L’Homme et la Terre/III/13

Librairie universelle (Tome quatrièmep. 377-452).
COLONIES : NOTICE HISTORIQUE


Pays Bas. — Les provinces unies déclarèrent en 1581 Philippe II déchu de toute autorité sur elles. Dès que l’invincible Armada eût été détruite sur les côtes anglaises en 1588, l’indépendance des Pays Bas était assurée et les pêcheurs hollandais purent se lancer vers les mers lointaines. En 1596, ils prennent pied dans le détroit de la Sonde. En 1602, la première compagnie des Indes Orientales est organisée ; en 1604, Amboina, le centre des Moluques, change de maître ; en 1619, Batavia est fondée : moins de quarante ans après la naissance de la nation batave, son domaine colonial décuplait les sept provinces unies.

Mexique. — En 1518, une première reconnaissance fut envoyée en pays mexicain par le gouverneur de Cuba. En 1519, Fernando Cortez, né en 1485, est le chef de la deuxième expédition, mais on l’accuse bientôt d’agir avec trop d’indépendance. Ayant gagné Mexico et saisi Montezuma sans difficulté, il a bientôt à faire face à une insurrection et à des troupes espagnoles ; la « nuit triste» est du 1er au 2 juillet 1620. Mexico fut reprise en 1521 et Guatimozin exécuté en 1522. Cortez, remplacé en 1536, mourut en 1547 près de Séville.

Pérou. — Partis une première fois de Panama en 1524, Francesco Pizarro et Almagro ne constatent qu’en 1527 l’existence d’une civilisation péruvienne, et en 1532 seulement, Pizarro prend pied à Tumbez. Avec 168 soldats, il pénètre jusqu’à Cajamarca, à 500 kilomètres de Tumbez, se loge dans une partie abandonnée de la ville et rend visite à l’empereur. Le 16 novembre, les Espagnols reçoivent à leur tour l’Inca. A peine le cortège a-t-il pénétré dans le carré espagnol qu’une fusillade renverse les Péruviens… Atahualpa est prisonnier, puis, des tonneaux d’or ayant été apportés pour sa rançon, il est « jugé » et garrotté le 29 août 1533. En 1534, se place l’entrée à Cuzco et la fondation de Lima ; Almagro part pour la conquête du Chili. — 1535, soulèvement des Péruviens. — 1536, rupture entre Almagro et Pizarro. — 1538, exécution d’Almagro par Hernando Pizarro. — 1540, Gonzalo Pizarro gouverneur de Quito ; exploration amazonienne et voyage de Orellana. — 1541 meurtre de Francesco Pizarro à Lima ; arrivée d’un grand-juge espagnol. — 1343, ordonnance de la couronne de Castille supprimant l’esclavage des Indiens ; soulèvement des colons sous Gonzalo Pizarro. — 1544, arrivée d’un vice-roi dont Pizarro se rend vainqueur. — 1047, arrivée d’un nouveau grand-juge. En 1548, Gonzalo Pizarro est exécuté.

Nous continuons ici la liste des savants, philosophes et artistes :

Fernando de Herrera, poète, né et mort à Séville 
 1534−1597
Torquato Tasso, poète, né à Sorrente 
 1544−1595
Tycho-Brahé, astronome, né en Scanie 
 1546−1601
Michel Cervantes, écrivain, né à Alcala de Henares 
 1547−1616
Giordano Bruno, philosophe, né à Nola 
 1550−1600
Francis Bacon, philosophe, né à Londres 
 1561−1626
Christophe Marlowe, dramaturge, né à Canterbury 
 1562−1592
Félix Lope de Vega, écrivain, né et mort à Madrid 
 1562−1635
William Shakespeare, poète, né à Strattford-on-Avon 
 1564−1616
Galilée (Galileo Galilei), astronome, né à Pise 
 1564−1642
Thomas Campanella, philosophe, né en Calabre 
 1568−1639
Jean Kepler, astronome, né en Wurtemberg 
 1571−1630
Fletcher (et Beaumont, 1585−1615), dramaturge 
 1576−1635
Pierre-Paul Rubens, peintre flamand, né en Westphalie 
 1577−1640
José Ribera, peintre, né près de Valence 
 1588−1656
René Descartes, philosophe, né en Touraine 
 1596−1650
Francisco Zurbaran, peintre, né en Estramadure 
 1598−1662
Antoine Van Dyck, peintre, né à Anvers 
 1599−1641
Diego Velasquez, peintre, né à Séville 
 1599−1660
Claude Lorrain (Gellé), peintre, né près de Mirecourt 
 1600−1682
Pedro Calderon de la Barca, poète, né et mort à Madrid 
 1601−1681
Thomas Corneille, dramaturge, né à Rouen 
 1606−1684
Jean Rotrou, dramaturge, né et mort à Dreux 
 1609−1650
David Teniers le jeune, peintre, né à Anvers 
 1610−1694
Murillo (Bartol. Esteban), peintre, né et mort à Séville 
 1617−1682
Jean La Fontaine, poète, né à Château-Thierrv 
 1621−1695
Molière (Jean Poquelin), poète, né et mort à Paris 
 1622−1673
Blaise Pascal, écrivain, né à Clermont-Ferrand 
 1623−1662
Baruch Spinoza, philosophe, né à Amsterdam 
 1632−1677

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
COLONIES
Le bûcher de l’Inquisition qui brûlait un
homme libre brûlait en même temps
l’Espagne elle-même.


CHAPITRE XIII


MONARCHIE ABSOLUE. — ARMADA. — GRANDEUR ARTISTIQUE DE L’ESPAGNE

PORTUGAL, INDONÉSIE, EMPIRE ZENG. — ESPAGNE ET POSSESSIONS AMÉRICAINES
IMMIGRATIONS ET CIVILISATIONS PRÉCOLOMBIENNES. — CONDITIONS NATURELLES
AZTÈQUES, MAYA, PIPIL ET QUICHVÉ, MUYSCA, ANTOQUENOS, AYMORA ET INCA
COMMUNISME PÉRUVIEN. — ARAUCANS. — VOYAGES DE DÉCOUVERTES CONTINENTALES
FRANCE ET CANADA. — ANGLETERRE ET BOSTONIE

ÉVOLUTIONS DIVERSES DES COLONIES

En tout temps l’amour de la domination dut inspirer aux rois la folle ambition de se faire les maîtres du monde, et maintes fois depuis Alexandre, que ses flatteurs prétendaient n’avoir plus trouvé de terre à conquérir, maintes fois des dompteurs de peuples purent se croire à la veille de voir tous les hommes se prosterner devant eux ; mais toujours quelque barrière s’était dressée en obstacle à leurs désirs, ou bien ils avaient cédé à la lassitude de vaincre, ou bien la mort les avait saisis en pleine victoire. Cette fois l’ambition des Attila ou des Djenghis, des Charlemagne ou des Charles Quint n’était plus simplement celle d’un dévastateur d’instinct ou de génie, elle devenait, grâce à la création de l’ordre des jésuites, un idéal religieux auquel tous les catholiques devaient croire comme à un dogme : c’était désormais aux sujets eux-mêmes de préparer cette monarchie universelle. Le sombre et timide Philippe II put, sans trop de folie apparente, viser à ce pouvoir royal sans bornes, appuyé sur cette compagnie de Jésus vraiment incomparable par sa complète solidarité politique et par la puissance de son dévouement. Pour ces apôtres, l’unité de l’obéissance au roi devait reposer sur l’unité de croyance et de prière. Jamais pareille entreprise n’avait été tentée, jamais plus de volonté, de longue persévérance ne fut mise au service de l’œuvre de domination universelle ; les conditions les plus heureuses étaient réunies pour qu’enfin, une fois dans l’histoire de l’humanité, la monarchie absolue pût arriver à ses fins ; plus d’une fois, en Europe, en Chine, au Japon, dans l’Amérique du Sud, ce régime parut être en voie de réussir, mais, partout, en Espagne comme ailleurs, il finit par succomber. Quel asservissement définitif eussent célébré les maîtres ! « Une foi, une loi, un roi » ! Mais aussi c’eût été la mort de la pensée. En Espagne déjà, elle fut tuée pour des siècles.

L’immensité même du monde conquis, ou du moins annexé officiellement, par delà les mers, aurait pu faire croire que la méthode des anciens conquérants était désormais abandonnée, et qu’au lieu de parcourir triomphalement la terre de champ de bataille en champ de bataille, il suffirait au futur maître des hommes de savoir préparer lentement par de savantes conspirations, aidées au bon moment par des coups de force, l’assujétissement ou l’humiliation des nations voisines. Mais, si favorisé qu’il fût par les circonstances et si bien secondé par l’appui de l’Eglise et des ordres religieux, le triste personnage qu’était Philippe II n’avait pas le génie de l’à propos, ni celui de la décision quand la fortune venait à lui, ne lui demandant que d’agir ; même victorieux, il parlementait encore et temporisait comme pour éviter une défaite. Le plus jaloux des hommes, il cachait encore ses projets lorsqu’ils auraient dû être en pleine réalisation ; à la lumière du jour, il se blottissait au fond de sa noire caserne, au milieu de ses policiers et de ses moines, au lieu de chevaucher triomphalement à la tête de ses armées, les plus solides du continent.

Cl. J. Kuhn, édit.
l’escorial de philippe ii
à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Madrid.

Son père Charles Quint n’avait pas réussi à lui assurer le trône de l’empire, mais il l’avait marié à la reine d’Angleterre, Marie, ce qui lui servit seulement à se faire détester par le peuple anglais comme le monstre par excellence, comme le « démon du midi ». Après la bataille aventureuse d’Alkazar el kebir (1078), où Sebastiâo disparut, Philippe II, héritier indirect de la couronne du Portugal, réussit par la force à faire prévaloir ce qu’il appelait son « droit ». Toute la péninsule Ibérique eut à reconnaître le même souverain, et du même coup, toutes les immenses possessions mondiales de l’Orient et de l’Occident, toutes les Indes de l’Ancien et du Nouveau Monde, toutes les terres d’au deçà et d’au delà que séparait le fameux méridien d’Alexandre VI, divisant la planète en deux moitiés, tout cela devint le domaine incontesté du moine de l’Escorial. La conséquence fatale fut que ses embarras en augmentèrent.

Où commençait, où finissait son empire ? Tous l’ignoraient, et le prétendu maître, perdu dans l’orgueil insensé de son pouvoir divin, le savait encore moins. Pendant la première période de folie héroïque, aux temps de la découverte et de la conquête, tout semblait facile et le devenait réellement, les conquérants se trouvant portés comme par une sorte de délire et marchant d’ailleurs dans la pleine initiative de leur volonté. Mais quand l’heure fut venue de mettre en mouvement la machine immense, on s’aperçut que le point d’appui manquait. Séville ou Madrid ne pouvaient soulever le bras de levier qui s’étendait aux extrémités du monde ; des années se passaient avant que telle nouvelle, d’ailleurs mal comprise, parvînt de l’Amérique ou des Philippines jusqu’au souverain, que tel ou tel ordre fut transmis à des capitaines, qui peut-être étaient déjà morts. Ainsi que le dit un historien du dix septième siècle, « c’est un vaisseau difficile à gouverner que celui qui a sa poupe dans l’Océan Atlantique et sa proue dans la mer des Indes ».

La fin du règne de Philippe II, qui fut en même temps la fin du siècle, réunit le semblant de la toute-puissance à une décadence lamentable. De même qu’à une époque antérieure le pape Adrien IV avait fait cadeau de l’Irlande au roi Henri II, lui envoyant la pierre d’émeraude symbolique, de même Sixte Quint avait conféré ce royaume à son bien-aimé fils Philippe II (1587) ; mais, pour rendre le présent effectif, il aurait fallu transformer le donataire en homme de vouloir et d’action, l’arracher à ses prières, à ses prosternements d’irrésolu et lui donner la maîtrise des tempêtes. Les quelques bandes d’Espagnols qu’on envoya pour soutenir les révoltés irlandais ne purent faire que d’inutiles campagnes de partisans, puis la formidable flotte, l’Armada par excellence, qui comprenait 131 navires de guerre montés par 7 000 marins et 17 000 soldats, se dispersa presque sans choc, ridicule jouet des vents et des flots : des récifs de la Manche à ceux de la mer d’Irlande et des Hébrides, tout le littoral fut jonché des épaves de galères brisées : les 20 navires d’Elisabeth n’eurent qu’à en ramasser les débris. Puis, quelques années après, des bâtiments anglais vinrent par bravade jusque devant le port de Cadiz brûler une flottille ennemie. Déjà le corsaire Drake, qui, le premier parmi les marins étrangers, contourna l’Amérique par le détroit de Magellan (1578), parcourait les mers dans tous les sens pour enlever des galions espagnols, assaillir des forteresses lointaines, humilier de toutes les façons les sujets de Philippe II. Il ne restait plus à ce souverain du monde qu’à tâcher de forclore aux étrangers son royaume, et, de l’autre côté des mers, ses possessions démesurées. Malgré l’or et l’argent du Mexique et du Pérou, malgré les précieuses épices des Indes et des Moluques, il était même devenu pauvre, le plus pauvre des princes de la chrétienté ; par deux fois, il dut suspendre ses paiements et, à sa mort, la dette avait déjà dépassé le milliard et demi ; c’était le commencement des gros budgets modernes.

Toutes les grandes pensées du règne de Philippe II, l’assimilation du Portugal, ses tentatives contre la Turquie, la Scandinavie, l’Angleterre, la France, les Pays Bas, échouèrent successivement[1] ; impuissants à l’extérieur, les rois d’Espagne eurent du moins la ressource des souverains faibles, celle de persécuter leurs propres sujets. Les supplices et les brûlements d’hérétiques étaient désormais une institution, une fête comme les courses de taureaux, et l’on en donnait volontiers le spectacle aux ambassadeurs étrangers et aux dames de la cour. Il est vrai que toutes ces atrocités étaient enveloppées en des phrases pieuses qui en faisaient autant d’actions méritoires de miséricorde et de bonté. Mais « les compassions des méchants sont cruelles », a dit un passage des livres déclarés saints par les inquisiteurs, et ceux ci, plus que tous autres hommes au monde, ont prouvé par leur conduite combien ces paroles sont effroyablement vraies. C’est ainsi que, suprême hypocrisie, la sainte confrérie livrait les prétendus coupables au bras séculier, « afin qu’ils fussent punis aussi charitablement que possible et sans effusion de sang » : c’était l’euphémisme benoît employé pour indiquer la mort sur le bûcher.

La population de l’Espagne parait avoir baissé durant le règne de Philippe II : on dit que, sur dix millions d’habitants vivant dans la péninsule au milieu du seizième siècle, la diminution totale pendant les cinquante années qui suivirent aurait été de plus d’un million et demi. Il était urgent de songer au repeuplement du royaume, et l’on publia, en effet, des édits pour introduire des agriculteurs laborieux et restaurer l’industrie du sol ; mais que pouvaient signifier de pareils décrets, alors qu’en 1609, une ordonnance de « grâce » envoya en exil environ huit cent mille individus, tous les Maures qui ne s’étaient pas encore convertis au catholicisme, ou ceux dont la sincérité de foi chrétienne ne paraissait pas de bon aloi ! Ce fut un désastre absolu : certaines régions de l’Andalousie et des campagnes de Valence et de Murcie furent complètement dévastées.

N° 383. Campagnes de Murcie et de Valence.


