L’Homme et la Terre/IV/01

Librairie universelle (tome cinquièmep. 293-334).

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
PEUPLEMENT de la TERRE
Le fait de tracer une frontière politique sur la crête
des Alpes a suffi pour exhausser pratiquement
ces montagnes.


CHAPITRE I


CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE DE LA PLANÈTE. — RÉGIONS POLAIRES

RECENSEMENT DES HOMMES. — COLONISATION DU NORD
PATRIOTISME ET HAINES NATIONALES. — FRONTIÈRES DITES NATURELLES

NATIONALITÉS. — GANGLIONS MONDIAUX. — RACES SUPPRIMÉES

Du moins les progrès de l’homme dans la connaissance de sa demeure sont-ils incontestables. Aux origines de l’histoire, l’horizon entourant chaque peuplade lui paraissait la borne du monde, de tous les côtés elle était assiégée par l’inconnu. Maintenant la science de tous profite à chacun. Il n’est pas un homme d’instruction moyenne qui n’ait la sensation, de vivre sur une boule terrestre dont il pourrait faire le tour sans avoir à lutter contre des monstres et sans rencontrer de prodiges.

Durant le dix-neuvième siècle, les traits principaux de la planète entre les cercles polaires ont été fixés définitivement ; les mystères se sont peu à peu dissipés : les voyageurs africains ont fini par débrouiller l’écheveau des rivières nilotiques, congolaises et zambéziques et ont découvert les exutoires des grands lacs vers les bassins fluviaux ; le rattachement du Tsangbo au Brahmaputra a été éclairci à son tour, et nombre d’autres questions moins importantes sont élucidées. Bref, il est maintenant possible de présenter un tableau à peu près cohérent de la terre limitée aux cinq continents, mais on est encore loin de posséder des cartes à grande échelle de tous les pays habités. L’Europe, de la Finlande au Portugal, de l’Ecosse à la Mer Noire, l’Afrique septentrionale, d’Oran à la Mer Rouge, l’Inde, la plus grande partie des Etats-Unis ont leur dossier constitué par des cartes topographiques, dites d’état-major, où les détails complets du modelé et des eaux, les forêts, les cultures et les habitations humaines ont été représentés ; mais que de lacunes dans les cartes d’autres pays ! Les atlas en cours de publication, tels ceux de Stieler et de Vivien de Saint-Martin, qui dessinent les pays autres que ceux d’Europe à des échelles variant du 5 au 8 000 000e de la grandeur véritable, ont souvent de la difficulté à remplir les mailles du réseau de triangulation : à défaut de renseignements précis, le cartographe est forcé d’interpréter les documents qu’il possède. Le projet de Penck de dresser une figuration du monde à l’échelle uniforme du millionième ne pourrait être encore mis à exécution pour le Tibet, l’Amazonie, le Sahara et la Papouasie sans de grandes taches blanches, mais cette carte se fera, comme se feront aussi plus tard les relevés précis constituant les cartes topographiques, car il ne se passe pas de jours que cet inventaire des formes de la superficie terrestre ne s’accroisse de nouveaux détails et ne se dessine avec plus de rigueur.

Mais il reste à connaître les deux calottes polaires, défendues par les banquises et les murs de glaces. Dans la zone boréale, l’espace non parcouru n’était plus, en 1903, que de 3 980 000 kilomètres carrés[1], soit environ la 128e partie de la superficie terrestre, une fois et demie la surface de la Méditerranée, et les explorations polaires se succèdent si rapidement de nos jours qu’on peut s’attendre chaque année à une extension notable des itinéraires dans la direction du pôle.

Dans les parages de la zone polaire australe, c’est-à-dire vers l’Antarctide, la surface du vide à conquérir par les explorateurs est beaucoup plus vaste, et moins nettement délimitée : on peut l’évaluer actuellement à 20 millions de kilomètres carrés, ce qui représente une surface équivalant aux deux tiers de celle de l’Afrique.

N° 472. Etude progressive du globe : Papouasie et Vallée du Danube.

Le relevé de ces deux rivières de Nouvelle — Guinée (ou Papouasie), aboutissant à la côte sud-occidentale, a été effectué en octobre 1906 par J. H. Hondius van Herwerden. Les lignes pointillées indiquent des directions de sommets lointains. Les rivières sont navigables pour les bateaux calant trois mètres jusqu’aux traits transversaux.

V. a. : Village abandonné ; Vill. : village occupé en 1906.

Il y a là quelque chose d’humiliant pour le génie de l’homme, et la compétition qui s’est produite entre savants, Belges, Anglais, Français, Écossais, Allemands, Norvégiens, en vue de forcer les banquises méridionales, prouve que l’homme a ressenti comme une blessure d’amour-propre à n’avoir, pour ainsi dire, qu’égratigné sur quelques points le pourtour du continent présumé.

N° 473. Région polaire arctique.
Arctide :
A. Cagni, 25 avril 1900, lat. 86° 34′. B. Nansen, 7 avril 1895, lat. 86° 14′.
C. Peary, 21 avril 1902, lat. 84° 17′.[2] D. De Long, 24 juin 1881, lat. 77° 42′.
Antarctide :
A. Scott, 21 décembre 1902, lat. 82° 17′. B. Weddell, 20 février 1823, lat. 74° 15′.
B’. Bruce, 13 mars 1904, lat. 74° 1′. C. De Gerlache, 23 mars 1898, lat. 71° 36′.
C’. Cook, janvier 1774, lat. 71° 10′. D. Bellingshausen, fév. 1820, lat. 69° environ.
Les deux cartes n° 473 et n° 474 sont dressées à la même échelle.
N° 474. Région polaire antarctique.


Il est vrai que les voyages de pénétration faits dans ce royaume des neiges et des glaces où nul ne compte trouver des frères en humanité, où l’on n’a encore rencontré jusqu’à maintenant ni mammifère, ni reptile — seulement des pingouins, des poissons et un insecte —, il est vrai que ces voyages ne sont pas comparables en intérêt d’utilité immédiate à ceux qu’on entreprend en terres populeuses et fertiles, mais il suffit que ces terres et ces eaux antarctiques soient inconnues, et qu’elles soient des plus dangereuses à tenter, comme si la mort en défendait l’entrée, pour que l’homme veuille les parcourir, en connaître la forme, l’aspect et toutes les conditions physiques. L’homme veut explorer jusqu’à la dernière roche de son domaine terraqué. Et pourtant, l’illustre navigateur Cook, ayant, comme il
Cl. Hondius van Herwerden.
une pirogue sur la noord-rivier, nouvelle-guinée
arrive souvent aux grands hommes, voulu fixer des limites à la postérité, prétendait que jamais aucun marin ne voyagerait sous des latitudes plus rapprochées du pôle qu’il ne l’avait fait lui-même (1772). Découragés par cette prophétie, bien rares se firent les voyageurs osant se hasarder au delà des premières citadelles flottantes détachées des glaciers du sud. Les explorations polaires antarctiques ne recommencèrent que dans la troisième décade du dix-neuvième siècle, en même temps que se produisait une nouvelle poussée vers le Nord ; puis, après la découverte de la Terre de Victoria, de ses hauts volcans et de la grande falaise de glace que l’on crut infranchissable, les tentatives cessèrent de nouveau. Mais la volonté humaine est incompressible. Les voyages polaires antarctiques ont repris avec le vingtième siècle. Le premier hivernage dans les banquises australes se fit avec Adrien de Gerlache (été de 1898), puis les marins de la Discovery osèrent gravir le volcan Terror et pousser au sud à travers les neiges sur les plateaux du continent de glace (1902-1903).

Et la curiosité des contours extérieurs n’est pas la seule qui anime l’habitant de la Terre, il veut aussi pénétrer sous l’écorce, en savoir la composition, en étudier la vie. L’œuvre de réaction qui a poussé l’homme à triompher de l’espace auquel il était primitivement asservi et à se déplacer à volonté vers n’importe quel point de la planète l’a porté également à maîtriser toutes les conditions du milieu, natif ou de son choix, d’abord pour les connaître, puis pour les modifier à son gré.

Cl. A. de Gerlache.
la belgica prise dans les glaces de l’antarctique
Photographie prise au clair de la lune.


Après avoir reconnu les formes et mesuré les dimensions de son habitat, il a fouillé le sol, scruté les assises, poursuivi les veines de sable, d’argile ou de charbon, les filets d’eau ou de métal, comparé les terrains entre eux, découvert leur âge et leur rapport de succession : il est devenu géologue, et ces mêmes cartes qu’il a su faire pour indiquer les positions respectives de tous les traits de la surface terrestre, il les a reprises pour y indiquer la superposition des strates ainsi que leur usage dans ses travaux. Tandis que des travailleurs explorent ainsi la Terre, d’autres parcourent les fleuves, les lacs et les mers : ils en étudient la température, la salinité, les courants, la houle, les abîmes, les tourbillons ; ils en signalent les dangers, découvrent les moyens de les éviter. D’autres explorent les gouffres de feu, les laves et les cratères, tandis que d’autres encore sondent l’espace aérien et en étudient les phénomènes jusque par delà les confins de l’air respirable, à trois fois la hauteur des plus hautes montagnes. Puis l’homme a voulu relier la géologie à la géographie par l’histoire, trouver le pourquoi et le comment de chaque trait du sol, reconstituer l’évolution graduelle de chaque modelé et, ainsi que l’étudiant passe de l’anatomie à la physiologie, il faut désormais que le géographe considère le globe terrestre comme un être vivant dont les organes se modifient incessamment.

