « voie lactée » que des îles par myriades ont formée dans la mer du Sud sera, dans un avenir assez rapproché, une succession de retraites délicieuses où viendront se délasser pour un temps, même se reposer pour la vie, ceux que fatigue l’âpre lutte industrielle de nos grandes cités. Là se succèdent à l’infini des « côtes d’azur », non moins propices au repos que la « corniche » de Menton et la « rivière » de Gênes. Déjà des Anglais de la Nouvelle-Zélande frètent des bateaux à vapeur pour aller par centaines visiter d’étape en étape les sites les plus curieux de ce vaste monde insulaire du Pacifique et, parmi les visiteurs, il en est qui restent en route, au bord d’une crique paisible, sous l’ombrage touffu d’un arbre à pain où la vie leur sera douce.

Ainsi se résoudra l’antinomie actuelle. Tant qu’il se trouvait suspendu, pour ainsi dire, entre deux civilisations inconciliables, le Polynésien était dans la situation d’un animal captif, hébété, sans pensée. Comme le disait Gratiolet, en une discussion mémorable entre les membres de la Société d’Anthropologie, le pauvre insulaire vaincu perdait la conscience de son être et toutes ses idées de morale s’en allaient à vau l’eau ; il ne savait plus ce qui est bien ou mal et se laissait entraîner sans ressort personnel, sans élan ni volonté. Désormais, tous ceux qui n’auront pas été violemment supprimés, comme le furent les Tasmaniens, comme le sont la plupart des tribus d’Australie, cesseront d’avoir le moindre doute relativement au courant de civilisation qui les emporte. Ayant passé par la « religion de l’huile », ils sauront parfaitement ce qu’est notre société moderne, où tout se vend, où tout s’achète, mais qui contient pourtant en soi une attente de progrès, un idéal de choses plus élevées, comme un imperceptible bourgeon qui doit un jour s’épanouir en fleur.

La grande évolution consiste principalement dans le mépris du tabou. Les pierres saintes, les arbres fétiches, les marques tracées sur le sol ont perdu leur pouvoir magique, c’est-à-dire que les chefs spirituels et temporels et les chefs de la famille, les maris et pères, ont cessé d’être des maîtres absolus et de donner à leur volonté une forme symbolique : les signes effroyables sont devenus ridicules et, si les missionnaires veulent les maintenir au profit de leur propriété, ils sont obligés d’avoir recours à l’espionnage et à la délation. Il est vrai qu’à la place des anciens tabous, les étrangers en ont apporté d’autres, la Bible, le crucifix, le drapeau ; mais, précisément, ces divers symboles, appartenant à une civilisation morcelée, ne se contredisent-ils pas mutuellement ? Ils ne présentent point un ensemble qui impose en même temps la conviction, le respect, la terreur et, qui plus est, les « porteurs de torches », les civilisateurs eux-mêmes ne croient qu’à demi ou même pas du tout aux doctrines qu’ils sont chargés d’enseigner ; ils mêlent l’indifférence, même la pensée libre, à l’instruction religieuse, morale ou patriotique, c’est dire que le mouvement qui entraîne actuellement les insulaires est, à quelques années ou décades près, identique à celui dans lequel tout notre monde moderne est emporté. On les convertit tant bien que mal, mais à cette conversion se mêle déjà l’  « irréligion de l’avenir ». Un de mes souvenirs les plus précis est celui d’une controverse véhémente que j’eus à soutenir fort avant dans la nuit avec un missionnaire qui devait partir le lendemain matin pour aller évangéliser les anthropophages des îles Fidji. Le malheureux partit fort ébranlé : « Mais du moins, demanda-t-il, navré, pourrai-je leur dire qu’il y a un Dieu ? »

Sans doute, le fond atavique resurgira souvent encore, mais combien déjà les Polynésiens que nous décrivirent Cook et Bougainville, Moerenhout et Fornander sont devenus tout autres ! Ainsi la mode du tatouage, que les insulaires de la mer du Sud, surtout les Maori de la Nouvelle-Zélande, les gens de Taïti, de Samoa, des Sandwich avaient élevée à la hauteur d’un grand art, cette mode a presque complètement disparu, si ce n’est dans les îles les plus malheureuses, les Marquises. Chose curieuse, en mainte île de la Polynésie fréquentée par les étrangers, la statistique des tatoués comprendrait un plus grand nombre d’Européens que d’indigènes et, certes, les premiers n’auraient pas à se vanter, comme jadis les Maori, de la noble élégance de leur dessin. A cet égard, la transformation peut donc être considérée comme définitive : actuellement les Polynésiens placent leur coquetterie dans le vêtement comme ils la plaçaient autrefois dans l’ornement pictural du corps librement exposé aux regards.

Le mouvement qui se produit dans la direction d’une civilisation nouvelle, et qui s’indique nettement par le changement en grande partie spontané du costume, se manifeste bien plus encore par l’acquisition d’un langage nouveau. Les anciennes langues à l’aimable parler musical disparaissent de plus en plus, remplacées d’abord par un jargon dont les mots anglais toutou, c’est-à-dire cook, cuisinier, titeta pour teakettle, théière, et les termes français repupilita pour république, sont bizarrement, quoique gentiment, défigurés, mais qui, à leur tour, cèdent la place à la langue véritable, avec ses recherches grammaticales et tours oratoires. De nombreux Océaniens mettent leur orgueil à bien parler des langues européennes, à faire des calculs mathématiques compliqués, même à réciter avec soin de longues énumérations géographiques, et, chose plus importante encore, ils n’ont plus à « tuer le temps », stade de transformation qui leur fut si funeste pendant leurs premières années de contact avec les Européens ; ils acquièrent des métiers et des professions diverses. Les matelots polynésiens sont très justement appréciés, et le baleinier Bullen[29] dit combien il eut à se louer d’eux et parle avec le plus grand éloge de ses compagnons canaques, natifs de Vau-Vau, dans l’archipel des Amis (Tonga). Grands, forts, adroits, serviables, toujours francs et joyeux, d’un courage enthousiaste, sobres et véridiques, ils étaient de beaucoup supérieurs, en moyenne, physiquement et moralement, à leurs camarades d’origine européenne.