Tous les grands travaux hydrauliques pour l’arrosement des vallées et des plaines avaient été accomplis par les Maures, même depuis l’époque de la domination castillane : le grand barrage d’Almansa, sur un affluent du Jucar, date de 1506, ceux d’Elche et d’Alicante de la fin du seizième siècle. Toutes ces belles constructions qui ont admirablement résisté à l’assaut des crues torrentielles furent, il est vrai, respectées par les chrétiens et même utilisées, mais aucun travail nouveau n’est venu améliorer le système des irrigations arabes.

Cl. J. Kuhn, édit.
noria servant à l’irrigation aux environs de murcie.

Les bannis eurent des chances diverses dans leurs nombreux lieux d’exil de l’Afrique mineure. La plupart s’arrêtèrent dans les villes du littoral de la Maurétanie, entre Mogador et Tripoli, mais les cités de l’intérieur, Fez, Tlemcen, Constantine, reçurent aussi chacune sa colonie d’  « Andalous ». Leurs coreligionnaires les accueillirent partout avec dévouement et leur assignèrent des campagnes pour la culture ; toutefois l’activité industrielle, agricole, sociale étant à recommencer pour des centaines de milliers d’êtres à la fois, il en résulta une grande déperdition de vies humaines, et, dans l’ensemble, il ne parait pas que les nouveaux venus aient rapporté dans le pays de leurs ancêtres berbères des éléments de civilisation supérieure ; ils se perdirent peu à peu dans le milieu des musulmans africains ; cependant ils se sont maintenus çà et là en groupes distincts, se transmettant avec fidélité les belles légendes de la contrée perdue. La haine du « Roumi » s’est conservée chez eux, plus ardente, plus âpre que celle des indigènes du Maroc ou de l’Algérie. Un voyageur, séjournant récemment à Fez, parle avec émotion de ce sentiment de froide répulsion, implacable, méprisante, avec lequel le regardaient, lui fils de chrétien, les fils des Maures chassés par Philippe II[2].

Dans chaque effet se retrouvent les causes, de même que les causes dans leur infini mélange produisent des conséquences analogues. On est donc étonné d’avoir à constater que l’Espagne, quoique diminuant très rapidement en population, en prospérité matérielle, et n’ayant plus guère en dehors de ses prêtres, de ses soldats et de ses fonctionnaires que des vagabonds et des mendiants, eût encore en cette période de décadence une admirable floraison d’écrivains et d’artistes. Plusieurs des premiers d’entre les Espagnols et d’entre les hommes de tous les temps, Cervantes, Lope de Vega, Calderon de la Barca, Antonio de Herrera, Ribera, Zurbaran, Velasquez et Murillo, Camoëns appartiennent à cette lamentable époque de compression dans laquelle plusieurs de ces personnages durent s’abaisser jusqu’à devenir « familiers », c’est-à-dire policiers de l’Inquisition. Quoique souillés par l’exercice d’un pareil métier, ces hommes furent grands. C’est que l’élan reçu pendant la génération précédente, lorsque l’Espagne apparut soudain la première parmi les nations et que s’accomplirent les prodiges de la découverte du Nouveau Monde, avait suffi pour susciter jusque dans le siècle suivant toute une pléiade de génies ayant la fierté, le langage et l’allure dignes de la race ; consciente de son antique héroïsme, tant de fois éprouvé, l’Ibérie célébrait après coup, et même en un siècle d’abaissement, tout ce qu’elle avait voulu, achevé et pressenti de grand et de beau.

Cl. J. Kuhn, édit.
francesco rizi. — un auto-da-fé. — musée de madrid.

Au moment où, se sentant mourir, le peuple se redressait dans sa plus noble attitude, il chantait son hymne de gloire, celui que l’on entend encore et qui résonne d’âge en âge. Déjà, pendant cette grande époque de sa littérature, le génie de l’Espagne déborda de beaucoup les frontières politiques, et la France, l’Angleterre en reçurent une large part de leur vie intellectuelle. Rotrou, Corneille, Beaumont et Flechter, Marlowe et même le puissant Shakespeare, doivent au moins une étincelle à la flamme qui brûlait alors au sud des Pyrénées.

D’ailleurs, tandis que la nation mère dépérissait, les fils qu’elle avait envoyés par delà les mers continuaient leurs expéditions fabuleuses dans les pays lointains du rêve, et cela sans tutelle, sans direction venue de l’Escorial. Par la force des choses, les Cortez, les Pizarro, les Almagro, séparés de la mère patrie par des mois, même par des années de navigation, ne devaient compter que sur leur propre initiative, et ils marchaient de l’avant selon leur bon plaisir. S’ils avaient été tenus d’obéir au mot d’ordre lancé par le roi, ils auraient attendu, temporisé, déchiffré de longues dépêches contradictoires, mais n’auraient conquis ni Mexique, ni Pérou : c’est à d’autres qu’ils eussent laissé ce prodigieux butin. Tant que la volonté royale n’avait pas réussi à transformer tous les héros du Nouveau Monde en de soumis et tremblants sujets, un peu de leur liberté ennoblissait encore l’Espagne, et peut-être les esprits indépendants qui ne l’avaient pas quittée trouvaient-ils une vengeance suffisante à se savoir des frères conquistadores libres de leurs actions de l’autre côté des mers et se riant des édits lancés contre eux.

L’Espagne n’était donc pas encore exsangue, malgré l’émigration de ses fils les plus vaillants, malgré la frénésie du gain et l’action dissolvante de l’or ; toutefois elle était condamnée à déchoir promptement par suite de l’oppression absolue de la pensée. Le bûcher de l’Inquisition qui brûlait un homme libre brûlait en même temps l’Espagne elle-même. Tout individu qui sentait germer en son cerveau une idée de vérité ou de justice devait l’étouffer aussitôt ou bien la pervertir dans un langage menteur, c’est-à-dire devenir lâche ou hypocrite, sous peine de tomber entre les mains des familiers du Saint office. Toute vie mentale s’arrêtait dans le grand corps : il retomba par régression dans une pure existence végétative ; suivant l’expression de Michelet, « de saignée en saignée, l’Espagne s’était évanouie ». Mais cela n’empêchait pas l’orgueil de l’Espagnol de croître, pour ainsi dire, en proportion de son abaissement. Pas un porcher des Castilles qui ne sente un empereur en lui. Nulle part mieux qu’en Espagne, on ne peut juger des conséquences d’un régime où l’homme est remplacé par le surhomme.

L’union politique s’était faite sous le règne de Philippe II entre les deux parties de la péninsule Ibérique, Espagne et Portugal, au moment même où leur domaine de conquêtes coloniales s’étendait sur de si vastes espaces inconnus qu’on pouvait les dire illimités. En cet immense empire, espagnol d’un côté, portugais de l’autre, les régions de l’Afrique et de l’Asie eurent une histoire beaucoup moins remplie d’événements que celle du Nouveau Monde américain. En réalité, les quelques milliers de Portugais, marchands, marins, soldats et missionnaires, qui s’étaient égrenés le long des côtes et dans les îles, de la Guinée jusqu’aux Moluques, représentaient, au milieu de centaines de millions de nègres, d’Hindous et de Malais, un élément ethnique trop peu considérable pour que son action pût avoir une grande importance matérielle : l’influence, surtout économique et morale, s’exerça indirectement par le déplacement des voies commerciales, la formation de nouveaux marchés, le changement des procédés commerciaux et des clientèles, et aussi, en une faible mesure, par le contact direct des races. En dépit de leur férocité envers les indigènes, les Portugais étaient d’un naturel assez liant et sociable ; çà et là, notamment à Ceylan, ils restèrent populaires et quelques bribes de leur langue persistèrent : les noms portugais sont encore très répandus, tandis que les Hollandais qui vinrent plus tard sont totalement oubliés[3].

Si minime que fût leur nombre parmi les vastes multitudes, les Portugais devaient à leurs navires, à leurs canons, à leur tactique militaire et à l’art des fortifications une si grande supériorité brutale qu’il leur fut facile d’en abuser. Non seulement ils cherchèrent à s’assurer le monopole commercial de toutes les précieuses denrées de l’Orient — à cet égard ils agissaient comme eussent agi à leur place toute autre classe de trafiquants avides et firent le vide autour d’eux comme l’avaient fait à une époque antérieure les Vénitiens, les Égyptiens, les Arabes et comme le firent plus tard les Hollandais, mais ils exercèrent aussi leur intolérance dans les matières religieuses : les marchands étaient accompagnés de missionnaires, et ceux-ci n’admettaient point que l’on pût professer sans péché une autre foi que la croyance en la « très sainte Trinité » et en la vierge Marie. Les tribunaux de l’Inquisition, importés à Goa, à Malacca, fonctionnaient d’une manière plus atroce encore que dans la mère patrie, où pourtant Maures, Juifs et chrétiens hérétiques avaient été sacrifiés par milliers. Il en résulta des haines implacables et, si les timides Orientaux parmi lesquels séjournaient les aventuriers d’Europe manquaient de l’énergie nécessaire pour expulser leurs oppresseurs, du moins étaient-ils prêts à changer de maîtres. Ils attendaient de nouveaux conquérants pour les acclamer.

ruines du palais de l’inquisition à goa

Moins d’un siècle après ses grandes découvertes et ses triomphes éblouissants, le Portugal était déjà vaincu d’avance par le premier ennemi venu, car il avait complètement abdiqué entre les mains des jésuites, devenus ses directeurs de conscience. Leur élève, le roi Sébastiâo, qui avait fait vœu de chasteté et d’obéissance et auquel sa fonction de souverain interdisait le vœu de pauvreté, avait pu du moins remettre son trésor et son armée à ses professeurs bien-aimés, théologiens ardents mais politiques et généraux incapables. C’est à eux que revint l’organisation de cette campagne marocaine dans laquelle périt Sebastiâo, et qui devait avoir pour conséquence l’annexion du Portugal aux domaines illimités de Philippe II, autre despote aussi mal conseillé et aussi imprudent que n’importe lequel de ses devanciers.

Ce qui restait encore d’esprit d’aventure et de découverte dans les deux nations assujetties fut aussi mal dirigé que les entreprises de guerre. Qu’on en prenne pour exemple l’histoire du malheureux pilote Pedro Fernandez de Quiros : il lui fallut dix années de requêtes et d’efforts pour obtenir le prêt de deux navires péruviens. La terre où il eut la chance d’aborder était une des plus grandes de l’archipel des Nouvelles Hébrides, mais elle ne méritait point le nom d’Australie — Austrialia del Espiritu Santo, — qu’il lui donna, soit en l’honneur de l’Autriche, soit dans la croyance qu’il foulait le grand continent austral dont l’existence était soupçonnée mais que gardaient des lignes de récifs. Quoi qu’il en soit, il prit possession de cette terre « jusqu’au pôle… au nom de l’Église, du pape et du roi… pour une aussi longue durée que celle du droit ». Puis il désigna l’emplacement de la « Nouvelle Jérusalem » au bord d’un fleuve, le « Jourdain », et prit part à une procession solennelle des prêtres et de l’équipage (1606).

Avant la fin de sa vie, Philippe II eut le temps de porter le premier coup à son empire colonial. En sa passion du monopole absolu, il tenta cette chose impossible d’empêcher le commerce de détail auquel se livraient les marchands hollandais et fit saisir en une seule fois cinquante navires des Pays Bas ancrés dans le port de Lisbonne (1594). Les hommes audacieux et intelligents qui dirigeaient alors la république des Provinces Unies comprirent que, s’ils ne pouvaient obtenir les épices de seconde main, il valait la peine d’aller les chercher au lieu même de production, en se substituant par la force aux traitants du Portugal. La tentative réussit promptement ; un libraire d’Amsterdam s’était procuré des cartes portugaises dès 1592 et, dix ans plus tard, dans les premières années du dix-septième siècle, les escadres hollandaises chassaient les marins portugais de l’archipel des Moluques, trafiquaient directement avec la Chine, le Japon, et dictaient de nouveaux traités de commerce à la plupart des populations riveraines de la mer des Indes. Les Portugais, représentés alors par l’Espagne, ne gardèrent de leur empire d’Asie qu’une moitié de l’île Timor dans l’Insulinde, et Goa avec quelques enclaves dans la péninsule gangétique. Néanmoins les Philippines, ainsi nommées en l’honneur de Philippe II, restèrent aux Espagnols ; la capture des Moluques et de Java, bien autrement précieuses au point de vue commercial, suffisait aux Hollandais.

N° 384. Iles d’Indonésie.

L’itinéraire indiqué en traits discontinus est celui des navires de la première circumnavigation. Arrivant le 16 mars 1521 en vue des Philippines, Magellan mourut le 27 avril devant l’île Mactan ; del Cano se trouvait le 8 juillet à Brunei et ne quitta Timor pour l’Espagne que le 11 février 1522.

Ceux-ci, fort économes de leurs navires et de leurs équipages, ne se donnèrent pas la peine d’essayer la conquête des parties du littoral africain que baigne l’Océan Indien : la triste figure que faisaient les occupants lusitaniens n’encourageait guère de prudents calculateurs, comme l’étaient les trafiquants de Hollande, à se lancer dans les conquêtes de terres inutiles. Nulle part l’intervention des Portugais n’avait eu de conséquences plus fâcheuses pour les populations riveraines. Avant l’arrivée de Vasco de Gama, toute la région de la côte, des bouches du Zambèze au cap des Aromates, constituait une grande fédération de républiques commerçantes, connue sous le nom d’empire zeng : des cités populeuses, Mombaza, Mélinde, Sofala, d’autres encore attiraient les marchands de toutes les terres riveraines de l’océan Indien, qui s’y rencontraient avec les caravanes de l’intérieur. La violente intervention des Portugais changea tout ce bel équilibre. De peur des persécutions religieuses, les musulmans s’abstinrent de fréquenter les marchés du littoral, et les caravaniers finirent par en oublier le chemin : de l’empire zeng, il ne subsiste qu’un nom : « Zanguebar » ou Zanzibar, terre zeng, et les villes de la côte, ayant perdu leur force d’attraction, laissèrent retomber les habitants de l’arrière-pays en leurs éléments primitifs de peuplades distinctes et ennemies. La régression fut complète, mais du grand désastre il reste à peine un souvenir : tant de nations, après avoir brillé pendant un temps, ont successivement disparu de l’histoire !

Dans le Nouveau Monde proprement dit, les Espagnols purent longtemps continuer leurs entreprises de conquêtes et de colonisation sans avoir à craindre leurs rivaux d’Europe autrement que dans le voisinage des ports et sur la haute mer, comme boucaniers et pirates : à l’intérieur des terres, ils n’eurent de conflits qu’avec les indigènes. Pendant plus de trois siècles, les latinisés de la péninsule Ibérique, Espagnols et Portugais, furent les seuls Européens dont l’action se fit sentir sur les populations de la partie du Nouveau Monde limitée au nord-est par le bassin du Mississipi. Drake, Hawkins, Raleigh et autres corsaires anglais étaient trop peu nombreux pour chercher à annexer des territoires ; ils se contentaient de faire la course aux galions espagnols et leur œuvre s’arrêtait généralement à la côte.

Il n’y eut intervention et conquête de la part d’autres Européens que dans la pléiade des Antilles et sur le musoir le plus avancé du Brésil, à Pernambuco, où, vers le commencement du dix septième siècle, les Hollandais continuèrent le mouvement de reprise des colonies portugaises, qu’ils avaient si brillamment accompli dans les Indes Orientales. L’immense domaine, environ vingt-deux millions de kilomètres carrés, qui comprend aujourd’hui toutes les républiques latines de l’Amérique resta donc soumis à l’influence de l’Europe par l’intermédiaire unique des Espagnols et des Portugais pendant une dizaine de générations, et, si le régime colonial dut s’effondrer après le long travail qu’amena le croisement physique et le mélange des instincts et des idées, ce n’est point à l’action brutale du dehors que cette révolution peut être attribuée, mais simplement à l’impossibilité de vivre sous le régime du droit divin. Ce qui restait de la monarchie universelle de Philippe II s’éteignit par manque de souffle.