Et que de recherches annexes, de sciences spéciales se rattachent à ces ordres primaires d’études dans le grand domaine du genre humain ! Ce n’est pas seulement par milliers, c’est par millions, pour être juste envers tous les humbles, que l’on doit compter les collaborateurs de l’œuvre immense : la connaissance et l’aménagement de la planète.

Relativement à la superficie de la terre habitable, le nombre des hommes est encore très minime, puisqu’il ne dépasse guère un milliard et demi. On peut, suivant les métaphores des poètes, comparer les générations humaines aux « sables des grèves » ou aux « flots de l’Océan », mais ce sont là des exagérations singulières : en réalité, si tous les hommes se trouvaient distribués sur les continents à égale distance les uns des autres, chacun d’eux aurait pour domaine particulier l’espace de neuf hectares, soit 90 000 mètres carrés : à peine verrait-il, à 300 mètres de lui dans toutes les directions, ses voisins les plus rapprochés. Si, au contraire, on voulait réunir tous les hommes dans quelque grande plaine entourée d’un bel amphithéâtre de montagnes, en donnant à chaque individu un mètre carré d’espace, c’est-à-dire beaucoup plus que n’en ont les foules pressées dans les fêtes ou les réunions politiques, la superficie des terrains occupés par le genre humain aurait une étendue de 1 600 kilomètres carrés, soit la 90 000e partie de la terre ferme. Ainsi Londres et sa grande banlieue suffiraient pour donner place à tous les habitants actuels de la Terre[3].

Mais les hommes ne se concentrent pas tous en un point, ni ne s’espacent suivant les cases d’un échiquier couvrant la terre. Leur répartition est extrêmement irrégulière, obéissant à des lois aux multiples facteurs. Il semblerait que la première condition eût été de se procurer la nourriture et que, dans le cours des âges, les hommes dussent s’être graduellement rapprochés de la zone tropicale, où, nous dit de Humboldt, quelques mètres carrés suffisent à nourrir l’habitant, puis finalement, se presser dans ces territoires d’éternel printemps, où presqu’aucun travail n’est nécessaire pour s’assurer l’existence.

N° 475. Londres et le genre humain.

Le liseré de hachures limite London Police District, aussi appelé Greater London, dont la superficie est de 1 787 kilomètres carrés et qui renferme 7 113 561 habitants (1906).

Le cercle tracé autour de Charing Cross comme centre a 22 800 mètres de rayon et 1 680 000 000 de mètres carrés de surface.


La vérité est tout autre : laissant de côté la question de savoir quelle fut l’origine de la race humaine, ou des races humaines, il faut constater qu’à aucune époque, les pays chauds n’ont été habités par une population plus dense que les autres contrées ; actuellement la fraction de l’humanité qui vit dans la ceinture équatoriale est bien inférieure à ce que demanderait une répartition uniforme sur le globe. On peut même dire que, depuis deux mille années, il s’est opéré vers le Nord une sorte de mouvement des groupements humains parvenus à former des nations policées. Si l’homme vit de rien dans certaines parties de la zone tropicale, il n’y prospère pas, et l’existence purement végétative ne le conduit pas à développer son intelligence et à se rendre maître de la nature trop clémente qui l’environne. L’homme pullule, au contraire, dans les territoires réclamant de sa part un travail constant, d’où résulte une évolution graduelle de son être. Sauf quelques exceptions, ces « régions de l’effort » sont toutes situées dans la zone tempérée septentrionale.

C’est ainsi que, besoin de travail ou mépris du climat, aucune contrée ne s’est trouvée trop froide pour l’existence de l’homme. Dans la zone où le sol est durci par de longs mois d’hiver, l’habitant primitif trouvait à vivre en s’adonnant à la pêche ou à la chasse ; maintenant, l’humanité a su s’y procurer des provisions en abondance ; par le vêtement, des demeures confortables et le combustible, elle a créé un milieu nouveau, transportant en plein nord le climat du midi : n’ayant pas le soleil, elle en a du moins emmagasiné les forces et les utilise loin des contrées où elles agissent naturellement. On ne s’étonne plus de trouver de puissantes cités comme Pétersbourg à une si grande distance de l’équateur, sous le 60e degré de latitude, bien près de la ligne isothermique indiquant le point de glace pour la moyenne de la température annuelle : plus d’un million de personnes se pressent dans cette ville de fondation à peine séculaire, construite en un sol alternativement boueux et gelé. En Sibérie, nombre de villes situées au nord du zéro isothermique se peuplent rapidement ; des groupes d’habitations permanentes se fondent chaque année dans la direction du pôle. En 1890, c’était vers le 49e degré, sous la même latitude que la France, qu’on aurait trouvé, dans le Canada oriental, les dernières cultures et maisons des blancs ; mais là aussi, comme dans l’ancien monde, le peuplement se continue vers le cercle polaire. Rien n’empêche que la baie de Hudson reçoive un collier de villes sur tout son pourtour et que des postes commerciaux, des sanatoires, des usines et des établissements scientifiques se fondent dans l’archipel de l’Arctide. Le Spitzberg a déjà ses hôtels, ses appontements, ses commencements de routes ; il aura peut-être un jour ses Babylone et ses Alexandrie.

La terre étant désormais ouverte à tous — du moins en principe, car l’homme ne s’appartient pas encore —, il est loisible à chaque individu, à chaque groupe d’amis, de se laisser aller spontanément à la force d’appel que telle ou telle partie de la terre exerce sur eux. Rien ne serait plus facile, semble-t-il, que de réaliser le vœu formulé par Richard Wagner d’organiser une « émigration rationnelle » du genre humain vers les pays du Midi ; mais il n’est pas dit que de la mobilité acquise maintenant par l’homme résulte le mouvement dont parle l’artiste. Les individus en bonne santé se font un idéal conforme au climat qui les a moulés ; combien de fois a-t-on pu voir un Écossais suffoquer de chaleur à côté d’un méridional à peine dégelé ! Tout ce qu’on peut prévoir, c’est qu’un avenir prochain saura utiliser les climats divers du globe pour parer aux défectuosités de l’organisme de chacun : l’enfant pourra être élevé à l’air vivifiant du Nord, le rhumatisant saura trouver un climat sec, le nerveux aura toute facilité pour atteindre les altitudes élevées, le vieillard se réchauffera aux pays du soleil.

Quoi qu’il en soit du désir de chaque homme isolé ou de tout groupement humain de changer d’habitat, le peuplement de la terre est retenu dans son évolution par une série de phénomènes que la routine et la force d’antiques survivances influencent largement. La planète est découpée politiquement par un lacis de frontières qui divisent les diverses parties de la terre, déclarées propriété impériale, royale ou nationale. C’est toute une révolution de la pensée qu’il est nécessaire d’accomplir pour modifier à cet égard les conventions traditionnelles. D’ailleurs il est d’autant plus facile de déraisonner, de se tromper et de tromper les autres en pareille matière que l’on imagine sous un même mot des choses très différentes et que, même, on les emploie dans la conversation courante en des sens très opposés, d’amour et de haine, de tendresse et de férocité. Tel est le mot de « patrie » qui signifie le lieu où l’on s’éveilla d’abord à la vie dans les bras de son père, et que l’on comprend aussi comme le territoire fermé autour duquel il n’existe d’autres hommes que des ennemis.

Il est certain que, prise dans sa première acception, l’amour de la « patrie » est légitime et normal. On aime naturellement le plus ce que l’on connaît le mieux. Rien de plus conforme à l’évolution humaine. La communion d’amour créée par le travail fait chérir le sillon d’où l’on a tiré sa nourriture, où l’on a peiné, où l’on a souffert, où l’on a aussi trouvé, après les fatigues et les ennuis, la consolation et le repos. Cette terre, qui vous a donné naissance et vous a nourri, est également celle où se sont formées toutes les associations de la vie, où, après avoir sucé le lait de sa mère, on vit et on connut tous ses semblables, où l’on aima et où se fonda la famille, où, tous les instants, on savoura la caresse du langage que l’on comprend et du chant qui vous a fait rire ou pleurer. Voilà de pures et nobles sources dérivant uniquement des conditions normales de la vie. D’ailleurs on ne saurait s’étonner que chaque groupe humain, se croyant, sinon seul au monde du moins seul intéressant, seul à mériter le bonheur, donne une valeur exceptionnelle au coin de terre habité par lui, les autres régions lui semblant inférieures parce qu’elles ne lui appartiennent pas. En outre les contrées les plus populeuses, les « patries » les plus « illustres » se distinguant parmi toutes les autres par des avantages matériels évidents, leurs habitants sont naturellement portés à s’en faire un mérite collectif, comme si le sol du domaine national, plus noble que celui des autres pays, était une récompense spéciale due à ses résidants par le Destin.

