L’Homme et la Terre/IV/07

Librairie universelle (tome sixièmep. 171-223).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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L’ÉTAT MODERNE
La loi a pour effet immédiat d’endormir
dans un triomphe momentané
ceux qui l’ont dictée.


CHAPITRE VII


UNITÉ DE CONVERGENCE DES NATIONS. — AUTORITÉ ABSOLUE OU MITIGÉE

RÉGIME PARLEMENTAIRE. — RÉPUBLIQUES ET MONARCHIES.
ÉVOLUTION ET RÉVOLUTION
ESPRIT DE CORPS ; MAGISTRATS, INGÉNIEURS ET OFFICIERS
COALITION DES CORPS CONSTITUÉS. — FONCTIONNAIRES ET FONCTIONNARISME

LIBERTÉ DE LA PERSONNE HUMAINE

Ainsi le monde est bien près de s’unifier : jusqu’aux îlots épars dans l’immensité de l’Océan, toutes les terres sont entrées dans l’aire d’attraction de la culture générale, avec prédominance du type européen. Seulement en quelques rares enclaves, en des pays de grottes où les hommes fuient la lumière, en des lieux très écartés que ferment des murs de rochers, des forêts ou des marécages, des tribus ont pu se maintenir tout à fait isolées, sans que leur existence s’associe au rythme de la grande vie universelle. D’ailleurs, si jalousement que se cachent ces peuplades auxquelles suffit le petit cercle héréditaire, les chercheurs de la science les ont découvertes et les font entrer dans l’ensemble de l’humanité en étudiant leurs formes, leur genre de vie, leurs traditions et les classant dans la série dont elles étaient un groupe ignoré.

La tendance instinctive de toutes les nations à prendre part aux affaires communes du monde entier s’est manifestée déjà en maintes circonstances de l’histoire contemporaine. Ainsi l’on vit en l’année 1897 les six grandes puissances européennes, chacune peut-être avec une pensée secrète mais toutes avec la prétention de maintenir l’équilibre européen, satisfaire à la fois la Turquie et la Grèce, tout en fusillant quelques malheureux Crétois, des « frères en Christ », puisque l’ « ordre public » le voulait ainsi. Malgré l’écœurant spectacle que présentait ce grand déploiement de force contre un petit peuple réclamant que justice lui fût rendue, ce n’en fut pas moins un fait politique tout à fait nouveau et suggestif que l’union de ces soldats et marins de diverses langues et nations, se groupant en détachements alliés sous les ordres d’un chef tiré au sort parmi Anglais et Autrichiens, Italiens, Français et Russes. Ce fut un événement d’un caractère international, unique jusqu’alors dans l’histoire par la précision méthodique avec laquelle on l’appliquait. Il restait désormais prouvé que l’Europe est bien dans son ensemble une sorte de république d’Etats, unis par la solidarité de classe. La caste financière qui règne de Moscou à Liverpool avait fait agir les gouvernements et les armées avec une discipline parfaite.

Depuis, l’histoire nous a présenté plusieurs autres exemples de ce Conseil des nations qui se constitue spontanément dans toutes les graves circonstances politiques ; les intérêts de tous étant en jeu, chacun veut avoir sa part dans les délibérations et ses avantages dans le règlement. En Chine, par exemple, la fédération momentanée qui se produit entre nations est assez étroite pour réunir les militaires représentants de tous les États dans une œuvre commune de destruction et de massacre ; ailleurs, au Maroc, notamment, les agissements communs se bornent pour un temps à des confabulations diplomatiques, mais quoi qu’il en soit, le fait reste bien acquis. Les États ont la conscience très nette de la répercussion sur leur propre destinée de tous les faits qui se produisent, en n’importe quel lieu du monde et, de leur mieux, ils s’efforcent de parer au changement d’équilibre. Toutefois il importe bien de signaler le contraste qui se produit dans la solidarité des États conservateurs, comparée à celle des peuples en période de révolution. La poussée s’accomplit, mais en sens inverse. Tandis que l’année 1848 avait secoué le monde en une vibration de liberté, on voit, cinquante ans après, l’Angleterre se livrer aux représentants de l’aristocratie et se lancer dans une longue guerre derrière une bande de flibustiers, la France aux prises avec une recrudescence d’esprit clérical et militaire, l’Espagne rétablir les mœurs de l’Inquisition, l’Amérique, peuplée d’immigrants, essayer de fermer ses portes à l’étranger, et jusqu’à la Turquie prendre sa revanche sur la Grèce.

Puisque le mouvement de convergence vers la compréhension commune des choses se produit dans le monde entier, il est donc permis de prendre l’état d’esprit et la pratique des civilisés d’Europe dans la gestion de leurs sociétés et la réalisation de leur idéal, comme le point de départ des transformations qui s’opéreront dans l’avenir. Evidemment, chaque groupe d’hommes acheminés vers le même but ne suivra pas servilement la même grand’route, il prendra, selon le point qu’il occupe actuellement, le sentier de traverse déterminé par la résultante de toutes les volontés individuelles qui le constituent. C’est donc une sorte de moyenne qu’il convient d’établir, moyenne à laquelle se rattache, suivant le milieu dans le temps et dans l’espace, la situation particulière de chaque nation et de chaque élément social. Mais, en pareille étude, il faut que l’investigateur s’éloigne avec soin de toute tendance au patriotisme, reste de l’antique illusion d’après laquelle la nation à laquelle on appartenait se trouvait spécialement désignée par une Providence céleste à l’acquisition des richesses et à l’accomplissement de grandes choses. À cette illusion, naturelle chez tous les peuples, qu’ils sont les premiers de tous en mérite et en génie, correspond une autre illusion, que Louis Gumplowitz désigne par le terme d’ « acrochronisme » et par l’effet de laquelle on s’imagine volontiers que la civilisation contemporaine, si imparfaite qu’elle soit, n’en est pas moins l’état culminant de l’humanité, et que tous les âges antérieurs appartiennent en comparaison aux âges de barbarie. C’est là un égoïsme « chronocentrique » analogue à l’égoïsme « ethnocentrique » du patriotisme.

Dans la société actuelle, le « droit de l’homme », proclamé par des individus isolés depuis des milliers d’années et depuis plus d’un siècle par une assemblée qui attira sur elle l’attention des peuples et des temps, ce droit n’est encore reconnu qu’en principe, comme un simple mot dont on ne cherche point à pénétrer le sens. Le fait brutal de l’autorité persiste contre le droit, à la fois dans la famille, dans la société, dans l’Etat ; il persiste, mais tout en admettant son contraire, en se mélangeant avec lui en mille combinaisons illogiques et bizarres. Bien peu nombreux sont encore les fanatiques de l’autorité absolue qui donnent au prince droit de vie et de mort sur ses sujets, au mari et au père même droit sur sa femme et sur ses enfants. L’opinion flotte indécise, dirigée en ces matières moins par le raisonnement que par les circonstances du drame, les sympathies personnelles, la forme des récits. D’une manière générale, on peut dire que l’homme mesure la rigueur de ses principes de liberté à la part d’intérêt personnel qu’il a dans le fait accompli. Il est strict, entier, quand il s’agit d’événements qui se passent de l’autre côté du globe ; il transige quelque peu et mêle ses manies d’autorité à des conceptions de droit humain quand les faits se rapportent à son pays, à sa caste ; enfin, quand il est directement touché, il risque de se laisser aveugler par la passion et, volontiers, il parlerait en maître.

Dans certains pays, en France par exemple, n’est-il pas convenu, pour ainsi dire, que le mari a le droit de tuer sa femme infidèle ? C’est dans la famille surtout, c’est dans ses relations journalières avec les siens que l’on peut le mieux juger l’homme : s’il respecte absolument la liberté de sa femme, si les droits, la dignité de ses fils et de ses filles lui sont aussi précieux que les siens, alors la preuve est faite ; il est digne d’entrer dans une assemblée de citoyens libres ; sinon, il est encore esclave, puisqu’il est tyran.

On a souvent répété que le groupe de la famille est la cellule primordiale de l’humanité. C’est là une vérité toute relative, car deux hommes qui se rencontrent et se lient d’amitié, une bande qui se forme pour la chasse ou pour la pêche, en y comprenant même des animaux, un concert de voix ou d’instruments qui se marient à l’unisson, et des pensées qui se réalisent en actions communes constituent également des groupements initiaux dans la grande société mondiale. Du moins est-il certain que les associations familiales, quels qu’en soient d’ailleurs les modes, polygynie ou polyandrie, monogamie ou libres unions, exercent une action directe sur la forme de l’Etat par la répercussion de leur éthique : on voit en grand les choses de la même manière qu’on les voit en petit. L’autorité qui prévaut dans le gouvernement correspond à celle qui sévit dans les familles, mais d’ordinaire, il faut le dire, en moindres proportions, car le gouvernement n’a pas sur les individus épars la même force de pression que le conjoint sur le conjoint qui vit sous le même toit.

Cl. de Chine et Belgique.
groupe de sous-officiers des détachements militaires stationnés à pekin
Angl. Franç. Autrich. Franç. Allem, Amér. Angl. Angl. Allem. Autrichien.
Allemand. Français. Allemand. Anglais. Autrichien. Russe. Américain. Français. Allemand. Français.
Autrichien. Japonais. Belge. Allemand. Italien. Anglais. Italien. Allemand. Hollandais. Japonais. Français.
Chinois. Français. Américain. Autrichien. Chinois.

Conformément à cette pratique des familles, qui s’est naturellement transformée en « principe » chez tous les intéressés, le gouvernement s’est donc constitué dans toutes les parties du genre humain qui vivent séparées les unes des autres, en corps politiques distincts. Les causes de ce partage varient et s’entremêlent : ici la différence des langages a limité deux groupes ; ailleurs les conditions économiques provenant d’un sol particulier, de productions spéciales, de voies historiques autrement dirigées ont tracé la frontière : puis sur toutes les causes premières, naturelles et d’évolution successive, sont venus broder des conflits, qu’une société autoritaire doit justifier partout et toujours. Ainsi, par le jeu incessant des intérêts, des ambitions, des forces attractives et répulsives, des États se sont délimités, prétendant, en dépit de leurs vicissitudes incessantes, à une sorte de personnalité collective, exigeant même de la part de leurs ressortissants, un sentiment particulier d’amour, de dévouement, de sacrifice qu’on appelle le « patriotisme ». Un conquérant passe, démarquant les frontières et, du coup, les sujets ont, de par l’autorité, à modifier leurs sentiments, à s’orienter vers un nouveau soleil.

De même que la propriété est le droit d’user et d’abuser, de même l’autorité est le droit de commander à tort ou à raison. C’est bien ainsi que l’entendent les maîtres, et c’est également ainsi que le comprennent les gouvernés, soit qu’ils obéissent servilement, soit qu’ils sentent l’esprit de révolte se réveiller en eux. Il est vrai que les philosophes ont vu tout autre chose dans l’autorité. Désireux de donner à ce mot une signification qui le rapproche du sens primitif, analogue à celui de création, ils nous disent que l’autorité réside dans quiconque enseigne à qui que ce soit quelque chose d’utile, qu’il s’agisse du premier des savants ou de la dernière des mères de famille[1], et, même d’aucuns vont jusqu’à considérer le révolutionnaire qui se redresse contre le pouvoir comme le véritable représentant de l’autorité.

Chacun a le droit de parler le langage qui lui convient et de donner aux mots le sens qu’il a personnellement choisi ; mais il est certain que, dans la conversation populaire, le mot « autorité » a bien le sens que lui donna jadis Poséidon commandant aux tempêtes : « Ainsi je veux, ainsi j’ordonne ! Pas de raison, ma volonté suffit ! » Depuis, les maîtres ne parlèrent jamais autrement. N’est-il pas convenu que le « canon est la raison suprême des rois » ? Et la « raison d’Etat » ne se distingue-t-elle pas essentiellement par ce fait qu’elle n’est pas la raison ? Elle se place en dehors des conditions de l’humanité vulgaire, elle commande au juste et à l’injuste, au bien et au mal comme elle le désire.