Doc. communiqué par Me. Agassiz.
tombeau des anciens sultans à java

Quels avaient été, avant Colomb, les rapports des populations de l’un à l’autre groupe de continents, de l’Ancien au Nouveau Monde ? On ne connaît d’une manière certaine que deux déplacements d’hommes à travers les mers de séparation. D’un côté, les Eskimaux du littoral polaire américain et de l’Alaska ont franchi le détroit de Bering pour s’établir sur les côtes de la Sibérie ; de l’autre, les Normands de la Scandinavie et de l’Islande ont débarqué, vécu, fondé des colonies dans le Groenland et dans les terres nord-orientales de l’Amérique du Nord. Voilà les faits nettement établis, mais en outre, les migrations volontaires ou involontaires de Tchuktchi et d’Eskimaux, de Japonais et de Polynésiens ont été trop nombreuses pendant la période des quatre cents dernières années, soit à travers le détroit de Bering, soit par les chemins tempétueux de la mer, pour que l’on puisse émettre le moindre doute au sujet d’anciens voyages accomplis par des Asiatiques vers les rives du Nouveau Monde, ou par des indigènes américains vers l’Asie centrale : un père jésuite, visitant la Tartarie au seizième siècle, rencontra une femme Huron qui avait été vendue de tribu en tribu et avait parcouru près de la moitié de la circonférence terrestre[4]. Des industries diverses, tissage d’étoffes, cuisson des argiles, fabrication du bronze, peuvent avoir été ainsi introduites dans les terres du double continent.

Il est très naturel d’admettre qu’il y eut des échanges de procédés et d’idées, puisque la mer et les vents, même indépendamment de la volonté des individus, mirent souvent en relations directes les représentants de races diverses. Un jeu compliqué, devenu le tric trac des Européens, fournit une preuve des relations entre l’Asie et l’Amérique : on le retrouve sous des formes très similaires chez les Hindous et les Birmans, qui le nomment Patchiti ou Patchit, et chez les anciens Mexicains, qui le connaissaient sous le nom de Patolli[5]. Le naturaliste Ten Kate croit avoir trouvé un témoignage de ces anciennes relations à la pointe méridionale de la péninsule californienne, où vivraient encore des négroïdes mélanésiens[6]. En outre, un fait très important comme indice de parenté des races a été récemment découvert. On a constaté l’existence de taches pigmentaires bleuâtres dans la région sacro-lombaire des nouveau-nés de la plupart des nations malaises et sino-japonaises qui peuplent le pourtour de l’océan Pacifique, et ces mêmes taches se retrouvent chez les enfants eskimaux, jusque dans le Groenland, Comment, pense-t-on, ne pas voir en ce trait commun une preuve de parenté[7] ?

Les étendues immenses du Pacifique, séparant les côtes de l’Amérique méridionale et celles des grandes terres océaniennes, ont dû empêcher toute communication active pendant la période géologique contemporaine ; mais, sans remonter jusqu’aux âges qui donnèrent à l’Argentine une partie de la flore du Gondivana de l’Inde et de la faune australienne, il est certain que des relations continues furent établies, et probablement à une époque où les contours des masses continentales différaient des formes actuelles, entre l’Amérique du Sud et les îles occidentales.

N° 385. Courants du Pacifique.

L’échelle équatoriale de cette carte est de 1 à 50 000 000.

Les traits interrompus représentent les courants froids. — On voit par la disposition des courants que la Californie et le Chili sont plus prédisposés que le Mexique et l’Equateur à recevoir des visites d’outre-Pacifique.


Sur les bords du rio Negro de Patagonie et dans le pays des Calchaqui, au nord-ouest de la République Argentine, on a trouvé des crânes reproduisant incontestablement le type papoua ; les fouilles de Cuzco au Pérou, celles de Santiago del Estero en Argentine ont fait découvrir des instruments de pierre d’origine maori ; des massues en bois sculpté, entièrement semblables à celles des iles Marquises, proviennent des ruines inca des environs de Truxillo et de divers autres lieux de la côte occidentale de la Colombie jusqu’au Chili[8]. Le musée de Lima contient une rame de type samoan admirablement sculptée, que l’on a trouvée au Pérou.

C’est donc par cette antique voie maritime, non utilisée depuis des âges inconnus, qu’auraient pu se transmettre aussi diverses peintures et sculptures symboliques dont l’origine semble asiatique :
Cl. A. Quiroga.
urne funéraire, trouvée à tafi
On remarque les croix peintes que porte la figurine[9].
telles les svastika, qui ne diffèrent point de celles de l’Inde et du Japon, tel aussi le taïki des ruines de Copan, qui est essentiellement l’image vénérée des Chinois représentant à la fois le principe mâle et le principe femelle, la force et la matière, la foudre et la pluie. Quoi qu’il en soit, et malgré le silence absolu de l’histoire précise, bien que les commentateurs modernes aient prouvé la non-identité du Mexique avec le Fu-sang des annales chinoises, il n’en reste pas moins constant, d’après les objets trouvés dans les fouilles, qu’il y a eu des rapports directs entre les terres de l’Extrême Orient et celles de l’Extrême Occident. En outre, l’hypothèse d’un mouvement de peuples européens vers le monde occidental n’est pas de celles qu’on puisse rejeter sans phrases, car il y eut jonction des terres entre les deux parties du monde pendant les temps quaternaires jusqu’à l’époque paléolithique. Le renne passa par cet isthme, et le berger put passer à sa suite[10].

Les annales retrouvées çà et là et les souvenirs que conservaient les Américains vaincus ont permis de reconstituer quelques traits de l’histoire précolombienne du Nouveau Monde. Il est aussi des indications qui ressortent des conditions géographiques du double continent : l’état de civilisation des indigènes devait correspondre aux
Cl. A. Quiroga.
vase cérémoniel des sioux pour implorer la pluie portant une croix peinte
On reconnaît aussi des têtes d’hommes et des femmes appartenant au peuple des Nuées, le front encerclé de gouttes de pluie, des insectes qu’on ne voit qu’en temps de pluie et probablement des éclairs.
avantages du milieu que leur présentait la nature et se trouvait écrit par avance à la surface du sol. Ainsi nulle nation, grande soit par le nombre, soit par le développement de l’intelligence, n’eût pu se développer dans les clairières de l’immense selve amazonienne, où les communications naturelles par terre à travers les marais, les fourrés de lianes et les vasières sont rendues presqu’impossibles, où l’on ne peut guère voyager que par eau, en des régions dont les produits nourrissent l’homme assez pauvrement, mais sans le solliciter au grand effort pour améliorer sa vie. Au nord-est et au sud de ces vastes étendues forestières, d’autres régions de plaines sont également peu favorables à la naissance et à la croissance de peuples prospères ; ce sont d’un côté les llanos, de l’autre les pampas, espaces interfluviaux manquant de l’humidité nécessaire et où la non-existence d’animaux domesticables bœuf, brebis, cheval ou chameau, ne permettait même pas la formation de tribus nomades comme celles des Arabes ou des Mongols. Plus au sud encore, les grands déserts de pierre du versant oriental de la Patagonie tenaient les rares habitants dispersés dans les territoires de chasse et, vers la pointe du continent, les glaciers, les éboulis, les moraines, les roches, abruptes et les forêts devaient aussi réduire la surface des terres, d’ailleurs avares, où les derniers des indigènes menaient leur rude existence. Dans le grand triangle de l’Amérique méridionale, certains plateaux des Andes non encombrés de neiges ou de laves, ou non revêtus d’infranchissables forêts, ainsi que diverses régions intermédiaires entre la plaine et la montagne étaient donc les seules contrées qui pussent favoriser le développement de tribus en nations policées, grâce aux bonnes conditions du sol et du climat, à l’ampleur et à la cohésion suffisante du territoire.

Le semis des Antilles, petites et grandes, présente une variété singulière de formes avec une diversité correspondante de conditions faisant de l’île ou d’une de ses parties un lieu de séjour pénible ou désirable ; mais la plupart de ces terres sont de véritables paradis par la beauté des paysages, l’abondance des eaux, la richesse de la végétation : à la vue de certifiées Antilles, on se demande si peut-être le spectacle que l’on a sous les yeux n’est pas le plus merveilleux de la planète entière ; à la splendeur des lignes et à l’éclat de la lumière, les Antilles ajoutent la facilité d’accès par une mer souvent calme, parcourue de vents réguliers : sans peine on se meut d’une île à l’autre, et c’est ainsi que purent se rencontrer et s’instruire mutuellement des gens de races, très différentes, venus du continent américain septentrional ou bien des terres serpentines qui se déroulent à l’ouest.

Malheureusement cette même libre entrée qui favorisait les amis laissait aussi pénétrer les ennemis, et des guerres d’extermination avaient souvent défait l’œuvre longue de la paix ; même des Caraïbes anthropophages, les « Cannibales » que rencontra Colomb, et qui venaient probablement de l’Amérique du Sud, où vit encore le gros de la race, s’étaient installés sur les côtes orientales de la grande île Espanola.

Malgré les retours vers la barbarie causés par les guerres atroces, des civilisations avaient pu naître du contact des immigrants de milieux différents. Le peu de détails que les premiers visiteurs espagnols ont pu nous donner sur les mœurs et la culture intellectuelle et morale des Cebuneyes d’Haïti et de Cuba suffit pour montrer que ces nations insulaires avaient depuis longtemps dépassé la sauvagerie primitive et que même elles étaient incomparablement supérieures, par la mansuétude, la bonté, l’esprit de justice, à l’atroce bande des aventuriers espagnols. Un de ces ravisseurs, Colomb, nous dit des Haïtiens qu’ils « aimaient leurs prochains comme eux-mêmes, et que leur parler, toujours très aimable et très doux, était accompagné de sourires ».

Cl. Sellier.
village indien
D’après un ouvrage du seizième siècle.


Mais l’œuvre d’extermination dans les mines, les plantations, les chantiers ou sous la dent des bouledogues, et en même temps la brutale indifférence des nouveaux venus à l’égard de tout ce qui n’était pas or ou n’en facilitait pas l’acquisition, fut si complète que la postérité n’a presque rien appris au sujet de ces pauvres nations antiliennes. En moins d’un demi siècle, les millions d’hommes qui peuplaient les îles avaient disparu, ne laissant que de rares familles, cachées dans les retraites des montagnes[11]. Telle fut l’oppression, terrible comme si le ciel s’était abattu sur les têtes des malheureux, que les indigènes déprirent de la mort comme d’une délivrance : ils mangeaient de la terre ou des cailloux, se nourrissaient de manioc non débarrassé de son suc vénéneux. Les Cebuneyes moururent, non seulement de fatigue et d’épuisement mais aussi de la volonté d’en finir. Les femmes cessèrent d’enfanter ou firent périr leur fruit afin que l’esclavage cessât avec elles.

Toutefois, la race à laquelle appartenaient les Cebuneyes ne fut point complètement exterminée, grâce à son extension en dehors des Antilles dans la masse continentale de l’Amérique. Les Maya de la péninsule quadrangulaire du Yucatan faisaient partie du même groupe de nations que les habitants de Cuba. Ils avaient le même aspect physique, le corps ample et massif, la figure large, le front rejeté en arrière par la manipulation que les mères leur faisaient subir dans le bas âge, et l’on dit qu’ils se distinguaient également par l’amour du labeur tranquille et les mœurs pacifiques. Mais ils avaient l’avantage d’être mieux protégés contre l’invasion. Plus éloignés de l’Espagne que leurs frères des Antilles, ils habitaient une terre basse, environnée de récifs et d’écueils, s’étendant jusqu’à perte de vue des côtes ; en outre, on ne pouvait les assaillir de tous les côtés à la fois comme les insulaires, et, en cas de défaite, il leur était facile de se retirer dans les forêts impénétrables de l’intérieur ; d’ailleurs les marins espagnols évitèrent, pendant plusieurs décades après la découverte, de se hasarder dans les fourrés du continent. En leur domaine bien délimité du Yucatan, les Maya purent développer en paix leur civilisation d’une manière plus originale et plus complète que les Cebuneyes, quoique ceux-ci fussent arrivés déjà, dit-on, à un degré remarquable de culture. Grands navigateurs, ils s’aventuraient fort loin sur les eaux en de larges embarcations qui pouvaient au besoin contenir toute la population — des centaines d’individus — vivant d’ordinaire dans les barahaques ou maisons communes. Comme les Chinois, ils avaient appris à domestiquer des animaux pour la pêche, retenant au moyen d’une corde un poisson à
Musée d’Ethnographie du Trocadéro.
cortez donnant des esclaves à manger à ses chiens
ventouses, le fameux pegadon (Echepeis naucratis) ; qu’ils lançaient contre la tortue franche et ramenaient dans leur barque avec sa victime[12].

De même que le continent du sud, celui du nord américain ne pouvait fournir de sol favorable à l’éclosion d’une civilisation prospère que dans la moindre partie de son étendue. Les côtes du Groenland, celles de l’Archipel polaire hébergeaient seulement quelques pêcheurs clairsemés, et ceux-ci n’eussent même pu résister aux causes de désagrégation et de mort s’ils ne s’étaient entraidés contre le mauvais sort par la plus étroite solidarité. Dans l’épaisseur du continent, les interminables plaines glacées du « grand Nord », où ne croissent même plus les arbres nains, sont parcourues, il est vrai, par de rares tribus d’indiens, qui se nourrissent d’animaux broutant la mousse, mais c’est merveille de voir des hommes réussissant à maintenir le souffle quand même en des pays si froids, si âpres et privés de toutes ressources. Sous les latitudes tempérées, où le ciel est plus doux, diverses régions sont défavorables à l’homme, soit à cause de leurs côtes basses et de leurs marais difficiles à franchir, telles les flèches littorales et les vasières des Carolines, soit à cause de leurs lacs, qui transforment toute la contrée en un labyrinthe, comme certaines parties du Canada, du Michigan, du Wisconsin, ou bien encore par l’épaisseur des forêts, où manque toute variété renouvelant le cours des travaux et les habitudes de la pensée, comme presque tout le territoire Laurentin. Et les grandes plaines de l’Ouest, presque sans eau, pouvaient-elles être guère habitées par d’autres que des chasseurs nomades ? Et les plateaux salins ou neigeux des Rocheuses ! Rares étaient les oasis où parvenaient à se blottir les peuplades éparses, incapables de s’installer quelque part en un groupe formant une nation.

Ainsi qu’en témoigne une carte de la densité actuelle de la population, c’est au tiers environ des États-Unis que l’on peut évaluer la surface des diverses régions où les habitants jouissaient de conditions telluriques et climatiques favorables à leur développement, à condition toutefois qu’ils ne fussent pas en état de guerre incessante et que leur activité ne consistât pas à s’exterminer mutuellement. Parmi les peuplades de Peaux Rouges, les plus heureuses paraissent avoir été celles qui vivaient au bord des estuaires poissonneux, tandis que les chasseurs, à l’étroit dans leurs forêts où la part de nourriture nécessaire à l’homme représente un grand domaine de vénerie, entraient souvent en lutte sur les confins de leurs territoires respectifs. Les tueries, les destructions de campements et les migrations lointaines, entraînant toujours avec la déperdition de forces un recul de la civilisation, étaient les événements les plus communs de l’histoire précolombienne ; cependant maintes institutions locales, sauvées du naufrage de la race, de même que les discours, les proverbes et les chants, nous montrent que l’esprit des indigènes s’était élevé à une grande hauteur de pensée et qu’il avait acquis une rare profondeur dans la connaissance des passions. À ce point de vue, nul groupe ethnique n’est plus intéressant que celui auquel les sociologues nord-américains ont donné le nom d’ « Amérindiens », peu agréable à prononcer et, par cela même, condamné sans doute à ne pas entrer définitivement dans la langue scientifique.