Cette illusion de propriétaire explique dans une certaine mesure la prétention qu’a le patriote d’aimer son pays d’un amour excessif, mais à cette cause il s’en joint aussi d’exécrables. Si l’on rencontre dans chaque nation des individus qui travaillent à se débarrasser de tout préjugé, de toute impulsion irraisonnée, de toute idée purement traditionnelle, la nation elle-même en est encore dans son ensemble à la morale primitive de la force. Elle se plait à ravir, à tuer, à chanter victoire sur les cadavres étendus. Elle se glorifie de tout le mal que ses ancêtres ont fait à d’autres peuples ; elle s’enthousiasme, s’affole à célébrer en vers, en prose, en représentations triomphales toutes les abominations que les siens ont commises en pays étranger : elle invite même solennellement son Dieu à prendre part à l’ivresse populaire. Elle ne se borne point à vanter les anciennes tueries, elle se plaît à en préparer de nouvelles, non seulement contre les pays voisins mais, chose plus incompréhensible encore, contre des terres éloignées dont les habitants n’ont pas même entendu parler de leurs envahisseurs. A l’amour du sol et du parler natal que l’on vante toujours benoîtement comme la source du patriotisme, se mêlent donc l’avidité du pillage et la haine de l’étranger pour faire éclore cette fleur hybride que l’on célèbre volontiers comme la plus belle ! Pourtant les progrès moraux et intellectuels réalisés pendant le cours des générations ont dessillé bien des yeux ; plusieurs même commencent à comprendre combien cet égoïsme « ethnocentrique » est absurde chez les autres, mais ils ne veulent pas admettre qu’il soit aussi niais chez eux-mêmes. Qui que nous soyons, nous voulons tous être le « peuple du Milieu », comme les Chinois. Si la « grande nation » française a répété par les mille voix de ses journaux qu’elle « marche à la tête de la civilisation », Hegel, que les Allemands ont bien voulu croire sur parole, affirme que son peuple est « l’incorporation de l’esprit objectif », ce qui se peut traduire par cette phrase plus simple, que « les Allemands sont les seuls à comprendre la vérité »[4].

une maison sur la frontière à halluin (nord)
D’après une photographie de M. Leprêtre.

N’est-ce pas au même genre de manie qu’il faut attribuer l’insistance de mauvais goût avec laquelle les savants de divers pays affectent de parler de leurs travaux comme appartenant à la science « allemande », à la science « française », sans comprendre que pareille vanité égale en ridicule celle qu’on aurait à se targuer de la science « bourguignonne », « vaudoise » ou du Salzkammergut.

Quel contraste avec le langage de nos ancêtres de 1789 ! Ecoutez Condorcet parlant de l’établissement du système métrique : « L’Académie a cherché à exclure toute condition arbitraire, tout ce qui pouvait faire soupçonner l’influence d’un intérêt particulier à la France ou d’une prétention nationale ; elle a voulu en un mot que, si les principes et les détails de cette opération pouvaient passer seuls à la postérité, il fût impossible de deviner par quelle nation elle a été ordonnée et exécutée ». Et le décret de la Constituante en 1792 reproduisait l’idée dans des termes semblables. A la même époque l’étendard du comte de Warwick, pris pendant la guerre de Cent ans, en 1427, fut brûlé par la garde nationale de Montargis en respect de la fraternité des peuples.

Le fond du débat sur l’idée de patrie et sur les problèmes politiques en général est de savoir s’il existe une morale collective différente de la morale individuelle ; si la grossièreté refusée à l’homme isolé est bienséante dans les groupes policés. La psychologie des foules est sans doute une science nouvelle, mais elle n’a jamais tenté de présenter comme louable ce que chaque jour on condamne dans l’individu. A défaut de quoi, rien qu’à vouloir se conformer à la « morale chrétienne », on est bien forcé d’admettre la vérité de la remarque de Tolstoï :« S’il est honteux pour un jeune homme de manifester grossièrement son égoïsme, soit en ne laissant rien à manger aux autres, soit en bousculant les faibles qui lui barrent le chemin, soit en se servant de sa force pour les priver du nécessaire, il est tout aussi honteux de désirer ce qu’on appelle l’agrandissement de sa patrie, et, puisqu’on trouve sot et ridicule de faire son propre éloge, on devrait juger aussi sot de faire l’éloge de son pays… »[5]. L’égoïsme collectif est plus funeste encore que l’égoïsme individuel, parce qu’il se multiplie à l’infini ; si chaque personne humaine a droit à notre sympathie et à notre dévouement, à plus forte raison chaque groupe d’hommes, chaque peuplade, chaque nation. A s’en tenir simplement à la morale telle qu’elle se pratique actuellement entre gens qui se respectent, les haines patriotiques n’ont plus aucun sens.

Les patries, telles que chaque homme d’Etat a pour « devoir » de les exalter au-dessus des autres nations, ne donnent lieu qu’à des raisonnements faux et à des complications funestes.

N° 476. Voies ferrées entre Calais et Milan.
(Voir page 310).

Travaux en cours : Tunnel du Lôtschberg, de Spiez à Brigue.

Travaux en projet, soulevant tous de fortes objection : Joux à Vallorbes en amélioration de la ligne de Pontarlier ; Lons-le-Saulnier à Genève par Saint-Claude ; Saint-Amour à Bellegarde ; Chamounix à Aoste, sous-franchissant le mont Blanc ; Albertville à Aoste par le petit Saint-Bernard ; Sens à Saint-Florentin ; Labarre (D) à Arc-Senans (A).


Et tout d’abord, ce que les diplomates rabâchent à propos de « frontières naturelles », qui sépareraient les États en vertu d’une sorte de prédestination géographique, est dépourvu de raison. Il n’y a point de frontières naturelles dans le sens que leur donnent les patriotes. Le cas des îles, telle la Grande Bretagne, mis à part, toutes les bornes plantées entre les nations sont des œuvres de l’homme, et rien n’empêcherait qu’elles fussent déplacées ou simplement réduites en sable ou en mortier. Sans doute, il y a des degrés dans l’absurde, et telle frontière, comme cette ligne brisée que des plénipotentiaires ont tracée, après discussions, protocoles et rectifications, entre la France et la Belgique, sur une longueur de près de 300 kilomètres à vol d’oiseau, est une fantaisie risible pour le contrebandier, quoique fort gênante pour le voyageur paisible ; mais les lignes de partage politique menées sur les sommets alpins et sur les crêtes des Pyrénées ne sont pas moins arbitraires et ne respectent pas davantage les affinités naturelles. Sans doute la limite franco-belge sépare la Flandre de la Flandre, le Hainaut du Hainaut et l’Ardenne de l’Ardenne ; mais la ligne de démarcation marquée de pierre en pierre sur les grandes Alpes ne coupe-t-elle pas en deux des territoires dont les habitants parlent la même langue et pratiquent les mêmes mœurs, faisaient partie jadis de la même confédération ? N’a-t-elle pas violemment rejeté, d’un côté vers l’Italie, de l’autre vers la France, les « escarts » du Briançonnais, unis autrefois en République ? Et, dans les Pyrénées, la frontière ne désunit-elle pas Basques et Basques, Aragonais et Aragonais, Catalans et Catalans ? De part et d’autre, c’est bien malgré eux que bergers et bûcherons respectent cette ligne fictive qui leur vaut, de la part des États souverains, menaces, amendes et prison.

Somme toute, le fleuve est encore la frontière la moins néfaste de toutes, parce que l’attraction exercée naturellement par les sols fertiles de la vallée et le commerce qui y circule combat la tendance de la frontière à dépeupler ses abords, tandis que, dans la montagne, cette dernière action s’ajoute à celle de la haute altitude dont l’effet normal est de raréfier la population. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, sur les quelques dizaines de mille kilomètres que comportent les limites des États européens, le fil de l’eau n’entre que pour un millier de kilomètres tout au plus, dont le plus long morceau est représenté par le courant Drina-Save-Danube, de Bajina-Bachta (Serbie) à Silistria (Dobrudja).

Très logiques, diverses puissances qui s’étaient partagé le sol, dans l’antiquité et au moyen âge, stipulaient que la frontière marquée par des murs, des palissades ou par un fossé de travail humain serait rendue à la nature sauvage, interdite aux hommes. C’était, en effet, le moyen le plus sûr d’empêcher le malheureux dépossédé de revenir à la place du foyer dévasté et de recreuser le sillon dans le sens accoutumé. C’est ainsi que procédèrent l’Empereur de Chine et celui de Corée entre leurs domaines, et c’est ainsi qu’en agissaient les barons féodaux pour l’établissement de leurs « marches » de partage.

Cl. J. Kuhn, édit.
une vue de briançon, casernes et fortifications.