En bonne logique autoritaire, tout appartient au monarque absolu, la terre aussi bien que la vie de ses sujets. N’était-ce pas déjà par l’effet d’une véritable condescendance que, lors de son avènement, Sa Majesté Siamoise daignait « autoriser tous ses sujets à se servir des arbres et des plantes, de l’eau, des pierres et de toutes les autres substances qui se trouvent dans son royaume »[2] ? Et n’était-ce pas en retour, de la part du sujet, une certaine audace que de « déposer sous la plante des pieds sacrés tout ce qui se trouvait en sa possession » ? Car il va sans dire que tout appartient au maître des maîtres, et le despote aurait pu faire trancher la tête aux audacieux qui se hasardaient à tenir devant lui un tel langage, preuve que, malgré les formules d’abjection, la propriété privée commençait à exister dans le pays et que le maître n’était plus seul. Mais le monde politique est plein de ces contrastes entre le principe de l’autorité absolue et les exigences de la liberté individuelle. Sans aller si loin, dans la despotique Asie, et même en restant dans la « libre Angleterre », ne voit-on pas en mille textes du passé, dont le sens est peu compris dans le présent, que l’autorité du prince était en fait presque illimitée ?

Il n’est guère de bornes à l’avilissement auquel le sujet consent à se prêter dans ses relations avec le monarque. Un siècle à peine s’est écoulé depuis que l’empereur Paul faisait découvrir tous les passants pour voir de quelle manière ils étaient coiffés et n’admettait personne en sa présence sans que le genou de l’adorateur tombant sur le parquet et son baiser sur l’impériale main résonnassent dans la salle à grand bruit. Le mot « chauve » était prohibé sous peine de knout parce que l’empereur était chauve, de même que le terme « camus » parce que le nez auguste était écrasé comme celui d’un kalmouk. Défendu de dire que les astres célestes accomplissent leur « révolution », et, dans toutes les représentations, interdit d’employer le mot « liberté », qui devait être remplacé par celui de « permission »[3]. Et cependant ce fou, qui avait une méthode dans sa folie, régna cinq ans et son peuple l’eût laissé indéfiniment sur son trône : il succomba sous l’effort d’une conjuration de cour, que n’ignorait point son fils, le futur Alexandre Ier.

N° 554. Autocratie, Royauté, République.

A. Pays gouvernés autocratiquement, quand bien même les agents du despotisme appartiendraient d’autre part à un groupement de libres citoyens : Abyssinie, Congo, Russie, etc ;

B. Monarchies constitutionnelles : Allemagne, Japon, Perse, etc.

C. Républiques : Argentine, France, (Liberia oubliée), etc. ; le Canada et la Nouvelle-Zélande sont aussi classés dans cette catégorie d’Etats ;

D. Pays où une race s’est constituée en monarchie ou en république et maintient asservie une autre population : Algérie, Australie, Transvaal, etc.

Et si le pouvoir personnel se montre par des côtés abjects, ne se voit-il pas encore sous son aspect féroce ! Les guerres auxquelles Napoléon a laissé son nom étaient bien les siennes et si ce que l’on appelle son « génie » n’était point intervenu, la folle équipée de l’expédition d’Egypte n’aurait certainement pas eu lieu, des armées ne se seraient pas fondues dans l’atroce guerre d’Espagne pour y donner un fauteuil de vice-roi à Joseph Bonaparte ; l’effroyable rencontre d’hommes qui se produisit dans la Russie centrale, et qui se termina par un désastre sans nom, fut également le résultat de la volonté impériale. Sans lui, dont l’apparition s’explique d’ailleurs par l’ignorance et les mesquines passions de ses contemporains, des millions de vie humaines auraient été épargnées.

D’autres dévastateurs ont succédé à celui qu’on a eu le front d’appeler le « martyr de Sainte-Hélène », et, de même que maint soldat s’imagine avoir le « bâton de maréchal dans sa giberne », des milliers de chefs de guerre ont espéré que l’épée de Napoléon serait leur héritage. Le conquérant n’est plus là, mais c’est bien de lui que l’on peut parler comme d’un mort auquel sont asservis les vivants. C’est un spectacle à la fois très instructif et fort lamentable que celui de ces tourbes nombreuses de la société qui cherchent un maître. Le troupeau demande un chien qui veuille bien lui japper aux flancs, lui planter ses crocs dans la chair. Des multitudes invoquent les Napoléon, mais ceux-ci ne répondant pas à l’appel, on peut du moins professer un culte pour les bottes et la cravache du défunt. Il faut bien se passer de revivre l’antique servitude dans toute son ignominie, mais on la glorifie en légende, on en fait une période sainte, et les poètes s’essaient à chanter sur le mode héroïque la bassesse des aïeux. Et, puisque le maître n’est plus là dans sa prestigieuse grandeur, on peut se consoler à demi en se prosternant devant les maîtres secondaires qui lui ressemblent le plus, devant ceux qui mettent au service de leur ambition les qualités essentielles du dominateur : l’absence totale de scrupules, le mépris absolu des hommes, l’ardeur de jouissance toujours inassouvie, l’intelligence affinée au service du mal, l’ironie cruelle qui donne de la saveur au crime.

Ainsi, quoi qu’en disent les théoriciens qui voient dans l’Etat une sorte d’entité indépendante des hommes, l’histoire nous montre de la manière la plus évidente que le gouvernement se présente encore pour une bonne part sous sa forme la plus primitive de la violence, celle de l’accaparement, du caprice, et que le représentant par excellence de l’Etat, c’est-à-dire le souverain, lui donne forcément la direction qui provient de la résultante de ses passions et de ses intérêts. Non seulement le roi n’est qu’un homme, il y a même toute chance pour qu’il soit un homme inférieur à la moyenne, puisqu’il est entouré de flatteurs et d’intrigants qui lui cachent la vérité et que le vertige de sa position privilégiée l’expose à la folie.

Cl. du Globus.
mssinga, roi de l’uganda, et deux oncles, ses ministres


Lecky[4] constate que plus de la moitié des guerres qui dévastèrent l’Europe prirent leur origine dans les brouilles de souverains très apparentés. On comprend sans peine qu’il en ait été ainsi. Les peuples n’avaient aucun intérêt dans ces discussions de famille qui planaient au-dessus d’eux, mais ils s’y trouvaient entraînés ainsi que l’eau dans un tourbillon d’écluse : livrés comme une chose inerte aux rivalités et aux haines de leurs maîtres, ils étaient employés à satisfaire les unes, à rassasier les autres. Des lubies personnelles, des intérêts de famille, voilà ce qui se cache sous la « Grâce de Dieu », héritage des temps antiques légué par les Merodach (Marduk), les Pharaons et les Césars. Même parmi les rois actuels que lient des constitutions et des institutions précises, et qui, malgré leurs velléités de pouvoir absolu, se sentent un peu dans la situation d’insectes piqués par une épingle, l’histoire contemporaine peut en désigner au moins un, au centre de l’Europe, sur l’un des trônes les plus élevés du monde, qui ne manque aucune occasion de se proclamer l’élu direct de Dieu : Très Haut lui-même, il n’a d’autre responsabilité qu’envers le Très Haut.

Mais, par suite de l’évolution historique, il se trouve que la plupart des défenseurs de l’ancien régime ont abandonné l’attaque et se tiennent sur la défensive ; ils en sont à plaider les circonstances atténuantes. De même que, dans une époque mémorable, on maintint la République en France parce qu’elle était l’état de transition qui divisait le moins, de même on garde la monarchie en plusieurs États parce qu’elle permet aux divers partis de patienter dans l’attente d’un accord sur les changements à faire. Toutes les vertus domestiques et privées que le souverain a la chance de posséder lui sont comptées comme des mérites tout particulièrement exceptionnels, et même toutes les faveurs du sort, bonnes récoltes et beaux jours, sont considérées comme étant dues sinon à son pouvoir direct, du moins à une sorte d’intervention. Le symbole de cette souveraineté du maître terrestre sur les éléments du ciel se voit encore en Chine, lors d’une éclipse de soleil ou de lune, quand le mandarin chinois, muni de ses armes et vêtu de son grand uniforme, signifie d’en bas ses ordres au nom de l’Empereur et, pour faire plaisir à son peuple, délivre l’astre menacé. Récemment, lorsque la reine Victoria d’Angleterre mourut, après un très long règne de trois quarts de siècle, nombre de ses sujets enthousiastes semblèrent presque s’imaginer qu’elle avait été pour quelque chose dans les immenses progrès accomplis dans le monde pendant toute l’ère victorienne, the Victorian age. C’est ainsi que se formèrent jadis les légendes des Rama, des Cyrus, des Charlemagne ; c’est ainsi qu’ « un regard de Louis enfantait des Corneille ».

L’état de transition entre l’asservissement de tous à un seul, forme normale de la monarchie, et le groupement libre et spontané des hommes fonctionnant en harmonie, forme idéale de l’humanité, est marqué par des constitutions, des chartes, des statuts qui doivent forcément changer avec le temps, non seulement parce que la nation à laquelle ils s’appliquent évolue plus ou moins rapidement, mais aussi parce que ces conventions, promulguées avec tant de solennité, ne sont point des œuvres originales, provenant de la volonté précise du peuple : ce sont pour la plupart des copies, plus ou moins habiles, d’autres documents du même genre, et, comme les
francisco pi y margall
1824-1901
Président de la République espagnole en 1873.
lois, elles représentent toujours les intérêts exclusifs de la classe dirigeante. Nul ne fit mieux la critique des constitutions écrites que le représentant des Tcheroki, parlant dans une assemblée générale des tribus du territoire indien, réunie en 1872 pour la discussion d’une charte générale : « Nous devons, dit-il, nous occuper de graver les institutions dans le cœur de nos concitoyens, seulement ainsi seront elles durables. Les écrire sur le papier, autant les graver sur l’écorce de l’arbre. Le chêne de la forêt croît tous les ans, changeant d’écorce chaque fois : il en est de même pour la nation indienne. Deux choses ne passent point : la volonté de l’homme et le cœur du chêne. C’est à la volonté qu’il faut nous tenir, si nous voulons vivre et durer »[5].

Le nom de République appliqué à certains États, par opposition à celui de Monarchie, a été donné dans le cours des temps à des organisations bien diverses, mais qui, les unes et les autres, tentaient de faire vivre un groupement plus ou moins restreint d’hommes se considérant comme libres au milieu d’une population d’esclaves ou de voisins barbares. Problème insoluble ! car il ne peut y avoir de société vraiment libre tant qu’un seul homme restera asservi sur la planète terraquée. Aussi le citoyen d’Athènes, le plébéien de Rome, le pâtre des vallées pyrénéennes, même les membres de la tribu des Ova-Mbarandu, au sud du Cunene, que le missionnaire Duparquet dépeint comme des républicains intransigeants, vivant en liberté complète, sans chef, sans prêtre qui puisse exiger l’hommage ou l’impôt, toutes ces communautés ont-elles succombé, absorbées par les empires serviles qui les entouraient. Mais on peut dire que ces organisations formulaient des solutions plus originales que les républiques du vingtième siècle, soumises au gouvernement de la haute finance internationale et par elle nivelées au rang des monarchies voisines.

Les différences de titre sont donc sans caractère essentiel, mais il importe de les constater et d’en déterminer l’origine historique. Parmi les cent quatre-vingt millions ou deux cents millions d’hommes qui vivent actuellement en régime républicain, sinon sans maîtres du moins sans rois officiels, il est évident que les Suisses, les Américains, les Français ont été entraînés à prendre le même nom par des circonstances historiques fort différentes. La Suisse, qui fut d’abord un chaos de seigneuries, de fiefs, de communautés champêtres, n’a eu qu’à chercher et à maintenir son équilibre de forces pour devenir une confédération républicaine ; les Etats-Unis ont été poussés par l’entêtement de l’Angleterre à se priver du régime monarchique auquel tout d’abord ils voulaient rester religieusement fidèles ; de même, les républiques hispano-américaines, qui s’étaient annoncées dans l’histoire par le cri de « Vive Ferdinand VII », n’ont pu évidemment en arriver au reniement de la royauté qu’après une longue évolution de guerres et de révolutions intestines. La république lusitano-brésilienne est restée plus longtemps immergée dans les institutions monarchiques, et la demi-douzaine de colonies semi-républicaines de Greater Britain, « Plus Grande Bretagne », la Dominion ou « Puissance » du Canada, la Commonwealth de l’Australie, la « Colonie » du Cap, la Nouvelle-Zélande, etc., ont très ingénieusement accommodé un reste de formes monarchiques à leur constitution républicaine. Seule la France a été amenée bien directement, par la logique des choses, à supprimer la royauté comme attentatoire aux droits de l’homme et à faire de la République un symbole de Liberté, d’Egalité, de Fraternité.

N° 555. Anciennes Républiques des Pyrénées.

