L’Homme et la Terre/III/12

Librairie universelle (Tome quatrièmep. 321-376).
NOTICE HISTORIQUE : RÉFORME ET COMPAGNIE DE JÉSUS


Papes. Les principaux pontifes contemporains de la Renaissance et de la Réforme furent Pie II (1458−1464), Paul II, Sixte IV (1471−1484), Innocent VIII, Alexandre VI Borgia (1492−1503), l’énergique Jules II de la Rovère, Léon X (1513−1522), Clément VIII et Paul III Farnèse (1534−1550), qui réunit le concile de Trente. Citons encore Pie V (1566−1572) et Sixte-Quint (1585-1590).

France. A la mort de François Ier en 1547, son fils Henri II monta sur le trône : c’est sous son règne que Toul, Verdun et Metz furent incorporées à la France et Calais reprise, en dépit de la défaite de Saint-Quentin (1557). Ses trois fils, les derniers Valois, lui succédèrent : François II, 1559−1560, Charles IX, mort en 1574 et Henri III, assassiné en 1589, quelques mois après le duc de Guise. Les derniers Valois présidèrent aux guerres de religion qui, débutant en 1562 par le massacre de Vassy, durèrent jusqu’à l’édit de Nantes en 1598 et dont la Saint-Barthélemy est l’épisode le plus connu (24 août 1573).

Empire. Charles Quint, abdiquant en 1556 (pour mourir en 1558), les princes électeurs choisirent comme empereur son frère Ferdinand, déjà roi de Bohême. Il fut suivi, en ligne directe, par le tolérant Maximilien II ( 1564−1576) et par Rodolphe ( 1576−1612). Sur le trône d’Espagne, à Philippe II (1556−1598) succédèrent Philippe III, Philippe IV (1621−1665) et Charles II mort en 1700.

Le Portugal ayant perdu son roi Sébastien au Maroc, un vieillard, le cardinal Henri, le remplaça, 1578−1580; à sa mort, l’Espagne prit possession du pays, mais en fut chassée en 1640.

Angleterre. Henri VIII fut roi de 1509 à 1547 ; il laissa trois enfants qui régnèrent : Edouard II, fils de Jeanne Seymour, troisième épouse, mort à seize ans (1553): Marie la Sanglante, fille de Catherine d’Aragon et qui épousa Philippe II, enfin Elisabeth, fille d’Anne Boleyn, reine de 1558 à 1603.

Suède. Un jeune noble, Gustave Vasa, délivra son pays du joug danois et fut proclamé roi en 1523 ; il abdiqua et mourut en 1560.

Voici le nom de quelques personnages de la Renaissance et de la Réforme, nés durant la période 1467−1534, durée des deux générations.

Erasme, humaniste, né à Rotterdam, mort à Bâle 
 1467 − 1528
Nicolas Machiavel, historien et homme d’Etat, florentin 
 1496 − 1527
Albert Durer, peintre allemand, né et mort à Nuremberg 
 1471 − 1528
Lucas Cranach, peintre, né en Franconie 
 1472 − 1533
Nicolas Copernic, astronome polonais, né à Thorn 
 1473 − 1543
L’Arioste (Ludovico Ariosto), poète, né à Reggio 
 1474 − 1533
Michel-Ange (Buonarotti), né à Arezzo 
 1475 − 1564
Giorgione (Barbarelli), peintre vénitien 
 1477 − 1511
Le Titien (Tiziano Verellio), peintre vénitien 
 1477 − 1576
Andréa del Sarto (Vannuci), peintre, né à Florence 
 1478 − 1530
Thomas More, utopiste et homme d’Etat, né à Londres 
 1480 − 1535
Raphael Sanzio, peintre, né à Urbino 
 1483 − 1520
Martin Luther, réformateur, né à Eisleben 
 1483 − 1546
François Rabelais, curé de Meudon, né à Chinon 
 1483 − 1553
Ulrich Zwingli, curé d’Einsidel, puis de Zurich 
 1484 − 1531
Ulrich von Hutten, humaniste, né en Franconie 
 1488 − 1523
Le Corrège ( Antonio Allegri), peintre parmesan 
 1494 − 1534
Hans Holbein le jeune, peintre, né à Augsbourg 
 1497 − 1543
Philippe Melanchton, réformateur, né en Bade 
 1497 − 1560
Le Primatice (Francesco Primaticcio,), peintre bolonais 
 1504 − 1570
John Knox, réformateur écossais, né à Haddington 
 1505 − 1572
Jean Calvin, réformateur, né à Noyon, mort à Genève 
 1509 − 1564
Théodore de Bèze, réformateur, né à Vezelay 
 1509 − 1564
Le Tintoret (Jacopo Robusti), peintre, né à Venise 
 1512 − 1594
Ramus ou Pierre la Ramée, écrivain, né en Vermandois 
 1515 − 1572
Paul Veronèse (Paolo Caliari), peintre, né à Vérone 
 1520 − 1588
Pierre de Ronsard, poète, né près de Vendôme 
 1524 − 1585
Louis de Camoens, poète, né à Lisbonne 
 1525 − 1580
Etienne de La Boétie, écrivain, né à Sarlat 
 1530 − 1563
Michel Montaigne, écrivain, né en Périgord 
 1533 − 1592

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
RÉFORME et
COMPAGNIE de JÉSUS
La Réforme demandait le droit
d’examen, mais elle exigeait que
le résultat de l’examen fût
conforme aux conclusions
qu’elle avait déduites.


CHAPITRE XII


STÉRILITÉ DE L’HUMANISME. — AVORTEMENT DE LA RENAISSANCE

RETOUR A L’ANCIEN TESTAMENT. — LA RÉFORME, LA BOURGEOISIE ET LE PEUPLE
DIVISION GÉOGRAPHIQUE DES CULTES. — GUERRE DES PAYSANS
ANABAPTISTES. — SUISSE, ALLEMAGNE, FLANDRE, ANGLETERRE, ÉCOSSE
IDENTITÉ DES RELIGIONS ENNEMIES. — CAPUCINS. — COMPAGNIE DE JÉSUS
ÉDUCATION. — LIBERTÉ D’EXAMEN. — LES SECTES ET L’ART

MISSIONS LOINTAINES

Le bel idéal des humanistes, celui de s’unir en une aimable confraternité de savoir et de jouissance artistique avec les autres hommes, devait d’autant moins se réaliser qu’ils l’ambitionnaient eux-mêmes seulement pour une élite n’ayant qu’un petit nombre d’appelés, un nombre d’élus moins grand encore. Ils constituaient une aristocratie intellectuelle fort dédaigneuse de ce peuple d’en bas qui travaille et se fatigue à nous donner le pain, sans que jamais il lui reste une heure de loisir pour cultiver en lui le sens de la beauté. Tel humaniste, Erasme par exemple, se montre à nous comme dominant de très haut par l’intelligence et l’ironie les disputes religieuses et les dissensions politiques auxquelles se livrent furieusement ses contemporains, mais cette supériorité de pensée est réduite à néant parce qu’elle reste stérile et ne se transforme point en action. Elle ne participe en rien à la vie générale des peuples entraînés dans le grand remous des événements. Au contraire, elle s’en éloigne lâchement, de peur de compromettre la tranquille élaboration de la pensée et la préparation lente des phrases exquises qui doivent la traduire aux amis de choix. Erasme, le grand penseur, est aussi l’homme qui défendit sa porte à Ulrich von Hutten fugitif et le dénonça aux autorités, afin de ne pas être compromis par la présence d’un ancien ami. Les humanistes étaient déjà des « surhommes » et, comme tels, en dehors de l’humanité.

Mais de trop grands progrès avaient été réalisés dans tous les sens, trop de remarquables découvertes s’étaient faites dans l’espace et dans le temps, l’industrie et le commerce accroissaient tellement l’étendue de leur domaine et la variété de leurs applications et, en même temps, le trésor des connaissances humaines augmentait en de telles proportions que la société, déplaçant son point d’appui, allait se trouver forcément obligée de prendre des formes nouvelles. Toutefois des changements de cette nature ne se font pas de manière à réaliser logiquement les conséquences des principes invoqués par les novateurs et révolutionnaires ; conformes à la résultante de toutes les forces en lutte, ils représentent la moyenne de l’état social avec ses innombrables contradictions, avec toutes les survivances du passé plus ou moins résistantes, s’entremêlant aux images rudimentaires des réalisations futures. Le mouvement intellectuel et moral de la Renaissance, obligé de prendre corps dans la société ambiante, dut s’accommoder à la moyenne des conceptions religieuses, morales et politiques, s’incarner ainsi en des institutions de beaucoup inférieures à sa tendance naturelle.

Certes, la Renaissance, prise dans le cercle étroit de son élite intellectuelle et artistique, avait été dans son essence très supérieure à la Réforme. Elle ouvrait l’esprit humain à la raison, elle cherchait la vérité pure ; tandis qu’en se démoralisant pour constituer la Réforme, en s’incorporant dans la masse du peuple, elle allait en prendre les préjugés et d’abord, le premier de tous, celui du rattachement des choses humaines à l’autorité divine, l’idée d’existence supérieure ne s’étant pas encore dégagée de l’idée de vie religieuse[1]. Au point de vue historique, la Réforme est donc en premier lieu l’avortement de la Renaissance[2].

S’appuyant sur le même principe que la forme catholique romaine du christianisme, l’ensemble des sectes que l’on connaît sous le nom
Musée du Louvre.Cl. J. Kuhn, édit.
erasme, par hans holbein
de protestantisme n’est donc point une vraie « réforme » et, de tout temps, il en germait comme un fouillis d’herbes sauvages autour des cultures de l’Eglise. Le protestantisme avait surgi à diverses époques et sur de nombreux points de l’Europe avant de prendre sa forme définitive en Allemagne, avec les « thèses » de Luther publiquement affichées. Sans parler de ses devanciers qui récitaient la « noble Leyczon » dans les vallées des Alpes, ni de Wiclef, dont le protestantisme fut autrement révolutionnaire que celui du moine augustin de Wittemberg, ni de Jean Huss qui sut mourir simplement pour sa foi, Luther avait pu entendre en Italie tout ce qu’il répéta plus tard devant Charles Quint. Près de deux siècles auparavant. Pétrarque, champion de l’Eglise, avait formellement annonce la chute de la grande organisation ecclésiastique à laquelle il appartenait : « Il n’est pas nécessaire d’être prophète, disait-il, il suffit de la plus courte vue pour s’apercevoir que la papauté est sur la pente d’une ruine inévitable ». Laurent Valla, qui, du reste, fut protégé jusqu’à sa mort par l’opinion publique et sauvé de toute persécution, ne s’était-il pas aussi dressé contre le pape, non moins violent et farouche que le religieux allemand : « J’entreprends maintenant d’écrire contre les vivants, et non plus contre les morts, contre une autorité publique et non contre une autorité privée. Et contre quelle autorité ? Contre celle du pape, qui est ceint non seulement de l’épée laïque des rois mais aussi de l’épée spirituelle de l’épiscopat suprême. En sorte que l’on ne peut se protéger de lui, de son excommunication, de son exécration, de son anathème, derrière aucun bouclier de prince. Et je pourrais dire avec la Bible : « Où m’enfuir de devant ta face et du souffle de ta bouche[3] ? »

On peut dire que les conciles mêmes qui discutèrent à Bâle et à Constance les questions dogmatiques et celles de la morale religieuse, en se plaçant au-dessus du pape et même contre lui, étaient animés d’un véritable esprit protestant. Il ne manquait aux docteurs et aux prélats qu’un peu plus d’audace et de sincérité pour aller de l’avant et réformer l’Eglise, comme Luther tenta plus tard de le faire en s’adressant au pouvoir laïque. Même une furie bien plus grande que celle du protestantisme latent, plaidant pour la Réforme par l’entraînement de la foi religieuse, n’avait cessé pendant tout le moyen âge de s’attaquer directement à l’Eglise. Cette force était le bon sens irréligieux. De tout temps, et même à l’époque où les âmes s’abandonnaient le plus naïvement à la foi et où le fanatisme armait le plus de bras contre l’infidèle, une grande partie de la littérature nationale témoignait d’un fond de scepticisme railleur chez nombre de gens qui, tout en se gardant prudemment d’attaquer l’Eglise, avaient de bien autres soucis que ceux des dogmes et de la prière. Il est à remarquer que cette ironie populaire avait une portée de beaucoup supérieure à toutes les formes chrétiennes et qu’elle ne se serait pas accommodée du culte protestant mieux que de la religion catholique. Aussi doit on constater qu’en France, le pays le plus riche en fabliaux moqueurs dirigés contre les prêtres, le protestantisme n’eut de prise vraiment profonde et tenace que dans une très faible partie de la population. La masse de la bourgeoisie, à laquelle la religion nouvelle s’adaptait mieux que l’ancienne forme romaine, ne crut pas qu’il valût la peine de changer la routine ordinaire des pratiques religieuses. Déjà, à cette époque, « il n’y avait pas assez de religion en France pour en faire deux ».