Mais les conventions s’oublient, la surveillance se relâche, tandis que l’amour de la terre dure chez le paysan, et, quand les années, les lustres, les siècles sont passés, la marche interdite est habitée de nouveau. De nos jours, les États en agissent autrement, et même avec des résultats plus funestes, car, des deux côtés, la ligue de frontière exerce comme une sorte d’hypnotisme sur les soldats, les gendarmes, les douaniers chargés du soin d’en garder les bornes et les poteaux. Partout où l’on a toléré l’existence d’un sentier, permis la construction d’une route ou, cas plus important encore, d’un canal ou d’une voie ferrée, chaque passant est suivi d’un regard inquisiteur ; s’il parait suspect, on l’interroge, on le fouille, on l’emprisonne, il appartient comme une chose au sergent de la patrouille. Des casernes s’élèvent de chaque côté le long des routes quelque peu fréquentées, et des fortifications barrent tous les passages considérés comme ayant une valeur stratégique.

Que l’on prenne pour exemple de séparation politique une frontière dite naturelle, comme celle des Alpes entre la France et l’Italie, et l’on reconnaîtra que l’escarpement des pentes, la hauteur des cols, l’abondance des neiges, la fatigue des escalades sont peu de chose en fait de limites, en comparaison des cordons de douanes et de postes militaires. Autrefois les montagnards communiquaient librement de versant à versant pendant une grande moitié de l’année ; n’ayant aucune raison de se haïr, ils s’entr’aidaient de montagne à montagne et, suivant les saisons, menaient leurs troupeaux sur les alpages les plus favorisés. Telle commune, dont les frontières n’étaient point indiquées par des bornes, s’était établie sur le dos d’une crête afin d’avoir des champs sur une pente aussi bien que des prairies et des bois sur la pente opposée ; une république même ne s’étendait-elle pas des basses vallées françaises aux basses vallées italiennes, et, parmi des routes, n’avait-elle pas un tunnel, la « Traversette » du Viso, qui, des centaines d’années avant le siècle des ingénieurs, évitait déjà aux montagnards la trop pénible escalade de la crête ? Maintenant « l’ordre règne » sur ces hauteurs et des autorités jalouses veillent à ce que les voisins ne se visitent point mutuellement sans paperasses ou sans interrogatoires. On ne trace plus de sentier dans les Alpes sans en référer à Rome et à Paris. Depuis quarante ans, il existe cinq routes carrossables par-dessus les cols de la frontière franco-italienne, celles du Petit-Saint-Bernard, du mont Cenis, du mont Genèvre, du col de Larche et du col de Tende, et, pendant cet âge de progrès à outrance, on s’est bien gardé de tracer un nouveau chemin. De même, on se contente de la voie ferrée qui passe sous les montagnes de la Maurienne, entre Modane et Bardonnèche, voie qui ne serait peut-être pas encore construite si, à l’époque où elle fut entamée, les deux versants n’avaient appartenu au même souverain, à la fois maître du Piémont et de la Savoie. Et que de tracas cause aux autorités françaises l’ouverture du tunnel du Simplon ! Admettant même que les « questions patriotiques » n’entrent pour rien dans le choix d’une nouvelle voie entre Paris et Milan, entre l’Angleterre et l’Italie, pourrait-on en dire autant de la ligne Marseille-Milan ?

N° 477. Voies ferrées de Marseille à Milan.


Il serait pourtant, semble-t-il, indispensable de réunir ces deux grandes cités européennes par le court embranchement — vingt kilomètres à vol d’oiseau entre Briançon et Bardonnèche — qui passerait sous le col des Echelles de Planpinet en un souterrain d’un peu plus de 3 kilomètres. Aussi longtemps que cette ligne majeure de communication ne sera pas terminée, le commerce de Marseille sera grièvement lésé par le gouvernement même qui a charge de le protéger, mais le génie militaire n’admet pas qu’on vienne forer des tunnels dans sa frontière. Depuis un demi-siècle, on se dispute à propos d’une autre voie ferrée, considérée comme absolument urgente, celle qui joindrait Nice et Turin par le col de Tende. La construction en est décidée, votée, approuvée, mais il ne suffit pas d’établir le devis d’un chemin, d’en faire et d’en vérifier le tracé, il faut aussi construire des forts qui le bombarderont et loger les poudres qui le feront sauter. Finalement, les Italiens posent la voie, en contournant la frontière français.

Les fortifications, telle est en effet la grosse question relativement aux frontières. Qu’on en juge par Briançon, l’ancien lieu de marché où se rendaient les pacifiques montagnards d’en deçà et d’au delà pour discuter leurs affaires et renouer leur amitié. Maintenant, c’est un ensemble de remparts, de bastions, de casernes, de ponts fortifiés, de batteries percées dans le roc, et chaque montagne environnante, escaladée par une succession de forts, porte à son sommet une autre citadelle. Les redoutes s’élèvent jusqu’au-dessus de la zone des avalanches, et les chasseurs alpins qui tiennent garnison dans ces murs toujours exhaussés de neiges ne peuvent les aborder sans creuser des tranchées et des tunnels. Le plus haut sommet de tout le massif, le Chaberton, qui n’a pas moins de 3 138 mètres, soit 1 800 mètres de plus que Briançon, perdue comme au fond d’un gouffre, est aussi couronné par un fort, ouvrage italien qui commande tous les travaux de défense des pitons français : les deux nations se combattent à coups de millions, tout en échangeant des politesses diplomatiques. La route du mont Genèvre est coupée en plusieurs endroits et suspendue au-dessus de formidables précipices que franchissent des ponts-levis. Des dépenses faites de part et d’autre en constructions, en manœuvres, en approvisionnements nécessitent un budget annuel qui, après un siècle, représenterait la rançon d’un royaume. Il est facile de comprendre pourquoi les nations limitrophes reculent devant la tâche de créer des communications nouvelles. Une route est coûteuse sans doute, mais les forts qui la barrent le sont bien davantage encore !

On comprend aussi pourquoi, sous un pareil régime, la zone des frontières se dépeuple. Déjà les habitants de la haute montagne avaient tendance à émigrer en des contrées moins froides, plus riches en industries et en ressources ; mais ce mouvement spontané s’accélère par l’effet de la domination militaire. Les grands chefs, maîtres de leurs garnisons et n’ayant en face d’eux qu’une faible population civile, en tiennent d’autant moins compte que les fonctionnaires de toute nature, plus nombreux en proportion sur la frontière que dans toute autre partie du territoire, sont absolument à leur dévotion.

N° 478. Voies ferrées de la Gironde à l’Ebre.
(Voir page 314)

Les voies dont la construction est, paraît-il, décidée sont celles d’Oloron à Jaca par le Somport, (altitude 1 632 mètres) ; de St-Girons à Lerida, passant en tunnel à 1 300 mètres d’altitude sous le col de Salau ; d’Ax à Puycerda par le col de Puymorens (1 931 mètres), et de Puycerda à Ripoll par le col de Tosa (1 800 mètres). Le Pourtalet est à quelques kilomètres à l’est du Somport.


Sous prétexte de défense nationale et des intérêts majeurs de la patrie, toute volonté individuelle reste supprimée. N’ayant qu’à obéir, les citoyens préfèrent s’éloigner, ne laissant autour des casernes et des forts que les fournisseurs et parasites de ces sortes de lieux. En réalité, on peut dire que le fait de tracer une frontière politique sur la crête des Alpes a suffi pour exhausser pratiquement ces montagnes et les rendre inaccessibles à leurs anciens habitants.

Les Pyrénées nous montrent le même phénomène économique, d’une manière plus saisissante encore. Il n’existe pas une seule grande route qui franchisse cette chaîne à plus de 2 000 mètres en hauteur : entre le col de Puymorens (1 931 mètres) à l’est, et le Pourtalet (1 795) à l’ouest, sur un espace rectiligne de 190 kilomètres, il n’y a pas un seul chemin carrossable entre la vallée de la Garonne et la vallée de l’Ebre. Aucun chemin de fer ne traverse les Pyrénées, car la ligne de Perpignan à Barcelone s’accroche aux promontoires extrêmes de la chaîne au-dessus du littoral marin, tandis que la voie de Bayonne à Madrid contourne absolument les monts, du côté de l’ouest, pour décrire une grande courbe à travers le pays Basque. Le réseau des chemins de fer présente donc une lacune de 430 kilomètres entre deux de ses lignes parallèles, et pourtant, dans l’énorme espace intermédiaire, le tracé du chemin de fer qui réunirait les deux grandes villes et centres de commerce, Toulouse et Saragosse, se trouve tout indiqué. Des projets et devis ont été naturellement présentés par dizaines et discutés par toutes les assemblées délibérantes : les cartes déjà dressées en vue de cette ligne indispensable rempliraient des bibliothèques, mais les frénésies de la politique électorale empêchent Toulousains et Aragonais de penser à leurs intérêts ; il suffit aux candidats de planter des jalons de temps en temps et de faire promener des ingénieurs sur la ligne future pour que tout le monde soit satisfait. Puis, après boire, on trouve le moyen de placer encore le vieux mot : « Il n’y a plus de Pyrénées ! » alors qu’elles se haussent, pour ainsi dire, entre les haies de soldats, de gendarmes, de miquelets et de carabiniers. De même que dans les Alpes, la population diminue, plus que décimée par l’émigration, malgré l’attraction qu’exercent en été les villes de guérison et de plaisir. La frontière ne représente auprès des gouvernements respectifs que des raisons de méfiance, de surveillance, et les résidants sont considérés comme autant de gêneurs, troublant les opérations de douane et de stratégie. Ce que les habitants primitifs ont de mieux à faire est de s’en aller. La borne de jalousie et d’inimitié, telle est la seule raison pour laquelle, pendant un demi-siècle, on n’a construit qu’une route de voitures et pas un chemin de fer à travers les Pyrénées. Douze amorces ont été poussées dans les vallées, en attendant le jour où l’alliance plus intime des peuples permettra de forer les montagnes sans garnir de fortifications les approches des souterrains.