1, République d’Andorre. 2, Vallée de la Bouigane ou Ballongue. 3, Val de Bethmale ou Balamet. 4, Val de Biros. 5, Val d’Azran. 6, Vallée d’Aure. 7, Val de Gistain.

8, Les sept « rivières » du Lavedan ; en contournant ces vallées du nord vers l’ouest pour revenir par l’est, on trouve successivement les vallées suivantes : Surquères ou Batsouriguère ; Estrem de Salles ; Azun ; Saint-Savin ou Cauterets ; Barèges, Luz ou Balsan ; Davantaïque ; Castelloubon.

9. Vallée d’Aspe. — Roncal en Pays Basque espagnol est le centre d’une sorte de petite république.

Mais ce n’est qu’un symbole et un symbole presque partout incompris. La République française s’assouplit étrangement à des survivances monarchiques ; même en 1870, lorsque le maintien de la forme républicaine en France fut voté dans le Parlement à une voix de majorité, il fut admis tacitement que si l’on acceptait le mot, vu la difficulté de trouver un roi, on resterait intransigeant sur le fond et que les anciennes institutions — ce que l’on appelle les bons principes — seraient respectueusement sauvegardées. C’est en effet ce qui eut lieu. La République, bonne princesse, qui ramasse péniblement l’argent dans les basses couches du peuple miséreux pour le paiement de ses fonctionnaires, la République continua religieusement de servir les honoraires de ses employés, tandis que ceux-ci, fidèles aux précédents, à la routine, à l’esprit de corps, poursuivaient leur vitupération contre le régime nouveau, grâce auquel ils faisaient belle figure dans le monde. Officiers, magistrats, prêtres, professeurs même, tenaient à honneur de trahir le gouvernement qu’ils étaient censés respecter et servir, et s’en vantaient même dans leurs discours et circulaires. Pendant cette affaire de trahison militaire — dite « affaire Dreyfus » —, qui prit un caractère épique dans l’immense tourbillonnement des passions humaines, ce fut un incident des plus curieux et des plus significatifs que celui de la consultation des élèves de Saint-Cyr, la grande Ecole militaire de la France : « Désirez-vous le changement de la forme gouvernementale ? » — « Oui », fut la réponse unanime, augmentée chez quelques-uns des élèves d’expressions violentes ou grossières. Et plus tard, quand, sous la pression d’une partie du peuple, scandalisée de voir les congrégations religieuses s’emparer peu à peu de l’enseignement en France et chercher à malaxer toutes les intelligences d’enfants pour en faire autant de petits Jésuites, le gouvernement résolut enfin de se défendre, ne vit-on pas tous les tribunaux unanimes à justifier toutes les rébellions, insultes, voies de fait des moines et de leurs amis, et condamner uniformément à des peines si légères qu’elles prouvaient l’accord des magistrats avec ceux que l’on poursuivait ? Jamais on ne vit exemple plus frappant de cette « maison divisée contre elle-même », dont parle l’Evangile. Or, « pareille maison ne peut subsister », nous dit la raison. Chaque jour nous montre quelque pierre se détachant de l’édifice.

Les révolutions, sous des formes d’ailleurs fort multiples, sont donc inévitables puisque les évolutions sont contrariées dans leur fonctionnement normal. Que les catastrophes terminales se divisent en mille petits faits, banqueroutes et suicides, rixes, grèves ou famines, ruines industrielles ou déchéances politiques, appauvrissement et dépeuplement, ou bien qu’un ouragan politique et social passe brusquement sur la contrée en laissant derrière lui une traînée de ruines et de cadavres, le résultat est le même dans son ensemble. Le langage de l’histoire est catégorique en cette matière. Ou la mort, comme autrefois pour la Chaldée, l’Elam, la Bactriane, ou la transformation pénible, violente, douloureuse pour toutes les nations modernes, qui ne peuvent périr parce qu’elles s’entr’aident quand même, tout en s’entre-dévorant dans la concurrence vitale ! Il ne peut y avoir d’autre issue aussi longtemps que l’Etat, représenté par le pouvoir personnel d’un ou de plusieurs individus, ou même d’une classe entière, gardera le droit éminent de se considérer comme éducateur de la nation, car, cette éducation, il la fera toujours à son propre avantage, même avec la parfaite illusion de se « dévouer au bien du pays ». Il se produit une division du travail paraissant toute naturelle à ceux qui désirent le maintien des anciennes prérogatives : d’un côté le devoir de gouverner, de l’autre celui d’obéir. Mais ceux qui se chargent de « conduire le char de l’Etat » devraient tout savoir, tout prévoir, tout organiser ; or les sujets, qui s’éduquent aussi, constatent les erreurs commises par leurs maîtres, récusent cette division du travail et s’appliquent à la renverser.

Les journées de Juillet ne furent-elles pas la conséquence forcée des « ordonnances » et de tout le régime d’oppression qui avait amené le conflit ? La guerre franco-allemande ne fut-elle pas, de choc en choc et de vicissitude en vicissitude, la conséquence naturelle des deux empires napoléoniens renversant les deux républiques françaises ? Et, dans les premières années du vingtième siècle, la Russie n’aurait pas eu à soutenir le choc des armées japonaises si elle ne s’était, en violation de toutes promesses, emparée d’une province chinoise, se riant des naïfs qui pouvaient croire à sa parole. C’est donc bien à tort que l’on voit simplement dans les révolutions l’effet d’un instinct de destruction qui agiterait les masses populaires et les porterait à détruire. Sans doute, cet instinct existe, tous les éducateurs ont remarqué combien il est impérieux chez les enfants, amoureux nés du renouvellement. Il ne faut pas oublier que « vivre, c’est agir », et que « la destruction est la forme la plus facile de l’action » (Anatole France) ; mais il n’y a pas que l’instinct, il faut tenir compte surtout de la volonté collective provenant des conditions générales de la société.

Quand elle surabonde, la vie devient irrépressible : il en est comme de l’eau courante, que l’on peut endiguer, mais qui doit trouver une issue, soit par-dessus le barrage, en plongeant dans le lit accoutumé, soit, par une dépression latérale, dans une coulière nouvelle. Ainsi s’expliquent les effets imprévus des révolutions et des contre-révolutions violentes. Après de brusques changements obtenus par la force, la vie ne se manifeste plus par les mêmes actes, elle alimente des énergies dormantes jusqu’alors, pénètre en de nouveaux canaux comme l’eau comprimée par un piston ; mais, quelles que soient les transformations, la persistance de la force ne peut manquer de prévaloir. Le travail s’accomplit d’une autre façon, mais il s’accomplit, amenant toute une succession d’événements inattendus, que les faibles hommes soumis à leurs effets disent, suivant les circonstances, funestes ou favorables, en jugeant d’ordinaire d’après leur égoïsme étroit et leur vue du moment. C’est ainsi que le mouvement se transforme en chaleur et la chaleur en électricité. Voyant la machine s’arrêter, on se laisse aller facilement à croire que la force elle-même se disperse, mais voici qu’elle éclate soudain, transfigurée. C’est le dieu qui s’évanouit et se retrouve en de continuels avatars. Protée, toujours changeant, a pris la forme d’un être nouveau.

Dans l’illusion enfantine et barbare de pouvoir arrêter la vie débordante de la foule, d’immobiliser la Société à leur profit personnel, des individus et des classes disposant du pouvoir, chefs d’Etats et maîtres aristocratiques, religieux ou bourgeois, interviennent volontiers par la force brutale pour supprimer toute initiative populaire ; mais ils ne le font plus que d’une main hésitante. Les lois immuables de l’histoire commencent à être assez connues pour que les plus audacieux parmi les exploiteurs de la Société n’osent pas la heurter du front dans son mouvement ; il leur faut procéder avec science et adresse afin de la détourner en des voies latérales, comme un train que l’on aiguille en dehors de la grande ligne. Jusqu’à présent le moyen le plus fréquemment employé, et l’un de ceux qui, malheureusement, réussissent encore le mieux aux maîtres des peuples, consiste à changer toutes les énergies nationales en fureur contre l’étranger. Les prétextes sont faciles à trouver puisque les intérêts des États restent différents et contradictoires par le fait même de la séparation en organismes artificiels distincts. Il existe aussi plus que des prétextes, il y a des souvenirs de torts, de massacres, de crimes de toute nature accomplis dans les anciennes guerres ; l’appel de la vengeance résonne encore et, lorsque la nouvelle guerre aura passé comme un incendie, dévorant tout dans sa flamme terrible, elle laissera également la mémoire de la haine et pourra servir de ferment pour des conflits futurs. Combien d’exemples on pourrait citer de pareils dérivatifs ! Aux difficultés intérieures du gouvernement, les possesseurs du pouvoir répondent par des guerres extérieures ; que ces guerres soient triomphantes, et les maîtres ne manquent pas d’en profiter pour la consolidation de leur régime : ils auront avili leur peuple par la folie de la vanité que l’on appelle gloire ; ils en auront fait un complice honteux en le conviant au vol, au pillage, à la tuerie, et la solidarité du mal assoupira les revendications premières, jusqu’à ce que de nouveau s’emplissent les vases du vin rouge de la haine.

Cl. P. Sellier.
moscou, le 31 octobre 1905.
Cortège réclamant la mise en liberté des prisonniers politiques.

Mais outre la guerre, les gouvernants ont à leur disposition de puissants moyens d’éloigner d’eux tout danger. Entre autres la corruption et la démoralisation par le jeu, toutes les formes de la débauche : les paris. les courses, la boisson, les cafés, les « beuglants ». « Qu’ils chantent, ils paieront ! » Ceux qui sont dépravés, avilis et qui se méprisent eux-mêmes n’ont plus le sentiment de dignité nécessaire qui pourrait les pousser à la révolte : ayant la conscience d’avoir des âmes de valets, ils se rendent justice en acceptant l’oppression. Ainsi les guerres de la République et l’explosion de vices et de turpitudes qui suivirent les premières années de la Révolution avec son idéal d’austérité et de vertu vinrent à propos pour préparer le régime impérial et l’ignominieux abaissement des caractères. Toutefois, il y eut là un phénomène de balancement qui provint en grande partie d’une réaction normale de la société prise dans son ensemble. Il est naturel que les hommes oscillent successivement de l’un à l’autre contraire, de même que leur vie alterne de l’activité au sommeil, et du repos au travail. En outre, une nation étant composée d’un grand nombre de classes et de groupes divers qui ont leur évolution propre dans l’évolution générale, il en résulte que des mouvements historiques à tendances opposées s’entre-heurtent et s’entre-croisent en décrivant les courbes les plus compliquées, dont l’historien ne peut débrouiller l’écheveau qu’à grand peine.

Ainsi, pendant les luttes intestines de la Révolution française, les Vendéens représentaient certainement contre le gouvernement central le principe de la Commune autonome, librement fédérée ; mais, par une contradiction dont le manque absolu d’instruction ne leur permettait pas de se rendre compte, ils s’étaient faits aussi les défenseurs de l’Eglise, qui vise à l’empire universel des âmes, et de la Royauté, qui dans tous les Communiers ne voit que des corvéables et des « taillables », même dans le sens de chair à couper sur les champs de bataille. Par une étrange naïveté qui fait sourire et ferait pleurer, les nègres d’Haïti, luttant pour leur liberté contre les planteurs blancs, se proclamaient avec enthousiasme les gens du Roi ; les rebelles des colonies espagnoles du Nouveau-Monde acclamaient le roi catholique de l’Espagne ! Presque toujours, dans le courant des siècles, ceux qui se révoltèrent contre une autorité quelconque le firent au nom d’une autre autorité, comme si l’idéal ne consistait qu’à changer de maître. Lors des grands mouvements d’opinion et de libération intellectuelle qui aboutirent à la révolution de 1830, ceux qui travaillaient à l’émancipation de la langue, à la libre étude de l’histoire artistique et littéraire dans tous les temps et tous les pays, en dehors de la Grèce, de Rome et du « Grand Siècle », tous ceux qui recherchaient leurs origines même dans le moyen âge, et leurs parents même chez les Allemands et les Slaves, les « romantiques », en un mot, étaient cependant pour la plupart restés royalistes et chrétiens ; tandis que les revendicateurs de la liberté politique en étaient toujours aux formes classiques de l’Ecole, au style traditionnel estampillé par les Académies. Lorsque Blanqui, noir de poudre, dépose enfin son fusil après les trois journées victorieuses de juillet, il ne prononce qu’un mot : « Enfoncés les romantiques ! »[6]. La révolution s’était décomposée en deux éléments, celui de la politique, visant au renversement des trônes, celui de la littérature, travaillant à la libération de la langue et à l’extension de son domaine. Des deux côtés, les révolutionnaires étaient aussi les réactionnaires les uns des autres. C’est très justement que, de parti à parti, on se reproche le manque de logique, des inconséquences, des absurdités et des sottises.