Dans le continent septentrional du Nouveau Monde, la civilisation la plus nettement caractérisée fut celle du peuple mexicain, et, précisément, le plateau que l’on a désigné dans son ensemble par le nom d’Anahuac appartenant spécialement à une portion du territoire, constitue une forte individualité géographique, dont les traits aident à comprendre les destinées de la nation.

N° 386. L’inhabitable grand Nord.


Vers son extrémité méridionale, ce plateau se dresse comme un rempart et présente des escarpements difficiles à gravir qui, du bord de la mer, s’élèvent jusque dans la région des neiges et qu’enceignent, comme des écharpes de couleurs différentes, autant de climats distincts, formant barrière aux populations respectives des diverses altitudes. Il en résultait que les résidants du plateau, enfermés dans la haute enceinte, n’avaient guère à craindre les assauts des peuples de la zone inférieure. En premier lieu, ils étaient de beaucoup supérieurs en nombre, grâce à la nature de leur sol tempéré, qui partout était propre au défrichement et à la culture ; ensuite ils devaient à cette prédominance de densité la naissance de grandes villes et de classes industrielles ingénieuses à tous les travaux, entr’autres ceux de la défense, tandis que les tribus parsemées dans les terres chaudes du littoral, et n’ayant point à travailler pour leur nourriture, restaient dans la paresse intellectuelle primitive, ne songeant guère à l’escalade des hauts sommets et à l’attaque de leurs défenseurs. Aussi, lorsque les conquérants espagnols gravirent le plateau, se trouvant, eux, en des conditions spécialement favorables pour l’offensive puisqu’ils avaient le cheval et les armes à feu, ils constatèrent que l’empire de Montezuma, établi dans le bassin fermé de Mexico, comprenait la plus grande étendue des pentes extérieures jusqu’aux deux mers : l’initiative de la conquête avait appartenu aux montagnards, de même qu’en tant d’autres endroits des Andes, de l’Himalaya, des Alpes.

Il est vrai que du côté du nord, le plateau du Mexique, enserré entre ses deux chaînes bordières qui suivent, l’une le littoral du Pacifique, l’autre celui du golfe mexicain, s’ouvre largement vers le haut bassin du rio Grande. Dans cette direction, le relief du sol n’oppose pas d’obstacle aux migrations et aux conquêtes, aussi des ressemblances de race et de mœurs témoignent-elles de la parenté des populations. Il est certain que des mouvements ethniques ont eu lieu dans le sens du nord au sud des plaines du Mississippi vers l’entonnoir que présente le plateau du Mexique, graduellement rétréci dans la direction du sud-est (Bandelier). À une époque antérieure, alors que les glaciers des Rocheuses et des autres systèmes montagneux de la contrée avaient empli de lacs les vallées et répandu de toutes parts des eaux courantes, les espaces devenus arides et déserts qui séparent le Far-west américain du plateau tempéré de l’Anahuac étaient parmi les plus agréables de la Terre, et les nations émigrantes s’y mouvaient en toute facilité. C’est alors que durent se faire les échanges de civilisation entre les riverains du Mississippi et les habitants des hautes terres méridionales, séparés maintenant par des solitudes et par des zones de très faible population. L’extension graduelle du désert précise de plus en plus l’isolement ethnique des naturels du plateau mexicain qui leur permit de se développer dans leur originalité première.

N° 387. Le Plateau d’Anahuac.

Le contraste qui existe entre les deux extrémités continentales du Mexique, l’une se dressant en bastion de forteresse au dessus des forêts de végétation dense qui remplissent l’isthme de Tehuantepec, l’autre s’étalant en plaines arides, se présente aussi sous une autre forme entre les deux littoraux, celui de l’est, qui regarde le golfe du Mexique, celui de l’ouest tourne vers l’océan Pacifique. La cote orientale se développe en un vaste demi-cercle et limite une mer fermée : les rives sableuses et vaseuses du Texas, la patte d’oie des bouches mississippiennes, les bancs coralligènes de la Floride et de ses « cayes », la « langue d’oiseau » qui termine l’île de Cuba, puis la masse quadrilatère du Yucatan limitent cette mer intérieure, ne laissant que deux bouches de communication entre les eaux du dehors, la mer des Antilles et l’Océan Atlantique. La concavité du littoral mexicain formait donc un lieu naturel de convergence pour les navigateurs venus des côtes environnantes : c’est par cette façade de la contrée qu’arrivèrent tous les apports de la civilisation extérieure, du Yucatan, de la Floride, des Antilles et finalement ceux de l’Europe.

La côte occidentale du Mexique, au contraire, s’arrondissait en une longue courbe convexe au bord d’un océan sans limites. Jusqu’à l’époque des grandes navigations mondiales qui rapetissèrent le globe terrestre, cette partie du rivage océanique dut rester solitaire, sans autres relations que celles du petit trafic, de baie en baie. Défendue contre les courants du large par la presqu’île de Californie agissant comme un brise lames de mille kilomètres de long, la côte ne pouvait être le lieu d’arrivée des embarcations en détresse, montées par des Japonais ou des Polynésiens : c’est plus au nord, vers la Californie septentrionale, ou beaucoup plus au sud, le long du littoral chilien, que de pareils naufrages, occasion de mélanges ethniques, purent avoir lieu. On peut même se demander si les Mexicains d’autrefois ont connu les îles volcaniques de Revilla Gigedo, qui dressent leurs rochers à 600 kilomètres à l’ouest de la côte. Même par terre, les migrations de peuplades et les rapports internationaux ne purent se faire qu’avec une grande lenteur le long de la côte convexe du Mexique occidental, à cause du manque d’une route naturelle bien tracée de bassin fluvial à bassin fluvial : en maints endroits les communications étaient rendues fort pénibles par des coulées de laves, des espaces sans eau et d’abrupts promontoires.

L’œuvre de la conquête espagnole au Mexique, en Colombie, au Pérou, fut certainement facilitée par l’état politique et social des populations qui se trouvaient alors en voie de régression évidente et que l’on aurait été forcé de respecter davantage si elles avaient conservé, comme les Araucans, l’énergie de leur initiative individuelle. Les Mexicains reconnaissaient leur décadence, puisqu’ils parlaient d’un âge d’or pendant lequel les sciences, les arts, l’industrie avaient merveilleusement prospéré. Ils se disaient déchus, et à bon droit, mais peut-être n’en voyaient-ils pas la vraie cause : une évolution analogue à celle qui s’était accomplie en Europe aurait pu être observée dans le Nouveau Monde ; les classes parasitaires des maîtres temporels et spirituels, souvent en lutte pour la conquête du pouvoir, mais plus fréquemment encore unis contre le peuple et le réduisant à l’état de parfait esclavage, avaient presque entièrement achevé leur œuvre d’asservissement, et toute initiative avait disparu chez les individus : les sujets, transformés en une foule sans ressort, sans force de résistance, n’avaient plus l’énergie nécessaire pour rejeter dans la mer « ces fils de l’Océan » qui leur apparaissaient soudain : à peine avaient-ils la force de s’émerveiller à la vue de ces étrangers dont la peau était de nuance moins foncée que la leur, qui étaient autrement vêtus et lançaient la flamme et la mort avec un tube d’acier.

Cl. Sellier.
différents moyens qu’emploient les indiens pour traverser les rivières
D’après un ouvrage du seizième siècle.

Cependant il fallut deux années d’efforts à Fernando Cortez pour venir à bout de la résistance de Mexico. Lorsqu’il débarqua en 1519., près du lieu où il fonda la cité de la Vera Cruz, il n’amenait avec lui guère plus de cinq cents hommes, mais, n’ayant point à combattre de grandes armées, il put triompher en détail des caciques plus ou moins puissants qui lui barraient la route, puis renforcer sa troupe des Indiens vaincus qui consentaient à le suivre, et surtout des hommes valides recrutés dans les tribus indépendantes ou même révoltées contre l’oppression des Aztèques ; plusieurs fois aussi, il eut la bonne fortune de ranger de son côté des centaines de soldats espagnols que son ennemi et rival Velasquez, le gouverneur de Cuba, envoyait contre lui. Aussi rusé que courageux et avide, Cortez réussit à se saisir de la personne de Montezuma, le souverain de la nation, et à gouverner en son nom, en lui faisant décréter la soumission de la contrée à l’empereur Charles Quint et le paiement d’énormes tributs. Mais, trop pressés de jouir, les conquérants ne surent ni ne voulurent se concilier le peuple et, dans la noche triste, la « triste nuit », lorsqu’il leur fallut évacuer la ville insulaire de Tenochtitlan, la Mexico de nos jours, en passant avec leurs bagages et leurs quelques chevaux et canons sur l’étroite chaussée coupée de ponts qui rattachait la ville à la terre ferme, ils crurent que leur dernier moment était venu. La légende se fit aussitôt sous les yeux hallucinés des fuyards : la mère de Dieu et saint Jacques de Compostelle, saisissant eux-mêmes le drapeau de Castille et de Léon, conduisirent les survivants sur la terre ferme, où ils se préparèrent à la reconquête de la cité lacustre.

En 1521, la domination espagnole était définitivement assise sur le plateau d’Anahuac : tous les Aztèques et autres peuples indigènes ayant été soumis, devenaient par cela même autant de chrétiens présumés ; Cortez, dans son ascension victorieuse du plateau, avait déjà converti tous les païens rencontrés par lui, en les forçant à s’agenouiller devant la croix et les images de la Vierge[13] ; mais cette cérémonie préliminaire n’était pas même indispensable pour opérer des conversions en masse : il suffisait de proclamer la prise de possession. Un moine, armé d’une croix, prononçait quelques paroles latines devant la foule des indigènes, puis un notaire lisait un document officiel, à peine compréhensible pour les Espagnols eux-mêmes, attribuant au « roi catholique », en "propriété légitime et sacrée, l’immensité des territoires inconnus.

N° 338. Tenochtitlan et sa Lagune.

C’était tout : à partir de ce moment, les religieux pouvaient déclarer relaps les Indiens qui ne se conformeraient pas aux rites imposés, et les soldats castillans, devenus les serviteurs du Saint-office, prenaient le droit de vol et de pillage, de massacre et de torture. On finit même par se contenter d’une simple figuration de cérémonie publique en se bornant à symboliser la conquête et la conversion. En 1538, le moine Marcos de Niza, qui, le premier, s’avança sur une colline d’où l’on apercevait au loin l’un des villages du mystérieux pays de Cibola, au nord du rio Grande, entassa quelques pierres à la hâte pour y planter deux branches en forme de croix et s’emparer officiellement du « nouveau royaume de saint François », représentant les pays
Cl. Sellier.
pierre du calendrier mexicain
actuels du Nouveau Mexique et de l’Arizona. Puis, aussitôt après, il s’enfuit « avec plus de frayeur que de vivres », comme il le dit lui-même[14].

La conversion voulue par les Espagnols s’accomplit d’autant plus rapidement que les indigènes vivaient depuis longtemps sous l’empire des hallucinations religieuses, ne s’étonnaient d’aucun miracle et se prosternaient volontiers devant toutes les idoles nouvelles avec la même foi que devant les anciennes. Les Espagnols, voulant faire croire aux Indiens que le blanc était un être immortel, quoique maint cadavre des leurs fût resté dans les combats, se gardaient bien d’exposer le crucifix[15], mais ils exhibaient d’autant plus l’image de la Vierge Marie ou « Grande Dame », la Tegleciguata qui, plus tard, même pendant la guerre de L’indépendance du Mexique, devint la patronne du peuple sous le nom de Notre Dame de Guadalupe.

Au point de vue religieux, les Aztèques et autres indigènes du pays connaissaient assez les horreurs des sacrifices humains pour accepter sans étonnement les dogmes et les pratiques de la religion chrétienne. Les rites introduits par les prêtres, et constamment aggravés par eux sous l’empire de la frayeur, étaient les plus atroces que l’on pût concevoir. Même la farine offerte aux dieux devait être trempée du sang des vierges et des enfants morts de peur ; le terrible Huitziloputzli ne voulait pour offrande que des cœurs humains, mais il lui en fallait des milliers : les tueries dont s’étaient chargés les prêtres, « écorcheurs » vêtus de peaux sanglantes, se continuaient sans cesse dans les abattoirs d’hommes. Pour entretenir les massacres, pour suffire à toutes les fêtes de dédicace et d’inauguration, pour faire baigner les murailles des temples dans le sang des captifs, on proclamait des « guerres sacrées » et l’on condamnait par traités les vaincus à fournir de nombreuses victimes. Les Mexicains avaient aussi leur Eucharistie : ils mangeaient la chair de ceux qu’ils avaient faits dieux.

Cl. Lippmcott.
pierre de sacrifice chez les mexicains

Du moins, l’Inquisition, en comparaison de ce régime, dut-elle paraître douce aux nouveaux fidèles de l’Eglise. Si la population du Mexique diminua notablement, ce furent surtout les misères de l’esclavage que l’on doit considérer comme en étant la cause. Officiellement, les Indiens ne pouvaient être réduits en servitude puisqu’ils s’étaient empressés de se faire chrétiens, d’entrer dans le giron de l’Église universelle ; mais en fait on les traita plus durement que les nègres, parce qu’ils étaient plus faibles, La répartition du pays en grands domaines que le roi concédait à des personnages civils ou religieux, entraînait la distribution du peuple en chiourmes de malheureux que l’on accablait de travaux et que les maladies contagieuses apportées d’Europe enlevaient par villages, par districts entiers. La race pure semblait destinée à disparaître et ne s’est maintenue réellement qu’en des pays écartés. Parmi les civilisations locales qui s’éteignirent presqu’entièrement, on peut citer celle des Zapotèques, les immortels terrassiers qui remodelèrent en plate formes et en pyramides des montagnes entières sur des kilomètres carrés d’étendue, les habiles constructeurs des palais de Mitla, les architectes qui égalèrent ceux des meilleures époques de la Grèce et de Rome par la perfection dans la coupe et l’arrangement des pierres[16]; près de quatre siècles après le passage des ravageurs, on découvre avec étonnement ces belles ruines, avec leurs hiéroglyphes et leurs décorations admirables[17]. L’Anahuac aurait été complètement dépeuplé si les immigrants espagnols, à l’imitation des Cortez et des autres conquistadores, n’avaient en très grande majorité pris des Indiennes pour femmes et si la nation ne s’était métissée à fond, remplaçant les Nahua d’origine pure par des hommes de sang mêlé, rattachés à la fois à la souche des aborigènes et à celle des Espagnols qui représentent eux-mêmes tant de mélanges ethniques.