Cl. J. Kuhn, édit.
la falaise de shakespeare, à deux kilomètres à l’ouest de douvres

Evidemment, les vrais intérêts locaux ne peuvent être compris par des administrations lointaines vivant en de grandes cités où rien ne rappelle les pâturages, les forêts, les sites de la montagne. Autrefois, toutes les communes des deux versants, le long des Pyrénées, de même que sur les plateaux de la péninsule espagnole, étaient liées par des facieres, mot que l’on écrivait aussi paseries, comme s’il était dérivé de paix, et ces contrats stipulaient, pour une période variable de dix, neuf, sept ou cinq ans, des pactes d’amitié, valables même en temps de guerre : « Les habitants des montagnes et vallées françaises et espagnoles pourront commercer, communiquer avec leurs voisins et faire l’échange de leurs marchandises comme en temps de paix. Et les bestiaux desdits pays pourront pâturer dans toutes les parties de la montagne comme en temps de paix. Telles étaient les conventions expresses des facieres, signées par les délégués des communes au nom de leur « souveraineté légitime » et toujours en plein air, sous le ciel libre, à côté de la borne frontière. Même dans les traités européens, même lors du traité d’Utrecht en 1713, ces contrats étaient tenus comme valables : on continua d’en conclure d’analogues jusqu’après la Révolution française ; à la fin du dix-neuvième siècle (1887), on en célébrait encore près de Saint-Jean-de-Luz, mais le sens s’en était perdu, et les gendarmes, les douaniers, les employés du gouvernement affectaient de les ignorer[6]. Ardouin-Dumazet[7] cite des survivances analogues sous le nom de droit de « compascuité », c’est-à-dire de pâturage en commun ; les vingt et une communes du pays de Cize font paître leur bétail dans la vallée espagnole d’Aezcoa ; de même, le pays français de Barétous a droit de pâturage sur la vallée de Roncal, moyennant un hommage annuel comportant la remise de trois génisses de deux ans, sans défauts.

L’humeur ombrageuse que mettent les patriotes à surveiller leurs frontières de terre se porte même sur les frontières marines, au milieu des flots changeants. Ainsi le Pas de Calais semble former une barrière suffisante pour qu’on n’ait pas à en garder les abords : c’est un fossé de citadelle suffisamment large aux yeux de la garnison de Douvres, bastion extrême de l’Angleterre. Lors du grand élan industriel qui, vers le milieu du xixe siècle, porta les ingénieurs à l’entreprise des voies majeures de communication, il semblait indispensable d’établir une voie continue entre les deux principales cités du monde, Londres et Paris. Le détroit n’a que 31 kilomètres de rive à rive, et le creux le plus profond où viennent se rencontrer les grands courants de marée, qui se propagent à l’encontre les uns des autres, de la mer du Nord et de la Manche, n’a que 54 mètres : le tout n’est qu’une simple éraflure d’abrasion superficielle. Aussi les faiseurs de projets — ponts, viaducs, conduits tubulaires, tunnels — se présentèrent-ils en grand nombre ; mais, aussi longtemps que l’entreprise parut chimérique, les gouvernements respectifs s’y intéressèrent peu. Lorsqu’enfin, en 1868, un inventeur, Thomé de Gamond, força l’opinion publique, après trente années de sondage et de recherches, à comprendre le sérieux de ses plans, lorsque des travaux préliminaires sur les côtes de France et d’Angleterre eurent démontré que l’œuvre était parfaitement praticable, alors les autorités militaires britanniques, saisies d’une soudaine frayeur, interdirent absolument la continuation du travail : la pensée que des régiments d’envahisseurs pourraient un jour émerger de par-dessous la mer leur apparut comme une effroyable vision.

N° 479. Voyageurs traversant la Manche et la frontière franco-belge.

En réalité, le contraste est moindre que celui qui ressort des chiffres ci-dessus, fournis par les compagnies de l’Ouest et du Nord. Par les ports bretons, par Saint-Malo et Granville, avec escale aux îles Normandes, par Dunkerque vers les ports anglais et écossais de la mer du Nord, il se produit un certain mouvement qui viendrait s’ajouter à celui qu’indique le diagramme.

D’autre part la voie ferrée directe Paris-Cologne-Berlin-Saint-Péterbourg traverse la Belgique et son trafic charge indûment les courbes supérieures.

Il est remarquable que, année après année, le nombre des voyageurs entrant en France par la frontière du nord soit plus élevé que celui de ceux qui en sortent. Pour le mouvement anglo-français, les renseignements fournis ne permettent pas de voir s’il en est de même.


Sans doute, cette crainte est puérile, mais elle est basée sur les avantages incalculables qu’a valus à la Grande Brelagne sa position purement insulaire. Pourtant il est certain que, grâce à ce chemin nouveau reliant matériellement l’ile anglaise à son ancien continent, Londres aurait vu décupler annuellement le nombre de ses visiteurs européens, et la Grande Bretagne, devenant la tête de pont de tout l’Ancien Monde vers l’Amérique, serait par cela même l’entrepôt presque exclusif du commerce continental, au détriment du Havre, de Dunkerque, d’Anvers, de Rotterdam, de Brème, de Hambourg. On peut juger de la perte qu’a faite l’Angleterre à ce point de vue en comparant le nombre de voyageurs qui traversent annuellement la frontière franco-belge à ceux qui franchissent le détroit : il est cinq fois plus considérable pour le premier ensemble de voies et, cependant, le groupe Amsterdam-Bruxelles est loin d’exercer une force d’attraction comparable à celle de Londres.

Non content des obstacles que la nature a mis à l’entrée dans le Royaume-Uni, cet État a pris récemment, à l’instar des États-Unis et sous la même influence régressive qui détermina la guerre du Transvaal, une décision à la fois inutile et vexatoire : la visite sanitaire des voyageurs de 3e classe, qui, en outre, doivent justifier de la possession de 125 francs. En fait, on refuse l’admission à quelques douzaines de personnes par an, mais on en tracasse et humilie des milliers.

Pour justifier l’existence des frontières, dont l’absurdité saute quand même aux yeux, on tire argument des nationalités, comme si les groupements politiques avaient tous une constitution normale et qu’il y eût superposition réelle entre le territoire délimité et l’ensemble de la population consciente de sa vie collective. Sans doute, chaque individu a le droit de se grouper, de s’associer avec d’autres suivant ses affinités, parmi lesquelles la communauté de mœurs, de langage, d’histoire est la première de toutes en importance, mais cette liberté même du groupement individuel implique la mobilité de la frontière ; combien peu en réalité le franc vouloir des habitants est-il franchement d’accord avec les conventions officielles !

La révolte de la Grèce, pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, fut l’événement qui donna le plus de corps à ce principe illusoire des nationalités, auquel on a voulu donner une vertu spéciale, comme s’il y avait au droit d’insurrection d’autre origine essentielle que la volonté de l’individu s’unissant à d’autres volontés. Les prodigieux événements que se rappelaient les classiques et les romantiques de la bourgeoisie instruite, les noms d’Athènes, de Marathon, de Platées, de Salamine agissaient sur les esprits comme un exorcisme : tandis que les révoltés de la Morée et des îles s’insurgeaient simplement pour se débarrasser des exacteurs osmanli, leurs amis de l’Europe occidentale, les « philhellènes », croyaient assister à une résurrection des Miltiade et des Périclès ; la Grèce antique surgissait de son tombeau avec les Botzaris et les Capo d’Istria. L’opposition des races et des langues entre Grecs européens et Turcs de provenance asiatique, de même que le contraste des religions entre chrétiens et musulmans, entre la croix et le croissant, aidait encore à fortifier dans les esprits l’idée chimérique de l’existence de nationalités réelles constituant des êtres collectifs ; la question de l’origine vraie des Grecs modernes, Chkipetar ou Slaves, n’était posée que pour un petit nombre d’érudits.

N° 480. Italia Irredenta.

Les parties hachurées sont habitées par des Italiens non rattachés à la mère-patrie, ou par des Ladins de langue romane (autour de Cles, de Cavalese et de Cortina). Il y a, près de Trente, un îlot germanique ainsi que deux autres en Italie, à l’est du lac de Garde. Les populations slaves pénètrent le long de la vallée de la Save jusqu’aux environs d’Udine.