Cl. du Photo-Globe.
saint-pétersbourg, place du palais d’hiver
Ensanglantée le 9 (22, nouveau style) janvier 1905.

L’historien, qui contemple le va-et-vient des événements et qui cherche à en extraire la substance au point de vue du progrès, a donc le problème le plus difficile à résoudre, celui d établir le parallélogramme des forces entre les mille impulsions en lutte qui se heurtent de toutes parts. Il lui est facile de se tromper et souvent il désespère, croyant assister à un effondrement alors qu’il y a eu de réels progrès, ou plutôt que, dans le règlement général des comptes, embrassant les pertes et les gains, l’avoir humain s’est grandement accru.

Mais combien l’œuvre de vraie révolution paraît longue et difficile à ceux qui sont épris de l’Idéal ! Car si les formes extérieures, institutions et lois, obéissent à la pression des changements intimes qui se sont accomplis, ils ne peuvent les produire : toujours il est nécessaire qu’une nouvelle poussée vienne de l’intérieur. Au premier abord, il semble bien que le vote d’une Constitution, ou de lois établissant par des formules officielles la victoire de la partie de la nation qui revendique ses droits, assure d’une manière définitive le progrès déjà réalisé. Or, il se peut que le résultat soit précisément le contraire. Cette charte, ces lois, acceptées par les révoltés, consacrent, il est vrai, la liberté conquise, mais elles la limitent aussi, et là est le péril. Elles déterminent le terme précis auquel doivent s’arrêter les vainqueurs, et il devient fatalement le point de départ d’un recul. Car la situation n’est jamais absolument stationnaire : si le mouvement ne se fait pas dans le sens du progrès, il se fera du côté de la répression. La loi a pour effet immédiat d’endormir dans leur triomphe momentané ceux qui l’ont dictée, d’enlever aux individus zélés l’énergie personnelle qui les avait animés dans leur œuvre victorieuse et de la passer à d’autres, aux législateurs de profession, aux conservateurs, c’est-à-dire aux ennemis mêmes de tout changement progressif. Du reste, au fond, le peuple est conservateur et le jeu des révolutions ne lui plaît pas longtemps ; il lui préfère l’évolution, parce qu’il ne la soupçonne pas et que, l’ignorant, il ne peut lui marquer sa mauvaise humeur. Devenus légalitaires, les anciens révoltés sont donc en partie satisfaits, ils entrent dans les rangs des « amis de l’ordre », et la réaction reprend le dessus, jusqu’à ce que de nouveaux groupes de révolutionnaires, non liés par les formules, aidés par les erreurs ou les folies gouvernementales, arrivent à faire une autre trouée dans les constructions antiques.

Dès qu’une institution s’est fondée, ne fût-ce que pour combattre de criants abus, elle en crée de nouveaux par son existence même : il faut qu’elle s’adapte au milieu mauvais et que, pour fonctionner, elle fonctionne en mode pathologique. Les créateurs de l’institution n’obéissaient qu’à un noble idéal, les employés qu’ils nomment doivent au contraire tenir compte avant toutes choses de leurs émoluments et de la durée de leur emploi. Loin de désirer la réussite de l’œuvre, ils finissent par n’avoir pas de désir plus vif que celui de ne jamais arriver au but[7].

Cl. P. Sellier.
téhéran, salle du palais de baharistan
où se réunit le plus jeune des Parlements.


Il ne s’agit plus de la besogne, il ne s’agit que des bénéfices qu’elle rapporte, des honneurs qu’elle confère. Ainsi, une commission d’ingénieurs est chargée d’examiner les plaintes des propriétaires dépossédés par la construction de l’aqueduc de l’Avre : il paraissait tout simple d’étudier d’abord ces plaintes et d’y répondre en toute équité. Non, on commence par employer quelques années à refaire un nivellement général de la contrée, déjà fait et bien fait. Le temps passe, les dépenses s’accumulent et les plaintes s’exacerbent. Combien de fois est-il arrivé que les crédits votés pour tel ou tel travail sont notoirement insuffisants, et servent tout juste à l’entretien des échafaudages, mais les émoluments des ingénieurs courent comme si l’on effectuait besogne utile. Que d’années a-t-il fallu à la persévérante association de la Loire navigable pour obtenir l’autorisation d’établir, à ses frais, un chenal dans le lit du fleuve, au moyen d’épis peu coûteux ! L’Etat n’admettait que des travaux nécessitant des millions et qui, probablement, dans vingt ans eussent été encore à l’étude, comme tant d’autres œuvres vitales pour l’utilisation intelligente du sol de la France.

La Loi est édictée par le Parlement émanant du Peuple en qui réside la Souveraineté nationale. Plus le pays est libre, plus est vénérable le Corps législatif qu’il s’est choisi, mais plus est nécessaire le libre examen de toutes choses qu’implique la liberté. Or nulle institution n’est plus sujette à la critique que le parlementarisme.

Il fut un instrument de progrès indéniable pour la nation qui lui donna naissance, et l’on comprend l’admiration de Montesquieu étudiant le fonctionnement du système anglais, si simple et, alors, si logique. Plus tard, avec l’Assemblée nationale de 1789 et la Convention, le Parlement traversa en France sa période héroïque et, somme toute, fait assez bonne figure dans l’histoire de la libération graduelle de l’individu. Depuis, il a conquis presque tous les pays du monde, y compris les républiques nègres de Haïti, Saint-Domingue et Liberia ; seuls, la Russie (1905), la Turquie, la Chine, les colonies d’exploitation européenne et quelques autres États restent sans représentation nationale. L’institution s’est diversifiée dans les différents pays, montrant tel défaut plus particulièrement ici, tandis que tel autre ressort ailleurs, mais partout se révèle une divergence profonde entre l’évolution du peuple et celle de ses Chambres législatives.

Laissant de côté les systèmes censitaires et pluraux, ne considérant que le suffrage universel honnêtement appliqué, négligeant même le fait que, sauf de rares exceptions, la moitié féminine de la population n’est pas « représentée », on ne peut prétendre que la loi votée à la majorité des élus, eux-mêmes choisis à la majorité des votants, exprime l’opinion de la majorité des électeurs : en fait, le contraire est souvent la vérité. Ce vice, purement mathématique, pouvait être négligeable lorsqu’il n’existait que deux partis dans l’Etat, les pertes et les gains s’équilibraient dans l’ensemble, mais il devient d’autant plus grave que la vie s’accentue et que se diversifient les opinions. Seule, la Suisse s’en remet à la totalité des électeurs de l’acceptation finale ou du rejet de toute loi nouvelle.

Sauf en des cas très exceptionnels, le spectacle qu’offrent les pays lors d’une période électorale n’est point de ceux qui puissent réjouir l’homme de principes. Que le candidat ait fait personnellement violence à sa modestie, ou qu’un comité le présente, les ambitions se font jour, les manœuvres, les surenchères, les mensonges ont beau jeu, et ce n’est point le plus honnête de ceux qui se proposent aux suffrages qui a le plus de chance de réussite. Les législateurs ayant à connaître de toutes sortes de problèmes, locaux et mondiaux, financiers et éducatifs, techniques et moraux, aucune capacité spéciale ne recommande le candidat aux électeurs. L’élu pourra devoir son succès à une certaine popularité de terroir, à des qualités de bonhomie, à sa faconde oratoire, à son talent d’organisateur, mais fréquemment aussi à sa richesse, à ses relations de famille, même, grand industriel ou gros propriétaire, à la terreur qu’il inspire ; le plus souvent, il sera un homme de parti ; on ne lui demandera pas de travailler à l’outillage national, ni de faciliter les rapports entre les hommes, mais bien de combattre telle ou telle faction ; bref la composition des Chambres ne rappellera en rien celle de la nation, elle lui sera généralement inférieure en qualités morales : le politicien de carrière y domine.

Une fois nommé, le Représentant est en fait indépendant de ses électeurs ; on doit s’en remettre à lui de décider selon sa conscience dans les mille contingences de chaque jour, et s’il ne se place pas au même point de vue que ses commettants, il n’existe aucun recours contre le vote émis. Loin de tout contrôle pendant les 7, ou 9 années de son mandat, n’ignorant point l’impunité acquise à des actes délictueux, l’élu se trouve immédiatement en butte aux séductions de toute nature auxquelles le soumettent les classes dirigeantes ; le nouveau venu s’initie à la tradition législative sous la conduite des vétérans du parlementarisme, il adopte l’esprit de corps, il est sollicité par la grande industrie, les hauts fonctionnaires et, surtout, par la finance cosmopolite. Quand bien même le Parlement reste composé de gens honnêtes en majorité, il s’y développe une mentalité spéciale, toute faite de pourparlers, de compromis, de palinodies, de transactions qui ne doivent pas venir aux oreilles du grand public, de marchandages de couloir que l’on couvre par quelque brillante joute entre tribuns expérimentés. Tout caractère noble est avili, toute conviction sincère contaminée, toute volonté droite annihilée.

Il ne faut donc pas s’étonner que tant d’hommes se refusent à alimenter de leur vote un pareil milieu et à coopérer à la « conquête des pouvoirs publics ». Les révolutionnaires savent, du moins, que les formes du passé dureront d’autant plus que les travailleurs s’intéresseront à leur existence et composeront avec elles, fût-ce pour les modifier, et ne peuvent que déplorer la naïveté de ceux qui pensent pouvoir « faire la Révolution à coups de bulletin de vote ». Pour avoir cette illusion, il faut ne pas considérer la faiblesse réelle de ce Parlement supposé souverain, il faut fermer les yeux sur les institutions autrement puissantes qui se sont constituées alentour, jouant de la législature comme le chat de la souris.

C’est cette complexité du gouvernement qui rend toute révolution franchement politique extrêmement difficile. Les vieilles survivances se sont toutes cantonnées, concentrées en autant d’Etats secondaires, vraies pieuvres qui vivent sur l’organisme de l’Etat général et à ses dépens : la nation dépérit en raison de leur prospérité. Une révolution nominale ne peut avoir aucun effet si elle n’entame aussi ces corporations, qu’unit une solidarité absolue d’intérêts particuliers et collectifs. Dès qu’une de ces professions est solidement constituée en corporation officielle et sacro-sainte, sa tendance inévitable est de se dire et de se croire infaillible et de se réserver absolument les discussions et les décisions qui ont été déclarées par le roi, la coutume ou la loi comme étant de son ressort. C’est ainsi que l’Eglise revendiquait non seulement le monopole du salut des âmes mais aussi celui de la science : en dehors des prêtres ou gens de « clergie » c’est-à-dire de savoir, nul n’avait le droit de parler de choses qui étaient censées être au-dessus de sa portée ; la connaissance de la nature humaine permet d’affirmer sans crainte qu’en nombre de circonstances les prêtres intentèrent des procès en hérésie bien plus par jalousie de métier que par une sainte ardeur pour la foi. Même infaillibilité dans les autres professions, à travers tous les étages de la société jusqu’aux diverses corporations ouvrières, qui tenaient à leurs privilèges de métier avec une âpreté patriotique, non seulement à cause de l’intérêt commercial qu’elles avaient à rester les seuls fournisseurs de certains produits, mais aussi en vertu de la fierté que leur inspirait la possession exclusive des secrets et pratiques de leur industrie. On sait qu’autrefois telle forme de la pâte appartenait au boulanger et que telle autre forme était la propriété du pâtissier. Un degré de plus dans cette voie, c’est-à-dire la consécration religieuse et sociale de ces divisions entre les professions, les travaux, les métiers, et la caste était créée dans l’Occident comme dans l’ancienne Égypte et dans l’Inde actuelle.

Cl. du Photo-Globe.
ottawa, le parlement du dominion du canada
Au nord de la ville, coule la rivière Ottawa.