Ces unions de race à race contribuèrent pour une bonne part à conserver le trésor des anciennes légendes et facilitèrent la reconstitution des souvenirs nationaux depuis une époque lointaine précédant la conquête d’environ un millier d’années. À cette époque, les Mexicains ou Aztèques, de race « nahuatl » comme les indigènes de l’Amérique Centrale, constituaient déjà une nation ayant conscience d’elle-même et possédant une véritable unité de civilisation, répondant à l’unité géographique du plateau d’Anahuac. Les progrès scientifiques des habitants s’étaient accomplis d’une manière parfaitement originale, sans intervention des influences asiatiques imaginées par un grand nombre d’auteurs[18]. Non seulement les Mexicains avaient les métiers qui indiquent partout les commencements de la civilisation, ils pratiquaient aussi les arts, architecture, peinture, sculpture, et c’est même sous le vocable de Toltèques — toltecatl « artistes » — que l’on connaît une de leurs tribus qui, du septième au onzième siècle, aurait été la plus puissante parmi les Nahua du plateau. La langue nahuatl, qui se parle encore au
Cl. W. H. Holmes.
sculptures d’un palais à uxmal
La longueur du mur sculpté atteint 221 mètres, comprenant 2 000 pierres de 15 centimètres sur 30. Une croix blanche indique l’endroit d’où une tête sculptée a été détachée.
Mexique conjointement au castillan, mais qui a perdu la plupart des mots de l’ancien idiome littéraire, témoigne par son extrême richesse en termes abstraits du très haut développement intellectuel qu’avait atteint la nation. Tandis que dans presque tous les pays nouveaux, les traducteurs de la Bible, de l’Imitation et autres ouvrages mystiques éprouvaient la plus grande difficulté à reproduire dans l’idiome étranger le sens de l’original, ils n’eurent aucune peine à le rendre en aztèque. Si les Mexicains n’avaient pas d’écriture cursive proprement dite, ils transmettaient très bien leurs idées au moyen d’hiéroglyphes peints sur les feuilles du maguey ou d’un autre « arbre à papier », gravés sur le bois ou la pierre et dessinaient aussi des cartes géographiques et célestes. Habiles astronomes, ainsi qu’en témoignent la pierre conservée dans la cathédrale de Mexico et le « codex » de Dresde, Aztèques et Maya divisaient parfaitement l’année en dix-huit mois de vingt jours, auxquels on ajoutait cinq jours supplémentaires, puis douze ou treize jours, suivant les calculs, après chaque cycle de cinquante-deux : années, considéré comme la période normale de l’activité humaine. Au musée de Mexico, un calendrier sculpté en pierre est l’un des plus précieux monuments de l’ancienne civilisation. Quant aux édifices élevés par les Aztèques, ils ont tous été rasés, à l’exception des pyramides à degrés, temples du soleil, semblables à ceux de la Chaldée ; il en reste encore plusieurs dont toutes les structures de pierre se sont écroulées et qui ressemblent maintenant à des collines naturelles à très large base : des cultures, des arbres et,
Cl. W. H. Holmes.
pyramide sur la cote nord-orientale du yucatan
au sommet, des églises catholiques ont pris la place des anciens ornements architecturaux de la pyramide.

Les Maya furent plus heureux que les Aztèques, car si la persécution politique et religieuse sévit contre eux avec la même violence, ils surent résister plus âprement et même conserver leurs mœurs, leur nationalité, leur indépendance dans les régions de l’intérieur où le plateau calcaire du Yucatan vient s’appuyer sur les avant-monts boisés de la grande chaîne. Lorsque les Espagnols se présentèrent dans le Yucatan ou Mayapan, la « terre des Maya », ceux-ci n’étaient point, semble-t-il, en état de décadence comme les Mexicains de l’Anahuac : moins dominés par les prêtres, étrangers à la religion du sang, aimant les fêtes joyeuses et vivant pacifiquement en des cités non fortifiées, ils étaient en pleine floraison de culture et, certainement, très supérieurs en moyenne à leurs bourreaux, les « conquérants » et les inquisiteurs, qui venaient raser les villes, briser les sculptures et brûler les bibliothèques. D’ailleurs, ils sont restés à maints égards la race dirigeante, puisque, ayant conservé leur langue, ils en ont naturellement imposé l’usage à la grande majorité des Espagnols, devenus les bourgeois des cités et les propriétaires des domaines. Une soixantaine de villes ont encore des restes de temples, de pyramides, de palais sculptés ; des routes nombreuses, construites d’après des procédés qui n’étaient point inférieurs à ceux des chaussées romaines et de nos voies à macadam, sont toujours utilisées entre les villes de marché, et les musées possèdent de remarquables statues, qui n’ont pas toutes la forme exagérée du type originaire des anciens Maya, avec leurs nez busqués et leurs fronts rejetés en arrière. Mais de tous les trésors de l’antique civilisation, les plus précieux sont les livres, ou toiles recouvertes de hiéroglyphes « calculiformes » que les savants d’Europe et d’Amérique s’occupent de leur mieux à déchiffrer, suivant des méthodes diverses et avec des résultats jusqu’à maintenant contradictoires, Ces documents précieux ont peut-être en réserve d’importantes découvertes sur la préhistoire des nations américaines.

Cl. Lippincott.
cholula. pyramide recouverte de végétation et surmontée d’une église
Cholula, au pied oriental du Popocatepetl, était la ville sainte de l’Anahuac.

A l’est et au sud-est, les habitants de l’Amérique Centrale, à l’étroit dans leur ruban de terre serpentin, n’eurent pas les facilités nécessaires pour se développer en nations aussi puissantes que celles des Aztèques et des Maya. Cependant il n’est pas douteux que les frères des premiers, connus dans l’Amérique isthmique sous le nom de Pipil, et les Quichué du Guatemala, apparentés aux Maya du Yucatan, aient participé à la civilisation des Mexicains et même qu’ils l’aient précédée.

N° 389. Péninsules de Yucatan et de Honduras.


Tandis que la société nahuatl ne remonte pas au-delà du sixième siècle, un acajou engagé sous une ruine guatémalienne a permis, par ses cercles de croissance, de fixer à 1 700 ans au moins l’âge de la construction. (P. Mougeolle). Les Quichué ont même laissé un trésor littéraire des plus précieux, le Popol-Vuh ou « Livre d’histoire », que l’on a tâché de traduire ou plutôt d’interpréter en espagnol et en français.

N° 390. Langues de l’Amérique Centrale.

Le Nahuatl, le Pipil, le Tsoluteka, et le Niquiran sont des langues étroitement apparentées, ainsi que d’autre part le Tzendal et le Tsol ; autrement chaque domaine correspond à une langue distincte.


Avant l’arrivée des blancs, Pipil et Quichué vivaient paisiblement côte à côte : ils n’habitaient point en groupes et s’étaient parsemés
Cl. W. H. Holmes.
plan du monte alban
dans la campagne, chaque famille au milieu de ses cultures. Les villages ne se sont fondés que depuis l’époque où les révolutions, les massacres et les guerres ont forcé les habitants à s’occuper de leur défense ; les tueries en masse qui suivirent l’arrivée des Espagnols eurent précisément lieu dans les régions les plus populeuses et les plus civilisées, comme au Nicaragua où les agriculteurs de la contrée, ayant déboisé leurs campagnes, manquaient de lieux de refuge.

La péninsule de Nicoya serait la véritable limite des deux ensembles continentaux de l’Amérique ; au nord du district, les archéologues constatent qu’ils se trouvent dans une aire de civilisation apparentée à celle du plateau mexicain, mais dès qu’ils atteignent le versant méridional des volcans de Costarica et le voisinage de l’isthme, ils sont en face d’une tout autre nature représentée par des types nouveaux de plantes, d’animaux et d’hommes : on entre évidemment dans la selve sud-américaine[19].

Dans l’Amérique centrale, les Indiens qui résistèrent aux exterminations espagnoles, grâce à un milieu plus favorable, furent ceux qui vivaient en « sauvages » dans les forêts épaisses ou dans les gorges des montagnes. On les désigne actuellement sous l’appellation générale de Chontales (Tsondales), qui n’indique nullement une communauté de race, mais seulement le genre de vie indépendante, à l’abri des vexations du maître blanc ou métissé.

Cl. W.-H. Holmes.
vue perspective des travaux du monte alban, près d’oaxaca.
Le point de vue est indiqué par une croix sur le plan ci-contre.


Les Indiens policés, appartenant aux nations Quichué ou Maya, n’échappèrent aux massacres, sinon à l’oppression des Espagnols, que dans le district dit de Vera Paz « Véritable Paix », où les missionnaires dominicains obtinrent de Charles Quint le droit de pénétrer seuls et sans armes et d’en tenir tout fonctionnaire, tout soldat, éloigné pendant un laps de cinq années. La population ne fut point décimée : elle vécut, mais tellement subjuguée, appauvrie intellectuellement, privée d’initiative qu’elle constitue à cette heure la partie la moins prospère et la plus retardée de toutes manières dans la république de Guatemala. La fondation de la Vera Paz, qui témoigne de la constante rivalité de pouvoir entre l’élément militaire et l’élément religieux, rappelle en petit ce qui se fît en grand, et avec des résultats analogues, dans l’Amérique du Sud, sur les bords du Paraná et du Paraguay.

De même que l’Amérique Centrale, la Nouvelle Grenade, à l’angle nord occidental du continent du sud, manque de larges plateaux à climats uniformes où pût se développer une grande nation répandant au loin le prestige d’une haute culture intellectuelle. La région, divisée par ses chaînes de montagnes élevées en plusieurs aires géographiques distinctes se reliant difficilement entre elles, devait être scindée politiquement entre les populations différentes ne se connaissant guère que par de lointains échos. Cependant les Espagnols auxquels la soif de l’or fit accomplir le prodige de la conquête trouvèrent presque partout des populations habiles aux métiers et aux arts ; toutes avaient leurs potiers et leurs tisserands, leurs teinturiers et leurs maçons, leurs peintres, architectes et médecins. De belles routes dallées, dont on voit les restes avec étonnement, escaladent les montagnes les plus âpres, là où les rares habitants, épars en quelques vallées aujourd’hui, n’ont plus besoin que d’étroits sentiers frayés à travers la forêt.

Les Colombiens de nos jours ont pour principaux ancêtres, non les quelques émigrants espagnols arrivés pendant les trois derniers siècles mais les Indiens aborigènes, représentés surtout dans la préhistoire de la contrée par les Muysca, appelés également Chibcha d’après la langue chuintant qui se parlait encore au dix-huitième siècle, et dont les linguistes modernes ont recueilli la grammaire et le lexique. Comme dans les autres pays de conquête, les exterminations furent atroces ; mais, si affreux qu’ait été dans ses épisodes le changement de régime, on peut se demander si la civilisation dégénérée à laquelle mit fin l’invasion étrangère n’était pas plus déplorable encore, car la société muysca en était arrivée à une complète annihilation morale par la prostration absolue des sujets devant les prêtres et les rois : le peuple ne savait plus que trembler et obéir ; il s’était comme figé dans son antique civilisation, et tout développement nouveau lui était devenu impossible. Son activité, en dehors des travaux domestiques, se bornait presque uniquement à tailler des idoles monstrueuses et à fabriquer en or et en pierres dures des figurines humaines et des objets symboliques, recueillis par milliers dans les musées et les collections particulières. Du moins la fin des nombreux petits États muysca et autres coïncida-t-elle avec l’arrivée de quelques éléments ethniques nouveaux, apportant l’initiative nécessaire au progrès.

N° 391. Nouvelle Grenade et Equateur.


C’est ainsi que les Antioqueños ou descendants des Espagnols métissés qui s’établirent sur les hauteurs, entre les vallées profondes du rio Magdalena et celles du rio Cauca, ont réellement reconstitué la race. La tradition les dit issus de fugitifs juifs et maures qui, dans les premiers temps de la conquête, cherchèrent dans l’exil volontaire un abri contre la persécution ; eux-mêmes prétendent être d’origine basque. Peut-être les deux versions ont-elles une part de vérité ; quoi qu’il en soit, les petits commerçants et industriels antioqueños que l’on rencontre dans toutes les parties de la République justifient ce renom de labeur ingénieux que l’on attribue à leur race.

Par sa disposition géographique, le système des Andes présente du nord au sud une succession de plateaux qui rappellent les conditions des hautes terres de l’Anahuac, mais en des proportions beaucoup plus considérables. Du massif colombien de Pasto jusqu’à celui d’Aconquija, dans la République Argentine, sur un développement d’environ 4 000 kilomètres, les arêtes andines se prolongent parallèlement en une double ou triple rangée, de manière à délimiter nettement de hautes plaines dont le climat n’est pas encore trop froid pour le séjour de l’homme : le sol y est fertile et les communications, quoique pénibles en certains endroits, sont néanmoins plus praticables que dans les immenses forêts des versants orientaux tournés vers les fleuves amazoniens. Le long espace ainsi circonscrit par les montagnes est, il est vrai, assez étroit dans sa partie septentrionale, mais vers le centre, dans les contrées qui constituent aujourd’hui le Pérou méridional et la Bolivie, il n’a pas moins de quatre à cinq cents kilomètres en largeur, de sorte que la nation établie sur ces hauteurs disposait d’un ample point d’appui pour s’étendre au loin et maintenir un caractère homogène dans sa vaste demeure.

Lors de l’arrivée des Espagnols, dans la première moitié du seizième siècle, un empire existait en effet dans ce territoire andin, et, quoique déchu par suite des vices de son organisation intérieure, il n’en comprenait pas moins un espace de beaucoup supérieur à celui des plus grands États européens. À l’époque de sa toute-puissance incontestée, le Tlahuanti-Suyu, ou royaume des Quatre Parties du Monde, gouverné par la famille des Inca, avait de beaucoup débordé de la haute région des plateaux pour descendre à l’est et à l’ouest sur les deux versants : du côté de l’Océan, il atteignait le littoral où se succédaient de grandes cités, reliées les unes aux autres par un service de navigation sur de très solides radeaux à deux mats. Jusqu’en pleine mer, à plus d’un millier de kilomètres du continent, les Inca s’étaient approprié l’Archipel des Galapagos. Sur les pentes orientales des Andes, les fourrés de la selve impénétrable limitèrent l’empire et son influence d’une manière plus efficace que les déserts côtiers qui s’étendent à l’ouest, interrompus de distance en distance par des vallées fertiles et habitables.

N°392. Plateau des Inca.

La civilisation des Quichua, Aymara et autres peuples qui s’étaient soumis à la domination des Inca, était relativement très avancée, au moins l’égale de celle des Maya et des Nahua du Mexique et de l’Amérique Centrale. Les trouvailles faites par les archéologues eu quantités considérables prouvent même qu’à une époque historique très ancienne, leur domaine de civilisation était beaucoup plus étendu
Cl. Sellier.
détail de la porte monolithe de tiaguanaco
et comprenait des régions actuellement désertes ou presque complètement dépeuplées à cause du manque d’eau. L’étude de toute la partie de la République Argentine, située au nord-ouest entre les Andes et le massif de l’Aconquija, montre qu’il y avait autrefois de grands lacs dans ces vallées inférieures et qu’elles étaient bordées de villes et de villages, tandis qu’aujourd’hui cette même contrée n’offre que des plaines salines et des roches stériles, parsemées de ruines imposantes, telles que la grande forteresse de Pucara[20]. De même sur les côtes du Pacifique, la zone de verdure et de peuplement était beaucoup plus ample aux époques lointaines, des siècles avant l’invasion castillane, et l’on peut en tirer la conclusion probable que la détérioration du climat, ayant pour conséquence fatale la réduction de l’aire de civilisation, a également réduit la valeur de la culture elle-même. Quoi qu’il en soit, qu’ils fussent ou non déchus, les peuples du plateau péruvien savaient, eux aussi, élever de beaux monuments, et l’on en voit encore d’admirables exemples, notamment à Cuzco et sur la haute colline de Sacsahuaman, derrière laquelle ce qui restait de la famille des Inca se défendit si vaillamment contre Hernando Pizarro et sa bande d’égorgeurs. Les restes des palais et des temples du Gran Chimu, près desquels fut fondée Trujillo, et de Pachacamac, remplacée par Lima, édifices datant probablement des âges antérieurs aux Inca, témoignent aussi de la hardiesse dans la construction et de la délicatesse dans l’exécution qu’apportaient à Leur œuvre les architectes du temps.

porte monolithe de tiaguanaco
Tiaguanaco se trouve à une vingtaine de kilomètres du sud du lac Titicaca.