En cette nouvelle période d’adaptation à l’ambiance européenne, plusieurs exemples récents nous montrent heureusement que la prétendue loi de dépérissement racial est souvent en défaut. Les statistiques relevées par les soins du médecin Gros, dans les îles australes et de la Société[30], établissent que, depuis la grande épidémie de rougeole, qui, en 1854, enleva huit cents personnes à Taïti, la population indigène et métissée n’a cessé d’augmenter régulièrement chaque année. Les relevés de l’Etat civil constatent aussi des augmentations dans Bora-Bora, la grande Tubiaï, et, d’après le dire des indigènes, Rorutua et Rimatava s’accroîtraient également en population. M. Paul Huguenin nous dit aussi que la population de toutes les Iles-sous-le-Vent, sauf Haahine, est en augmentation considérable depuis 1834. Enfin, l’île de Rapa, que d’anciens travaux de culture et d’irrigation prouvent avoir été jadis très peuplée, mais qui ne comptait pas plus de 70 habitants en 1851, avait plus que doublé, presque triplé le nombre de ses résidants quarante années après, et sans qu’un seul immigrant, à l’exception d’un gendarme — représentant de la République Française —, fût venu résider dans l’île : en 1891, on comptait 191 citoyens de Rapa. Nul doute qu’avec l’aide du travail régulier, d’une bonne hygiène, d’une surveillance plus étroite des maladies contagieuses et d’une accommodation plus complète au milieu de civilisation nouvelle, la population ne parvienne à se rétablir en son état normal, même dans les îles où la phtisie règne d’une manière endémique ; mais la dépopulation continuera naturellement dans les archipels dont les habitants sont enlevés de vive force sous prétexte d’ « engagements volontaires », car l’esclavage est une autre et la pire forme de la mort.

Rien ne se perd, nous dit-on ; mais il est certain que, d’avatar en avatar, de désintégrations en intégrations nouvelles, les choses de l’avenir ressemblent souvent fort peu à celles du passé. Quoi qu’il en soit, les faits que nous apportent les géographes et les anthropologistes permettent de constater que la belle race polynésienne n’est point à l’article de la mort : elle se transforme, mais elle persiste dans ses alliances nouvelles. En son naïf amour de la vie, elle est d’ailleurs soutenue par un invincible espoir. Nul Océanien ne se suicide : il ne comprend point le Français, le civilisé, qui jouit du bonheur de voir, d’apprendre, d’agir et qui, pourtant, se laisse aller volontairement à déserter l’existence.



  1. La moyenne terrestre est, selon toute probabilité, légèrement supérieure à 11 habitants par kilomètre carré.
  2. Voir vol. III, pp. 515 à 517.
  3. W. J. Mac Gee, The Siouan Indians, from the fifteenth annual Report of the Bureau of Ethnology, 1897, p. 158.
  4. Mooney, Bureau of American Ethnology, vol. XIX.
  5. Paul Carus, Yahveh and Manitou, Monist, april 1899.
  6. Old creole days.
  7. Hamlin Garland, A Member of the third House.
  8. Bryce, American Commonwealth.
  9. Otto Kunge, Geogenetische Beiträge, pp. 13 et suivantes.
  10. A. Philipps, Globus, 25 Februar 1904.
  11. Paul Huguenin, Raiateia la sacrée, pp. 67-68.
  12. Hawaïki, the whence of the Maori, journal of the Polynesian society, sept. 1898 à mars 1899.
  13. Voir la carte des courants du Pacifique, p. 397, tome IV.
  14. Taylor White, Nature. May, 1899, p. 30.
  15. Paul Huguenin, Raïateia la Sacrée.
  16. R. L. Stevenson, In the South Seas, p. 144 et suiv.
  17. Th. Waitz et G. Gerland, Anthropologie der Naturvœlker.
  18. R. L. Stevenson, In the South Seas, vol. I, p. 60.
  19. Kœlnische Zeitung, 6 janv. 1902.
  20. R. H. Codrington, La Magie chez les Insulaires mélanésiens, chap. Ier.
  21. G. Thilenius, Globus, 3 févr. 1900.
  22. Henry Demarest Lloyd, National Geographical Magazine, sept. 1902.
  23. H. Gros, Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, séance du 30 février 1896.
  24. R. L. Stevenson, In the South Seas, vol. I, p. 71.
  25. Frank T. Bullen, The Cruise of the « Cachalot », t. II, p. 91.
  26. Jules Rémy, Ka Modelo Havaii.
  27. Wilson Keate. An account of the Pelew Islands ; — Semper, Die Philippinen und ihre Dewohner.
  28. George Earl Church, Geographical journal, Aug. 1901, p. 153.
  29. Frank T. Bullen, The Cruise of the « Cachalot », 2e vol.
  30. Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, 1896, fascicules 2 et 3, séance du 20 février 1896.