Et pourtant cet esprit de corps, qui est l’une des plaies de la société moderne, eut de la grandeur dans sa période d’évolution, lorsque, pour la conquête ou la défense de l’indépendance ou de la liberté, il exigeait le sentiment du devoir, le dévouement, l’honneur collectif. Des hommes devenus frères sont tenus par cela de ne pas démériter aux yeux les uns des autres et de ceux qui ont été les témoins de leur pacte. Le lien qui les unit ne doit pas se rompre, même en vue de la mort. Que de fois, dans les combats des temps primitifs, des guerriers se sont attachés par des chaînes, de manière à former un seul corps, individu gigantesque, destiné à vaincre ou à mourir tout entier ! Même l’histoire militaire moderne, qui, pourtant, n’a pas à s’occuper d’hommes luttant pour une cause librement choisie, est pleine de récits qui témoignent de l’étroite solidarité de courage entre compagnons réunis par le hasard sous un même drapeau, en un même corps, ayant pour tradition le mépris de la mort ! « Faites donner la garde ! » telle fut, sous diverses formes, l’ordre du général en chef dans les luttes suprêmes. Une statistique, dressée avec soin pour l’armée britannique, établit que le chiffre de la mortalité des troupes pendant les batailles, vraie mesure du courage en face des canons, augmente avec la réputation traditionnelle des régiments, les Highlanders venant en tête de la liste.

Cet esprit de corps du soldat qui se dévoue par orgueil forme la transition naturelle entre le sentiment primitif des hommes libres, qui s’étaient donnés en entier à une cause aimée, et l’esprit de corps actuel des compagnies et des administrations d’Etat dont les membres sont ligués pour la défense, le maintien, l’accroissement de leurs privilèges. Qu’on en juge par celle de toutes les professions qui embrasse certainement en proportion la plus forte part d’hommes supérieurs, puisqu’elle nécessite le plus d’études approfondies, qu’elle oblige à plus d’expériences attentives et fait le plus appel à la sympathie humaine, la profession médicale. Or, il suffit de lire les statuts des sociétés provinciales, par lesquels les « hommes de l’art » s’engagent les uns envers les autres, pour constater que eux aussi se sont laissé corrompre par l’esprit de corps et que le dévouement au public souffrant est le moins pressant de leurs soucis. Autant le médecin, qui est en même temps un ami, ce précieux conseiller qui sait lire en votre corps et auquel l’affection, la pratique sagace de la vie permettent de lire aussi en votre âme, autant ce médecin apporte avec lui de consolation et de force, autant le chasseur aux malades, le spéculateur en traitements et en drogues, l’inventeur et le propagateur ingénieux de nouvelles tares est un dangereux compère. Le monopole, non de guérir mais de traiter à tout hasard, est revendiqué par lui avec une singulière ténacité, et si, parfois, il est obligé d’accueillir comme un confrère un Pasteur ou tel autre découvreur de voies nouvelles, de quelle morgue il repousse les humbles rebouteurs, surtout ceux qui soignent gratuitement les malades et les blessés. Or, quoi qu’on en dise, les mages et les mèges, fils des anciens magiciens et chamanes, ne sont pas tous des charlatans ; les remèdes traditionnels, conservés dans quelques familles pour le traitement de telle ou telle maladie, ne sont pas toujours des drogues malfaisantes, quoique nul pharmacien de première classe ne les ait estampillés ; les herbes, les emplâtres des bonnes vieilles femmes et des sauvages peuvent amener des guérisons là où les solutions médicales les plus modernes restent impuissantes. Terutak, le « médecin » de l’île Apemama (Archipel Gilbert), traite R. L. Stevenson pour un rhume ; quel savant patenté pourrait agir plus simplement et plus radicalement,[8] un enclos sacré, quelques passes magnétiques, un sommeil profond, dont le patient se réveille guéri. « Les diplômes sont une garantie », nous dit-on, mais ne sont-ils pas plutôt une mystification, car ils nous affirment faussement le savoir des ignorants qui ont su réciter des phrases de manuel. Des examinateurs eux-mêmes disent que les examens sont des formalités sans valeur.

De ces États dans l’Etat, le plus auguste, évidemment, est celui qui jadis voulut être le maître absolu et qui vise encore à l’empire universel. C’est le clergé. Il n’a cédé que pied à pied dans sa lutte séculaire, et pied à pied, il chercherait à reconquérir tout le terrain perdu, si la science n’intervenait, car il aime âprement le pouvoir et il en a l’expérience. Mais, en lui laissant le caractère purement spirituel dans lequel on veut l’enfermer, il est une autre caste qui ne demande qu’à le remplacer. Quoique émanée directement de l’Etat, la magistrature constitue bien un deuxième clergé, à la fois par la solidarité de ses membres, l’orgueil de son attitude, le caractère surnaturel qu’il lui plaît de se donner. Cette caste ne représente pas Dieu sur la terre, mais elle personnifie la Loi, qui est aussi une divinité, et s’est attribué pour symbole des tables de pierre, sur lesquelles sont gravées des paroles qui sont censées durer à jamais. Rien ne peut effacer cette écriture antique tracée par l’éclair même sur le Sinaï ou toute autre montagne tonnante ; de même les jugements des magistrats doivent paraître infaillibles. La balance qu’ils tiennent dans les mains pèse, sans se tromper, jusqu’au dernier grain de poussière, et le fil de leur glaive ne tranche que des têtes coupables. Du moins, c’est là ce que l’on croyait jadis et ce qu’eux-mêmes prétendent encore. Des générations passent sans, que la pitié du peuple leur fasse réformer des jugements iniques. La majesté de la justice exige qu’ils ne puissent avoir tort. Du reste, l’Etat le reconnaît puisqu’ils sont inamovibles.

Mais cette Loi qu’ils cherchent à représenter, et que le populaire s’imaginait en effet comme une institution d’origine éternelle plus ancienne que l’homme, cette Loi, quels en sont les auteurs ? Evidemment tous les privilégiés, considérés dans leur ensemble, collaborent à la fabrication des arrêtés légaux qui protègent leurs intérêts et leur propriété, mais, dans cette œuvre, la grosse part d’invention, d’arrangement et de rédaction revient aux magistrats, qui sont les seuls dépositaires du grimoire dans lequel ces choses-là sont écrites.

N° 556. La France et sa Chambre des députés.

A gauche, sont répartis les 18 millions de chefs de famille, suivant les renseignements du recensement de 1901. A droite, sont les députés de la Législative élue en 1906 : 120 propriétaires fonciers ; 119 avocats ; 126 membres d’autres professions libérales (46 médecins, 40 journalistes et publicistes, 26 professeurs, etc.) ; 93 anciens fonctionnaires (26 officiers, 24 magistrats, 19 notaires et avoués, etc.) ; 78 négociants et industriels (12 commerçants, 27 chefs d’industrie, 18 ingénieurs, 12 ouvriers, etc.). Il manque une cinquantaine de députés dont l’occupation n’est point donnée.


Ce sont eux qui préparent les projets de loi que les ministres soutiennent devant le Parlement et qui, lorsque ces textes sont combattus, les reprennent en sous-œuvre avec l’arrière-pensée de n’en point modifier la signification profonde, tout en changeant les termes. Dans la discussion, ce sont eux aussi qui fixent le sens momentané des phrases, quitte à les interpréter autrement quand les intérêts de la caste l’exigeront. D’ailleurs, dans la plupart des assemblées parlementaires, la proportion des gens de loi est hors de tout rapport naturel avec les autres classes de la société. Par leurs anciens magistrats « assis » et surtout par la jeunesse ambitieuse des avocats, également initiés au langage et aux ruses de la basoche, les juristes ont la grosse part dans la représentation nationale.

N° 557. Le Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande et son Parlement

Ce diagramme est dressé, pour la population, d’après le recensement anglais de 1901 pour la composition de la Chambre des Communes, d’après les chiffres relevés par Ed. Demolins, il y a une dizaine d’années : 47 fonctionnaires, 66 anciens officiers, 107 membres des professions libérales, 100 négociants, 131 industriels, 132 propriétaires terriens. Les noms de ces deux dernières catégories sont à la place l’un de l’autre sur la droite du diagramme.

Un curieux diagramme introduit par M. Demolins dans son ouvrage sur la Supériorité des Anglo-Saxons (p. 222) montre combien la représentation dite « nationale » de la France correspond peu à la constitution même de la société et quel « mensonge conventionnel » elle est en réalité. Les députés n’ayant pas appartenu dès leur naissance à la classe bourgeoise sont en infime minorité, une, deux dizaines, trois tout au plus. Les autres peuvent être répartis en cinq rubriques, dont quatre s’équivalent à peu près par le nombre : les propriétaires fonciers, parmi lesquels les délégués de la petite propriété sont rares ou inexistants ; les avocats ; les autres membres des professions libérales (journalistes, médecins et professeurs) ; puis les fonctionnaires retraités ou démissionnaires (officiers des armées de terre et de mer, magistrats, diplomates), dans les rangs desquels on peut placer les notaires et les avoués ; enfin une cinquième catégorie, moins nombreuse, comprendrait les financiers, industriels et négociants.

Grâce à l’alliance des beaux parleurs et des gens riches, qui constitue toujours la majorité, indépendamment du jeu de la bascule parlementaire, les lois, dont l’ensemble incohérent représente cette divinité qu’on appelle la Loi, sont toujours assurées de rester conformes aux « bons principes ». Puis, après la période préparatoire, vient celle de l’application, et c’est alors que la magistrature peut faire merveille en choisissant dans l’arsenal des précédents juridiques les arguments qui lui conviennent pour blanchir ou noircir l’accusé, suivant qu’il sera « puissant ou misérable ». Terrible prérogative que celle de décider du mal et du bien, de classer à la minute les hommes parmi les bons citoyens ou parmi les réprouvés. Il n’est pas possible que le juge, armé de ce pouvoir surhumain, ne soit gagné par le vertige de sa toute-puissance morale. Comme le clergé, auquel il ressemble tant et qu’il seconde volontiers, il se laisse aller à l’illusion de sa parfaite supériorité et, dans ses conflits avec les autres corps de l’Etat, il tranche avec sérénité en faveur de ses intérêts traditionnels. Combien plus simple est la magistrature de l’île d’Apemama, déjà citée[9] : un seul fonctionnaire, tireur de première force : le roi Ternbinok, à la fois maître et propriétaire, juge et bourreau ; un seul avertissement avant la peine suprême prend le délinquant à l’improviste et le force à scruter sa conscience, la décharge d’un fusil à répétition qui fait siffler la balle à l’oreille et éclabousser la terre alentour !

Une autre caste, d’origine récente, rivalise avec prêtres et magistrats pour la prétendue infaillibilité. C’est la classe des ingénieurs patentés. Si elle possédait la majesté de la durée, elle aurait toute chance d’arriver à la domination suprême. Chez ces personnages, l’esprit de corps est on ne peut plus solidement martelé, chacun d’eux se classent hiérarchiquement, à la fois comme soldat, comme administrateur, comme savant, chacun entouré, pour ainsi dire, d’un fort à triple enceinte. Elevés en militaires dans les écoles de l’Etat, ils se réclament des règles de la discipline pour exiger l’obéissance ; fonctionnaires, ils parlent au nom du gouvernement et de la loi ; savants, ils n’admettent pas que leurs conceptions personnelles puissent être discutées : chacune de leurs paroles doit être tenue pour la vérité même. Aussi leurs décisions sont-elles sans arrêt, même lorsqu’ils rencontrent devant eux des populations unanimes, imbues d’une expérience traditionnelle et d’une connaissance parfaite des lieux. Sans doute ils doivent plus d’une fois reconnaître en secret que tel ou tel de leurs « chers camarades » a commis quelque grossière bévue, mais, avant tout, il importe de ne pas laisser le public entrer dans la confidence, de revendiquer le mauvais travail comme un chef-d’œuvre, et surtout, il faut empêcher à tout prix qu’un homme du dehors, un individu non sorti des écoles, se permette de corriger l’ouvrage manqué par un élu. Bien que les corps de métier strictement fermés aient été abolis dans les pays de culture européenne, le monopole ne s’en est pas moins maintenu ou reconstitué dans toutes les professions à diplômes et à hiérarchie. Il en résulte que des travaux d’une importance capitale se font parfois d’une manière absolument contraire au bien public. C’est ainsi qu’au Havre, en dépit de tous les pilotes, de tous les marins qui fréquentent le port, les ingénieurs, dictant de Paris leur volonté, se sont constamment refusés à doter le commerce local d’une superbe rade, d’ailleurs facile à endiguer, puisque les fondations mêmes en existent à 3 kilomètres de la côte actuelle : ce sont les débris de l’ancienne falaise, qui protègent à marée basse une superficie de plusieurs centaines d’hectares. Suffisamment exhaussés et munis de quais, ils donneraient au Havre un admirable avant-port. N’empêche que les ingénieurs préfèrent dépenser le quadruple des sommes nécessaires à l’endiguement, pour creuser dans l’intérieur des terres de nouveaux bassins, d’importance secondaire en comparaison de la rade[10].