No 375. Charles Quint et François Ier.
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Le territoire grisé est celui de Charles Quint ; en outre, l’Italie septentrionale était souvent occupée par les troupes allemandes et espagnoles.

Rabelais même, celui que l’on croit, à tort ou à raison, être l’auteur de la plus âpre satire dirigée contre « l’Isle Sonnante et tous ses vilains oiseaux, Clergeaux, Prestrigaux et Monagaux », ne daigna point abandonner l’étole et le goupillon : il resta curé, sachant bien que sous le vêtement sévère du pasteur calviniste il eût été plus ridicule encore. Au siècle de la Réforme, lorsque l’évolution religieuse fut assez puissante dans la Grande Bretagne et dans les pays germaniques pour changer la forme extérieure du culte et donner aux chrétiens une nouvelle ardeur, les éléments de ce renouveau de foi dans l’au delà ne furent pas suffisants en France pour que le protestantisme y prît une force comparable à celle qui se manifesta dans l’Est et dans le Nord : la poussée de l’élan spontané manqua.

Dans l’ensemble, si l’on considère le protestantisme en soi, sans les mille circonstances extérieures auxquelles il a dû s’accommoder, il faut bien y voir un retour vers les origines, une tentative de la part des chrétiens d’aller s’abreuver aux sources mêmes de la vie, de boire à cette fontaine vive qui s’épanche aux pieds de Jésus-Christ, et qui, depuis, fut si bien canalisée, voûtée et mêlée aux flots les plus divers par les papes et les conciles. Toute révolution commence, dans la pensée de ses auteurs, par une simple réformation. Les premiers chrétiens avaient voulu revenir à la simplicité des anciens Hébreux, de même les premiers protestants cherchaient à remonter au temps de l’Évangile ; bien plus, acceptant dévotement la tradition qui donnait aux deux « Testaments » des saintes Écritures une même valeur, puisque les paroles en sont également inspirées par Dieu, ils aspiraient à rétablir l’ « ancienne alliance », le pacte consenti par l’Eternel avec ses serviteurs Samuel, Moïse et le père Abraham : tout progrès, et à certains égards le protestantisme doit être certainement qualifié de tel, tout progrès commence par un mouvement de recul vers le passé.

Il ne faut pas croire que ce retour de la volonté religieuse vers les temps si lointains de l’antiquité judaïque soit resté sans conséquences matérielles, sans réaction efficace sur la civilisation protestante. L’influence de la Bible sur la culture moderne est beaucoup plus forte que l’on n’est porté d’ordinaire à se l’imaginer. Le précepte du livre, « Sondez les Écritures », pris dans le sens de l’étude personnelle des choses saintes sans l’aide de pasteurs, entra dans la conscience du protestant, et des millions d’hommes en Allemagne, dans les Pays Bas et en Scandinavie, dans les îles Britanniques et dans la Nouvelle Angleterre, dans les montagnes féveroles et en d’autres districts de la France huguenote, se vouèrent à la lecture unique de la « Parole de Dieu », en commençant par la Genèse, et, sous celle influence, finirent par devenir beaucoup plus juifs qu’ils n’étaient chrétiens. L’histoire mythique et légendaire, parfois atroce, des Beni-Israël leur devint beaucoup plus familière que l’histoire de leur propre nation, modifia leur langue et leur mode de penser, pénétra même jusqu’au fond de l’être par sa morale primitive. Tels livres inspirés par ces idées du protestantisme judaïsant sont absolument incompréhensibles aux non-initiés, de même que tels ou tels actes de fervents calvinistes prenant pour modèle Moïse, Josué ou le « saint roi David ». Des actes abominables, réprouvés par toute morale humaine, trouvaient une ample justification dans les exemples laissés par le « peuple élu » et, pourvu que l’ennemi fût traité de « Philistin » ou d’ « Amalécite », on avait sur lui droit d’extermination, de torture et même d’éternelle malédiction, de condamnation au feu qui ne s’éteint point. Ça et là on retrouve dans les annales contemporaines le récit de quelque affreux massacre familial, qui semble d’abord un acte de simple folie, mais n’en est pas moins sérieusement conforme à l’une ou l’autre scène du judaïsme antique et se précisa dans la volonté du criminel sous l’influence de lectures de la Bible sans cesse renouvelées : ce sont là les crimes rituels du protestantisme.

Ainsi la Réforme, étudiée exclusivement au point de vue de l’évolution religieuse, n’est autre chose qu’une tentative de « renaissance » ou de purification du catholicisme, ce que la Renaissance avait été elle-même dans l’étude et dans l’art. Les protestants furent des catholiques plus ardents que les papes et les prélats ; tandis que ceux-ci s’accommodaient volontiers des modifications apportées par le temps et se souciaient fort peu de ressembler à saint Paul et aux apôtres, les fanatiques réformateurs remontaient, dans leur âpre recherche du passé, aussi loin que le permettait leur érudition, par delà Jésus et ses disciples. Et d’ailleurs, comment pouvait-il en être autrement ? La génération qui précéda Luther possédait déjà l’ouvrage réputé divin dont une vingtaine de traductions furent faites avant la sienne — la première, éditée à Delft, date de 1477 —, et l’art de l’imprimerie qui l’eut bientôt placé entre les mains de tous les fidèles[4], par centaines d’éditions, par milliers et centaines de milliers d’exemplaires, n’avait-il pas, par cela même, créé des multitudes de rivaux aux prêcheurs officiels, prêtres et moines ? Tout lecteur de la Bible était devenu son propre dispensateur de vérité, son pontife suprême, il avait pris dans sa main la clef divine qui ouvre les portes du Paradis. Ainsi que le dit Bossuet, « une Bible à la main, tout protestant fut pape ». Du moins, il en était ainsi chez les bourgeois et les nobles, car les morales des peuples inclinèrent toujours leur balance vers le pouvoir. En proportion même de l’instruction croissante qui changeait le centre de gravité dans la société bourgeoise, l’explosion de la Réforme était devenue irrésistible, il fallait que la vieille armature de l’Eglise se brisât et qu’il s’en forgeât une nouvelle.

La forme de la religion devait donc s’accommoder à la mentalité du monde bourgeois ; elle devait également se prêter aux méthodes scientifiques récentes, introduites par les humanistes, et ne plus négliger, comme elle l’avait fait jusqu’alors, les langues modernes, qui s’étaient émancipées du latin et devenaient à leur tour d’admirables interprètes de la pensée ; enfin la révolution opérée dans le monde de l’intelligence devait se produire parallèlement dans la conception, dans la pratique des lois et favoriser d’autant l’évolution religieuse. Le droit romain fut substitué à l’ancien droit germanique, malgré l’opposition acharnée de l’Eglise. Possédant le tiers du territoire et des biens meubles dans l’Europe occidentale, le clergé redoutait cette transformation, qui plaçait les propriétés ecclésiastiques sous le contrôle des légistes et préparait ainsi la Réforme avant qu’elle se fût effectuée au point de vue religieux, mais il ne put l’empêcher. Les monarques français, poursuivant l’œuvre de Philippe le Bel, avaient peu à peu restreint le pouvoir des papes et, finalement. François Ier se sentit assez fort pour réserver à l’autorité civile la nomination des évêques ; par le concordat de 1516, la « fille aînée de l’Eglise » imposait des conditions très dures à sa mère, mais celle-ci fut bien obligée de s’y soumettre.

N° 376. Quelques Domaines ecclésiastiques.

Les territoires grisés étaient soumis à la juridiction ecclésiastique. Elle fut, en France, graduellement subordonnée au pouvoir royal, et, après le concordat de 1516, devint purement nominale.

Les noms en capitale sont ceux des archevêchés ; les autres villes étaient sièges d’évêchés d’abbayes importantes.

De même le pouvoir de l’Eglise avait été frappé quand le duel judiciaire ou « jugement de Dieu » tomba en désuétude et fut remplacé par l’appel à la juridiction. Les hommes de loi, vainqueurs des prêtres, réussirent à supprimer la légalité du duel ; mais il est bien certain que, injustes eux-mêmes, ils ne réussirent point à inspirer plus de confiance dans leur jugement que dans celui du hasard, puisque, du moins chez les Français, la pratique des « affaires d’honneur » s’est maintenue sous sa forme la plus grotesque, survivance du plus lointain moyen âge. Le nouvel équilibre religieux de l’Europe, nécessité par les idées, les connaissances, les langues et les lois, se trouva également déterminé par le changement survenu dans la distribution des richesses : les transformations qui s’opéraient alors, prélude des révolution » économiques accomplies dans le monde moderne, avaient amené l’enrichissement de la bourgeoisie, intermédiaire de l’industrie et du commerce, au détriment des barons et des cultivateurs de la terre.

Les économies du pauvre n’allaient plus à l’Eglise, qui s’évertuait vainement à remplir de nouveaux coffres-forts par la vente des indulgences. Des syndicats de marchands s’étaient constitués pour obtenir le monopole d’importation des objets précieux et s’en assurer tous les bénéfices. De puissants banquiers avaient accaparé les produits des mines du Tirol, de l’Espagne, du Nouveau Monde, ils avaient pris des royaumes en gage et, par le maniement des fonds, les spéculations de toute sorte, ils pouvaient à volonté faire la guerre ou la paix. Le luxe de tel grand personnage, que son argent avait placé parmi les magnats de l’Empire et des royaumes, représentait la valeur des produits de toute une province : un seul banquet où ruisselaient le vin et l’hydromel causait indirectement la mort de quelques milliers d’aborigènes dans Espanola, Cuba ou le continent d’Amérique.

Moins riches que ces banquiers, les princes et souverains eussent bien voulu imiter ces prodigalités fastueuses, dues à leur rang, mais le travail actif leur étant interdit, quels moyens pouvaient-ils employer pour ajouter une nouvelle source de richesses à celles qu’ils possédaient déjà ? De tout temps ils avaient taxé la matière imposable, prélevé des tributs, exigé des corvées, revendiqué la grosse part du parasitisme sur toute manifestation du travail humain, mais le moment n’était-il pas venu de confisquer, d’ « incamérer », de s’approprier les trésors de l’Eglise, comme ou avait fait tant de fois de ceux des Juifs, de poursuivre chez tous les prélats catholiques, dans tous les couvents, l’œuvre que naguère le roi de France, traînant derrière lui tout un monde tremblant et prêt à se dédire de magistrats et de prêtres, osa tenter contre le seul ordre des Templiers, déclaré d’avance hérétique pour que ses biens fussent de bonne prise ? La conversion à la forme nouvelle du christianisme offrait aux princes et à leurs amis et conseils de la bourgeoisie l’occasion unique de récompenser leur zèle soudain pour la vérité de l’Evangile par l’accaparement des économies séculaires accumulées dans les couvents et les églises. La Réforme, première grande victoire de cette classe bourgeoise qui devait aboutir, deux ou trois siècles plus tard, au triomphe de la Révolution française, allait aider également avec efficacité à la redistribution des richesses. C’est là une des formes nécessaires de l’activité des révolutions, mais ce n’est point la seule, ainsi que des historiens téméraires l’ont prétendu.

Ceux qui se contentent de larges affirmations représentées par des phrases traditionnelles répètent volontiers que, lors de la grande scission de l’Église, le partage se fit suivant le contraste géographique du Nord et du Midi ; on ajoute même volontiers que cette division coïncida avec celle des peuples germaniques et des peuples « latins ». Cependant, l’observation des faits montre combien ces affirmations générales sont en désaccord avec la réalité. C’est ainsi qu’en plein Nord, ou du moins sur le versant septentrional de l’Europe, la Pologne, les pays rhénans, la Belgique, l’Irlande, les Highlands d’Écosse sont habités surtout par des catholiques, et que dans mainte contrée où les deux religions se disputent la suprématie, le climat et la race ne sont pour rien dans la différence des confessions. Il faut étudier à part dans chaque pays l’évolution des événements qui ont amené l’équilibre religieux pour apprécier et mesurer les causes diverses ayant déterminé le triomphe de la forme catholique ou de la forme protestante dans les religions nationales.

Tout d’abord, les populations des deux péninsules « latines » de l’Europe, celles précisément où des « renaissances » successives, avec leurs réformes correspondantes, avaient précédé la grande Renaissance et la grande Réforme, restèrent en dehors du mouvement séparatiste. Pour l’Espagne, la raison en est bien évidente : l’incomparable succès de l’autorité monarchique, à laquelle tout réussissait jusqu’à l’absurde, avait entraîné la nation dans la débâcle du recul en toutes choses. Non seulement le peuple espagnol ne pouvait plus, dans son ensemble, participer aux révoltes de l’intelligence, mais c’est à peine si quelques esprits libres gardaient la force de penser : les bûchers de l’Inquisition flambaient pour tous ceux dont les paroles n’étaient pas formule consacrée, et les actes répétition servile. Il semblerait que les rois d’Espagne eussent pu agir comme ceux de France et concentrer entre leurs seules mains le pouvoir absolu, mais de part et d’autre des Pyrénées, les conditions étaient différentes. Les Ferdinand et les Charles Quint n’avaient point derrière eux une longue tradition monarchique : à l’époque de la Réforme, ils arrivaient à peine à la possession indisputée de la Péninsule et la coopération du clergé était indispensable à l’œuvre d’expulsion des Maures : la royauté espagnole n’était forte que par l’Eglise.

