Libr. Hachette (p. 93-104).
◄  IX.
XI.  ►


X


Alleluia !


M. Nibor et ses collègues, après les compliments d’usage, demandèrent à voir le sujet. Ils n’avaient pas de temps à perdre et l’expérience ne pouvait guère durer moins de trois jours. Léon s’empressa de les conduire au laboratoire et d’ouvrir les trois coffres du colonel.

On trouva que le malade avait la figure assez bonne. M. Nibor le dépouilla de ses vêtements, qui se déchiraient comme de l’amadou pour avoir trop séché dans l’étuve du père Meiser. Le corps, mis à nu, fut jugé très-intact et parfaitement sain. Personne n’osait encore garantir le succès, mais tout le monde était plein d’espérance.

Après ce premier examen, M. Renault mit son laboratoire au service de ses hôtes. Il leur offrit tout ce qu’il possédait avec une munificence qui n’était pas exempte de vanité. Pour le cas où l’emploi de l’électricité paraîtrait nécessaire, il avait une forte batterie de bouteilles de Leyde et quarante éléments de Bunsen tout neufs. M. Nibor le remercia en souriant.

« Gardez vos richesses, lui dit-il. Avec une baignoire et une chaudière d’eau bouillante nous aurons tout ce qu’il nous faut. Le colonel ne manque de rien que d’humidité. Il s’agit de lui rendre la quantité d’eau nécessaire au jeu des organes. Si vous avez un cabinet où l’on puisse amener un jet de vapeur, nous serons plus que contents. »

Tout justement M. Audret l’architecte, avait construit auprès du laboratoire une petite salle de bain, commode et claire. La célèbre machine à vapeur n’était pas loin, et sa chaudière n’avait servi, jusqu’à présent, qu’à chauffer les bains de, M. et Mme Renault.

Le colonel fut transporté dans cette pièce avec tous les égards que méritait sa fragilité. Il ne s’agissait pas de lui casser sa deuxième oreille dans la hâte du déménagement ! Léon courut allumer le feu de la chaudière, et M. Nibor le nomma chauffeur sur le champ de bataille.

Bientôt un jet de vapeur tiède pénétra dans la salle de bain, créant autour du colonel une atmosphère humide qu’on éleva par degrés, et sans secousse, jusqu’à la température du corps humain. Ces conditions de chaleur et d’humidité furent maintenues avec le plus grand soin durant vingt-quatre heures. Personne ne dormit dans la maison. Les membres de la commission parisienne campaient dans le laboratoire. Léon chauffait ; M. Nibor, M. Renault et M. Martout s’en allaient tour à tour surveiller le thermomètre. Mme Renault faisait du thé, du café et même du punch ; Gothon, qui avait communié le matin, priait Dieu dans un coin de sa cuisine pour que ce miracle impie ne réussît pas. Une certaine agitation régnait déjà par la ville, mais on ne savait s’il fallait l’attribuer à la fête du 15 ou à la fameuse entreprise des sept savants de Paris.

Le 16 à deux heures on avait obtenu des résultats encourageants. La peau et les muscles avaient recouvré presque toute leur souplesse, mais les articulations étaient encore difficiles à fléchir. L’état d’affaissement des parois du ventre et des intervalles des côtes montrait enfin que les viscères étaient loin d’avoir repris la quantité d’eau qu’ils avaient perdue autrefois chez M. Meiser. Un bain fut préparé et maintenu à la température de 37 degrés et demi. On y laissa le colonel pendant deux heures, en ayant soin de lui passer souvent sur la tête une éponge fine imbibée d’eau.

M. Nibor le retira du bain lorsque la peau, qui s’était gonflée plus vite que les autres tissus, commença à prendre une teinte blanche et à se rider légèrement. On le maintint, jusqu’au soir du 16, dans cette salle humide, où l’on disposa un appareil qui laissait tomber de temps à autre une pluie fine à 37 degrés et demi. Un nouveau bain fut donné le soir. Pendant la nuit, le corps fut enveloppé de flanelle, mais maintenu constamment dans la même atmosphère de vapeur.