Mais prêtres, magistrats, ingénieurs patentés et autres fonctionnaires auraient singulièrement à modérer leur orgueil, si l’Etat, dont ils font partie, ne s’appuyait sur la force, cette « raison » majeure qui le dispense d’avoir raison. Dans presque toutes les nations à type européen, une part très considérable de la jeunesse valide est recrutée annuellement dans la masse de la nation et dressée méthodiquement à l’art de tuer. Toutes les mesures sont prises pour que la grande machine meurtrière fonctionne à volonté et toujours dans l’intérêt précis de classes dirigeantes. Il est vrai que les armées n’ont pas suivi les progrès de l’organisation industrielle et qu’elles représentent à maints égards un héritage du temps de Louis XIV, aux formes lourdes et surannées. On peut juger de ce manque d’adaptation des armées à la vie moderne en comparant, par exemple, les forces militaires de la France et de l’Europe centrale à celles de la Suisse, où l’on s’est efforcé d’organiser les troupes en forces vraiment défensives, sans interruption complète de leur vie civique et industrielle. Pour rester à la hauteur de la science, le système militaire devrait évoluer continuellement. Loin de là, chaque jour rend plus patente la rupture d’équilibre.

Cl. J. Kuhn, à Paris.
le havre, entrée du port à marée haute


Avec la puissance terrifiante des armes modernes, s’est parallèlement accrue la valeur relative de l’initiative individuelle ; or, comment développer cette initiative sans l’intelligence, et comment développer l’intelligence tout en maintenant l’obéissance passive ? Comment empêcher que chaque soldat constate, en son for intérieur, la ridicule défectuosité de l’organisation militaire et la futilité, l’inanité des efforts que l’on réclame de lui ? Comment ne sentirait-il pas plus lourdement chaque jour le poids du sacrifice qu’il fait en abandonnant travail et famille pendant trois ans, et même pendant deux ans ? Et, aucun citoyen ne pouvant se soustraire au service personnel, comment éviter que se répande dans la nation entière la conviction que l’armée permanente a fait son temps ?

Mais, après tout, le but principal de l’armée n’est-il pas atteint, d’avoir sous la main des baïonnettes obéissantes en nombre illimité, moins pour les opposer à l’ennemi que pour tenir en respect un peuple toujours disposé à la critique, aux menaces, même à la révolution ? Les traditions de l’armée exigent que les chefs soient toujours des personnages décoratifs, se distinguant comme au moyen âge par l’abondance des plumes et des broderies, la violence des couleurs. En Angleterre, les généraux sont presque tous des hommes de la haute classe ayant beaucoup d’argent à dépenser en chevaux, en tournois et en festins[11].

Cl. J. Kuhn, à Paris.
la rade du havre par un temps calme.


En Allemagne, en Autriche, en Russie, ce sont principalement des seigneurs à blasons antiques ; en France, la plupart se disent « fils des Croisés », et combien parmi eux, pour témoigner qu’ils représentent la réaction dans son essence, se glorifient d’appartenir aux familles des émigrés qui combattirent la France pendant la première Révolution. En Suisse même, les cadres d’officiers, maintenus en permanence, constituent une véritable aristocratie militaire. Laissées à elles-mêmes, les armées ne prirent jamais parti pour la liberté d’un peuple contre des tyrans héréditaires ou usurpateurs : en toute occasion, elles mirent leur force au service de quelque despote. Habituées à l’obéissance passive, elles ne comprirent jamais une société libre ; asservies elles-mêmes, à des chefs, elles aidaient à l’asservissement de la population civile.

Même, lorsque l’armée n’est pas employée directement comme « grande gendarmerie » pour servir contre le peuple, soit dans les agitations politiques, soit dans les crises économiques du travail et des grèves, elle n’en est pas moins dressée à l’hostilité contre la foule des citoyens sans armes. Le mépris sublime des officiers de Napoléon pour les civils ou « pékins » est bien connu, et ce mépris se retrouve encore, quoique à un moindre degré, dans toutes les armées, même chez les soldats qui croient volontiers à la beauté du « panache », au « prestige de l’uniforme », ne fût-ce que pour essayer de compenser ainsi les humiliations dont ils ont à souffrir de la part de leurs supérieurs. Ce mépris engendre la haine, et que de fois ne vit-on pas l’armée, engagée dans une guerre dite nationale, agir pourtant d’une manière complètement hostile aux intérêts et aux vœux de la nation ?

C’est ainsi que, pendant la guerre franco-allemande de 1870, Bazaine laissa enfermer dans Metz les 170 000 hommes qui lui avaient été confiés parce qu’il voulait « conserver une armée à la disposition éventuelle de son empereur ». De même, pendant le siège de Paris, les officiers commandant les forts excitaient volontiers les haines et les moqueries de leurs soldats contre les citoyens armés ; l’armée se fût sentie déshonorée par une victoire de la garde nationale. Enfin, en temps de paix, l’influence prépondérante des castes militaires fait attribuer aux retraités et aux invalides, au grand détriment du service public, de nombreuses fonctions auxquelles le régime de l’armée ne les a nullement préparés. En Algérie, au Soudan, on va jusqu’à bouder, à décourager, à persécuter même des explorateurs qui n’ont d’autre tort que de ne pas appartenir à l’armée ou à l’Eglise.

A propos des crimes qui se produisirent en diverses occasions dans les armées coloniales et qui firent passer dans le monde une sensation d’horreur universelle, on a émis l’idée que l’influence du soleil tropical pourrait faire naître une maladie spéciale, la « soudanite », qui se manifesterait spécialement chez les officiers et leur ferait commettre des actes abominables et sans cause apparente. Cette invention d’une maladie particulière aux militaires gradés, qui présente le grand avantage de pouvoir les faire gracier par les conseils de guerre, et partiellement même par l’opinion publique, rappelle la trouvaille faite pour le vol dans les magasins de nouveautés, quand il est commis par de grandes dames n’ayant aucun besoin des objets qu’elles emportent :

N° 558. Monarchies de l’Afrique centrale et du Soudan.

D’après Léo Frobenius — Geographische Kulturkunde, p. 9 et suiv., — il existe en Afrique centrale et au Soudan une disposition géographique des formes gouvernementales. Au centre, le chasseur dans la forêt équatoriale, puis la zone des agriculteurs vivant en régime communal, entourée par celle des monarchies agricoles : Achanti, Dahomey, Bénin, Adamaua, Zande ou Niam-Niam, Mombuttu ou Mangbattu, Kassongo, Chinga, Baluba occidental (M. Y. = Muata Yamvo), Bakuba, Baluba oriental, Katanga. En dehors encore se trouvent les peuples pasteurs qui, dans l’est, ont constitué des empires : Uganda, Unyoro, Ruanda, Urundi, etc.


c’est alors un simple cas de kleptomanie, qui ressortit non des tribunaux mais de la médecine. Toutefois, chez les officiers lâchés dans quelque immense domaine colonial, la folie criminelle s’explique facilement sans accès de soudanite : le pouvoir absolu exercé sur des êtres considérés comme étant à peine des hommes et sans qu’on ait à craindre le jugement d’un égal, la réprobation d’un seul individu dont on respecte la conscience ou la pensée, ce pouvoir se transforme rapidement en impérialisme à la romaine ou en pure scélératesse.

Organisée pour le mal, l’armée ne peut fonctionner que pour le mal. Pendant la guerre, elle détruit tout par le fer et par le feu, et la patrie qui l’entretient, qui lui fournit les éléments et les armes, dépense pour elle toutes ses ressources présentes et grève l’avenir d’autant d’emprunts que les banquiers du monde veulent en consentir. Le Japon n’aurait-il pas profité de la victoire de Mukden et la guerre de Mandchourie ne durerait-elle pas encore (1905), si son crédit n’avait été épuisé ? Il est vrai que les conflits entre grandes puissances sont devenus des événements rares, chacune d’elles redoutant à bon droit les formidables efforts que demandent de pareilles luttes, mais les orgueilleux États se dédommagent en écrasant çà et là quelques ennemis lointains, trop faibles pour résister, et, d’ailleurs, ce que l’on appelle la paix et qui est une continuelle préparation à la guerre, reste toujours un gouffre de dépenses. Les soldats que l’on dresse à l’exercice et aux manœuvres coûtent infiniment plus cher que s’ils avaient continué d’être des producteurs de pain ou de ses équivalents en labeur. Nombre d’entre eux désapprennent les pratiques du travail régulier et ne peuvent s’y remettre à la sortie du régiment ; enfin, que ce soit en paix ou en guerre, et peut-être plus encore pendant la paix, les malheureux, placés par l’isolement sexuel en des conditions contre nature, se corrompent fatalement et communiquent leurs vices et leurs maladies aux civils avec lesquels ils sont en contact. N’a-t-on pas vu, dans les Indes, des opérations de guerre complètement suspendues parce que les régiments, ravagés par les maladies contagieuses, ne pouvaient sortir de leurs casernes et de leurs hôpitaux ?

On pourrait craindre que, sous l’effort de la contrainte militaire, dont le principe, l’obéissance sans phrases, est absolument opposé à tout éveil, à toute initiative du peuple, on pourrait craindre que la destinée fatale des nations européennes fût l’asservissement définitif suivi de la mort, si l’armée était strictement une dans son organisation intime, comme elle l’est d’après les conférences que les soldats sont obligés de subir et dans lesquelles chaque manquement à la consigne, aux ordres des chefs, est ponctué, comme en une sorte de refrain, par une menace de condamnation à mort. Mais l’armée n’est pas une ; le bas ne tient pas avec le haut par une adhérence voulue de part et d’autre ; l’ensemble ne forme point une « grande famille », comme on le répète volontiers. Au contraire, les sentiments d’aversion dominent entre les officiers et « leurs » hommes. Il ne saurait en être autrement. Les officiers, en très grande majorité, appartiennent aux castes de la noblesse et de la bourgeoisie ; ils ont vécu en dehors du peuple pauvre ; ils ont suivi une filière spéciale ; sauf exception, il n’ont jamais été soldat de deuxième classe et, pendant longtemps, le moyen le plus efficace d’éviter absolument la cohabitation de la chambrée fut même d’embrasser la carrière militaire ; on peut dire plus : les officiers sortis du rang n’atteignent généralement pas à une considération égale à celle dont jouissent leurs confrères sortis des écoles. L’officier domine de si haut le militaire non gradé que toute cordialité devient impossible : les conditions de la vie du soldat sont réglées par des sous-officiers, classe hybride, méprisée par les uns, haïe par les autres. Même sur les navires de guerre, où, semble-t-il, l’espace est si restreint que le contact devient inévitable, là même, et là surtout, la séparation est complète entre ceux qui commandent et l’équipage qui doit obéir au moindre geste ; nulle part la raideur brutale de la caste ne se fait plus durement sentir : on dirait que les chefs éprouvent le besoin d’accroître la distance morale pour compenser le manque de distance matérielle.

C’est grâce à cette ligne de séparation absolue entre les officiers et les « hommes » que la société a pu quand même évoluer vers le mieux. Si la guerre, avec toute sa vie particulière d’horreurs et de massacres, était l’occupation réelle de l’armée, celle-ci trouverait sa monstrueuse unité en dehors du corps social, mais heureusement les grands conflits internationaux sont chose rare et le dédoublement se fait entre les deux éléments de l’organisme militaire : la caste des officiers s’associe aux autres castes dirigeantes, tandis que, de son côté, la troupe gravite quand même vers la masse du peuple d’où elle a été tirée et où elle retournera après quelques centaines de jours dont chaque soldat désireux de liberté garde le compte exact dans sa mémoire. Le contraste est assez net pour que les grands chefs ne puissent rien oser, et qu’ils soient obligés de subir cette chose monstrueuse à leurs yeux, l’ingérence des civils dans leurs affaires. Les symboles républicains, drapeaux, chants, formules, les choquent brutalement, mais la destinée les force à s’en accommoder. Ils commandent, mais en apparence seulement ; eux aussi doivent s’assouplir à un nouvel ordre de choses. Ils se croient libres et le courant les emporte vers un avenir inconnu.