Après l’expérience de la Grèce et la solution boiteuse que lui donnèrent les grandes puissances européennes, vint la formation de l’Italie, plus caractéristique au point de vue des nationalités que ne l’avait été la tentative presqu’avortée de l’émancipation hellénique, car, tandis que la nation grecque, dispersée sur tous les rivages de l’Orient, n’offre de frontière précise en aucune partie de son domaine, la population de langue italienne correspond d’une manière assez exacte aux contours géographiques de la Péninsule : le Alpi che cingono l’Italia limitent, sauf quelques enclaves, la contrée dove suona il si[8]. D’ailleurs cette unité italienne, qui semblait si bien indiquée par l’enceinte en amphithéâtre des Alpes, avait été clamée d’avance par de très nombreux écrivains : dès les âges de la Révolution française, elle était devenue la revendication par excellence de tous les patriotes de la Péninsule. Et que de fois ceux-ci, passant du vouloir à l’action, tentèrent l’œuvre d’affranchissement et d’unification de l’Italie ! L’ensemble de ces tentatives constitue l’une des épopées les plus remarquables que nous présente l’histoire des peuples. L’Italie « une » s’est faite, toutefois il reste encore une Italie « non rédimée », comprenant l’Istrie, le Trentin, Malte, tandis que, d’autre part, la nationalité « rédimée », devenue grande puissance, s’est empressée d’imiter ses devancières, en attentant à d’autres nationalités dans le continent d’Afrique pour se donner un cortège de colonies. Elle occupe l’Erythrée et la Somalie orientale, en attendant que la mort de l’ « homme malade » la fasse héritière de la Tripolitaine et lui permette de faire valoir ses « droits » à la possession de l’Albanie.

La troisième grande expérience, celle de l’Allemagne, beaucoup plus compliquée, se poursuit depuis plusieurs générations ; mais peut-on voir sérieusement dans cette évolution confuse un développement du principe des nationalités ? Lorsque la nation allemande s’engagea dans ce mouvement d’unité, elle n’était point, comme l’Italie, soutenue dans son œuvre par le symbole visible que donne un domaine géographique bien distinct, marqué par des limites précises. L’Allemagne n’a point de frontières naturelles : Gaules, Slavie, Scandinavie et Germanie se pénètrent mutuellement et par des emprises profondes. Pour que la conscience commune de l’Unité nationale pût naître, se développer, atteindre sa maturité de réalisation, le lien de cohésion devait tire non le territoire, mais la langue ou du moins la parenté des langages. En se fondant par degrés en un même dialecte noble, servant à l’expression des hautes pensées, les idiomes populaires préparaient la patrie.

N° 481. Aire du Pangermanisme.

Hors des frontières d’Allemagne, les pays habités par des populations de langue allemande sont recouverts d’un grisé serré, et ceux habités par des populations de langues germaniques (flamand-hollandais, danois-norvégien, suédois) d’un grisé lâche.

Les allophyles de l’Empire, Lorrains, Danois, Slaves divers, sont représentés par un pointillé.

Certains pangermanistes réclament pour l’Allemagne toute l’Europe Centrale, d’Anvers à la Transylvanie et de Trieste à Dorpat.


L’Allemagne se fit ainsi dans les esprits bien longtemps avant qu’on essayât de lui donner une existence pratique. Lorsque la nation germanique était encore découpée en un nombre mal défini de grands et de petits États et de provinces ayant chacun son idéal unitaire distinct, le sentiment national travaillait déjà à la constitution unitaire de toute la partie de l’Europe centrale, wo die deutsche Zunge klingt. On peut dire que l’Allemagne est bien plus la création de Lessing que celle de Bismarck, et combien la première partie de l’œuvre dépasse la seconde en logique et en précision ! Elle est complète, en un tenant, et ne se complique d’aucune atteinte portée à des droits étrangers ; elle embrasse bien toute l’Allemagne et ne pense pas à s’agrandir aux dépens des voisins sous prétexte de politique, de stratégie et de précédents historiques.

Mais, en comparaison de cette Allemagne des penseurs, bien différente en a été la réalisation ! Combien de fois les auteurs du drame ont-ils voulu consolider le principe de la nationalité par sa violation même, fortifier la patrie allemande en l’appuyant sur une zone extérieure de territoires qui ne lui appartiennent pas, et qui, en vertu de la langue, de l’origine, aussi bien que de la volonté précise des habitants, sont une part vivante de la chair d’une autre nation ! Malgré les commentaires, les restrictions, les gloses scientifiques, il ne saurait y avoir de doute sur le fait de l’attachement des Alsaciens de langue allemande aussi bien que des Lorrains de langue française à l’ensemble politique dont Paris est le chef-lieu. Il n’est pas douteux non plus que les Danois vivant au nord de l’Eider jusqu’à la frontière actuelle du Jylland sont bien de vrais Danois, non moins par le cœur que par la langue et la tradition des aïeux. Enfin, près d’un siècle et demi s’est écoulé dans les plaines orientales de la Germanie depuis que les Polonais de la Poznanie ont été violemment attribués à la Prusse et les descendants de ceux qui furent ainsi arrachés à tout leur passé sont restés Polonais quand même, protestant toujours au fond du cœur contre le tort inexpiable commis envers leur race.

Ainsi l’Allemagne comme l’Italie et comme la Grèce — car celle-ci, dans ses ambitions nationales, ne se gêne point pour revendiquer comme autant d’Hellènes bien des Roumains, des Albanais, des Slaves et même des Turcs de la Macédoine, de la Thrace et des îles —, toutes ces nations aux grands appétits n’ont plus le droit de reprocher aux autres, France, Grande Bretagne ou Russie, de ne pas avoir respecté, dans leurs annexions amiables ou leurs conquêtes brutales, le « principe » des nationalités. Le fait est que les uns et les autres se sont également laissé guider par un esprit collectif de spoliation et de pillage, et cet esprit se manifeste surtout quand il s’agit de terres lointaines que l’on qualifie hypocritement de « colonies », quoique, pour la plupart, elles ne deviennent point des lieux de séjour pour les émigrés du pays conquérant et restent uniquement des contrées d’ « exploitation » à outrance où des militaires vont se « dévouer pour la gloire de la patrie », et où des spéculateurs essaient de s’enrichir par le travail gratuit d’esclaves, de « coolies », « boys » ou corvéables. Naturellement, on accompagna tous ces attentats du jargon voulu relatif à la « lutte pour l’existence » ; des noms de savants, des formules tronquées, des affirmations pédantesques donnent un air philosophique aux antiques préjugés, aux vanités héréditaires, aux passions haineuses. Des mots grecs, des tournures allemandes justifient les massacres et les conquêtes aux yeux des coupables ; il leur suffit de se dire issus d’une race supérieure et d’en fournir comme preuve évidente la force, la brutalité même. « C’est ce que faisaient, sans avoir appris l’anthropologie les anciens Hébreux quand ils égorgeaient sans remords Philistins et Amalécites »[9].

Mais le patriotisme agressif s’est fait savant pendant le cours du dix-neuvième siècle, afin de donner plus de corps à cette illusion des nationalités. Autrefois les conquérants d’un pays ne s’ingéniaient point à enseigner leur langue aux vaincus ; au contraire, il leur plaisait de voir en eux des êtres inférieurs, incapables de s’élever jusqu’à la dignité de leurs maîtres par l’usage des mêmes expressions, des mêmes gestes, du même accent, du même son de voix ; le triomphateur aimait à se moquer de l’incompréhensible bredouillement de son captif : toutes les cruautés lui semblaient permises par cette différence de langage qui, d’après lui, constituait une preuve évidente d’inégalité, au détriment de ceux qu’il pouvait insulter dans son bel idiome de victorieux. Que de fois, depuis les guerres de Galaad et d’Ephraïm, racontées par le livre des Juges[10], que de fois s’est-on rué au massacre des ennemis parce qu’ils n’avaient pas su prononcer le mot de Shibboleth ou tel autre mot de passe avec le véritable accent du terroir ! Il est vrai qu’on n’avait pas encore découvert ce que l’on appelle le principe des nationalités. Depuis on se hâte de déguiser les vaincus en compatriotes. On les gave de leçons et d’exemples pour qu’ils apprennent la langue du vainqueur et qu’on puisse, dès la deuxième génération, les considérer comme appartenant à la race. C’est ainsi que, par ordre, les enseignes des maisons et les inscriptions des voitures, les annonces officielles sont écrites dans l’idiome des maîtres : le Slovaque, le Serbe, le Roumain doivent s’efforcer à parler magyar, le Polonais et le Danois s’exprimer en allemand, le Breton prier en français.