Combien plus pénétrés de l’idée panthéiste de la vie étaient ces bâtisseurs que les plus mystiques des architectes de l’Ancien Monde ! Chaque colonne du Gran Chimu devait être évidée pour avoir son « cœur » ; tout objet travaillé recevait aussi un cœur ; pas un vide, pas un réduit qui n’eût son petit autel, sa niche avec une figurine de métal, d’argile, de bois, ou bien son urne avec des grains de maïs. La demeure vivait par toutes ses murailles. C’est bien là qu’on pouvait dire des argiles et des pierres : « Elles parlent »[21] !

Les ruines d’une ancienne ville, Chanchan, au sud de Tumbez, forment un ensemble prodigieux de huacas, nom sous lequel on désigne indistinctement toute construction antique, nécropole, palais, forteresse entrepôt, aqueduc ou demeure. Une de ces huacas fournit, en 1577 et 1578, des objets sculptés en or pour une valeur totale de 4 450 784 pesos d’argent[22] (20 à 30 millions de francs ?). Et ce n’est là qu’une faible partie des trésors recueillis dans ces catacombes.

Quant aux routes, celles qui partaient du centre politique de l’empire étaient construites avec autant de soin que celles des Maya, et l’ensemble du réseau, comprenant la ligne du littoral et celle de la montagne avec tous les rameaux intermédiaires, n’avait pas son pareil dans le monde ; celui des anciens Romains ne l’égalait ni en étendue ni en audace et ne dura pas aussi longtemps ; même sur le versant des grandes forêts, on voit çà et là les routes dallées descendre vers les fleuves amazoniens : il en existe en pleine selve sur les bords du Béni, le grand affluent du Madeira. Les missionnaires franciscains établis au poste d’Ysiama, près de la bouche du Madidi, ont suivi cette ancienne chaussée, dite des Inca[23], quoiqu’elle appartienne peut-être à des temps plus anciens, comme une autre route, également nommée des Inca, qui franchissait la Cumbre, la brèche des Andes que doit utiliser un jour le chemin de fer de Buenos-Ayres à Valparaiso.

Les métiers de l’âge incasique n’étaient inférieurs à ceux d’aucune autre nation du Nouveau Monde. Ce peuple était même le seul qui avait su apprivoiser un animal de manière à l’utiliser au point de vue économique. Le lama était devenu le compagnon de l’indigène comme bête de somme pour le transport des denrées et des marchandises ; le compagnon, car jamais on ne le frappait, jamais on ne le forçait à hâter le pas : on le suivait en l’encourageant par de bonnes paroles, des gazouillis et des chants. Si les Inca n’étaient pas encore arrivés à l’invention de l’écriture proprement dite, ce qu’affirment des auteurs contemporains et ce que d’autres nient, du moins savaient-ils transmettre leurs idées et raconter les événements au moyen de quippu ou cordelettes en laine, de diverses longueurs et diversement nouées, qui présentaient d’infinies combinaisons. La belle langue souple des Quichua, qui se parle encore dans presque toutes les régions andines, de l’Ecuador aux frontières de l’Argentine et du Chili, et qui, dans la lutte pour l’existence, l’a même emporté provisoirement sur le castillan, en dehors des grandes villes, N° 393. Routes des Inca.
était employée par des poètes, des dramaturges, des historiens, on s’en servait pour célébrer les amours et les joies ; maintenant elle résonne sur tous les tristes ou chants mélancoliques des malheureux opprimés qui peinent en travaillant pour autrui.

Mais si les Inca et les peuples qu’ils gouvernaient, Quichua et Aymara, sont devenus fameux en Europe, surtout chez les philosophes et moralistes du dix-huitième siècle, c’est à leurs mœurs communistes qu’on doit l’attribuer. On peut juger de l’admiration provoquée par le régime politique des Inca en lisant la préface de la Basiliade, l’œuvre renommée de Morelly, d’après laquelle l’utopie de son peuple heureux serait une pure copie du régime péruvien : « Le système n’est point imaginaire, puisque… les mœurs de peuples que gouverne Zeinzenim ressemblent, à peu de chose près, à celles des peuples de l’empire le plus florissant et le mieux policé qui fut jamais…, celui des Péruviens »[24]. Même de nos jours, il n’est pas rare d’entendre vanter les Inca comme un modèle à suivre dans la société future.

Certainement les indigènes du plateau andin l’emportaient de beaucoup sur les civilisés de nos jours, au moins par ce fait que tous les individus sans exception y avaient leur subsistance assurée. Pareil résultat témoigne chez les Péruviens d’un esprit de solidarité et d’une conscience scrupuleuse dont est complètement dépourvu notre monde européen, reposant sur le principe de la propriété personnelle illimitée. À ce point de vue, la civilisation moderne qui enorgueillit tant les ingénieurs et les industriels est inférieure à celle des Inca, d’autant plus qu’il n’y a aucun doute aujourd’hui sur l’immensité des ressources que possède la Terre. Il est incontestable — quoique les économistes de l’école officielle passent ce fait sous silence — que les produits annuels en aliments de toute espèce dépassent de beaucoup les nécessités de la consommation. Certes, des hommes meurent de misère et de faim par milliers, mais immédiatement à côté d’eux, des amas de denrées s’avarient et se perdent dans les greniers les entrepôts et les magasins.

Tout en reconnaissant donc qu’à cet égard les modernes ont à s’humilier devant les Inca, il faut dire que la civilisation, telle que ceux-ci l’avaient conçue et la pratiquaient, devait amener fatalement la décrépitude et la ruine de la nation. Les Péruviens croyaient à cette utopie du « bon tyran » qui séduit aussi un grand nombre d’esprits en Europe mais que les révolutions successives ont heureusement rendue irréalisable. L’Empereur ou Inca était le fils du Soleil et le « Soleil » lui-même, le grand régulateur de tout le système qui gravitait autour de lui : la loi, apou-psimi était la « parole du maître »[25]. Non seulement sa volonté était irrévocable comme celle des rois des Perses, elle était aussi infaillible comme l’est devenue, en théorie, celle du Souverain pontife. Le peuple n’avait qu’à jouir du bonheur dont la raison suprême du monarque voulait bien le combler. Toutefois, sans qu’il s’en rendît compte, l’Inca obéissait certainement à d’anciennes coutumes qui, après avoir été celles de communautés autonomes, avaient pris un caractère impérieux nettement monarchique. Tout d’abord la terre était divisée, comme l’empire lui-même, en quatre parties : un quart était dévolu au Soleil, c’est-à-dire à son représentant terrestre, à l’Inca ; un deuxième quart appartenait au gouvernement, c’est-à-dire encore à l’Inca ; un
Cl. A. Quiroga.
bijou d’argent des bords du lac de titicaca
troisième quart constituait les propriétés des chefs ou couraca ; enfin le quatrième quart se divisait annuellement entre les familles des communautés. Cette portion suffisait d’ordinaire à l’entretien des sujets, mais, en cas de disette, ceux-ci avaient recours aux greniers publics, constitués par les réserves de l’Inca. Les animaux de charge étaient répartis de la même manière entre les Péruviens, mais le droit de chasse était réservé aux grands personnages. On ne laissait à la disposition de tous que les herbes des champs et le poisson des rivières, des lacs et de l’océan. Le guano des iles Chincha était strictement divisé entre les provinces du littoral et de l’intérieur pour fumer les campagnes respectives, aussi bien les plus éloignées de la mer que les plus voisines. On avait prévu la situation des infirmes et des malades : ils ne tombaient point à la charge de la charité privée, mais devenaient les hôtes de la nation, et les terres auxquelles ils avaient droit étaient cultivées par leurs voisins.

En échange de la terre qui donne la nourriture, l’homme du peuple devait l’obéissance absolue à tous ceux qui reflétaient la lumière du soleil. Il travaillait pour ses maîtres, soit dans les champs, soit dans les mines, sur les routes ou dans les palais : même, en certaines circonstances, on lui demandait sa vie, et il était tenu de la donner avec joie. Les grands dangers nationaux, les maladies des chefs, les signes de mauvais augure exigeaient du sang, surtout celui des enfants les plus forts, des jeunes filles les plus belles. En dehors des ordres de l’Etat, la volonté individuelle ne se manifestait en rien ; les mariages se faisaient conformément au choix des maîtres et, d’ailleurs, toujours dans le cercle d’un étroit parentage et entre habitants d’un même village. Le droit d’aller et de venir n’était même pas toléré : si les courriers avaient à porter les ordres du souverain de l’une à l’autre extrémité de l’empire, les cantonniers ne pouvaient pas dépasser la part de chemin dont l’entretien leur était confié, et le laboureur restait fixé sur le lopin dont la moisson lui était dévolue. La police suivait chaque individu dans toute son existence, impossible d’échapper à la surveillance de ce grand œil de l’État, du soleil qui voit toutes choses. Les têtes étaient façonnées d’avance suivant les classes et le genre de travail auquel on les destinait : on avait pris soin de donner des formes monstrueuses aux crânes des gens condamnés à la servitude absolue ; l’homme réputé infâme était affligé d’avance d’une tête d’infamie, tandis que l’on admettait certaines tribus, particulièrement protégées, au bonheur de porter les oreilles en éventail[26].

Ainsi la docilité des peuples du plateau, Quitu, Quichua, Aymara, Atacama, Chunchos, était obtenue d’une façon complète ; le roi Soleil avait des sujets selon son cœur. Mais, quoique ayant le titre de dieux et étant adorés comme tels, les Inca étaient de simples hommes, d’autant plus exposés à l’ignorance que personne autour d’eux ne leur disait la vérité, d’autant plus en danger de succomber à la folie qu’ils pouvaient prendre au sérieux le langage de leurs flatteurs. Et ces traits d’ignorance et de folie ne manquèrent point. C’est grâce à la guerre de deux compétiteurs que les Espagnols purent entrer dans l’empire désuni, grâce à la stupidité d’Atahualpa que Francesco Pizarro put le tenir dans sa forte main comme un pantin dont il tirait les fils, grâce à l’irrésolution de ces millions de sujets sans énergie, sans volonté, qu’un petit nombre de bandits résolus purent s’emparer d’un territoire tellement immense qu’ils étaient loin de s’en faire une idée. D’ailleurs, les Péruviens étaient tout prêts à se prosterner devant les nouveaux dieux. Ne voit-on pas un fils même des Inca, Garcilaso de la Vega, lécher les mains sanglantes qui tuèrent les siens ? « O illustre race des Pizarre ! s’écrie-t-il dans son ouvrage, illustre race, combien te sont obligés les peuples du Vieux Monde pour les richesses que le Nouveau leur a données ! Mais combien plus te sont redevables les deux empires du Mexique et du Pérou pour tes deux illustres fils Fernando Cortez et Francesco Pizarro, avec ses trois frères, Fernando. Juan et Gonzalo, qui ont tiré ces idolâtres des ténèbres où ils étaient ! O famille des Pizarre, que tous les peuples du monde te bénissent de siècle en siècle » !

Cl. Sellier.
vue de cuzco
D’après un ouvrage du seizième siècle.

L’argent, l’or, telles furent d’abord les grandes richesses du Pérou. L’événement capital de la guerre d’asservissement fut la livraison des masses d’or qui devaient emplir jusqu’à hauteur d’homme la chambre du palais de Cajamarca et servir de rançon au malheureux Atahualpa, condamné quand même à être exécuté après un semblant de jugement. On sait quel est le deuxième sens du mot « Pérou », celui d’un amas prodigieux de richesses illimitées. Quelques mines ont été épuisées, d’autres se sont perdues, d’autres encore ne peuvent être exploitées maintenant à cause du manque de combustible, de voies d’accès ou de population locale ; mais, tant que les conquérants espagnols eurent à leur disposition, en héritage des Inca, les Indiens du plateau pour leur imposer la corvée jusqu’à ce que mort s’en suivît, la seule préoccupation des maîtres fut d’extraire le métal et encore le métal. Atteindre directement l’or tangible et lourd en masses énormes, telle fut la frénésie. Aussi, le faste plus que royal, l’ostentation agressive, l’arrogance prirent les proportions de la folie par l’effet de ces fortunes sans limites que le travail des Indiens faisait sortir de terre. Un des vice-rois du Pérou, le duc de Palata, qui régnait vers la fin du dix septième siècle, fit paver une rue en argent massif pour que, lors de son entrée triomphale dans la ville de Lima, il ne foulât point la terre sordide sur laquelle passaient les vulgaires mortels : cette fantaisie lui coûta, dit-on, quatre cent millions de francs. Mais pour élever un beau monument, pour peindre ou sculpter une véritable œuvre d’art, les ressources manquèrent toujours.

On attribue d’ordinaire à l’extermination directe la dépopulation du Pérou et des autres contrées minières de l’Amérique. C’est là une erreur, puisque les Péruviens, dressés à la docilité absolue, ne luttèrent pour leur indépendance ou ne se révoltèrent qu’en de rares occasions, et seulement dans le voisinage des grandes forêts, où des tribus de fugitifs, retournés à la sauvagerie, avaient repris un peu de la vaillance que donne la vie libre parmi les arbres et les bêtes. Le dépeuplement du plateau minier fut la conséquence fatale de la corvée ; quant à celui des régions côtières, le long du Pacifique, il était en grande partie antérieur à la conquête. Des villes nombreuses du littoral étaient déjà ruinées par l’effet des guerres qui avaient eu lieu entre les indigènes. D’ailleurs, on s’était beaucoup exagéré la population probable des villes de la côte. Sans doute, les ruines du Gran Chimu occupent un espace énorme, comparable à celui de l’antique Memphis, mais les constructions furent élevées à des époques différentes, en sorte que les demeures habitées étaient séparées par des décombres ; en outre de vastes espaces aménagés pour les cultures s’étendaient comme aujourd’hui entre les divers villages de la plaine : toute la tribu des Chimu, évaluée au plus à une cinquantaine de mille individus, vivait à l’intérieur des limites urbaines et y trouvait sa nourriture[27].

Sur les versants des Andes, les Espagnols n’occupèrent que de bien étroites bandes de terrain, en dehors du royaume des Inca. Dans le territoire qui est devenu le Chili méridional, ils s’épuisèrent en de sanglantes luttes contre les Araucans, qui, vivant libres, sans maîtres, étaient de tout autres hommes que les Quichua tremblants : ils ne s’étaient point laissé assouplir par les Inca, ce qui leur valut le nom qu’ils portent signifiant « rebelles » ; ils ne se soumirent pas davantage aux Espagnols. Au milieu du dix-septième siècle, après cent ans de combats infructueux, il fallut bien reconnaître par traité l’indépendance politique des Araueans, et si, deux siècles plus tard, ceux-ci finirent par devenir Chiliens, c’est par suite d’une lente modification de la race, des mœurs et des conditions économiques : il n’y eut point conquête.

Cl. Sellier.
indiens travaillant dans les mines sous la surveillance des espagnols
D’après un ouvrage du seizième siècle.