Le code qui régit l’armée, du général jusqu’au simple soldat, se présente avec une certaine unité, mais en fait, deux morales, deux systèmes complètement différents, s’appliquent aux élus du corps supérieur et à la foule des non-gradés. Ceux-ci sont régis par la terreur, et les peines qui les frappent sont même accompagnées de tortures traditionnelles, imposées par le bon plaisir de bourreaux irresponsables. Quant aux officiers, ils se savent gentilshommes, et règlent en collègues courtois, de bonne compagnie, les manquements de leurs pairs au devoir militaire par des peines qui restent quand même décoratives et témoignent d’une continuation de respect pour l’officier frappé. Des drames effroyables ont pourtant lieu, à la suite de crimes, de trahisons, de rivalités personnelles ; mais, aussitôt après, les grands chefs cherchent à réparer ce qu’ils appellent « l’honneur de l’armée » et qui est simplement l’apparence d’infaillibilité dont ils doivent jouir aux yeux de la foule ignorante. Ainsi, dans cette mémorable « affaire Dreyfus » où la peine la plus grave venait de tomber sur un homme certainement innocent, on vit la plupart des chefs de l’armée se liguer aussitôt, non pour chercher ou proclamer la vérité, mais au contraire pour l’étouffer : à tout prix, même par des faux et l’assassinat, on tenta de sauvegarder l’honneur collectif du corps, qui exigeait le sacrifice d’une victime pure, « trop heureuse, disait-on, de pouvoir servir au salut d’une institution sacrée ». Quoi qu’il en soit, l’âme du soldat a été dévoilée, et la critique de l’observateur, de mieux en mieux étayée sur des faits plus nombreux, constate que l’organisme de l’armée, comme celui de tous les autres corps établis dans l’Etat aux dépens de la nation, est un véritable chancre qui tend à gagner sans cesse sur la partie saine du peuple et qui ne peut disparaître que par l’effet d’une révolution décisive : des réformes sont insuffisantes en pareil cas. On ne réforme pas le mal, on le supprime.

Mais la peur est bonne conseillère. Les diverses castes savent ce qu’elles ont à craindre d’un avenir peut-être prochain et se liguent prudemment pour parer au danger le plus longtemps possible. A cet égard, et malgré le recul plus ou moins durable qui en résulte pour la société dans son ensemble, il faut se féliciter que l’évolution historique ait amené dans les contrées dites civilisées une alliance plus intime entre les gouvernements contre les peuples et, dans chaque Etat, une plus étroite complicité entre les corps constitués, clergé, magistrature, armée, contre la masse exploitable de la population : les situations en sont devenues nettes et les événements ont pris une allure logique.

état indépendant du congo, le roi zappo-zab et les grands dignitaires de sa cour.


De plus en plus, les chefs et les classes dirigeantes comprennent l’intérêt qu’ils ont à l’oppression méthodique de la foule des sujets, sans les brusques à-coups de la guerre, et leur principal souci est de dresser tout leur attirail de défense contre le peuple, au cas où il manifesterait la moindre velléité d’indépendance. Les pasteurs des peuples, ceux qu’on a pris l’habitude de désigner, avec Octave Mirbeau, sous le nom de « mauvais bergers », tendent à se constituer en un grand Conseil, aux gages et pour le compte de la société anonyme des riches actionnaires qui les maintiennent au pouvoir.

De même, dans les divers États, les organes du pouvoir, jadis complètement distincts et vivant sur un fond de traditions propres, s’enfermaient dans leur esprit de corps jaloux et professaient une morale bien à eux, toute à la glorification de leur caste spéciale ; mais ces diverses hiérarchies, qui s’entre-jalousaient et se détestaient volontiers, ont senti la nécessité de s’unir contre l’ennemi commun, contre le penseur libre qui les étudié et les méprise, contre l’homme que Bossuet qualifie d’hérétique : « celui qui a une opinion à lui, suit sa propre pensée et son sentiment particulier », et surtout contre le rebelle conscient, qui n’abdique pas son droit de se défendre, et a compris le devoir d’agir pour lui et pour ses compagnons de souffrance : « Contre l’ennemi la revendication est éternelle »[12]. De tout temps, il y eut des révoltés, mais presque toujours ce furent des malheureux, abrutis par la misère, qui, n’en pouvant mais, se ruaient aveuglément sur le maître, mais celui-ci voit maintenant se dresser devant lui des revendicateurs qui connaissent la raison de leur misère et les moyens d’en sortir, des « hérétiques » qui, dans la lutte contre la routine, associent leur pensée, leur sentiment, leur science en vue d’une action commune, méprisent les vanités du pouvoir et les futilités de la richesse, et sont souvent véritablement supérieurs à leurs patrons, non seulement par la fière compréhension des choses mais aussi par les qualités morales.

Aussi toutes les classes de fonctionnaires et de gouvernants tenant leur part du budget sont-elles forcées de renoncer à leur orgueilleuse allure de supériorité pour faire face au danger : soldats et prêtres, magistrats et parasites qui vivent de l’exploitation des gens de labeur s’allient en vue du profit commun, tous sous la direction du prélat, à l’onctueuse parole, à la subtile conscience, toujours prête à distinguer le bien du mal ou à les entremêler savamment.

Cl. P. Sellier.
londres, ouvriers sans travail faisant la quête et promenant leurs outils

Un même phénomène se produit de part et d’autre : la concentration des intelligences et des volontés autour de deux principes opposés ; d’un côté, l’autorité, qui a sa forme logique dans le catholicisme enseigné par les Jésuites, de l’autre la liberté, qui reconnaît à chacun le devoir de suivre la loi de sa propre conscience. Peu à peu, les éléments sortent de la foule des asservis sans idée, et se dirigent vers l’un de ces pôles ; les opinions intermédiaires, essayant de concilier les deux extrêmes, s’évaporent à la chaleur de la controverse ; elles ne constituent que des formes passagères. En politique, les partis de « gauche » s’exfolient, les groupes « avancés » se replient graduellement et se tassent vers le « centre », ceux du centre vers la « droite », au fur et à mesure que les revendications populaires deviennent plus sérieuses et sont exprimées plus clairement.

Tous les mouvements d’émancipation se tiennent, bien que les révoltés s’ignorent souvent les uns les autres, et gardent même leurs inimitiés et leurs rancunes ataviques. De l’Angleterre et de l’Allemagne à la France et à l’Italie, les ouvriers qui se détestent réciproquement sont nombreux, ce qui ne les empêche pas de s’entr’aider par leur commune lutte contre le capital oppresseur. De même, parmi les femmes qui se sont lancées impétueusement dans l’armée de la revendication égalitaire entre les sexes, il y en eut d’abord une très forte proportion qui, en leur qualité de patriciennes ou de lettrées, gardaient une sainte horreur de l’ouvrier aux vêtements usés ou malpropres. Du moins, dès les premiers temps du « féminisme », vit-on de vaillantes femmes aller héroïquement vers les prostituées pour se solidariser avec elles dans la protestation contre les abominables traitements qu’on leur fait subir et contre la scandaleuse partialité de la loi envers les séducteurs contre leurs victimes. Au risque des insultes et des contacts les plus répugnants, elles osèrent descendre dans les maisons publiques et se liguer avec leurs sœurs réprouvées contre la honteuse injustice de la société. Aussi les rires grossiers, les bas outrages, dont on avait accueilli leurs premières démarches, ont-ils fait place, chez beaucoup de moqueurs, à une admiration profonde. C’est là un courage d’une autre valeur que celui du soldat féroce qui, saisi d’une fureur bestiale, donne des coups de sabre ou tire des coups de fusil.

Evidemment, toutes les revendications de la femme contre l’homme sont justes : revendication de l’ouvrière qui n’est pas payée au même taux que l’ouvrier pour un travail égal, revendication de l’épouse chez laquelle on punit des « crimes » qui sont « peccadilles » chez l’époux, revendication de la citoyenne à laquelle on interdit toute action politique apparente, qui obéit à des lois qu’elle n’a pas contribué à faire, paie des impôts qu’elle n’a pas consentis. Son droit de récrimination est absolu, et nulle de celles qui se vengent à l’occasion ne saurait être condamnée, puisque les premiers torts sont ceux du privilégié. Mais d’ordinaire, la femme ne se venge point ; dans ses congrès elle fait, au contraire, un appel naïf aux législateurs et aux gouvernants, attendant le salut de leurs délibérations ou de leurs décrets. D’année en année, l’expérience leur apprendra pourtant que la liberté ne se mendie point et qu’il faut la conquérir ; elle leur enseignera en outre que leur cause se confond virtuellement avec celle de tous les opprimés quels qu’ils soient ; elles auront désormais à s’occuper de tous ceux auxquels on fait tort, et non pas seulement des malheureuses femmes obligées par la misère à vendre leur corps. Unies les unes aux autres, toutes les voix des humiliés et offensés tonneront en un formidable cri qu’il faudra bien entendre.

Il n’y a point à s’y tromper. Ceux qui recherchent la justice n’auraient aucune chance de pouvoir l’emporter un jour, aucun rayon d’espoir qui pût les réconforter dans leur misère si la ligue de toutes les classes ennemies se maintenait sans défections, si elle se présentait solide comme le mur vivant d’un carré d’infanterie. Mais de leurs rangs sortent d’innombrables transfuges, les uns qui s’en vont, sans hésitation, grossir le camp des révoltés, les autres qui se dispersent çà et là, plus ou moins rapprochés du groupe des novateurs ou de celui des conservateurs, mais en tout cas trop éloignés de leur lieu d’origine pour qu’on puisse les rappeler au moment de la bataille. Il est tout naturel que les corps organisés s’appauvrissent ainsi de leurs meilleurs éléments par un continuel mouvement de migration. L’étude des faits et des lois que la science contemporaine révèle dans leur enchaînement, les rapides transformations de l’état social, les conditions nouvelles de l’ambiance, le besoin d’équilibre moral chez les êtres qu’attire logiquement la recherche de la vérité, tout cela crée aux jeunes un milieu complètement différent de celui que comporte un organisme traditionnel à lente et pénible évolution. Il est vrai que les représentants des antiques monopoles ont aussi leurs recrues, surtout parmi ceux qui, las de souffrir pour leurs idées, veulent enfin tâter des joies et des privilèges de ce monde, manger à leur faim et vivre à leur tour en parasites. Mais quelle que soit la valeur particulière de tel ou tel individu qui change d’idéal et de pratique, il est certain que l’armée de l’attaque révolutionnaire gagne à cet échange d’hommes, car elle reçoit les ardents, les résolus, les jeunes d’audace et de volonté, tandis que vers le camp des anciens partis se dirigent les vaincus de la vie : ils apportent leur découragement et leur pusillanimité.

L’Etat et les divers États particuliers qui le composent ont le grand désavantage d’agir suivant un mécanisme si régulier, si lourd, qu’il leur est impossible de modifier leurs mouvements et de se faire aux choses nouvelles. Non seulement le fonctionnarisme n’aide pas au travail économique de la société, mais il lui est doublement nuisible, d’abord en gênant de toutes manières l’initiative individuelle et même en l’empêchant de naître, puis en retardant, en arrêtant, en immobilisant les travaux qui lui sont confiés. Les rouages de la machine administrative sont établis précisément en sens inverse de ceux qui fonctionnent dans un organisme industriel. Dans celui-ci on s’ingénie à diminuer le nombre des articles inutiles et à produire la plus grande somme de résultats avec le mécanisme le plus simple ; dans la hiérarchie administrative, au contraire, on s’évertue à multiplier les préposés et les subordonnés, les directeurs, contrôleurs ou inspecteurs : on rend le travail impossible à force de le compliquer. Dès qu’il se présente une affaire qui sort de la routine habituelle, l’administration est troublée comme le serait un peuple de grenouilles par la chute d’une pierre dans un marais. Tout devient prétexte à retard ou à remontrance. Un tel diffère de signer parce qu’il est jaloux d’un rival qui pourrait en tirer profit ; tel autre parce qu’il craindrait de déplaire à un supérieur ; un troisième réserve son opinion pour se donner de l’importance. Puis viennent les indifférents et les paresseux. Le temps, les accidents, les malentendus complètent l’excuse du mauvais vouloir, et finalement les dossiers disparaissent sous une couche de poussière dans le bureau de quelque chef malveillant ou paresseux. Les formalités inutiles et, dans certains cas, l’impossibilité matérielle de fournir toutes les signatures voulues arrêtent les affaires, qui s’égarent comme des colis sur la route des capitales.