Quant à l’Italie, épuisée par ses efforts antérieurs, elle se trouvait également en pleine période de réaction, le sol, en friche et comme brûlé, ne pouvant plus alimenter de moissons nouvelles. Même ce qui avait été l’exubérante Florence n’était plus qu’une morne cité sans vie morale et sans espérance. Devenus les maîtres absolus de ce qui avait été la république des hommes libres, les Médicis avaient pris soin de rejeter dans la torpeur les citoyens si mobiles et si ingénieux de la noble ville ; pour en faire des sujets fidèles et les soustraire à la propagande hérétique, ils avaient interdit les voyages à ces fils de voyageurs « incompressibles » que l’on avait comparés au « cinquième élément ». Ils réussirent à parquer les Florentins, à les embastiller pour ainsi dire, et ceux-ci, cessant de connaître le monde extérieur, furent également ignorés de lui. A part quelques familles de Toscans exilés, de Ferrarais fugitifs et de montagnards vaudois, héritiers de l’ancienne « noble Leyczon ». l’histoire de la Réforme signale à peine quelques noms italiens.

Il est certain que l’influence des cadres ecclésiastiques, l’éducation cléricale propre à chaque Eglise et l’interpénétration, l’alliance plus ou moins intime des éléments de même dénomination ont eu pour conséquence de différencier et d’opposer en un contraste net et même violent des populations limitrophes, distinctes par la confession religieuse. La Suisse en offre un remarquable exemple par ses contours catholiques et protestants dont les délimitations respectives ont été tracées, ici par des seigneurs féodaux ou des aristocraties locales, là par des communautés victorieuses : primitivement les voisins se ressemblaient fort sous le gouvernement du même clergé ; maintenant ils diffèrent beaucoup, même par des traits de caractère que l’on serait tenté d’attribuer à une différence de race ; or, l’histoire nous démontre que, dans la plupart des districts, il y eut identité d’origine.

En France, comme dans les Alpes italiennes tributaires du val de Pellice, la Réforme trouva quelques districts écartés dont les populations, protestantes avant le protestantisme, furent aussitôt annexées au monde plus vaste de tous les « frères en la foi » ; les Dauphinois de la Vallouise et autres vallées avoisinantes, de même que diverses communautés des Cévennes, ressuscitées d’une mort apparente, formèrent le premier noyau des religionnaires, auquel vinrent s’ajouter les nombreux ouvriers des villes que la propagande religieuse convertit aux nouvelles idées ; même l’esprit de révolte, qui avait poussé tant de paysans dans les guerres, expéditions de pillage et jacqueries, agit aussi d’une manière indirecte pour entraîner de nombreuses communautés rurales hors de l’Église romaine, simple changement rituel qui n’aurait eu aucune importance en soi si la classe menacée des prêtres n’avait pas suscité la guerre civile pour garder ses prébendes. Mais la masse du peuple n’était pas assez passionnée, assez remuée dans ses profondeurs morales par la chance de lire et d’interpréter la « parole divine » sans l’intermédiaire du curé de la paroisse, pour que cette idée pût le faire se jeter de toute son âme dans les fureurs des guerres religieuses.

N° 377. Quelques Églises calvinistes en France.

Meaux est la première ville de France où un mouvement analogue à la Réforme se soit développé, vers 1520. — En 1559, un synode protestant se tint à Paris, auquel participèrent douze églises dont les sièges sont marqués par un point ouvert.

En dehors des limites de la France, le territoire grisé indique les pays soulevés contre Home. Le Charolais faisait théoriquement partie de l’empire allemand.

Il est vrai que les conséquences économiques de la suppression des couvents et des propriétés de l’Église auraient pu l’intéresser directement s’il avait eu la perspective d’être l’héritier des moines et des prêtres, mais on lui fit aussitôt comprendre que, manant corvéable il avait été dans le siècle de saint Bernard et que manant corvéable il resterait dans celui de Luther et de Calvin. Assez populaire chez les ruraux de France, dans le deuxième quart du seizième siècle, le mouvement de la Réforme finit par leur devenir indifférent lorsqu’ils eurent bien reconnu n’avoir reçu de lui ni liberté, ni bien-être. Lors de la révolte de 1548, qui, de l’Agenois au Poitou et de la Saintonge à la Marche, souleva les habitants contre les rigueurs de la gabelle, les divergences religieuses ne jouèrent aucun rôle ; pas un seul calviniste ne semble avoir protesté contre l’égorgement de milliers de paysans.

Une partie notable de l’aristocratie française, et notamment la noblesse du Midi, qui trouvait amplement son profit au transfert des biens ecclésiastiques, unissant ses intérêts à ceux des « huguenots » pendant les guerres dites de religion — en réalité des guerres sous prétexte de religion[5] —, la France fut moins partagée entre deux cultes qu’entre deux partis politiques en lutte pour la conquête du pouvoir. A la fin, la guerre religieuse, compliquée de massacres tels que celui de la Saint-Barthélémy, se transforma en une guerre dynastique entre la famille épuisée des Valois et la puissante maison des Guise. Puis, quand le poignard eut fait son œuvre, d’abord par le meurtre de Guise, ensuite par celui de Henri III, les armées protestantes se confondirent avec celles de la royauté, devenue légitime, puisque Henri de Navarre, leur chef, prenait désormais le titre de roi de France. L’évolution était complète : les anciens révoltés étaient maintenant les défenseurs du trône, il ne leur restait plus qu’à se faire les « défenseurs de l’autel », ce qui advint d’ailleurs lorsque Henri IV, entrant dans ce Paris qui « valait bien une messe », abjura pour la deuxième fois le culte protestant. Par un revirement populaire prouvant combien peu les pauvres et les opprimés des villes associaient leurs espérances au triomphe des protestants, c’est dans la foule des cités que la « ligue » des catholiques intransigeants trouva ses éléments les plus fanatiques.

Néanmoins, ce siècle de discordes, de luttes intestines, de haines et de massacres fut un siècle pendant lequel la nation, pleine de vie et d’élan, se développa d’une manière remarquable dans les sciences, les arts, la culture et la belle floraison de sa langue. C’est alors que la Renaissance italienne se fit française, représentée même par quelques-uns de ses plus glorieux artistes, tels que Léonard et le Primatice ; alors aussi la France eut de merveilleux sculpteurs, entr’autres Jean Goujon, et le plus grand de tous les écrivains qui, dans la série des siècles, illustrèrent le beau parler français, Rabelais, l’admirable « abstracteur de quintessence ». Le génie national, manifesté pendant le seizième siècle avec tant d éclat, témoigne de la désorganisation du pouvoir à cette époque. Église et royauté, en leurs constantes incertitudes, n’avaient pas la force nécessaire pour dominer et mater la nation qui de toutes parts cherchait une issue à sa volonté d’agir.

Cl. J. Kuhn, édit.
fontaine des innocents, Sculptée par jean goujon
de 1547 à 1549.

Certes, François Ier aurait bien aimé exercer son autorité d’une manière absolue, mais les événements ne le servirent point à souhait. D’abord, attiré comme ses prédécesseurs dans le roman des guerres d’Italie, il alla y remporter des victoires inutiles, puis y subir d’irréparables défaites qui l’obligèrent a implorer le secours de son peuple pour payer sa rançon. Les guerres presque continuelles avec Charles Quint et, même durant les rares trêves, ses intrigues de rivalité l’entrainaient à une politique contradictoire, enlevant toute suite à ses idées : il devait chercher pour alliés à l’étranger précisément les amis de ceux qu’il persécutait dans son propre royaume. De cette incohérence de projets et d’événements, à laquelle venait se mêler le contre-coup des révolutions intérieures, surgissait une situation d’anarchie propice aux initiatives individuelles : le génie libre et la joyeuse fantaisie naissaient de l’impuissance de la royauté et de l’affaiblissement de l’Église.

La division de l’Allemagne en de nombreux États à l’équilibre instable favorisa le mouvement de la Réforme, qui, d’ailleurs, trouvait en cette partie centrale de l’Europe son milieu naturel. C’est là que la religion nouvelle prit le nom général de « protestantisme », appliqué encore à ressemble des sectes dérivées, même à des communautés qui, par leur dogme, se sont évadées du christianisme ; c’est là qu’eut lieu le gros de la bataille, au point de vue de la polémique aussi bien qu’au point de vue de matériel la quantité de sang versé : nulle part le conflit ne devait amener de plus grands désastres. Mais, dans les commencements de la Réforme, dont l’importance politique n’était pas encore prévue, puisque le pape Léon X, un païen de la
Cl. J. Kuhn, édit.
luther
Renaissance, y voyait seulement une « querelle de moines », la séparation des cultes se fit sans autre fracas que celui de paroles entrechoquées. Sans doute, Charles Quint, le petit fils des souverains très catholiques, Ferdinand et Isabelle, aurait bien volontiers écrasé dans l’œuf le monde naissant du schisme, mais, ainsi que François Ier, il lui fallut, bien à contre-cœur, se plier aux circonstances : tout empereur qu’il fut, il ne l’était que par la grâce de puissants électeurs, et le grand art consistait à savamment les opposer les uns aux autres pour gagner du temps et consolider son pouvoir.

L’électeur de Saxe, Frédéric le Sage, le personnage même auquel Charles devait la couronne impériale, était aussi le protecteur de Luther, et lorsque celui ci, mandé devant la diète de Worms, se leva en face même de l’Empereur, il était accompagné de cent chevaliers armés. La force contre la force ! Telle fut la raison qui permit à Luther d’échapper au sort de Jean Huss, mais, si bouillant et si audacieux que fût le moine révolté, et si nombreux que fussent ses puissants amis pour le protéger contre l’ire de l’empereur et du pape, il n’en courait pas moins de grands dangers, et Frédéric lui rendit le service de le soustraire aux effets du ban de l’empire en l’enfermant pendant une année dans la forteresse de la Wartburg, en Thuringe, prison grandiose d’où il lança sur le monde ses cris de guerre contre Rome et ses diatribes violentes et joyeuses contre tous ses ennemis : c’est là aussi qu’il commença cette savoureuse traduction de la Bible dans le dialecte saxon du haut allemand qui, plus que toutes les œuvres analogues, nombreuses à cette époque, fut accueillie par les fidèles, fixant ainsi en un idiome sacré la langue allemande écrite, d’une manière définitive. Quand Luther sortit de sa haute résidence, qui avait été pour lui presque un Sinaï, un mont Tabor, il avait désormais son auréole de puissance et de gloire : son prestige le défendait contre Charles Quint, et le culte luthérien se constituait tel qu’il s’est maintenu de nos jours.

Naturellement, Luther eut voulu arrêter la Réforme et tout progrès humain dépassant l’œuvre qu’il avait accomplie : il prêchait l’abolition de certaines coutumes qui dans l’Eglise catholique lui paraissaient en dehors de l’enseignement direct des Ecritures : intercession des saints, purgatoire et rachat des âmes, confession auriculaire, célibat des prêtres ; mais il ne possédait pas l’art de conjurer les esprits déchaînés de la pensée libre et de la révolte ; il ne pouvait arrêter le cours de ce fleuve débordé dont il avait levé les écluses. Or, les rebellions étaient d’autant plus inévitables que le monde des paysans devenait plus malheureux depuis que la société bourgeoise avait commencé de se substituer au régime féodal. L’existence du laboureur, déjà si difficile à supporter, était maintenant plus intolérable encore et le poussait à la révolution par le souvenir d’un passé moins mauvais, comparé avec l’abominable asservissement qui devenait la règle.

Un nouvel instrument de savante oppression se trouvait entre les mains des puissants, grâce à la substitution graduelle de l’âpre droit romain aux anciens droits coutumiers[6]. Au milieu du quinzième siècle, le servage n’existait plus guère que chez les paysans slaves de l’ancienne Poméranie, dans les contrées qu’avaient asservies les chevaliers Teutoniques. Il avait été en grande partie aboli pendant la poussée de liberté qui se fit sentir à la fin du moyen âge. La loi souabe, qui prévalait alors dans toute l’Allemagne, disait expressément : « Un homme ne doit pas appartenir à un autre homme »[7]. A partir de la Réforme, le servage redevint loi, du moins en Allemagne. Les abaissements des salaires, imposés aux serviteurs et aux pâtres par les ordonnances légales de manière à rétablir pratiquement la servitude, datent tous du milieu du seizième siècle : à la même époque, c’est-à-dire après l’établissement de la « Réforme », les colons se voient contraints de laisser leurs enfants servir chez les seigneurs, soit gratuitement, soit en échange de paiements fictifs ou dérisoires.