Sur le versant oriental des Andes, ce sont les obstacles opposés par la nature, autant que l’hostilité des Indiens, qui mirent une limite aux invasions espagnoles : les bandes n’arrivaient dans les plaines inférieures que diminuées par les fièvres, abîmées de fatigue, blessées et perdues ; la moindre escarmouche avec les indigènes leur donnait le coup de grâce. C’est en vain que les conquérants de la Bolivie voulurent gagner le réseau des fleuves amazoniens. En 1560, Diego Alemân descendait de la Paz vers les régions que parcourt l’Amara-Mayo ou « Madre de Dios », mais il fut capturé par les indiens Mojos. Cinq ans après, une expédition envoyée à la recherche des mines d’or et d’argent fut plus malheureuse encore : on n’en reçut jamais de nouvelles[28].

D’ailleurs, si les entreprises d’exploration furent souvent malheureuses, les autorités coloniales en étaient presque toujours la cause. De même que le gouvernement métropolitain s’était attribué le droit de permettre ou d’interdire les expéditions dans le Nouveau Monde, de même les divers pouvoirs représentatifs de la volonté royale veillaient avec un soin jaloux à ce que les voyages, tous tentés en vue de trouvailles d’or et d’argent, fussent autorisés et surveillés ; il leur fallait d’abord être assurés qu’ils auraient la bonne part des bénéfices futurs : des deux côtés du continent, les autorités castillanes et portugaises se défiaient les unes des autres, aussi que de fois des explorateurs durent s’enfuir pour échapper à la surveillance inquiète des gouverneurs espagnols ! Pour cette raison principalement, et, par suite des extrêmes difficultés des expéditions, les communications entre les Andes et l’Atlantique étaient toujours arrêtées : c’est par le côté du Pacifique seulement que l’Espagne pouvait se mettre en rapport avec les conquérants du Pérou.

A l’est de l’Ecuador, l’ancien royaume des Quitu, il semblait plus facile qu’ailleurs de s’ouvrir une porte de sortie vers l’Atlantique, car, en cette partie de leur développement, les Andes proprement dites sont moins hautes et moins larges que dans le reste de leur étendue, et les rivières qui en descendent mènent en droite ligne vers la grande artère fluviale des Amazones. Un des frères du fameux Pizarro voulut en effet suivre ce chemin, il s’embarqua en 1540 sur le fleuve Napo, à travers une forêt d’arbres qu’il s’imaginait être des canneliers ; mais le voyage se fit si long, si pénible, il se compliqua tellement de fièvres et de maladies d’épuisement que Gonzalo Pizarro dut y renoncer et reprendre la route du plateau pour sauver ce qui restait de sa troupe. Seulement un de ses lieutenants, Orellana, laissant porter son esquif par le courant du Napo puis par le grand flot de l’Amazone, finit par atteindre la « mer douce » et rejoindre l’étendue bleue de l’Atlanlique. Le continent avait donc été traversé de part en part, mais Orellana ne rapportait point d’or ni de perles : le récit de ses aventures ne lui suscita guère d’imitateurs, et son expédition ne se refit, en sens inverse, qu’un siècle plus tard, en 1638 et 1609, lorsque le Portugais Texeira remonta le fleuve à la tête d’une cinquantaine de canots chargés de provisions.

N° 394. Pérou méridional.

Sous un climat plus tempéré, le bassin des fleuves platéens, que les navigateurs espagnols avaient abordé par la voie directe de l’Atlantique, était colonisé par eux bien avant l’époque où le fleuve des Amazones fut reconnu directement. On a même supposé que Sébastien Cabot avait, en 1628, prévu l’importance future des eaux de la Plata comme chemin naturel vers les mines d’argent du haut Pérou : de là, disait-on, le nom de fleuve « Argentin », donné à l’estuaire dont les deux grandes cités de Buenos-Ayres et de Montevideo gardent aujourd’hui l’entrée ; toutefois, cette explication du terme de la Plata paraît à Lafone Quevedo purement fantaisiste : l’appellation provient de ce que les découvreurs eussent bien voulu trouver de l’argent dans le territoire nouveau et qu’ils lui donnèrent en conséquence un nom de bon augure.

Au sud de la mer des Antilles, les premiers découvreurs depuis Colomb, les Niño et les Guerra, les Hojeda et les Vespuccî, les Bastidas et les Juan de la Cosa, avaient déjà suivi le littoral, et rapidement on en connut bien les ports et les marchés : mais la prise de possession des contrées de l’intérieur ne se fit guère qu’un tiers de siècle plus tard et en des conditions spéciales indiquant déjà l’ère de la domination capitaliste, arrivée de nos jours à la perfection.

Au seizième siècle, les richesses s’étaient tellement amassées dans les maisons des puissants monopoleurs du trafic et de la finance que leur fortune dépassait celle des empires. Sans André Doria, qui possédait à lui seul plus de navires que la république de Gènes, Charles Quint n’aurait pu disputer aux Barbaresques les rivages de la Méditerranée occidentale. Sans les banquiers d’Augsbourg, le monarque n’aurait pu faire occuper la côte Ferme de l’Amérique. La haute banque, maniant les écus et les ducats par millions, haussait ses ambitions jusqu’à l’empire et faisait la guerre, la piraterie et les massacres en commandite. Déjà les riches Medici étaient devenus de véritables rois par la puissance de l’argent. Pourquoi les Welser et les Fugger, plus riches encore, n’auraient-ils pas acquis au moins le rang de vice-rois ? En effet, les banquiers, ayant prêté douze « tonnes » d’or à Charles Quint, reçurent en hypothèque d’immenses étendues de terrains avec droit de gouvernement et de propriété, y compris celle des hommes. Cela explique l’apparition de noms germaniques tels qu’Alfinger, Speier, Kredemann parmi les appellations des conquistadores, jusqu’alors presque toutes espagnoles.

Un de ces chefs allemands mérita même plus que tous autres d’être rangé parmi les héros de guerre : à la tête d’une petite bande comprenant des cavaliers, il escalada (1537) les pentes orientales de la haute chaîne de Suma Paz, la « Paix Suprême », pour redescendre sur la terrasse de Cundinamarca, où s’élève aujourd’hui la capitale de la république de Colombie, Santa-Fé de Bogota. Mais on savait que celle région des Andes possédait de l’or et des émeraudes : aussi Fredemann n’était-il pas seul à franchir les montagnes, les neiges et les vallées profondes pour atteindre ce pays de promission, où vivait le fameux roi « Doré », l’ « El Dorado », qui se baignait dans un lac, après s’être recouvert de sable d’or. Trois bandes européennes de pillards se rencontraient à la fois sur le haut plateau : l’une, celle de Fredemann, qui semblait descendre du haut des nuages de l’Est ; la deuxième, celle de Belalcázar qui, des volcans de Quito, était apparue dans la fournaise de la vallée magdalénienne pour remonter ensuite vers les hautes terres ; la troisième, celle de Quesada, qui venait du port de Santa-Marta par des chemins non moins âpres. Les gens des trois bandes que l’on dit avoir été composées exactement du même nombre d’hommes armés — cent soixante — avec l’accompagnement obligatoire de moines, hésitèrent quelque temps entre la guerre et la paix mais finirent par s’entendre moyennant rançon que devait fournir le travail des Indiens. En aucune partie du Nouveau Monde, les Espagnols ne furent plus cruels, avec de plus hideuse méthode. Ce qu’on appelle la piété se mêle si bien à la férocité que de pieux capitaines firent vœu de massacrer chaque jour douze Indiens en l’honneur des douze Apôtres.

La division du travail de conquête et d’aménagement colonial s’était répartie au quinzième et au seizième siècles entre les Espagnols et les Portugais. Les premiers avaient eu les Antilles, le Mexique, l’Amérique centrale, les régions andines et platéennes ; les seconds prirent le littoral brésilien, que leur avait assuré le voyage d’Alvarez Cabral, et s’avancèrent graduellement le long des côtes, d’un côté vers l’Amazone, de l’autre vers la Plata, bien au delà des limites que leur accordaient en longitude le traité de Tordesillas et la bulle du pape Alexandre VI : dès l’année 1616, ils arrivaient à Para sur le réseau des rivières qui forment le parvis des régions amazoniennes. Ils ne trouvèrent point devant eux de nations organisées qui pussent leur résister, comme les Aztèques et les Maya à Cortez, les Araucans aux Almagro et autres chefs de bandes qui lui succédèrent. N’ayant d’autres adversaires que des hordes sans consistance, ils avancèrent à leur gré partout où ils reconnaissaient intérêt à le faire ; mais, colons ou guerriers, ils étaient en si petit nombre que le territoire réellement occupé par eux se bornait à quelques points du littoral ainsi qu’à un arrière pays très rapproché, entouré de forêts où continuaient de vivre les Tupi, les Coroados et autres Indiens. D’ailleurs, la division des possessions portugaises en d’immenses capitaineries où l’immigration ne pouvait se faire ouvertement qu’au prix de mille tracasseries policières, n’était pas de nature à augmenter rapidement la population européenne.

Mais un État fondé sur la violence ne peut se maintenir que par la violence, et les Portugais ne se bornèrent point à vivre en paix dans le merveilleux pays qui leur donnait ses ombrages. D’abord ils eurent à
poterie péruvienne
expulser les Européens rivaux qui réclamaient leur part de ce que l’on croyait être « l’île » de Santa-Cruz. En 1567, ils chassèrent les Français de la baie de Rio Janeiro et leur prirent, en 1615, l’île de Maranhâo. La côte brésilienne étant aussi exposée que les Antilles aux attaques des corsaires, il fallut la défendre sur mille points contre Anglais, Français et Hollandais, surtout contre ces derniers qui finirent même par occuper le littoral avancé de Pernambuco pendant trente années du dix-septième siècle (1642-1654). Mais, à part la guerre soutenue pour la reconquête de ce territoire, le principal conflit qui éclata dans la terre brésilienne, vouée à la foi catholique, fut précisément une lutte à caractère presque religieux, puisqu’elle mit aux prises les mamelucos, blancs métissés de Sâo Paulo, et tout le Brésil méridional avec les missionnaires jésuites. En réalité, il s’agissait de part et d’autre de la possession des indigènes. Les jésuites, qui les avaient convertis et en avaient fait les serviteurs les plus dociles, voulaient les conserver, tandis que les Paulistas prétendaient s’en emparer pour les faire travailler sur leurs plantations. Après de terribles massacres, les prêtres jésuites, suivis de leurs troupeaux humains, durent s’enfuir au loin par delà le Paraná, dans les solitudes du Paraguay, et réussirent pour un temps à maintenir leurs communautés de fidèles obéissants et laborieux.

Naturellement les prodigieuses conquêtes des Espagnols et des Portugais avaient excité la rivalité des autres nations maritimes de l’Europe occidentale. Elles eussent voulu prendre également leur part de la Terre, et même, à défaut de plages encore inoccupées, se
poterie péruvienne
substituer à leurs heureux devanciers dans les contrées du Nouveau Monde déjà soumises. C’est ce que les Français avaient tenté de faire au Brésil, quoique à cette époque leurs forces fussent bien faibles pour se répandre à l’extérieur. Toutefois les pêcheurs basques, rochelais, bretons se dirigeaient vers les « Terres Neufves » depuis un temps immémorial, probablement précolombien : n’ayant point d’intérêt à faire connaître les chemins de la mer et les « chafauds » du littoral qui servaient à leur industrie, ils restaient ignorés, si utile que fût leur trafic : la gloire de la découverte appartint à des voyageurs qui ne suivaient point les traditions de la pêche. Les documents recueillis par Fernando Duro et par les historiens du Canada nous apprennent qu’au commencement du seizième siècle, cent ans avant la colonisation officielle, des campements de pêcheurs bretons se succédaient au nord du golfe de Saint-Laurent, près de l’entrée méridionale du détroit de Belle-Isle[29] : sur la baie de Bradore, le campement de Brest hébergeait, au moment de la pêche, jusqu’à trois mille individus. Et pourtant, c’est en 1535 seulement que Jacques Cartier, de Saint-Malo, poussa plus avant que les terres de l’entrée laurentine et reconnut le caractère fluvial des eaux qui proviennent de l’intérieur du continent. Il pénétra jusqu’à l’étranglement principal du lit, à l’endroit où la rivière dite actuellement de Saint-Charles se déverse dans le Saint-Laurent et où se dresse le promontoire superbe qui resserre le lit du fleuve jusqu’au détroit du cap Rouge. Ce rocher, qui domine le confluent et porte la cité pittoresque de Québec, l’une des métropoles du Nouveau Monde, n’avait alors d’autre village qu’une agglomération de huttes, un canada, mot d’après lequel est désigné maintenant tout le territoire de la « Puissance ».

Le campement de Cartier et d’autres qui se fondèrent plus tard, dans le courant du seizième siècle, furent abandonnés par les colons et rasés par les sauvages, et, d’ailleurs, le peuplement de la contrée par des émigrants venus de France et d’autres lieux était presqu’impossible, ces longues étendues de côtes et tout l’arrière pays ayant été donnés en monopole à des personnages bien en cour qui n’étaient pas assez riches pour faire exploiter le sol, mais qui voulaient interdire à tous autres d’y faire commerce ou profit. Tandis que la péninsule d’Acadie, la future Nova-Scotia ou Nouvelle Écosse appartenait à M. de Poutraincourt, une dame, Mlle de Guercheville, était censée la propriétaire de toute la Nouvelle France, à l’ouest de la péninsule d’Acadie, et les agents de la concessionnaire étaient autorisés par le roi à pourchasser tous les étrangers ou Français qu’ils rencontreraient « dans la rivière plus haut que l’endroit de Gaspé » ; au delà « tout trafic et commerce » restaient interdits à « tout capitaine, pilote, marinier et autres de la mer océane »[30].

C’est ainsi que la colonisation fut retardée et même complètement empêchée pendant un siècle. Partout la foule des pêcheurs dut se contenter d’abris temporaires. Des colons ne purent officiellement prendre possession du sol et y fonder des établissements permanents qu’au commencement du dix-septième siècle, en 1604, à Port-Royal de l’Acadie — maintenant Annapolis — et en 1608, à Québec, c’est-à-dire au « Détroit », au-dessus du large port que forme la rivière Saint-Charles à son confluent. Mais les quelques immigrants amenés au Canada par Samuel Champlain n’étaient pas même assez ingénieux pour savoir trouver leur nourriture en ces terres fécondes, au bord de ce fleuve poissonneux : quand les provisions envoyées de France venaient à manquer, la famine régnait et le scorbut emportait les colons.

N° 395. Embouchure du Saint-Laurent


En dehors de la vaine recherche de l’or et du commerce des « pelus » ou pelleteries, les nouveaux venus ne connaissaient aucun métier et n’avaient aucune initiative. Il fallut le génie du Parisien Hébert pour inventer le jardinage sur cette terre fertile qui ne demandait qu’à produire.

A la pauvreté et à l’incurie des concessionnaires, à l’ignorance des colons, s’ajouta bientôt une autre cause de lenteur dans l’appropriation du sol : ce fut l’intolérance religieuse. Les immigrants qui se seraient présentés en plus grand nombre, si le gouvernement colonial avait autorisé le peuplement spontané, auraient été les protestants, puisque la plupart d’entre eux étaient persécutés dans la mère-patrie et que, d’ailleurs, le changement de foi, la rupture des liens traditionnels, les dures nécessités d’une existence nouvelle les douaient d’une certaine initiative. En effet, dans les premiers temps, des huguenots, venus surtout de la Saintonge, débarquèrent au Canada. D’abord protégés par l’esprit de tolérance qui avait dicté l’édit de Nantes, ils furent bientôt obligés de quitter la colonie : la pratique d’orthodoxie intransigeante finit par se préciser et l’unité de foi prévalut, au grand profit matériel du clergé, devenu souverain.