Les travaux les plus urgents ne peuvent se faire parce que la force d’inertie des bureaux reste invincible. Tel est l’exemple de l’île de Ré, qui se trouve en danger d’être quelque jour coupée en deux par une tempête. Du côté de l’Océan, elle a déjà perdu une lisière de terrain, large de plusieurs kilomètres en certains endroits, et il ne reste actuellement au lieu le plus menacé qu’un isthme moindre de cent mètres en largeur : le cordon de dunes qui forme l’ossature de l’île y est très faible, et tout fait prévoir que, lors d’une forte marée d’équinoxe, quelque furieux vent d’ouest poussera un jour les vagues à travers le pédoncule de sable et s’ouvrira un large détroit par les marais et les champs. Tous sont d’accord qu’il serait urgent de construire une puissante digue sur ce point faible de l’île ; mais on y avait jadis construit un fortin, ouvrage sans valeur, abandonné maintenant aux chauves-souris, n’ayant pas même un homme de garnison ; n’importe, il est sous la surveillance virtuelle du génie et, par conséquent, tous les travaux civils sont forcément arrêtés dans son voisinage : cette partie de l’île doit périr.

Cl. R. B., à Paris.
la côte de l’île de ré au voisinage de la pointe des baleines et des marais perdus


Non loin de là, les eaux d’un golfe ont fait irruption en des marais salants et les ont changés en un estuaire sans profondeur. Il serait facile de récupérer ces « Marais Perdus » et les riverains en avaient formé le projet, mais l’invasion de la mer en a fait un domaine national et la série des formalités qu’entraînerait la reprise du sol apparaît tellement indéfinie que l’entreprise en est devenue impossible. La terre perdue restera telle, à moins d’une révolution qui supprime toute intervention fâcheuse d’un État ignare et indifférent et remette aux intéressés eux-mêmes la libre gérance de leurs intérêts.

A certains égards, le pouvoir s’exerce d’une façon encore plus absolue chez les petits fonctionnaires que chez les personnages d’imposante situation. Ceux-ci sont par leur importance même astreints à un certain décorum : ils sont tenus de respecter ce que l’on appelle les « usages du monde » et de cacher leurs insolences, ce qui parfois suffit pour les assoupir et les calmer. D’autre part, les brutalités, les délits ou les crimes que commettent les grands provoquent l’attention de tous ; l’opinion se mêle de leurs actes et les discute avec passion ; souvent même ils risqueraient d’être renversés par une intervention des corps délibérants et d’entraîner leurs maîtres dans la chute. Mais le petit fonctionnaire n’a point à craindre de pareilles responsabilités quand un puissant patron le couvre de son bouclier. Alors toute l’administration supérieure, jusqu’au ministre, jusqu’au roi, se porte garant de son irréprochable conduite. Le grossier peut s’épanouir librement dans toute sa grossièreté, le violent frapper à son aise, le cruel s’amuser longuement à torturer. Quel enfer de vivre sous la haine d’un sous-officier instructeur, d’un geôlier, d’un garde-chiourme ! De par la loi, les règlements, la tradition, la complaisance des supérieurs, le tyran se trouve à la fois juge, témoin, bourreau. En assouvissant sa colère, il est toujours censé avoir fait respecter la majesté de l’infaillible justice. Et lorsque la méchante destinée en a fait le satrape de quelque colonie lointaine, qui pourrait s’opposer à son caprice ? Il s’élève au rang des rois et des dieux.

La morgue du « rond de cuir » qui, protégé par un grillage, peut se permettre d’être grossier envers quiconque, l’ « esprit » du magistrat s’exerçant aux dépens du prévenu qu’il va condamner, la brutalité de l’agent faisant la rafle ou « passant à tabac » les manifestants, mille autres façons arrogantes de l’autorité, voilà ce qui maintient l’animosité entre gouvernants et gouvernés. Et il faut remarquer que ces faits d’occurrence journalière ne s’abritent pas derrière la loi, mais derrière des décrets, des circulaires ministérielles, des commentaires, des règlements, des arrêtés préfectoraux et autres. La loi peut être dure, voire injuste, le travailleur ne la rencontre que rarement sur son chemin ; il peut même en certaines circonstances traverser la vie sans se douter qu’il lui est soumis, même en ignorant qu’il paie l’impôt ; mais, à chaque manifestation de son activité, il est confronté par les décisions que des fonctionnaires ont édictées fonctionnaires autrement irresponsables que les membres du Parlement, décisions sans recours, et qui rappellent à chaque instant à l’individu la tutelle mise par l’Etat sur lui.

Le nombre de fonctionnaires, grands et petits doit naturellement s’accroître en proportions considérables à mesure que s’augmentent les ressources budgétaires et que le fisc s’ingénie à trouver des procédés nouveaux pour extraire plus de revenus de la « matière imposable » ; mais le foisonnement des préposés et employés provient surtout de ce que l’on appelle la « démocratie », c’est-à-dire la participation de la foule aux prérogatives du pouvoir. Chaque citoyen veut en avoir son lambeau, et l’occupation principale des gens qui ont déjà leur fonction officielle est de classer, d’étudier et d’apostiller les demandes de ceux qui réclament aussi leur place. Le budget n’a-t-il pas payé — et peut-être paie-t-il encore — un inspecteur des forêts de l’île d’Ouessant, laquelle contient en tout huit arbres, cinq dans le jardin du curé et trois dans le cimetière !

Telle est la pression exercée sur le gouvernement par la multitude des solliciteurs que l’acquisition de colonies lointaines est due en très grande partie au souci de distribuer des fonctions. On peut juger de ce qu’est en maint pays la prétendue colonisation par ce fait qu’en Algérie le nombre des Français résidant en 1896 dans les limites du territoire était d’un peu plus de 260 000, sur lesquels on comptait plus de 51 000 fonctionnaires de toute sorte, soit environ le cinquième des colons[13] ; encore a-t-on défalqué de ce total les cinquante mille hommes de guerre. Ceci rappelle l’inscription ajoutée sur une carte au nom de la « ville » d’Ouchouia, la colonie urbaine la plus méridionale de l’Amérique et du monde : « Soixante-dix-huit résidants, tous fonctionnaires » !

La France, prise comme exemple de cette « démocratisation » de l’Etat, est gérée par un nombre d’environ six cent mille participants à la force souveraine, mais si l’on ajoute aux fonctionnaires proprement dits ceux qui se considèrent comme tels, et qui sont en effet revêtus de certain pouvoir local ou momentané, de même que les individus séparés du gros de la nation par des titres ou des signes distinctifs, tels les gardes champêtres, les tambours de ville, les crieurs publics, sans compter les décorés et les médaillés, on constate que le nombre des fonctionnaires dépasse de beaucoup celui des soldats. Même, pris dans leur ensemble, ils sont des soutiens beaucoup plus énergiques du gouvernement qui les paie ; tandis que le militaire obéit aux ordres reçus parce qu’il a peur, le fonctionnaire ajoute au mobile de l’obéissance forcée celui de la conviction : faisant lui-même partie du gouvernement, il en concentre l’esprit dans toute sa façon de penser et dans son ambition. A lui tout seul, il représente l’Etat. En outre, l’immense armée des fonctionnaires en place a pour réserve l’armée, plus grande encore, de tous les candidats aux fonctions, de tous les solliciteurs et quémandeurs, parents, cousins et amis. De même que les riches s’appuient sur la masse profonde des pauvres et des faméliques semblables à eux par les appétits et l’amour du lucre, de même les foules que les employés de toute espèce oppriment, vexent et malmènent, soutiennent indirectement l’Etat, puisqu’elles se composent d’individus s’occupant chacun à briguer des emplois.

Cl.de l’Assiette au Beurre.
les puissances en chine, par steinlen

Naturellement, cette expansion indéfinie du pouvoir, cette répartition par le menu des places, des honneurs et des minces traitements, jusqu’à des salaires ridicules, jusqu’à la simple perspective d’émoluments futurs, a deux conséquences d’effet contradictoire. D’une part l’ambition de gouverner se généralise, s’universalise même, et la tendance normale du citoyen ordinaire est de participer à la gérance de la chose publique.

Album ForainCl. Plon-Nourrit.
les parvenus, par j. forain
— Oui, mes enfants, c’est en me privant tous les jours de mon café que je suis devenu propriétaire.


Des millions d’hommes se sentent solidaires du maintien de l’Etat, qui est leur propriété, leur chose ; de même que, parallèlement, la dette croissante du gouvernement, répartie en des milliers de petits titres de rente, trouve autant de défenseurs qu’elle a de créanciers touchant de trimestre en trimestre la valeur de leurs coupons. D’autre part, cet État, divisé en d’innombrables fragments et comblant de ses privilèges tel ou tel individu que tout le monde connaît et que l’on n’a aucune occasion spéciale d’admirer ou de craindre, que l’on a même des raisons de mépriser, ce gouvernement banal, trop connu, cesse de dominer la multitude par l’impression de majesté terrible qui appartenait jadis à des maîtres presque toujours invisibles et ne se montrant au public qu’entourés de juges, d’estafiers et de bourreaux. Non seulement l’État n’inspire plus d’effroi mystérieux et sacré, il provoque même le rire et le mépris : c’est par les journaux satiriques, surtout par les merveilleuses caricatures qui sont devenues une des formes les plus remarquables de l’art contemporain, que les historiens futurs auront à étudier l’esprit public pendant toute la période commençant avec la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. L’État périt, se neutralise par sa dissémination même ; au moment où tous le possèdent, il a cessé virtuellement d’exister, il n’est plus que l’ombre de lui-même.

C’est ainsi que les institutions s’évanouissent au moment où elles triomphent en apparence. L’État s’est ramifié partout, mais partout aussi se montre une force opposée, jadis tenue pour nulle et s’ignorant elle-même, mais incessamment grandissante et désormais consciente de l’œuvre qu’elle accomplira. Celle force, c’est la liberté de la personne humaine qui, après avoir été spontanément exercée par mainte peuplade primitive, fut proclamée par des philosophes et revendiquée successivement avec plus ou moins de conscience et de vouloir par d’innombrables révoltés. De nos jours, les rebelles se multiplient ; leur propagande prend un caractère dont la forme, moins passionnelle qu’autrefois, est tout autrement scientifique ; ils entrent dans la lutte plus convaincus, plus audacieux, plus confiants en leur force et trouvent dans les conditions de l’ambiance des facilités plus grandes pour échapper à la mainmise de l’État. Là est la grande révolution qui se prépare et qui même s’accomplit partiellement sous nos yeux. Au fonctionnement social en des nations distinctes, séparées par des frontières, et sous la domination d’individus et de classes se prétendant supérieurs aux autres hommes, s’entremêle et se substitue, d’une manière de plus en plus régulière et décisive, un autre mode d’évolution générale, celui de l’action directe par la volonté librement exprimée des hommes qui s’associent pour une œuvre déterminée, sans préoccupation de frontières entre les classes et les pays. Toute réalisation qui s’accomplit ainsi sans l’intervention des chefs officiels, en dehors de l’Etat, dont le lourd mécanisme et les pratiques surannées ne se prêtent pas au mouvement normal de la vie, est un exemple qui peut être utilisé pour des entreprises plus vastes, et les anciens sujets, devenus des associés se groupant en toute indépendance, conformément à leurs affinités personnelles, à leurs rapports avec le climat qui les baigne et le sol qui les porte, apprennent à se passer des lisières qui les guidaient si mal, tenues dans les mains d’hommes dégénérés et fous. C’est par les phénomènes de l’activité humaine dans les branches du travail, agriculture, industrie, commerce, étude, enseignement, découvertes, que les asservis arrivent graduellement à se libérer, à conquérir la possession complète de cette initiative individuelle sans laquelle aucun progrès n’a jamais lieu.



  1. Saint-Yves d’Alvaydra, La mission des Juifs, p. 41.
  2. Pallegoix, Description du royaume de Siam, I, p. 263, 264.
  3. Masson, Secret memoirs of the Court of Saint-Petersbourg, London, H. S. Nichols.
  4. History of England in the Eighteenth Century, vol. I, page 104.
  5. Le Temps, 30 août 1872. — A. Letourneau, Evolution de la Morale, p. 122.
  6. Gustave Geoffroy, L’Enfermé, p. 51.
  7. Herbert Spencer, Introduction à la Science sociale, ch. v, p. 87.
  8. In the South Seas, vol II, p. 232-235.
  9. R. L. Stevenson, In the South Seas, vol. II, p. 199-200.
  10. Fernand Maurice, Le Havre et l’Endiguement de La Rade ; — E. Prat, Enrochement de la rade du Havre
  11. H. G. Wells, Anticipations.
  12. « Adversus hostem æterna auctoritas esto. » L. Morosti, Les Problèmes du paupérisme.
  13. Louis Vignon, La France en Algérie.