Cl. G. Jagemann.
chambre de travail de luther a la wartburg

La résistance au pouvoir de l’Etat, des seigneurs et des bourgeois urbains n’avait cessé de se produire sur divers points, mais ces révoltes partielles, vague rudiment de résolution sociale, devaient naturellement prendre une forme religieuse, sans laquelle on ne s’imaginait point encore l’existence possible d’une société. Toutes les tentatives de transformation qui prenaient ce caractère naïf de la confiance en Dieu et dans les saints impliquaient par cela même en principe la fatalité de la défaite, puisque les puissances d’en haut ont toujours des interprètes qui participent à l’infaillibilité, par conséquent au pouvoir céleste, et que ces interprètes sont toujours entraînés à mésuser de leur essence divine.

Dans la longue série des insurrections agraires qui se succédèrent en Allemagne, on se rappelle surtout celle de Pfeifers-Hänslein, Jeannot Flùteux, auquel la mère de Dieu avait apparu en 1476, à Niclashausen, dans le Wurtemberg, lui enjoignant d’annoncer la fraternité des hommes, l’abolition de toute autorité temporelle ou spirituelle, le devoir pour chacun de gagner son pain par le travail. Mais, bientôt saisi, le pauvre Jeannot fut décapité sous les rires grossiers de cette foule qu’il eut voulu rendre libre.

Un peu plus tard, les seigneurs eurent à faire de nouvelles tueries de paysans dans la basse Germanie du nord-ouest. Des malheureux, épuisés par les corvées et les impôts, s’étaient soulevés en prenant pour symbole le « pain et le fromage », modeste revendication, car c’était là tout ce dont ils avaient besoin pour vivre : de là le nom de « kæse-Brœder » sous lequel on les connaît dans l’histoire. Ce mouvement fut pour la noblesse et le clergé une occasion d’accroître leurs privilèges, non seulement en ramenant au servage les Kæse-Brœder épargnés par le bourreau, mais aussi en privant les paludiers hollandais et les Frisons de toutes les franchises traditionnelles que la ceinture des marais du littoral leur avait assurées jusqu’alors ; ce fut un grand triomphe de la féodalité, dans les dernières années du quinzième siècle.

Pendant les décades qui suivirent, le sang des roturiers allemands coula plus abondamment encore. Une jacquerie plus sérieuse que les précédentes, et moins embarrassée de symboles religieux, se propagea rapidement de l’Alsace et de la Souabe dans les contrées voisines. Les paysans révoltés avaient pris pour enseigne le gros soulier du laboureur, par contraste avec la botte éperonnée du gentilhomme, et ce Bundschuh ou « Soulier de l’Alliance » fit souvent trembler la noblesse et le clergé, tous les corps parasitaires de la société du temps. On craignait surtout que, suivant l’exemple de la tentative faite en 1523 par Franz von Sickingen et UIrich von Hutten, une ligue politique se format entre les paysans soulevés de l’Allemagne et leurs voisins les Suisses qui s’étaient déjà débarrassés de leurs seigneurs et se trouvaient en lutte avec les bourgeois des villes. En diverses occasions, on vit en effet des montagnards suisses s’unir avec les paysans souabes, mais l’alliance ne fut point durable, car les gens de la houlette et de la charrue avaient déjà pris l’habitude de se vendre pour endosser le harnais de guerre. Les seigneurs combattirent les paysans révoltés en lançant contre eux d’autres paysans, des Landsknechte, lansquenets, ayant le droit de vol, de rapine et de meurtre.

D’ailleurs les paysans, même se redressant contre leurs maîtres, étaient encore si doux, si humbles, si respectueux des privilèges antiques, si désireux de faire de nouveau la paix que leur manque d’audace les condamnait d’avance à la défaite. Ainsi que le disait un de leurs refrains, « ils ne pouvaient se guérir des prêtres ni des nobles », si bien que, pendant la guerre, ils confièrent volontiers la direction de leurs affaires non à des paysans comme eux mais à des chevaliers, presque tous traîtres futurs. Combien modestes étaient les réclamations contenues dans les « douze articles » que la noblesse de l’époque accueillit avec tant de fureur !

« Chaque commune doit avoir le droit de choisir un pasteur et de le destituer en cas d’indignité.

« Chaque commune doit payer la dîme ordonnée par l’Ancien Testament, mais elle ne doit pas en payer d’autre.

« Le servage est aboli, car il ne s’accorde point avec la rédemption de l’homme par Jésus-Christ ; mais la liberté chrétienne n’empêche pas l’obéissance envers l’autorité légitime.

« Le gibier, les oiseaux, les poissons d’eau courante appartiennent à tous.

« La propriété des forêts fait retour des seigneurs à la commune.

« La corvée n’est point permise, car il importe de se conformer aux usages antiques.

« Les seigneurs ne peuvent exiger des paysans que les services établis par contrat ; pour tout surcroît de travail, il leur faut payer un denier légitime.

« Lorsque les biens sont tellement surchargés d’impôts que le travail ne rapporte plus rien au cultivateur, le taux du loyer doit être réduit après arbitrage d’hommes honorables.

« Les amendes judiciaires ne doivent pas être accrues arbitrairement, mais il faut suivre les anciennes coutumes.

« Celui qui s’est emparé injustement des biens communaux est tenu de les rendre.

« L’impôt que l’on appelle « cas de la mort » (Sterbfall) est à supprimer comme vol odieux des veuves et des orphelins.

« Nous annulerons n’importe lequel des articles précédents si on nous prouve qu’il est en désaccord avec l’esprit de la sainte Écriture, mais nous nous réservons de l’étendre, si cela nous parait conforme avec l’Écriture et avec la vérité ».

Telles étaient les justes mais insuffisantes revendications des paysans « frères », et si les réformateurs avaient eu à leur égard le moindre sentiment d’équité, ils auraient dû faire cause commune avec eux, au lieu de prendre pour alliés les seigneurs et comtes palatins. Mais c’est en face de ces malheureux exposant leurs doléances avec tant de modération que l’on constate combien peu la religion nouvelle, se réclamant de la liberté d’interpréter la Bible, avait de points de contact avec l’idée de la liberté en soi, et combien, au contraire, elle aimait à se ranger du côté des forts contre les faibles, des riches contre les pauvres, des propriétaires contre les communistes qui commençaient à se dresser çà et là en masses compactes, surtout en Thuringe, en Saxe, dans la Hesse et la Souabe. Luther, hors de lui à la vue du lion populaire que ses ennemis l’accusaient d’avoir déchaîné, mit toute son éloquence, toute sa fureur au service des princes féodaux pour ramener la foule à l’asservissement traditionnel. « Si je pouvais en prendre la responsabilité devant ma conscience, je conseillerais et j’aiderais plutôt pour que le pape, avec toutes ses abominations, redevint notre maître, car c’est ainsi que le monde veut être conduit : par de sévères lois et par les superstitions »[8]. Mais ce que Luther n’osa pas faire en s’adressant au pape qu’il avait renié, il le fit en invoquant les princes qu’il avait associés à sa révolte contre l’Église, et il le fit en un langage atroce : « Comme les âniers, qui doivent rester tout le temps sur le dos de leurs bêtes, sans quoi elles ne marchent pas, de même le souverain doit pousser, battre, étrangler, pendre, brûler, décapiter, mettre sur la roue le peuple, Herr Omnes, pour que celui-ci le craigne et soit tenu en bride ». « Ecrasez, étranglez, poignardez, en secret, en public et comme vous le pourrez, vous rappelant que rien ne peut être plus venimeux qu’un homme rebelle. Tel prince remuant (aufrührisch) gagne plus vite le ciel par le massacre que par la prière ». El les conseils du «  réformateur » furent suivis à la lettre. Il s’en glorifie plus tard : « Moi, Martin Luther, j’ai pour ma part tué les paysans, car j’ai ordonné de les frapper à mort ; leur sang coule sur mon cou, mais je me décharge de cette responsabilité sur notre seigneur Dieu, lequel eût enjoint de parler comme je l’ai fait »[9].

N° 378. Théâtre de la Guerre des Paysans.
Cette carte est à l’échelle de 1 à 3 000 000.

Les localités marquées par un point noir rappellent un succès des paysans soulevés ; plus de mille châteaux furent détruits des centaines de villes ; fraternisaient avec les insurgés.

Les points ouverts désignent les lieux de défaites et de massacres : Leipheim. 4 avril. Frankenhausen, 15 avril, Saverne, 17 mai (20 000 victimes). Eppingen. 27 mai 1525.

Lorsque les paysans de Waldshut, près de la frontière helvétique, déployant le drapeau noir-rouge-or, le 24 du mois d’août 1524, eurent décidé de fonder la fraternité « évangélique » des paysans, de porter la « guerre contre les châteaux, les couvents et les prêtres », puis de lutter sans trêve jusqu’à libération de tous les frères asservis de l’empire, la frayeur avait été générale dans le monde des seigneurs. De puissantes hordes s’étant rassemblées en mars 1525, plusieurs nobles implorèrent la faveur d’être reçus parmi les « frères », de nombreuses villes s’allièrent aux paysans confédérés ; ceux-ci gagnèrent même des victoires en bataille rangée contre les chevaliers et leurs mercenaires. Mais quand on s’aperçut que les paysans n’osaient pas profiter de leurs succès et se proclamaient toujours de loyaux et fidèles sujets de l’empereur, on reprit courage et la fureur s’accrut de toute la peur qu’on avait eue. La répression fut terrible, et les meurtres et tortures n’auraient point cessé s’il n’avait fallu quand même aux seigneurs des valets, des corvéables et des soldats. C’est là ce que les amis de Casimir de Brandebourg lui firent remarquer, lorsqu’il avait déjà massacré cinq cents malheureux de sang-froid : « Mais si nous devons tuer tous nos gens, où trouverons-nous d’autres paysans pour en vivre » ? On se contenta, d’après l’évêque de Spire, d’en faire périr environ cent cinquante mille ; mais avec quelle joie furieuse se lança t-on sur les révoltés intelligents qui avaient la conscience de leur œuvre, comme Thomas Münzer ! Avec quel raffinement de volupté brisa-t-on leurs os et versa-t-on leur sang goutte à goutte dans les chambres de torture !

Et cependant, la logique des événements entraînait vers une liberté pratique absolue les hommes auxquels le protestantisme avait accordé malgré lui la liberté d’examen. Parmi ceux qui avaient ouvert la Bible, il en était dont l’ambition était de reconstituer cette Église des premiers jours, qui avais mis en commun tous les biens terrestres pour n’avoir à s’occuper que du salut éternel. Les « anabaptistes » des villes hollandaises et du nord-ouest de l’Allemagne, réformés qui voyaient dans le baptême des adultes un acte symbolique de conversion personnelle et de convictions agissantes, étaient de ceux qui, dès la vie présente, voulaient faire descendre le ciel sur la terre et supprimer ces haines d’intérêt que font naître le tien et le mien entre les hommes.

N° 379. Munster et ses environs


Mais pour cela il leur fallait sortir de toute société officielle, ignorer les maîtres et leurs décrets. Malgré le souvenir des récents massacres de paysans, ces communistes osèrent se grouper en sociétés indépendantes. Dès 1533, la ville de Munster, en Westphalie, devint une commune où toutes les anciennes lois furent abolies. L’or, les joyaux, même les riches étoffes furent livrés au trésor commun. Les maisons des bourgeois et nobles fugitifs devinrent le logis des citoyens pauvres, tandis que les étrangers, accourus pour jouir de la belle égalité dans la cité libre, avaient pris les églises pour demeures. Chacun continuait de travailler à l’œuvre pour laquelle il se sentait utile et recevait à cet effet les matières premières. Les repas étaient publics, chacun devait veiller à ne pas couper plus de pain qu’à son appétit. Une pareille société eût été d’un trop dangereux exemple pour qu’elle pût être tolérée, et les princes protestants de la basse Allemagne, unis à l’évêque titulaire de la ville, la reprirent d’assaut (1535), en massacrant les défenseurs. Le corps de Jean de Leyde, le roi de la « Nouvelle Sion », resta longtemps exposé dans une cage de fer suspendue à la tour de la cathédrale. La rage de destruction fut telle qu’on s’acharna contre tous les documents racontant la vie des anabaptistes et les événements auxquels ils prirent part : on aurait voulu détruire jusqu’au souvenir de leur existence, et jusqu’à nos jours l’histoire officielle du soulèvement de Munster se résume en la liste des abus d’autorité que Jean de Leyde aurait commis.