Toutefois les haines nationales s’atténuent en dépit des efforts tentés par les nationalistes et les gouvernements. Certes on se hait de frontière à frontière, mais qu’est cette aversion en comparaison de celle qui se produisait autrefois d’une manière spontanée contre l’homme du dehors, uniquement parce qu’il était étranger ? Tous ceux qui ont visité l’Angleterre à deux ou plusieurs reprises, pendant une période de quelques décades, ne peuvent manquer d’avoir été frappés des progrès admirables accomplis en bienveillance mutuelle et en politesse cordiale depuis le milieu du siècle. Jadis l’étranger avait à craindre la grossièreté, même la violence des natifs. Le continental, que sa figure, son costume, son langage ou son accent désignaient à la foule, était tourné en ridicule, insulté, Damned Frenchman était une des expressions usuelles dont l’étranger, même n’appartenant point à la nation des « ennemis héréditaires », pouvait craindre d’être poursuivi dans ses promenades. L’Anglais inconnu, à plus forte raison le non-Anglais, arrivant dans un village pour la première fois, ne devait guère être rassuré relativement à l’attitude des gens de l’endroit, surtout des enfants. Dès qu’il était signalé, gare à lui, tout particulièrement s’il avait le malheur d’être affligé de quelque infirmité physique, d’être trop richement ou trop pauvrement habillé : « Bill, there is a stranger, heave a stone at him ! » tel était le cri par lequel on l’accueillait[11]. Et souvent, on ne se bornait pas à la menace de lui lancer des pierres, on en jetait réellement, et il lui fallait chercher refuge dans une auberge où le poursuivaient encore les rires et les moqueries des rustres, puis les anciens prolongeaient sa torture en le soumettant comme un espion à un interrogatoire en règle. Parfois on lui coupait la retraite avant qu’il eût trouvé un asile, et les insulteurs l’entouraient en dansant autour de lui comme autant de sauvages autour d’une victime à scalper. C’est là ce que l’on appelait, « to dance the hog » — nous dirions la danse du porc-épic. Un écrivain bien connu, Richard Heath, qui a profondément étudié la vie rurale en Angleterre, raconte comment sa mère, de naissance hollandaise, ne pouvait sortir de chez elle sans être ainsi forcée comme un gibier par des persécuteurs et sans voir la ronde féroce se dérouler autour d’elle. Quel changement cinquante ans après ! Sans doute, le « vieil homme » n’est pas encore complètement dépouillé et, ci et là, dans les campagnes reculées, l’étranger n’est pas à l’abri de toute injure, mais, d’ordinaire, la courtoisie, même la bienveillance et la cordialité se manifestent sous toutes les formes.

En dépit de la revêche persistance que mettent les esprits retardataires à maintenir, même à baigner de sang les bornes de la frontière — bornes qui, d’ailleurs, n’ont pas le mérite de la durée, puisqu’elles changent si fréquemment —, les chaînes qui rattachaient l’individu au sol natal sont devenues plus fragiles, pour ainsi dire, et les attractions spéciales de chaque contrée ont moins de force à exercer pour que les hommes se laissent entraîner par elles conformément à leurs affinités propres. La population tend de plus en plus à se répartir sur la planète suivant les avantages de toute nature que présentent les diverses contrées au point de vue du climat, des ressources pour le travail, des facilités de la vie, même de la beauté des paysages. Grâce à cet accord de plus en plus facile entre l’homme et le globe, puisque chaque individu peut maintenant prévoir, hâter ou même vivre le jour où il s’établit sur un sol d’élection, sur une terre qu’il s’était « promise » à lui-même, une distribution normale des hommes se fait dans les diverses parties de la Terre en proportion de leurs éléments d’accommodation. L’exode de quelque vingt millions d’Européens vers l’Amérique du Nord a été le résultat le plus important de cette motilité de l’homme, mais d’autres régions tempérées et même tropicales du Nouveau Monde se sont aussi peuplées et ne manqueront pas de se peupler davantage. Une grande partie des étendues sibériennes et de la Chine extérieure, l’Australasie, nombre de contrées africaines reçoivent et recevront de la même manière des populations nouvelles : le genre humain, comme l’eau de la mer, cherche son niveau, et maintenant il peut le trouver sans peine, par la disparition, au moins partielle, des obstacles qui gênaient son mouvement.

Ainsi qu’il convient à un organisme aussi vaste et aussi complexe que l’est celui du corps mondial, l’ensemble de l’humanité se choisit spontanément tel ou tel centre pour la gérance spéciale d’une classe d’intérêts ou pour la discussion approfondie de certains problèmes : loin de reconnaître une capitale unique, elle désigne, en considération des avantages qui doivent en résulter, une ville du monde civilisé, en Europe ou dans le Nouveau Monde,
un esquimau
comme lieu d’administration permanente ou de réunion temporaire. Dans certains cas, ce sont les gouvernements, agissant comme individus, qui font choix de la ville rectrice, le plus souvent, l’initiative appartient aux sociétés scientifiques ou autres, dirigées dans l’option par l’importance des travaux qui se sont faits dans tel ou tel endroit, quelquefois même par la beauté du lieu. C’est par dizaines que se sont ainsi constitués des centres naturels, acceptés par tous en parfaite unanimité. Ainsi Paris est la ville choisie par tous les États pour siège de la « Commission du mètre » ; Londres, ou plutôt son faubourg Greenwich, est traversé par le méridien international commun, et c’est là que se centralisent les informations relatives aux longitudes terrestres ; « l’heure de Greenwich » règle les chronomètres du monde entier, suivant un mode de fuseaux auquel la France a seule refusé jusqu’ici son approbation. Berne qui, pourtant, est une bien humble capitale, comparée aux grandes cités du monde, a été prise pour station centrale d’organisation par les Postes et Télégraphes, ainsi que par l’organe international des Chemins de fer, le secrétaire des Sociétés de la Paix, le bureau de Propriété artistique et littéraire, etc., etc. Les sociétés savantes se groupent autour de Rome pour la statistique, et les géologues regardent vers Berlin pour la confection de leur carte commune, tandis que Bruxelles, déjà centre de l’ « Institut Colonial International » et du « Bureau géologique », s’occupe de dresser pour les bibliographes le bulletin de tous les livres, articles et documents divers ayant paru chaque année[12]. Genève est le siège de la « Convention » pour les soins à donner aux blessés sur les champs de bataille ; Strasbourg centralise les renseignements relatifs à la séismologie ; un palais doit s’élever à La Haye pour recevoir les « délégués de la paix », etc.

Outre les centres de travail qu’il importe de ne point déplacer afin de maintenir la régularité de la besogne, des lieux de rendez-vous, changeant d’année en année, ou suivant des périodes différentes, attirent les intéressés,
un enfant esquimau
savants, artistes, industriels ou autres, vers les contrées qui, suivant les époques et pour l’œuvre spéciale dont il s’agit, paraissent avoir la plus grande force d’attraction. Ces lieux de réunion deviennent en réalité, pendant quelques jours, les centres naturels où spontanément se porte la vie de l’humanité. Les congrès itinérants promènent librement sur la Terre leurs œuvres collectives.

L’espace grandissant, la plus savante organisation des ressources permettent à la population de s’accroitre indéfiniment d’année en année, de décade en décade, et chaque nouvelle évaluation faite par les ethnographes depuis le commencement du dix-neuvième siècle prouve qu’il y a augmentation notable. Et pourtant d’inutiles exterminations ont eu lieu, comme si la place manquait à l’homme ! Il est vrai que dans la série des tribus éliminées, on en compte plusieurs que l’on n’a point supprimées volontairement et qui sont mortes simplement par suite de leur impuissance à se faire au milieu nouveau. Les Européens sont accompagnés partout d’un cortège de maladies, terribles gardes du corps dont ils se servent parfois inconsciemment pour faire la place nette devant eux. Ils méritent le nom que leur donnent les Tineh de l’Amérique boréale, Ewie Daetlini, « ceux qui traînent la mort après eux »[13]. C’est ainsi que nombre d’insulaires océaniens ont disparu jusqu’au dernier, non qu’on les ait exterminés de propos délibéré, mais indirectement, par le milieu nouveau créé autour d’eux. De même, dans les régions boréales, l’arrivée de l’homme blanc a fait dépérir les autochtones. C’est ainsi que les Lapons russes de la péninsule de Kola se trouvent évidemment en voie d’extinction : maladifs pour la plupart, couverts de plaies et d’ulcères, sales et nauséabonds, tristes et se désintéressant d’eux-mêmes, ils diminuent graduellement en nombre, et ne sont plus, au commencement du vingtième siècle, que 16 000 individus, répartis en vingt-cinq villages, sur un espace d’environ 100 000 kilomètres carrés[14]. Les Eskimaux du Groenland polaire étaient encore 300 en 1890; douze ans après ils avaient diminué d’un tiers (Peary). De l’autre côté des terres boréales de l’Amérique, de la pointe Barrow aux îles Aloutiennes, il n’y a plus que 500 indigènes, là où il en vivait cinq fois plus au milieu du dix-neuvième siècle. En appauvrissant les mers boréales, les baleiniers ont supprimé les ressources qui permettaient aux riverains de continuer le combat de la vie.