Les vrais rois du Canada, desquels dépendaient les gouverneurs aussi bien que les colons, étaient les missionnaires jésuites : toutes les hautes situations leur étaient acquises et les terres les plus riches leur appartenaient, en même temps que, par la dime, une part considérable de la propriété des fidèles. A côté de cette aristocratie de la compagnie de Jésus, les franciscains, les frères récollets aux pieds nus étaient tenus pour une sorte de plèbe religieuse, bonne tout au plus à convertir les indigènes, avec lesquels elle s’associait volontiers. Maître de la terre, les jésuites eussent voulu également posséder le monopole du commerce et voyaient de très mauvais œil les aventuriers qui s’enrichissaient par le commerce des fourrures. Les ordonnances formelles, sollicitées par eux, défendaient aux « coureurs », sous peine de galères, d’aller chasser à plus d’une lieue de distance. Il en résulta que ces « chercheurs de pistes », obligés de fuir la société policée, allaient vivre chez les Indiens, qui les accueillaient en frères, et que leurs familles, composées de « bois-brùlés », c’est-à-dire de métis, se résorbaient peu à peu dans la population aborigène. L’alliance du sang entre les colons français et les tribus de Peaux Rouges, alliance qui eut donné une solide assise a la race nouvelle et lui eut peut être permis de résister plus tard à l’attaque des colons anglais du littoral, fut réprouvée par les directeurs spirituels du Canada comme une pratique immorale, et l’on préféra s’adresser aux prêtres des paroisses françaises pour envoyer des orphelines, de même qu’à la police de Paris pour trouver dans les asiles et les prisons des femmes chargées de maintenir sur les bords du Saint-Laurent la pureté du sang européen. C’est grâce à ces arrivées de personnes à marier que les Canadiens du bas fleuve sont restés Français d’origine authentique[31], Pendant la même période, la Grande-Bretagne, d’ailleurs mieux placée pour les relations avec le monde extérieur, avait employé son excédent de force pour le commerce, sinon pour l’émigration coloniale, beaucoup plus activement que la France. L’Angleterre, de même que la Hollande, remplaçait l’Espagne et le Portugal pour l’importation des épices et autres précieuses denrées. Les galions espagnols, pourchassés sur les routes habituelles de l’Océan, n’usaient plus s’y risquer sans se faire accompagner de puissants vaisseaux, tandis que les bâtiments légers des corsaires Hawkins et Drake couraient audacieusement les mers.

Cl. Sellier
québec à la fin du XVIIe siècle

Dès 1600, la reine Elisabeth donnait sa première charte à la compagnie des Indes Orientales. Mais les difficultés du peuplement dans le Nouveau Monde furent d’abord aussi grandes pour les Anglais que pour leurs rivaux de France, et même ils n’aboutissaient que quelques années plus tard à un résultat définitif. Sur la côte des États-Unis actuels, de même que sur le littoral du Canada, les premiers colons avaient été des huguenots français cherchant un lieu de paix loin de la patrie marâtre : c’étaient, en 1562, une vingtaine d’individus dirigés par Ribaud, ami de Coligny, qui s’établirent dans un des îlots de l’estuaire que commande aujourd’hui la ville de Charleston, métropole de la Caroline du Sud ; mais ces hommes de guerre, placés dans un nouveau milieu, n’eurent pas l’intelligence assez preste pour s’y accommoder, et s’enfuirent à travers les périls de mer pour éviter les périls de terre. Deux années après, deuxième débarquement de huguenots, cette fois plus au sud, dans un îlot du fleuve floridien dit aujourd’hui le Saint-John. Mais la rumeur de leur arrivée se propagea au loin chez les Indiens, et les Espagnols des Antilles avertis de la présence de ces Européens, doublement ennemis comme Français et comme hérétiques, vinrent fonder dans le voisinage le port de San-Augustin, qui existe encore, et surprirent le fortin des huguenots pour en massacrer les habitants. Trois ans plus tard, en 1568, les meurtriers espagnols furent tués à leur tour par un groupe de vengeurs, venus spécialement de Bordeaux avec Dominique de Gourgues pour saisir et pendre les défenseurs de San-Augustin, « non comme Espagnols mais comme traîtres».

C’est au dix-septième siècle seulement que les Anglais prirent enfin pied sur le territoire habité maintenant par quatre-vingt millions d’individus parlant leur langue et désignés dans la conversation courante, quoique sans vérité, comme autant d’Anglo-Saxons. Il est vrai que, depuis 1584, Elisabeth avait officiellement concédé les côtes atlantiques situées entre les « Terres neuves et la Floride » à son favori Walter Raleigh ; toutefois celui-ci n’avait fait que de vaines tentatives pour utiliser cette vice-royauté de la « Virginie », qu’il avait ainsi dénommée en l’honneur de la reine Vierge. La première colonie destinée à durer quelque peu ne fut établie qu’en 1607, sous le règne du successeur d’Elisabeth, James, dont elle prit le nom. Encore cette Jamestown, dont il reste a peine quelques vestiges, était-elle si peu favorablement située en un îlot malsain, entouré de vasières et de marais, qu’il fallut aussi l’abandonner pour aller plus loin, sur les côtes mieux égouttées de l’intérieur, labourer des terres moins insalubres. Sans doute, cette partie du littoral américain eût été encore une fois délaissée si la culture du tabac, pratiquée par les Espagnols dans les Antilles, n’avait été introduite en Virginie, apportant soudain un grand élément de richesse dans le commerce de l’Angleterre.

N° 396. Littoral nord-américain.

Mais, en imitant les Espagnols comme planteurs de tabac, les Anglais les imitèrent également comme exploiteurs de la main d’œuvre. Sous ce climat tempéré, il leur eût été facile de labourer eux-mêmes, ils préférèrent employer des compatriotes en les « engageant » en esclavage temporaire. Les agents des concessionnaires virginiens allaient les recruter dans les ports anglais ou les capturer dans quelque terre ennemie, puis ils les vendaient tant par tête aux planteurs. On achetait également des femmes, soit pour les colons propriétaires, soit pour les « engagés », au prix moyen de 1 200 à 1 500 livres de tabac. Le gouvernement anglais favorisait ce commerce en livrant aux traitants des prisonniers politiques ou autres, qui servirent à constituer peu à peu, à mesure qu’ils étaient affranchis, le gros de la population libre de la Virginie. Quelques noirs, destinés à rester esclaves leur vie durant, « grâce à une heureuse disposition de la Providence », furent débarqués aussi sur les marchés de la côte dès l’année 1620, mais ils n’étaient pas d’importation anglaise, on les avait acquis des traitants hollandais. Aussitôt après, les marins anglais s’empressèrent de monopoliser le trafic des noirs avec les colons, leurs compatriotes d’outre-mer. Avant cette époque, le corsaire Hawkins, qu’avait commandité la reine Elisabeth, et ses élèves négriers n’avaient volé de nègres sur les côtes de Guinée que pour en fournir les colonies espagnoles.

En cette même année 1620, ou commença l’esclavage des noirs dans les plantations de la contrée qui devint la république des Etats-Unis, s’accomplissait dans l’histoire de la colonisation un autre événement d’importance ethnique et sociale non moins considérable. Une centaine d’émigrants, que la persécution religieuse avait forcés de quitter l’Angleterre et qui s’étaient d’abord réfugiés en Hollande, avaient pris la résolution de fuir dans le Nouveau Monde et de s’y établir sur les bords du Hudson dont leur avait parlé quelque voyageur ; mais, navigateurs inhabiles, ils n’avaient pas su trouver le lieu cherché, là où, trois années après, des Flamands devaient fonder la colonie de Manhadocs, la future New-York, et le hasard les avait menés beaucoup plus au nord, sur le rocher de New-Plymouth, à l’entrée de la grande baie dont Boston occupe maintenant l’extrémité occidentale. Ce fut la première des colonies de la Nouvelle Angleterre qui se distingua, parmi toutes celles du Nouveau Monde, par l’homogénéité de la race et par la rigueur des observances religieuses. Les millions d’hommes qui, par la descendance directe, appartiennent plus ou moins à cette race des « Puritains d’Amérique » ont singulièrement exagéré la valeur morale de cet élément ancestral et lui ont donné le rôle prépondérant parmi tous les immigrants dont la postérité fonda la république des Etats-Unis, cent cinquante ans après le débarquement des « pèlerins ». Sans doute, ces hommes, âprement convaincus d’être possesseurs de l’éternelle vérité et les représentants infaillibles de la volonté du « Très Haut », exercèrent une action rectrice très puissante, mais aussi très funeste, sur les générations qui se succédèrent, persécutant les Indiens Peaux Rouges, comme autant d’ « Amalécites », et d’ « Amorrhéens » et punissant du fer rouge, de la prison, de la mort, les hérétiques, les blasphémateurs et les sorcières.

N° 397. Océan Atlantique.
L’échelle équatoriale de cette carte est de 1 à 100 000 000.

S = Santiago del Estero ; G = Copan.

Le premier chemin de la traite des nègres fut de la Guinée vers les Antilles et la Virginie.

Dans les colonies du nord de l’Amérique, l’appropriation du sol se fit en des conditions tout autres que dans les territoires de conquête espagnole, entraînant ainsi des conséquences historiques très différentes. Les soldats des Cortez, des Pizarro et des Almagro s’étaient emparés du Nouveau Monde au nom de leur roi, devenu propriétaire direct et absolu de la terre conquise et de ses hommes, tandis que les immigrants du littoral américain, qui s’étend de la Floride à Terre Neuve et au Labrador méridional, se constituaient en groupes sous la direction et la responsabilité de concessionnaires. Anglaises, hollandaises ou françaises, ces colonies n’étaient pas le fait d’expéditions militaires, mais le résultat d’entreprises relativement pacifiques, amenant la fondation de petites sociétés analogues à celle de la mère-patrie, Angleterre, Hollande ou France.

Les immigrants qui venaient de franchir la mer agissaient absolument comme ils eussent agi s’ils n’avaient eu qu’à traverser un ruisseau pour aller s’établir dans une lande voisine. Les personnages qui avaient obtenu de leur gouvernement le droit d’acquérir un fief en pays d’outremer amenaient avec eux leurs vassaux, et le domaine occupé subissait tout d’abord un régime analogue à celui des fiefs de la mère-patrie. Au fond, on retrouve partout le même système : un seigneur personnel ou impersonnel recevant de la couronne l’investiture seigneuriale sur une région déterminée, à charge par lui d’en opérer le peuplement avec des hommes choisis. D’eux-mêmes, les colons n’avaient pas eu l’idée de s’expatrier, mais à la suite du cadet de famille ou de l’aventurier qui les conduisait et leur faisait espérer un bel établissement, ils se hasardaient à partir pour le Nouveau Monde, où une métairie de vastes dimensions les attendait : peut être même, si le sort les favorisait, deviendraient-ils, à leur tour, possesseurs de fiefs et seigneuries.

De toutes les colonies nord-américaines, celles qui gardèrent le mieux et le plus longtemps leur caractère féodal furent celles de l’Acadie et du Canada. C’est que les seigneurs canadiens accompagnaient leurs clients, vivaient de la même vie, arrivaient à constituer avec eux une sorte de clan, rappelant, mais en des conditions bien préférables grâce au bien-être, l’ancienne existence au pays natal. Cet état de choses se maintenait si fortement, grâce à la routine héréditaire, qu’il ne fut pas grandement modifié par la conquête anglaise vers la fin du dix-huitième siècle, et qu’il en reste même de nos jours de remarquables survivances.

L’évolution fut plus rapide dans les colonies du littoral fondées ou acquises par les Anglais. Les compagnies auxquelles la Couronne cédait de grandes étendues de terrains et qui les divisaient en fiefs n’étaient représentées dans le Nouveau Monde que par des chargés d’affaires, non par les seigneurs concessionnaires. Lord Baltimore, auquel on fit cadeau du Maryland, et William Penn, fondateur de la Pennsylvanie, furent parmi les rares personnages anglais qui vinrent installer leurs tenanciers, le premier en 1632, le second en 1681 ; encore ne résidèrent-ils pas longtemps dans leurs domaines. Les mandataires n’avaient pas l’autorité suffisante pour maintenir les droits seigneuriaux, et il en résulta de profondes modifications dans la primitive organisation féodale : on ne vit bientôt dans ces ayant-droit que de simples percepteurs contre lesquels l’opinion se révolta de plus en plus. Les tenanciers se liguèrent en assemblées délibérantes et les réunions annuelles se transformèrent graduellement en réunions politiques, d’où les anciens privilèges féodaux furent écartés.

Les différences de toute nature provenant de l’éloignement, des conditions nouvelles du travail, du sol et du climat amenèrent dans les diverses colonies le plus curieux mélange d’institutions distinctes où le caractère premier était difficile à reconnaître. Dans les colonies du sud, les petits feudataires se furent bientôt débarrassés des hauts personnages auxquels les provinces avaient été concédées et constituèrent une véritable aristocratie terrienne faisant cultiver ses terres par des « engagés », c’est-à-dire par des blancs asservis temporairement ou par de véritables esclaves noirs. Dans les communautés de la Nouvelle Angleterre l’évolution prit encore une autre allure. Le zèle religieux des puritains modifia le régime féodal de la société, en substituant le pouvoir des pasteurs et les conseils de discipline ecclésiastique à l’autorité des vassaux concessionnaires. Le gouvernement se transforma en un conseil théocratique dont la hiérarchie fut promptement substituée à celle de l’ancien fief. Cependant les institutions s’entremêlaient d’une façon si bizarre que la province puritaine par excellence, celle de la « Baie » ou de Massachusetts, resta « seigneur esse » de deux provinces achetées dans le territoire du Maine et gouvernées contre leur gré.

Quels que fussent, d’ailleurs, les changements économiques et sociaux qui se produisaient dans les colonies du littoral nord-américain, elles gardèrent sur celles de l’Espagne l’avantage capital de rester en relation constante avec les mères patries et de participer ainsi d’une manière plus intime à leur vie politique et morale. Tandis que les colonies espagnoles, dépendant uniquement du « Conseil des Indes » et fermées à tout commerce, à toute immigration non recommandée par autorité royale, finissaient par être complètement ignorées des Espagnols eux-mêmes et se trouvaient, comme avant Colomb, séparées de l’Europe par une mer infranchie, les terres de l’Amérique du Nord qui font directement face à la France et à l’Angleterre se rapprochaient au contraire de plus en plus, et, sur les deux bords du « grand fossé », les mouvements historiques se propageaient par une même ondulation. Entre l’Angleterre et ses colonies, l’unité de civilisation se révélait en toute évidence.



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  2. Ed. Ditte. Questions diplomatiques et coloniales, 1901.
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  23. George Earl Church, Géogr. Journ. Aug. 1901, p. 150.
  24. Basiliade, t. I. p. XLI ; — André Lichtenberger, Le Socialisme au XVIIIe siècle, p. 108.
  25. Célestin Prat, Bull. de la Soc. d’Ethnographie de Paris, avril-juillet 1901.
  26. Ch. Wiener, Pérou et Bolivie ; — Edm. Gosse, Déformation des Crânes.
  27. Adolphe Bandelier. — Hodge, American Anthropologist, Sept 1897.
  28. Sixto L. Ballesteros, La Provincia de Caupolicán, pp 8 et 9.
  29. Fernando Duro, Arca de Noe; — Benjamin Suite, Histoire des Canadiens français.
  30. Benjamin Suite, Histoire des Canadiens français.
  31. Benjamin Suite. Prétendue Origine des Canadiens français.