La secte religieuse qui, en dehors de toute ambition politique ou sociale, ne visait qu’à sauvegarder l’enseignement dogmatique et le nom originaire, eut à se faire très humble pour obtenir le droit de se manifester en marge de la société protestante, se distinguant entre toutes les communautés par son respect de l’ordre établi. Les Mennonites qui, de la Hollande, passèrent en Allemagne, puis en Russie et qui, trois siècles plus tard, devaient encore fuir au Canada, aux États-Unis, dans la République Argentine, gardèrent surtout, comme par héritage, l’obligation stricte de rechercher la paix, d’éviter toute violence, d’exécrer les armes, tandis que les « frères Moraves », descendants d’autres persécutés, réussirent à sauver les pratiques de la fraternité humanitaire.

Parallèlement au luthéranisme, qui se constituait principalement dans le nord de l’Allemagne et dans les contrées Scandinaves, se développait une autre forme de protestantisme, qui reçut également dans le langage courant le nom de son fondateur : le calvinisme, la religion de l’âpre Calvin. En Suisse, les idées nouvelles, revendiquant pour le simple lecteur de la Bible, clerc ou laïc, le droit de devenir son propre prêtre et de parler directement avec son Dieu, sans interprète humain, avaient été déjà proclamées par Zwingli, précédant Luther d’une année, dès 1316, et l’Église romaine dépossédée avait essayé vainement de ramener ses ouailles des hautes vallées dans le bercail orthodoxe. Comme dans l’Allemagne voisine, la controverse se compliquait de batailles, et l’équilibre des forces se déplaçait constamment sans que l’ancien régime pût se reconstituer.

Le mouvement irrépressible de la religion nouvelle eut surtout Calvin pour docteur, et pour seconde Bible l’Institution de la religion chrétienne, où les dogmes acceptés par les huguenots français étaient exposés en un style d’une clarté parfaite et d’une rigidité glaciale. Une première fois, les citoyens de Genève n’avaient pu supporter l’implacable régime de leur directeur spirituel, mais il revint en 1541 et, dès lors, la petite ville suisse, protégée à la fois par la nature, par les cantons alliés et par la jalousie mutuelle des puissances voisines, devint une sorte de capitale, la « Rome du protestantisme », d’où le redoutable Calvin, écrivant ses lettres, envoyant ses émissaires, entretenait l’ardeur de la foi dans toute l’Europe atteinte par la propagande de la Réforme, et spécialement dans les Flandres et en Écosse. D’ailleurs, la moitié calviniste de la religion protestante ne tolérait point la liberté de penser plus que ne le faisaient les luthériens : pour le réformateur de Genève comme pour celui de la Wartburg, tout hérétique c’est-à-dire tout homme pensant autrement que lui méritait la mort. Il montra en toute sérénité d’âme cette intolérance, lorsqu’il fit emprisonner et condamner au bûcher le savant physicien et géographe aragonais Michel Servet, qui avait en même temps le malheur d’être théologien et d’avoir émis sur la Trinité des opinions contraires à l’orthodoxie calviniste. Non seulement Calvin fit brûler Servet, mais ordonna aussi de jeter sur le bûcher les exemplaire de ses deux éditions de Claude Ptolémée[10].

Les tribunaux de Genève étaient donc une cour d’inquisition, mais, si rigoureuses que fussent leurs condamnations, elles firent pourtant moins de mal aux populations que l’austère et maussade conception de la vie calviniste, toujours viciée par le remords du péché originel auquel venaient s’ajouter les mille péchés de chaque jour. « Zwingle et Calvin ont ouvert les couvents, dit Voltaire, pour transformer en un couvent la société humaine ».

La carte religieuse de la Suisse et de l’Allemagne occidentale, telle que la tracèrent les événements du seizième siècle, montre bien
Cl. J. Kuhn, édit.
calvin
que l’initiative des habitants fut sans grande énergie dans le choix des deux croyances en présence. La volonté spontanée du peuple ne fut guère appréciable, ici dans le maintien de la religion catholique traditionnelle, là, dans l’introduction de la foi nouvelle. On peut constater facilement que les principautés et cantons d’Allemagne et de Suisse sont pres-qu’aussi nettement délimités pour la confession religieuse que pour l’allégeance politique. D’une part, la conservation, de l’autre le changement de culte s’était fait par ordre, non de par le vouloir des habitants fidèles à l’ancienne foi ou convertis à la nouvelle. Suivant les intérêts de telle famille régnante, de tels groupes d’aristocrates dirigeants, de telle classe bourgeoise ayant le pouvoir en main, on avait gardé les prêtres catholiques ou fait venir des pasteurs protestants.

On peut citer en exemple de ces religions imposées celui que présentent les deux cantons du Valais et de Vaud, déjà contrastés par la forme de leurs noms qui, tout en ayant une signification à peu près analogue « Grande Vallée » et les « Vallées », ont pourtant un aspect et un son si différents. La coupure est absolument nette ; la limite des religions est identiquement celle des frontières politiques : ceux qui regardent à l’Ouest, vers Lausanne, sont protestants et durent le devenir, sous peines graves ; ceux qui sont tournés à l’Est, vers Sion, restèrent catholiques, et l’apostasie leur eût coûté cher. A la différence des religions correspondit celle des alliances, des institutions, des pratiques traditionnelles et, sous les influences opposées que créaient les deux milieux distincts, les habitants des deux cantons se développèrent comme s’ils constituaient des races étrangères l’une à l’autre, presqu’ennemies.

Cl. J. Kuhn, édit.
le rhone et la rome protestante

Mêmes contrastes religieux et politiques dans le bassin rhénan : cette contrée si remarquable a pour axe médian le Rhin, qui croise du Sud au Nord un autre axe, d’importance plus considérable, celui de l’Europe entière, représentée surtout par les grandes plaines qui, de la Russie, se prolongent jusqu’à la Loire. Pareille disposition géographique assurait à la vallée du Rhin des avantages exceptionnels, utilisés certainement dès avant la période romaine. Le mouvement commercial devait suivre le courant et faire naître de grandes villes à tous les sites de traversée, d’arrêt forcé, de confluents ou de routes convergentes qui rythmaient le cours fluvial. Les richesses s’accumulaient en conséquence dans les centres d’activité qui se succèdent le long de cette ligne de vie, bordée par des régions montueuses et forestières à populations alors relativement barbares.

N° 380. Protestants et catholiques en Suisse.

Sur les deux cartes N° 380 et 381, dressées d’après l’atlas Sydow-Wagner, les hachures espacées recouvrent les territoires où les protestants forment au moins 75 0/0 de la population, les hachures serrées ceux où leur proportion oscille entre 75 et 50 0/0.


Mais toute supériorité hâtive se paie, et les privilèges même des cités riveraines qui n’avaient pas su se fédérer entre elles attirèrent maintes fois les assauts et l’infortune. Des malheurs de toute sorte frappèrent ces villes, causés principalement par un double parasitisme, celui des seigneurs féodaux qui avaient dressé leurs tours de guet sur les rochers, creusé leurs cavernes à butin dans les promontoires, et celui des prélats, d’autant plus redoutables que les richesses venaient s’entasser d’elles-mêmes, pour ainsi dire, dans leurs églises et leurs couvents, apportées volontairement par les pèlerins et acheteurs d’indulgences. Aussi, lors de la grande crise religieuse de laquelle sortit le fractionnement de l’Église chrétienne occidentale, les populations rhénanes, exsangues, exploitées à fond, n’eurent point de volonté personnelle à manifester : elles reçurent des ordres, se firent protestantes ou restèrent catholiques suivant la volonté de ceux qui leur commandaient : évêques obéissant à Rome ou grands seigneurs, heureux de pouvoir s’emparer des biens ecclésiastiques.

N° 381. Protestants et catholiques dans l’Allemagne du Sud.

On dit que la persécution ne triomphe jamais et que « le sang des martyrs est la semence de la foi » ; mais qu’on regarde simplement la carte de l’Europe telle qu’elle a été faite à l’époque de la Réforme et qu’elle subsiste presque identiquement de nos jours : qui donc a tracé ces frontières, si ce n’est le glaive, et qui les a marquées si ce n’est le sang ? L’histoire en rend témoignage : partout où le pouvoir politique a pris résolument parti pour l’une des deux doctrines qui se disputaient les âmes, les âmes ont appartenu à cette doctrine, catholique ou protestante, c’est-à-dire à la force[11].

C’est ainsi, par l’épée des maîtres et par le sang des victimes, que s’établit cette antinomie de l’Allemagne du Nord et de l’Allemagne du Sud, opposition qui prit une si grande importance dans les deux siècles suivants et qui continua d’exister, quoique sous une forme moins aiguë : une frontière religieuse nettement tracée marquait la séparation des territoires respectifs. Dans le Nord et le Nord-Est, les maîtres du sol et, du même coup, tous les habitants qui leur obéissaient s’étaient ralliés au protestantisme sous la forme luthérienne ; le landgrave de Hesse-Cassel, l’électeur de Saxe, le duc de Mecklemburg et de Poméranie s’étaient empressés de séculariser tous les biens de l’Église romaine qu’ils trouvaient à leur convenance, et l’électeur de Brandeburg, grand maître de l’ordre Teutonique, avait profité de la crise pour se déclarer duc héréditaire de la Prusse, sous la suzeraineté de la Pologne. Celle-ci fut même sur le point de passer entièrement au protestantisme : on évaluait au sixième seulement de la population le nombre des habitants qui étaient restés fidèles à l’ancienne foi. Mais là aussi « le fer et le feu » accomplirent leur œuvre. Les catholiques, bien que restés en minorité, avaient gardé le glaive en main, et ils l’employèrent aussitôt pour frapper les plus dangereux de leurs ennemis, ceux qui, non satisfaits de la liberté dite de conscience, voulaient conquérir la liberté complète et sa garantie efficace, la possession du sol. L’émiettement du protestantisme en une multitude de sectes différentes et même ennemies facilita si bien le triomphe de Rome qu’en peu d’années la terreur avait rétabli l’unité de foi. La « réforme » du christianisme fut comme effacée de l’histoire, mais une révolution autrement importante qui se produisit à la même époque et qui sortit tout armée du cerveau d’un Polonais devait pleinement triompher. C’était la révolution qu’opéra Copernic en renversant le vieux système ptoléméen des rotations astrales autour de la Terre et en restaurant comme vérité définitive, et désormais démontrée, l’antique doctrine de Pythagore qui fait tourner le globe terrestre et les planètes autour du soleil.

Cl. J. Kuhn, édit.
nürnberg, vielle maison sur la pegnitz

Au nord des plaines germaniques, les États scandinaves, promptement détachés de Rome, restèrent acquis au protestantisme sans de grands conflits. Le pouvoir avait fait pencher la balance du côté des formes nouvelles, Gustave Wasa n’ayant pas confisqué moins de treize mille bénéfices ecclésiastiques. Au nord-ouest de l’Allemagne, le luthéranisme avait aussi pénétré dès les premières années dans les provinces de la basse Meuse et du bas Rhin, mais l’inquisition espagnole s’était hâtée de l’y poursuivre. Ce fut une lutte mémorable que celle des catholiques, menés par le duc d’Albe, et des réformés unis qui se rangeaient autour de Guillaume le Taciturne : rarement l’histoire offrit des exemples semblables de volontés ennemies s’étreignant avec tant d’énergie, de persévérance et de ténacité. C’est que dans ce drame émouvant et grandiose, il ne s’agissait pas seulement de la forme des génuflexions et du libellé des prières, mais aussi de l’indépendance politique ou de la servitude. Il est certain que, dans le conflit, ce furent surtout les Espagnols, habitués héréditairement au meurtre, qui commirent le plus d’atrocités et versèrent le plus de sang : les précédents et les exhortations de l’Église le voulaient ainsi. Sous la terrible domination du duc d’Albe, près de dix-neuf mille habitants de la province des Pays-Bas furent livrés au bourreau, et combien plus nombreux ceux qui périrent égorgés sur les champs de bataille et dans les villes livrées à la fureur des soldats ! On dit que Philippe II et son lieutenant, faisant ensemble leur examen de conscience, convinrent que les victimes suppliciées juridiquement devaient rester au compte du roi, tandis que le duc d’Albe aurait à sa charge devant Dieu des hérétiques et des innocents tombés à la guerre ou dans les massacres. D’ailleurs, l’un et l’autre devaient se sentir en paix avec eux-mêmes et peut-être se juger coupables de clémence, puisqu’ils avaient reçu dans leur œuvre d’extermination l’approbation directe du pape. On peut juger du caractère qu’avaient pris les rapports entre belligérants par cette parole du vice-roi, relative aux assiégés d’Alkmaar : « Chaque gorge servira de gaine à un couteau ». D’autre part, les citoyens de Leyde, attaqués par la flotte espagnole, n’hésitaient pas un instant à se ruiner, à perdre leurs prairies et leurs bestiaux pour augmenter leur force de résistance ; « Faut-il couper les digues » ? demande le Taciturne. « Oui », répondent les assiégés d’une voix unanime.