Le plus souvent la destruction des aborigènes a été voulue : le fusil, le poison, les contagions disséminées sciemment ont fait l’œuvre de mort. C’est ainsi que les colons de la Tasmanie ont tué tous les « noirs » de l’île ; on donnait même des primes aux assassins pour hâter la besogne et des chasseurs traquaient le gibier humain ; la dernière femme de Tasmanie, une vieille de soixante-quinze ans passés, dite plaisamment Lalla Rook, fut tuée, en 1876, comme une guenon, dans le branchage d’un arbre où elle s’était réfugiée. D’autres tribus australiennes furent « nettoyées » de la même manière et, dans le Queensland, on eut l’ingénieuse idée de dresser une police « noire », c’est-à-dire indigène, à l’extermination des rôdeurs de leur propre race rencontrés dans le voisinage des campements. Les Guanches des Canaries avaient été déjà tués ou vendus pour la plupart en dehors de l’Archipel, dès le xvie siècle, et le dernier insulaire de sang pur mourut en 1828. L’Amérique du Nord — surtout la Californie — fut un immense abattoir des aborigènes : des nations entières disparurent, il y après d’un siècle, à l’époque à laquelle fut écrit le livre de Cooper, Le dernier des Mohicans, vrai non seulement pour les Indiens de cette tribu mais encore pour tant d’autres populations chasseresses du Nouveau Monde. Dans l’Amérique méridionale, les Espagnols, les Portugais accomplirent une œuvre de destruction analogue à celle des Anglo-Américains de l’Amérique du Nord, et, dans les Antilles, il ne reste plus de descendants des millions de naturels qu’avaient trouvés les conquérants : à peine 120 Caraïbes de race pure dans les forêts de la Dominique, c’est là tout ce qui reste des anciennes tribus, avec quelques métis de Saint-Vincent et ceux des îles de la baie, sur la côte de Honduras. Dans la Terre de Feu, la chasse à l’homme dure encore : une moitié des indigènes périt sous les balles, tandis que l’autre moitié meurt de phtisie dans les missions.

Des expulsions en masse, notamment celle dont les Russes prirent la responsabilité terrible, après l’occupation des hautes vallées caucasiennes, furent aussi des tueries partielles, car de pareils exodes ne peuvent s’accomplir sans qu’il y ait un formidable déchet d’hommes, par l’effet des maladies, des famines, de la nostalgie, des conflits avec les étrangers. En perdant leur patrie, leur nom, les malheureux perdent leur âme. Qui parlera désormais des Tcherkesses, des Abkhazes, des Tchetchènes, des Lesghiens ? Ils se fondent au milieu des Turcs, des Grecs et autres, chez lesquels se trouvent les lambeaux de terre qu’on leur a distribués. Cependant des représentants de la race continuent d’exister, et si l’on parle un jour de la disparition totale de ces tribus on ne sera justifié qu’à demi, leur mort ne sera qu’apparente. Que de nations sont ainsi considérées comme détruites, alors qu’elles se sont simplement assimilées aux populations environnantes. Du moins leur descendance s’est maintenue, comme celle des Sabins a persisté dans Rome. De même des Ibères, des Ligures vivent toujours dans les Gaules, et l’Angleterre a ses Bretons. Le sang des Algonquins et des Séminoles se retrouve chez les Américains du Nord et celui des Araucans chez les Hispano-Chiliens.

Divers statisticiens ont hasardé l’évaluation du nombre des hommes que pourrait nourrir notre globe planétaire. Ce chiffre dépend en premier lieu du genre de vie que l’on suppose à l’habitant moyen, car une population chasseresse de quelque 500 millions pourrait être à l’étroit sur ce globe où vivent aujourd’hui trois fois plus d’hommes. D’autre part, si l’on cherche à se baser sur l’alimentation moyenne de l’Européen, que de points sujets à controverse soulève une pareille étude ! La productivité des différents sols dépend de facteurs encore si peu connus, la « ration nécessaire » varie encore tellement, suivant les auteurs spécialistes, qu’il ne faut point s’étonner de la divergence des résultats. Woyeikov a calculé[15] qu’une population de seize milliards d’hommes, dans la seule bande équatoriale comprise entre le 15e degré nord et le 15e degré sud, n’aurait rien que de normal. Dans les régions tropicales productives en bananes et autres plantes à rendement nourricier considérable, une surface de 15 mètres carrés suffit, nous dit Humboldt, à produire régulièrement la nourriture d’un homme. C’est dire qu’en utilisant, dans les bassins de la Ganga et des autres fleuves de l’Inde, sur le versant oriental du plateau mexicain, dans les Yungas de la Bolivie et les vallées fluviales de la Colombie, du Brésil, sur les côtes de l’Amérique centrale, les terres à fécondité puissante, on trouverait sans peine des territoires dix et vingt fois plus grands que les 22 500 kilomètres carrés nécessaires pour assurer sa subsistance à l’humanité tout entière qui, proportionnellement, pourrait atteindre sans danger quinze, vingt, trente milliards d’individus. Que de districts purement agricoles existent déjà où la population, vivant uniquement du produit de ses jardins, dépasse de beaucoup en densité kilométrique les industriels pressés autour de nos usines de l’Europe occidentale ! On peut prendre comme exemple l’île de Tsung-Ming, où près de 1 200 000 habitants, au nombre de 1 475 par kilomètre carré, tournent et retournent incessamment le sol pour en tirer leur pain.

Tout en constatant qu’aucune considération de quantité ne saurait prévaloir sur la qualité de l’humanité de demain, nous pouvons admettre avec un évaluateur circonspect, Ravenstein, que la capacité d’accommodation de notre Terre s’élèverait à six milliards d’êtres humains. Toutefois pareils calculs ne peuvent avoir de valeur sérieuse tant qu’ils partent de l’hypothèse première que les conditions actuelles du travail ne changeront point, et que la Terre se remplira peu à peu suivant le modèle présenté de nos jours par les diverses régions de l’Europe : il faut prendre en considération ce fait capital, que la culture n’a pas encore le caractère intensif dicté par la science et que l’accroissement des produits facilitera l’augmentation des hommes, suivant un taux complètement imprévu. En outre, il faut reconnaître que l’étendue des bonnes terres, actuellement très limitée, ne peut manquer de grandir en de fortes proportions, ici par l’irrigation du sol, ailleurs par le drainage ou par le mélange des terrains. En réalité, il n’existait point de « bonnes terres » jadis : toutes ont été créées par l’homme, dont la puissance créatrice, loin d’avoir diminué, s’est au contraire accrue en d’énormes proportions. Les régions devenues de nos jours les plus fécondes étaient autrefois couvertes de forêts et de marécages ; graduellement, de siècle en siècle, l’homme a conquis par la bêche ou la charrue des étendues plus vastes, et les mêmes espaces qui ne pouvaient nourrir un seul individu par la chasse ou la pêche, en alimentent aujourd’hui des centaines ;

N° 482. Deux territoires de même population : Uruguay et Tsung-Ming.

La République de l’Uruguay comptait 1 038 086 habitants en décembre 1904 ; il faut ajouter à ce territoire une portion de la province brésilienne Rio Grande do Sul (1 149 070 habitants en 1900) pour arriver aux 1 200 000 insulaires de Tsung-Ming. On constatera que les deux pays sont situés à la même latitude, mais en des hémisphères différents.


même les champs de cailloux, les carrières, les roches, comme celles de Malte, deviennent de fertiles jardins dans lesquels le travail enferme, sous forme de plantes une réserve de chaleur solaire de plus en plus considérable. Tout progrès de la science agricole appliqué sur les dix mille millions d’hectares que l’humanité possède en terres cultivables représente un accroissement possible de nourriture et une augmentation correspondante de mangeurs. Précisément la partie du monde qui, dans son ensemble, est le mieux adaptée à la production végétale et, par conséquent, à l’alimentation humaine, est à peine entamée par le travail dans l’immensité de son pourtour ; et ce travail est employé pour une bonne part à la production ou à la cueillette de denrées industrielles d’utilité secondaire. Telle étendue forestière d’un millier de kilomètres carrés offre à peine quelques clairières où l’homme s’occupe de gratter le sol pour y jeter de la semence qui se reproduira au centuple, si les herbes folles ne l’ont pas immédiatement étouffée. En Colombie, telle agglomération de cabanes habitée par des pêcheurs n’a d’autres jardins que des paniers de terre suspendus aux branches de grands arbres.



  1. Olinto Marinelli, Rivista géogr. Ital., april 1903, p. 194.
  2. Depuis, le 21 Avril 1906, il est parvenu au plus près du pôle, à 87° 6′
  3. Bulletin de la Société Neuchâteloise de géographie, tome V, 1889-90, p. 122.
  4. Ludwig Gumplowicz, Sociale Sinnesiäuschungen, Neue Deutsche Rundschau, 1896.
  5. La Revue Blanche, 1er mai 1896, traduction Alf. Athys.
  6. Wentworth Webster. Société Ramond, 1892.
  7. Voyage en France, 41e série, pp. 88, 131, 157.
  8. Les Alpes qui ceignent l’Italie… où résonne le si. A la page 322, même idée : où résonne la langue allemande.
  9. Paul Mantoux, Pages Libres, 22 mars 1902.
  10. Chapitre XII, versets 5, 6.
  11. Bill, voici un étranger, lance-lui une pierre.
  12. L’Office Bibiothèque de Bruxelles a adopté la classification décimale. (Principe Melvil Dewey.)
  13. Petitot ; Elie Reclus, Le Primitif d’Australie, pp. 371 et suiv.
  14. H. Gœbel, Globus,n° 16, 23 octobre 1902.
  15. Guiseppe Ricchieri, Universita populare, 1903, n° 24.