N° 382. Les Sept Provinces Unies.
La Carte est à l’échelle de 1 à 2 500 000.

Le liseré de hachures limite les sept provinces (de la Frise à la Zélande), qui s’unirent par le traité d’Utrecht en 1579, et se séparèrent formellement de l’Espagne par celui de la Haye le 26 juillet 1581.

La révolte des protestants contre le régime inquisitorial commença en 1566 et 1567 ; les sièges de Leyde, Haarlem, Alkmaar, etc., datent de 1572−1574 ; Guillaume le Taciturne fut tué à Delft en 1584 ; les villes et provinces méridionales se soumirent en 1585, sauf Ostende qui capitula en 1604 seulement.

Le résultat du long et sanglant conflit fut précisément celui que faisait prévoir l’équivalence des forces en lutte. La partie méridionale du territoire disputé, c’est-à-dire celle où les armées catholiques d’invasion se trouvaient le plus rapprochées des contrée des recrutement et d’approvisionnement, et où elles avaient sous les pieds le sol le plus ferme pour établir leur camp et tracer leurs voies de communication, celle moitié belge du grand champ de bataille resta au pouvoir de l’étranger et continua de force à professer la religion du vainqueur, qui était en même temps celle des aïeux. Après avoir hésité entre les deux confessions, ainsi que l’évolution naturelle du siècle le rendait inévitable, la Belgique, rivée par le fer comme sur un échafaud, fut bien obligée de répéter les vieilles litanies, mot pour mot, suivant les ordres de l’Inquisition, et, comme il arrive toujours en vertu de l’invincible amour-propre des hommes, ces mêmes Flamands et Wallons qui professaient une foi imposée par la terreur, finirent par s’y conformer de nouveau en toute naïveté d’âme, s’imaginant, dévotement qu’ils n’avaient jamais essayé d’échapper à l’ignorance héréditaire.

vierge de tolède, ouverte et fermée

A leur entrée à Tolède, les troupes françaises trouvèrent cet instrument de supplice dans un des souterrains de la prison. Qu’il ait servi ou non, il ne répondait pas au dogme de l’Inquisition de punir sans effusion de sang.


Quant aux républicains victorieux des sept Provinces unies, qui, de leur côté, ne manquèrent pas d’attribuer le succès à leur intelligence et à leur vertu, ils durent beaucoup à la nature du vaste damier de polders et de canaux que leurs aïeux avaient conquis sur la mer et qu’ils transformèrent en une imprenable forteresse de digues, de fossés et de lacs. Remplis de la fierté consciente que leur donna le triomphe, les Hollandais unis accomplirent des merveilles d’audace et de vigueur : peuple très petit par le domaine et par le nombre, ils rendirent néanmoins leur nation puissante, acquirent, pour un temps la domination des mers, et, mieux encore, eurent le noble orgueil de transformer leur pays en un lieu d’asile pour les penseurs et les persécutés.

En Angleterre comme sur le continent, la force brutale prit une très grande part aux changements religieux qui s’accomplirent. Tout
Cl.J. Kuhn, édit.
hotel de ville d’alkmaar.
d’abord, Henri VIII, conservateur zélé des choses du passe, avait lancé des imprécations contre Luther, et, s’érigeant en « défenseur de la foi », était devenu, parmi les souverains, le principal champion de la papauté. Mais Henri était un homme colère, violent, impulsif et, quand le pape refusa de prononcer son divorce d’avec sa femme, Catherine d’Aragon, dont il était las après vingt ans de mariage, il comprit soudain que le protestantisme avait du bon pour les rois et, sans cesser pour cela d’être rigide catholique, il divorça suivant son bon plaisir pour se marier ensuite en des unions successives, tuant ou laissant vivre ses femmes d’après les caprices du moment. Ce fut peut-être par manque de courage qu’il ne se fit pas proclamer « pape », du moins se déclara-t-il (1534) chef suprême de l’Eglise d’Angleterre, dont il fit retoucher les dogmes par un conseil de théologiens complaisants : ce fut désormais l’Eglise « Anglicane », qui prétend d’ailleurs être la continuation directe de l’ancienne Eglise dont saint Pierre est considéré comme le premier pontife. Les biens des prélats, représentant une valeur de près d’un milliard, parurent également au roi être de bonne prise » et lui servirent à récompenser les flatteurs et les bourreaux. Mais la foule de la nation résistant çà et là quelque peu, le roi n’hésita point à brûler ou à pendre tous ceux, catholiques ou hérétiques, que le prestige de sa parole n’avait pas entraînés : les premiers devaient mourir parce qu’ils ne le reconnaissaient pas comme chef de l’Eglise, les autres parce qu’ils étaient des blasphémateurs, des adorateurs du diable. Grand moraliste, Henri VIII comptait beaucoup sur l’exemple pour la répression des actions et opinions qu’il estimait mauvaises : pendant son règne, il ne pendit pas moins de 72 000 sujets. La lecture de la Bible continua d’être défendue aux personnes du commun : encore neuf années après la répudiation du pouvoir papal, un édit du roi déclarait que : « Les gens de basses classes ayant tellement abusé du privilège de lire les Ecritures en particulier, il leur était désormais interdit de le faire sans une licence spéciale »[12]. Le contraste fut grand entre les deux formes que la révolution religieuse prit en Angleterre et en Écosse. Dans le royaume du sud, elle avait été voulue, dirigée, contenue par la royauté et, sous ses ordres, par la noblesse et les prélats faciles, mais sans qu’il y eut solution absolue de continuité, puisque les anciens temples avaient été conservés sans changements pour le nouvel ordre de choses et que le cérémonial, les livres, les chants n’avaient été que légèrement modifiés. En Écosse, la crise se produisit sous le coup d’une poussée plus naturelle, provenant de la volonté même d’une grande partie de la population relativement instruite, qui comprenait la bourgeoisie, les cadets des familles nobles, le petit clergé et jusqu’à des moines, les augustins et les dominicains[13]. Toutefois, le mouvement de conversion fut beaucoup plus tardif que dans le reste de l’Europe occidentale, par le simple effet matériel de la distance, l’Écosse se trouvant à l’extrémité du monde civilisé, sur les rivages inhospitaliers de mers alors rarement explorées. Mais si la réforme écossaise fut plus lente à se faire que celle de l’Europe centrale, elle en eut d’autant plus de sérieux et de rigidité. John Knox, qui fut l’apôtre le plus zélé de cette évolution religieuse, connaissait la misère sous toutes ses formes, avant même ramé pendant deux années dans les galères françaises ; à Genève, sous les yeux du maître, il s’était pénétré de la doctrine intransigeante de Calvin : lorsqu’il revint dans son pays, ce fut presque en conquérant et non pas seulement en convertisseur. Tout d’abord, il se mesura avec la reine-régente d’Ecosse et la « monstrueuse » Marie d’Angleterre, soulevant le peuple contre elles : pratiquement l’Ecosse devint une sorte de république, régie par des pasteurs élus qui souvent furent plus puissants que la couronne. Knox ne mourut (1567) qu’après avoir contribué pour une large part à faire déposer la reine Marie Stuart. Lors de l’enterrement du réformateur, le régent Morton prononça ces paroles, que bien peu d’hommes ont méritées : « Ici repose celui qui jamais ne trembla devant une face humaine ! »

Cl. J. Kuhn, édit.
edimbourg, église saint-gilles où prêchait john knox

Quant à l’Irlande, qui, dans les premiers temps du moyen âge, avait eu une part considérable à l’introduction du christianisme, elle resta obstinément fermée à la forme nouvelle : il lui suffisait que l’Angleterre ennemie l’eut acceptée pour qu’elle la refusât. Il est vrai que la reine Elisabeth s’empara des biens du clergé catholique pour en doter les prélats anglicans, mais ceux-ci n’en restèrent pas moins étrangers au troupeau des fidèles qu’on leur avait distribués comme tenanciers et corvéables. Des révoltes éclatèrent en beaucoup d’endroits, et les quarante dernières années du seizième siècle furent employées par les armées anglaises soit à maintenir violemment soit à reconquérir l’ « île sœur ». L’émigration, qui devait prendre, trois siècles plus tard, une importance démographique si considérable, avait déjà commencé, non dans la masse du peuple, il est vrai, mais dans les familles nobles : nombre de jeunes gens quittaient, l’Irlande pour aller servir dans les armées de la France ou de l’Espagne, sans crainte, ou plutôt dans l’espérance d’avoir à combattre les Anglais. Même plusieurs fois des émigrés, accompagnés de troupes espagnoles, débarquèrent sur les côtes méridionales de l’Irlande pour y soutenir une guerre de partisans contre les envahisseurs britanniques. C’est en 1602 seulement que l’ile fut complètement déblayée de ses bandes de révoltés. Mais, réduits à subir la paix, les Irlandais frémissants n’en restèrent pas moins les ennemis de l’Angleterre, doublement ennemis étant doublement opprimés, comme Irlandais d’abord et comme catholiques.

Le mouvement de la Réforme aboutit à changer à fond le catholicisme lui-même : tout en persécutant les huguenots, les papistes ardents n’en devenaient pas moins des protestants sans le savoir. Avant le schisme, le catholicisme, fondu avec la Renaissance classique, se montrait admirablement sous un double caractère de « christianisme paganisé ». Religion à la fois mystique et sensuelle, il pouvait satisfaire les deux tendances primordiales et contradictoires de l’humanité, qui sont de vivre à la fois dans le fini et dans l’infini. Lorsque Luther et Calvin, les continuateurs directs de l’âpre saint Paul, prêchèrent le retour à la simplicité de l’Evangile, le catholicisme, obligé par les nécessités de la lutte de se débarrasser des éléments païens et de la part artistique de sa vie, devint à son tour une sorte de « protestantisme hiérarchisé » ayant perdu sa raison d’être et se rattachant au passé plus par la tradition que par le génie[14]. Des deux tendances toujours en lutte dans le sein de la religion catholique, celle de l’Évangile pur, dégagé de toute la survivance des anciens cultes, remporta, du moins officiellement, une victoire définitive. Le catholicisme s’épura au point de vue théologique, mais, déplaçant son centre de gravité, il s’éloigna de la vie ambiante, et le peuple ne trouva plus guère en lui, comme dans le dogme des protestants, que la consolation banale des promesses du Paradis, sans adoucissement matériel à ses misères présentes. Le catholique devint raisonneur et controversiste pour se mettre en mesure de discuter contre les savants, athées ou schismatiques ; il fonda de nouveaux ordres qui répondirent à cette évolution nouvelle, et éprouva, à cette époque, quelque honte à patronner les petits ordres, tels que les capucins, qui, pourtant, avaient contribué plus que tous les érudits et dialecticiens à la consolidation de l’Église catholique romaine. Restés gens du peuple, amis des pauvres et pauvres eux-mêmes, camarades réjouis et bouffons en dépit de leur vêture sombre, de leurs grosses et brutales macérations, ils étaient aimés et faisaient aimer l’Église. Ils riaient sans scrupule avec les joueurs et les buveurs, tapaient sur le ventre au compère et plaisantaient bruyamment avec la commère, intervenant dans toutes les affaires de famille et de voisinage, naissances, mariages et morts, brouilles et réconciliations. C’est à eux, comme au juge de paix et au directeur public des consciences, que l’on s’adressait dans toutes les petites difficultés de la vie. Qu’un philosophe hérétique ou qu’un orateur sonore vînt « saper les bases de la foi », certes, le capucin n’avait rien à répondre, mais la foule lui savait gré de son ignorance, aussi profonde que la sienne ; et, riant avec lui, n’était nullement ébranlée dans sa foi naïve. Sans étalage de science ni de mérite, le capucin à la barbe longue et aux pieds nus a peut-être plus fait pour la durée du catholicisme que les jésuites et autres ordres religieux aux allures majestueuses[15].

Tout naturellement l’Église, dans son organisation de caste propriétaire, chercha beaucoup moins à se défendre par des arguments qu’à répondre aux revendications par la toute-puissante raison de la hart, du fer et du feu. L’organisme savant de l’Inquisition fonctionnait avec tout le délire de la folie que donne l’hallucination divine : le tribunal sacré n’hésita point à faire emprisonner, torturer et brûler, peut-être plus soucieux encore de voir le feu dévorer les livres que les écrivains eux-mêmes. Julianillo, pour avoir introduit en Espagne des exemplaires de la Bible en langue vulgaire, fut enfermé trois ans, torturé vingt fois et bâillonné avant d’être brûlé en 1557. Suivant les opinions des historiens et les documents sur lesquels ils ont cru devoir s’appuyer, on évalue diversement le nombre des victimes condamnées au dernier supplice par l’inquisition en Espagne, sans compter les colonies. Quoi qu’il en soit, les résultats obtenus au delà des Pyrénées, en Languedoc, en Belgique, par l’Église vengeresse, prouvent amplement que la violence employée avec méthode et persévérance peut avoir raison des idées, et que celles-ci, quelle que soit leur excellence, ne triomphent point par leur seule supériorité, il leur faut être servies par des volontés tenaces et pendant des générations successives[16].

L’Église n’avait pas à son service que les cachots et les bûchers : elle put disposer aussi fréquemment de massacreurs en grand. Les guerres dites de « religion », quoique les convictions intimes n’entrassent dans ces luttes que pour une faible part, aidèrent en mainte contrée, en France notamment, au triomphe du catholicisme. Les hommes de guerre se jetaient avec indifférence dans l’un ou l’autre parti, suivant les chances de succès, « Un jour, dit Gôtz von Berlichingen, nous allions commencer le combat, un berger se trouvait tout près de nous, gardant ses moutons, lorsque, comme pour nous donner le signal, cinq loups se jettent en même temps sur le troupeau. Je leur souhaitai heureuse réussite, et à nous aussi, leur disant : « Bonne chance, chers compagnons ! Bon succès à vous en tous lieux » ! Parmi les illustres victimes de l’intolérance, il faut aussi compter les savants que poursuivaient des haines littéraires, des envies d’impuissants, de basses rancunes. L’un des plus grands parmi les hommes, Kepler, fut souvent persécuté, et sa mère fut poursuivie comme sorcière : il mourut de faim. Étienne Dolet fut brûlé, jeune encore, parce qu’il était imprimeur et qu’il n’observait pas l’orthodoxie classique en parlant d’Aristote. Pour semblable irrévérence vis-à-vis du grand homme, d’abord honni, puis adopté par l’Église, Campanella, s’étant permis d’avancer que toute nouveauté n’est pas périlleuse pour le dogme, passa vingt-sept ans dans les cachots. Giordano Bruno, qui, entre autres hérésies, opposait au monde fini d’Aristote le monde infini en évolution éternelle, fut brûlé vif. Vélasquez n’a pas peint de nu, si ce n’est une Danaé, un an avant sa mort, parce que l’Inquisition le défendait[17]. Cependant quelques-uns échappaient, tels Le Tasse, Montaigne et « son autre lui même », La Boëtie, mort, du reste, avant que son œuvre, le simple et grandiose Contre un, fût connue. Certains usaient de souplesse, d’habileté et de ruse, parfois même de procédés qu’on a peine à reconnaître : On a vu un Henry Estienne, contraint de fuir pour échapper au bûcher, dénonçant au bourreau, du fond de sa retraite, ses propres amis qui ne pensaient pas comme lui[18].

scène de la saint barthélémy

La « compagnie de Jésus » naquit en face du protestantisme, et se donna pour mission non seulement de défendre l’Église et d’exterminer ses ennemis mais encore de lui conquérir le monde entier. Une œuvre de cette importance ne pouvait avoir pour initiateur qu’un homme de sincérité parfaite et d’inébranlable volonté. Ce vaillant homme, un Basque, Inigo Lopez de Becalde, que l’histoire connaît sous le nom d’Ignace de Loyola, d’après le château où il naquit, en 1491, fut le contemporain des réformateurs et, comme tel, sentit gronder en lui le premier flot de la colère. Ayant été grièvement blessé à la défense de Pampelune, il consacra ses armes à la Vierge Marie, jurant de se faire désormais non le champion d’un roi mais le chevalier de la Reine des cieux. Puis il distribua ses biens et commença le combat spirituel en Palestine, à Rome, à Paris, où il rencontra Lainez et autres avec lesquels il discuta les principes de l’ordre qu’il voulait fonder. Depuis plusieurs années déjà, les jésuites avaient préparé leur œuvre, lorsqu’en 1540 l’ordre fut définitivement institué. Loyola, général de la Société, en fut aussi le plus humble serviteur, se vouant à l’éducation des enfants et à la collecte des aumônes.

Aux trois vœux des autres moines, pauvreté, chasteté, obéissance, les élèves de Loyola en ajoutaient un quatrième, celui de « consacrer leur vie au service constant du Christ et des souverains pontifes, de servir comme guerriers sous la bannière de la croix, de n’obéir qu’au Seigneur et à son représentant sur la terre et d’accomplir aussitôt sans hésitation ni récrimination tout ce que les papes leur ordonneraient pour le salut des âmes et pour la propagation de la foi, quelle que fût la contrée où ils seraient envoyés ». Les papes, qui voyaient alors des nations entières abandonner la foi catholique, accueillirent avec enthousiasme la nouvelle troupe qui se livrait à eux corps et âme, et lui assurèrent tous les privilèges qu’il leur était possible de concéder, même ceux qui ne dépendaient que des souverains temporels. Dès leur origine, les jésuites eurent à la fois les droits du religieux et ceux du prêtre : ils étaient déclarés indépendants de l’évêque et du fisc ; en dehors du pape et du général de leur ordre, ils ne reconnaissaient aucun supérieur, ils recevaient le pouvoir de lier et de délier, de pardonner les péchés, de modifier la teneur des vœux d’abstinence, de se placer au-dessus des obligations imposées à tous les autres religieux ou prêtres et de se parer des titres académiques non obtenus par la voie régulière : en un mot, ils pouvaient changer le mal en bien, le mensonge en vérité, et réciproquement.

Considéré dans son ensemble et d’une manière générale, l’ordre des jésuites, qui se recruta toujours avec une extrême circonspection, comprit que la vraie méthode de défense était d’attaquer. Dans les contrées où la foi catholique n’avait pas été ébranlée, comme en Espagne et dans quelques autres parties de l’Europe occidentale, cette politique d’agression était facile, puisqu’il suffisait de maintenir les tribunaux d’inquisition et d’alimenter leurs prisons et leurs bûchers de tous les hommes soupçonnés ou convaincus d’hérésie. Mais dans les pays disputés énergiquement par le protestantisme ou, chose plus grave, par les revendications sociales, il fallait agir avec de savants détours. Avant autre chose, il importait aux jésuites de conquérir le pouvoir, non pas directement et de haute lutte, comme l’ambitionnent aujourd’hui les socialistes d’État, mais indirectement, par un concours d’influences et de volontés convergeant toutes vers le même but et finissant par asservir les souverains les plus fiers de leur puissance à la mystérieuse domination du Gesù. Et pour finir par imposer sa volonté dans ce monde de luxe, de caprices, de mensonges et d’intrigues qui est celui des cours, il ne fallait pas craindre d’employer sans hésitation ni remords des moyens analogues à ceux que l’on avait à combattre, et surtout il fallait disposer d’une armée secrète dont les membres, dévoués jusqu’à la mort, fussent toujours conjurés sous la volonté du maître.

Cl. J. Kuhn, édit.
église de loyola dans le pays basque

La société de Jésus était dans son ensemble une école merveilleusement organisée pour dresser tous les membres à la part de collaboration qu’on leur demandait. Les candidats n’étaient point admis aussitôt : ils devaient tout d’abord passer par une période d’épreuve et de continuels examens moraux avant qu’ils fussent admis au noviciat et, seulement deux années plus tard, entraient dans la société, mais encore sans en connaître le fonctionnement ; ils devenaient coadjuteurs, les uns dans l’ordre spirituel pour fournir à la communauté de futurs professeurs, des dictateurs ou confesseurs, suivant leurs aptitudes présumées et surtout suivant le jugement des supérieurs, les autres dans l’ordre séculier, comme serviteurs, cuisiniers, manœuvres, intendants, quelquefois même sans l’autorisation d’apprendre à lire et à écrire. D’ailleurs les uns et les autres avaient été également assouplis à l’obéissance parfaite, « comme le bâton dans la main du maître », « comme la carcasse sous le pied du passant », et cette obéissance, on ne l’exigeait pas d’eux seulement dans les choses d’apparence légitime ou naturelle, mais aussi bien dans les cas qui semblaient contraires au sentiment, à la justice, à la morale : ce que le maître commande, c’est-à-dire le pape, c’est-à-dire Dieu, voilà ce qui est normal, juste et bon. Leurs mouvements mêmes étaient réglés : la tête du jésuite devait se pencher légèrement dans l’attitude convenue de l’humilité, et les yeux ne devaient pas regarder dans les yeux de l’interlocuteur.

On s’étonne qu’un ordre religieux composé d’un petit nombre d’associés — car à la mort de Loyola, en 1556, la compagnie ne comprenait guère plus d’un millier de membres — ait pu acquérir une si grande et durable influence sur le gouvernement du monde ; c’est que nulle société ne présente plus de cohésion et en même temps plus de diversité dans sa texture si parfaitement solide et d’une si merveilleuse souplesse. Pour toutes les conjonctures, faciles ou difficiles, elle avait les hommes qu’il lui fallait, en bas des sicaires prêts à toute obéissance périlleuse, en haut des hommes d’État qui rédigeaient des traités, préparaient les mariages princiers, décidaient de la paix ou de la guerre, puis, entre le général et le dernier des coadjuteurs illettrés, toute la série des instruments humains, adroits à se servir, suivant les circonstances, des passions, des volontés ou des vices de leurs contemporains.

Dès la constitution de leur société, les jésuites avaient compris le rôle qui est resté le leur, celui d’incarner l’éducation cléricale. Des 1542, ils avaient fondé le collège de Saragosse, qui bientôt eut jusqu’à vingt-cinq filiales. Tous les pays catholiques reçoivent ainsi leurs établissements d’éducation jésuitique dès le milieu du seizième siècle. L’université d’Ingolstadt, en Bavière, devient leur centre de propagande, puis ils s’emparent de l’université de Prague avec ses énormes revenus et tous ses privilèges ; ils obtiennent de l’empereur un ordre instituant le recteur de leur collège directeur perpétuel de toute l’Université, « cassant et annulant le droit que d’autres pourraient y prétendre ». La même ordonnance soumettait à la juridiction des jésuites « tous les collèges et petites écoles du royaume, tant ceux qui sont établis que ceux qui s’établiront à l’avenir » !

L’enseignement dont ils cherchaient ainsi à conquérir le monopole et qu’ils réussissaient en effet à s’assurer dans quelques contrées ne pouvait évidemment guère différer de celui qui avait été départi par les moines des siècles précédents : les pères se distinguaient seulement par l’art avec lequel ils savaient flatter les passions de leurs élèves, très habiles à se concilier pour leurs projets futurs le concours des puissants, des riches et des ambitieux intelligents, en les maintenant au point de vue du dogme dans une foi complètement irraisonnée et par conséquent inébranlable : l’étude du latin, la mémoire des périodes retentissantes et des mots sonores devaient remplacer les recherches personnelles. Par une singulière coïncidence, prouvant bien qu’au fond les compétiteurs pour la conquête du pouvoir, les protestants et les jésuites, devaient avoir recours aux mêmes moyens et ne différaient pas autant que la haine mutuelle le leur faisait imaginer, les uns et les autres procédaient de la même manière et suivant les mêmes méthodes d’instruction, les jésuites avec plus de grâce, de goût et d’habileté, les protestants avec plus de sérieux et de raideur. Mais Aristote et les pères de l’Église étaient également les génies inspirateurs des écoles de l’un et de l’autre culte. Devenus protestants par esprit de conservation, par haine de l’évolution qui s’était accomplie dans le monde religieux, Luther et les autres prétendu « réformateurs » de son temps étaient aussi les conservateurs des conceptions antiques dans le monde des idées. Leur but essentiel était de réagir, de revenir en arrière, à l’époque où les « Livres saints » n’avaient pas encore été interprétés par l’évolution de l’Église contemporaine. Mais quant aux choses de la science profane, les protestants s’en tenaient à la stricte observance des doctrines adoptées par la Sorbonne. Aristote leur restait sacré, quoiqu’à un moindre degré que la Bible. Toute science était censée se trouver dans les ouvrages profanes de l’antiquité et, dès qu’on en avait fixé rigoureusement le texte, il ne restait plus qu’à s’incliner. Aussi les idées de Copernic furent-elles assez mal accueillies dans le monde protestant, dont les convictions bien arrêtées sur l’autorité divine absolue s’accommodaient fort d’un système géocentrique de l’univers. Luther se moque de Copernic, et Melanchton le combat avec âpreté[19]. Théodore de Bèze, l’ami et le continuateur fanatique de Calvin, écrivait à Ramus : « Les Genevois ont décrété une bonne fois et pour jamais que, ni en logique ni en aucune autre branche du savoir, on ne s’écarterait chez eux des sentiments d’Aristote ». De même les statuts de l’Université d’Oxford portaient que « tous bacheliers et maîtres es arts ne suivant pas exactement Aristote seraient passibles d’une amende de 5 shillings par point de divergence » ; et c’est même ce règlement qui fit chasser Giordano Bruno de l’université anglaise où il s’était retiré.

Chacun de son côté, le protestantisme et le jésuitisme exercèrent l’influence la plus néfaste sur la vie universitaire : tandis que les premières universités s’étaient constituées sur le modèle des villes libres, en communautés autonomes, vivant de leur propre vie, sans ingérence de l’État, et laissant aux étudiants l’initiative des recherches indépendantes, luthériens, calvinistes et jésuites, également âpres à la conquête du pouvoir, ne visaient qu’à transformer les hautes écoles en établissements d’Église et d’État, leur fournissant, sous la surveillance d’une police redoutable, le personnel nécessaire de propagandistes et de serviteurs.

Un écrivain catholique l’a démontré avec surabondance de textes et documents à l’appui[20], l’Allemagne était en pleine voie de prospérité intellectuelle pendant le siècle qui précéda la Réforme, et ce dernier mouvement avec l’aide de son frère ennemi, l’ordre de Jésus, eut pour résultat prompt et décisif d’enrayer tous les progrès. La réaction se produisit avec ensemble dans les deux camps contre l’esprit de liberté qui avait soufflé pendant la Renaissance. La pensée s’était indûment émancipée au quinzième siècle, elle s’était dégagée graduellement de la contrainte intellectuelle exercée par l’Église : elle était devenue plus humaine, plus intéressée aux phénomènes de la vie, à l’observation de la nature, à la recherche expérimentale du bonheur terrestre qu’aux spéculations métaphysiques et à la préparation mystique du salut. La Renaissance avait déplacé l’axe de la pensée, le reportant des mystères de la vie future aux problèmes de la vie présente, et de l’histoire étroite du christianisme à celle du monde en son ensemble. Mais la révolte de Luther ramena violemment la société contemporaine à la foi du Christ et, du coup, les catholiques se convertirent eux-mêmes à nouveau ; de part et d’autre, on s’acharna contre le plus redoutable des ennemis du fidèle, la Raison, cette « prostituée du diable », ainsi que l’appelait Luther, et l’on prépara par l’asservissement des esprits cet état religieux et social qui devait aboutir à l’effroyable guerre de Trente ans, La Réforme avait eu aussi pour résultat d’aider à la domestication matérielle des individus.

Cl. J. Kuhn, édit.
collège des jésuites, à melk près d’ingolstadt, sur le danube


Remontant jusqu’à la Bible, elle remontait également jusqu’au code Justinien, en écartant les anciennes coutumes locales. L’empire romain n’ayant connu que la grande propriété aristocratique et l’esclavage, les juristes ne virent dans le mode de fermage usuel qu’un simple bail temporaire et ne comprirent point qu’on pût régler la position des colons vis-à-vis de leurs seigneurs autrement qu’en les considérant comme esclaves.

Toutefois, aucune révolution funeste ou utile dans son ensemble ne se présente sans un mélange d’éléments bons et mauvais. La Réforme eut aussi des influences heureuses, quoique, vue en grand d’une manière générale, elle soit principalement un phénomène de réaction contre la pensée. D’abord, ce fut une révolte, et, comme telle, elle fut accompagnée forcément de nobles revendications et de hauts exemples. En outre, la Réforme affirma pour elle-même et d’une manière triomphante la liberté d’examen : elle aurait donc à cet égard une grande part dans l’histoire des progrès humains. Toutefois la Réforme s’ingéniait à la fois à donner et à retenir. Oui, elle proclamait la liberté d’examen, mais les audacieux qui se permirent cette liberté grande d’examiner les raisons de la foi sans autre guide que leur propre intelligence le firent à leurs risques et périls, et ces risques allaient jusqu’à l’emprisonnement, jusqu’à la mort par le glaive et le bûcher : les protestants aussi savaient manier la hache et allumer le feu purificateur. Oui, les moines, les prêtres, les théologiens, même les simples lettrés qui avaient la Bible entre leurs mains, surtout le texte original, hébreu, chaldéen, grec ou l’édition latine, très incorrecte, de la Vulgate, s’attribuaient hardiment le droit d’obéir directement à la parole divine en « sondant les Écritures » ; mais il fallait que cette opération de « sondage » les menât aux mêmes conclusions que leurs devanciers dans la recherche de la vérité, sinon, ils devenaient coupables de blasphème, de péché contre le Saint-Esprit, d’abomination criminelle, punissable de l’enfer.

La Réforme demandait, exigeait le droit d’examen, mais elle exigeait que le résultat fût conforme aux conclusions qu’elle avait déduites : elle apportait un peu plus de raison, laquelle raison voulait s’imposer à tous, parce qu’elle se disait et se croyait la Raison définitive, la Raison éternelle[21]. La Réforme n’a point proclamé la liberté d’opinion : elle fut seulement une période initiale dans l’histoire des luttes que livrèrent les révoltés de la pensée. Elle posa la question qui, d’ailleurs, est loin d’être résolue, car toutes les libertés sont solidaires : aucune liberté n’est garantie aussi longtemps que toutes ne le sont pas.

On peut comparer aussi les protestants et les jésuites, représentants des deux tendances opposées de la société religieuse au seizième siècle, par leur attitude envers l’art et les artistes. Le retour du protestantisme vers la Bible dans son entier aurait eu certainement pour conséquence logique de faire condamner absolument la peinture et la sculpture, toute représentation graphique de celle forme humaine qui est en même temps la forme divine, l’ « image de Dieu ».

Cl. J. Kuhn, édit.
burgos, chœur de l’église


A cet égard, le christianisme renouvelé eût dû être aussi intransigeant que l’Islam. Il le fut, du moins dans ses églises, que l’on éleva nues et froides, simples murs badigeonnés, ou que l’on ne voulut recevoir en héritage du catholicisme païen sans les avoir soigneusement nettoyées de tous les objets d’art, tableaux, statues, bas-reliefs rappelant les prosternements et les adorations de la veille, pour que rien de beau ne détournât la pensée de la parole rigide tombée de la chaire. La Réforme fut un mouvement de réaction contre la Renaissance, mais un mouvement avorté puisqu’il n’osa qu’à demi. Si les farouches protestants, comme il en existe encore quelques-uns, vivaient toujours sous les regards de leur Dieu, rejetant de leur existence tout ce qui ne leur semblait pas l’expression directe de sa volonté, la grande masse des religionnaires dut composer avec le monde extérieur, accepter les faits accomplis sous la poussée irrésistible des conquêtes humaines, faites en dehors de la religion. La société protestante était vaincue d’avance comme le christianisme tout entier puisqu’il s’accommodait avec l’art et avec la science dans la vie civile, puisqu’il devait autoriser la représentation et l’étude de la forme humaine, même la dissection des organes intérieurs. Si les temples devinrent de simples cubes évidés, répugnants à voir parce qu’ils étaient aménagés sans goût ni confort, du moins des artistes libres, vivant en dehors de la communauté, poursuivaient en toute indépendance la recherche de la beauté en lui associant parfois l’étude profonde des caractères.

Quant aux jésuites, toujours amènes et prévenants pour rendre facile l’entrée de l’Église, et par là même celle du Paradis, ils se gardèrent bien de combattre l’art, même ils voulurent en faire. C’est-à-dire qu’avec leur système d’éducation, ils devaient nécessairement enlaidir, pervertir tout ce qu’ils touchaient : l’art dit « jésuite » révèle l’âme de ceux qui firent édifier ces églises à larges nefs, commodes, avec de bons confessionnaux, bien abritées, éclairées, mais sans que l’on sache d’où vient le jour, pleines d’échos sourds et discrets qui se confondent avec un murmure continu, élégamment ornées de volutes, de mascarons et de reliefs, cachant leurs statues bouffies dans un amas d’étoffes ballonnées d’auréoles, d’étoiles et de nuages, faisant briller de loin leurs riches autels tout dorés, festonnés, enguirlandés, dominés par un fronton fastueux que portent des colonnes torses. Surtout les piliers, remplaçant les fûts droits et superbes qui, de tout temps, portèrent franchement le poids des édifices, symbolisent le mouvement onduleux et souple de ces directeurs de conscience qui mènent au ciel par la même voie ample et douce que l’on croyait jadis mener en enfer.

De même que les jésuites restaient jusqu’à un certain point supérieurs aux protestants par une compréhension autrement large du cœur humain, puisque, ne voulant négliger aucune des forces par lesquelles on peut influencer les hommes, ils avaient fait une place à l’art, de même ils avaient également dépassé leurs ennemis et rivaux par leur ardeur à la propagande. Ils avaient compris que, pour garder les avantages de l’attaque, il fallait reprendre l’œuvre des missions abandonnées depuis les croisades et fermer le monde aux protestants, par la conversion des peuples païens. Dès 1541, c’est-à-dire une année seulement après la constitution de la Société de Jésus, l’un des compagnons immédiats de Loyola, né comme lui dans une vallée pyrénéenne, Francesco de Javier ou Xavier, partait pour aller évangéliser les nations des grandes Indes, à la fois comme envoyé spirituel du pape et comme délégué civil des rois de Portugal. Il visita en effet l’Inde péninsulaire et, en 1549, le Japon. Son œuvre de conversion fut certainement considérable et l’on raconte merveilles des peuples accourant à sa voix pour se faire ondoyer au nom de Yaso, c’est-à-dire de Jésus, que l’on croyait être une nouvelle incarnation du Buddha. Mais au milieu de tous les miracles que on attribue au saint François Xavier, il est malaisé de discerner la véritable existence de l’apôtre : ses amis restés en Europe en firent presque un Dieu. Lorsqu’il mourut à Goa, son tombeau devint un lieu de pèlerinage ; son corps reçut même le titre de gouverneur des Indes, de vice-roi, de capitaine général, et les vrais dignitaires furent censés se faire conférer par lui leur délégation au pouvoir. Au milieu du dix huitième siècle, quand les Portugais n’avaient déjà plus qu’une ombre de puissance à défendre dans la péninsule gangétique, saint François Xavier fut officiellement chargé dans le ciel de « protéger les Indes ».

Le glorieux apostolat de Xavier, si remarquable qu’il fût en réalité, sans l’auréole de miracles ajoutée par les dévots, ne fut cependant pas la plus étonnante de toutes les missions envoyées par la Compagnie de Jésus dans le monde des infidèles. Durant sa période de grandeur, l’ordre des jésuites donna des preuves vraiment prodigieuses de la cohésion sans pareille de son organisme, dont les membres, fraternellement unis, travaillaient de concert à des œuvres si diverses et en apparence contradictoires ; tandis que, d’un côté, la pensée directrice de l’ordre employait les intelligences les plus souples, les casuistes les plus déliés à la machination, à la conduite et à la solution des intrigues de cour, elle savait utiliser, aux extrémités de la terre, les dévouements les plus inlassables à catéchiser des tribus sauvages et à les grouper en nations pour aboutir, d’ailleurs de part et d’autre, au même résultat, la gloire de l’Église. Cette partie de l’entreprise des jésuites, la propagande, que des protestants, entre autres les frères moraves, imitèrent plus tard avec un zèle ardent, sans arriver toutefois à un résultat comparable à celui de leurs devanciers, prit une grande importance, notamment en Chine et dans l’Amérique méridionale, et contribua, par divers moyens, à développer l’étude et la connaissance des pays et des peuples de la terre. Comme les Cortez et les Pizarro, les Gama et les Albuquerque, les deux missionnaires Verbiest, Anchiela et leurs collègues luttaient et peinaient pour la conquête du pouvoir.



  1. Nietssche, La Volonté de Puissance.
  2. Jules Baissac, Société Nouvelle, sept. 1896, p. 764.
  3. Cité par Philippe Monnier, Le Quattrocento, tome I, p. 285.
  4. Richard Heath, Anabaptism.
  5. Edm. Demolins, A-t-on Intérêt à s’emparer du Pouvoir ?
  6. Richard Heath, Anabaptism, p. 9.
  7. J. Janssen, ouvrage cité, p. 267.
  8. Cité par Hartmann, Religion de l’Avenir.
  9. Tischreden, édition Reclam, p. 194.
  10. Geographical Journal, 1902, p. 648.
  11. Hyacinthe Loyson, La grande Revue, 1er sept. 1900, p. p. 504, 505.
  12. Richard Heath, The Captive City of God. p. 89.
  13. Andrew Lang, History of Scotland from the Roman Occupation.
  14. Remy de Gourmont, Revue Blanche, 1er avril 1898, p. 488.
  15. Martin Philippson, Les Origines du Catholicisme moderne, pp. 21, 22.
  16. Louis Braud, Trois Siècles de l’Histoire du Languedoc.
  17. Anatole France, Le Jardin d’Epicure.
  18. Tbeo. van Rysselberghe.
  19. S. Gunther, Der Humanismus in seinem Einfluss auf die Enwiekelung der Erdkunde, Géographen-Kongress zu Berlin, 1899.
  20. Johann Janssen, Geschiehte des deutschen Volkes, seit dem Ausgang des Mittelalters.
  21. Elle Reclus, Notes manuscrites.