Le 17 au matin, après un troisième bain d’une heure et demie, les traits de la figure et les formes du corps avaient leur aspect naturel : on eût dit un homme endormi. Cinq ou six curieux furent admis à le voir, entre autres le colonel du 23e. En présence de ces témoins, M. Nibor fit mouvoir successivement toutes les articulations et prouva qu’elles avaient repris leur souplesse. Il massa doucement les membres, le tronc et l’abdomen. Il entr’ouvrit les lèvres, écarta les mâchoires qui étaient assez fortement serrées, et vit que la langue était revenue à son volume et à sa consistance ordinaires. Il entr’ouvrit les paupières : le globe des yeux était ferme et brillant.

« Messieurs, dit le savant, voilà des signes qui ne trompent pas ; je réponds du succès. Dans quelques heures, vous assisterez aux premières manifestations de la vie.

— Mais, interrompit un des assistants, pourquoi pas tout de suite ?

— Parce que les conjonctives sont encore un peu plus pâles qu’il ne faudrait. Mais ces petites veines qui parcourent le blanc des yeux ont déjà pris une physionomie très-rassurante. Le sang s’est bien refait. Qu’est-ce que le sang ? Des globules rouges nageant dans du sérum ou petit-lait. Le sérum du pauvre Fougas s’était desséché dans les veines ; l’eau que nous y avons introduite graduellement par une lente endosmose a gonflé l’albumine et la fibrine du sérum, qui est revenu à l’état liquide. Les globules rouges, que la dessiccation avait agglutinés, demeuraient immobiles comme des navires échoués à la marée basse. Les voilà remis à flot : ils épaississent, ils s’enflent, ils arrondissent leurs bords, ils se détachent les uns des autres, ils se mettront à circuler dans leurs canaux à la première poussée qui leur sera donnée par les contractions du cœur.

— Reste à savoir, dit M. Renault, si le cœur voudra se mettre en branle. Dans un homme vivant, le cœur se meut sous l’impulsion du cerveau, transmise par les nerfs. Le cerveau agit sous l’impulsion du cœur transmise par les artères. Le tout forme un cercle parfaitement exact, hors duquel il n’y a pas de salut. Et lorsque le cœur et le cerveau ne fonctionnent ni l’un ni l’autre, comme chez le colonel, je ne vois pas lequel des deux pourrait donner l’impulsion à l’autre. Vous rappelez-vous cette scène de l’École des femmes où Arnolphe vient heurter à sa porte ? Le valet et la servante, Alain et Georgette, sont tous les deux dans la maison. « Georgette ! crie Alain. — « Eh bien ? répond Georgette : — Ouvre là-bas ! — Vas-y, toi ! — Vas-y, toi ! — Ma foi, je n’irai pas ! — Je n’irai pas aussi. — Ouvre vite ! — Ouvre, toi » Et personne n’ouvre. Je crains bien, monsieur, que nous n’assistions à une représentation de cette comédie. La maison, c’est le corps du colonel ; Arnolphe, qui voudrait bien rentrer, c’est le principe vital. Le cœur et le cerveau remplissent le rôle d’Alain et de Georgette. « Ouvre là-bas ! dit l’un. — Vas-y, toi, » répond l’autre. Et le principe vital reste à la porte.

— Monsieur, répliqua en souriant le docteur Nibor, vous oubliez la fin de la scène. Arnolphe se fâche, il s’écrie :

Quiconque de vous deux n’ouvrira pas la porte,
N’aura pas à manger de plus de quatre jours !

« Et aussitôt Alain de s’empresser, Georgette d’accourir et la porte de s’ouvrir. Notez bien que si je parle ainsi, c’est pour entrer dans votre raisonnement, car le mot de principe vital est en contradiction avec l’état actuel de la science. La vie se manifestera dès que le cerveau ou le cœur, ou quelqu’une des parties du corps qui ont la propriété d’agir spontanément, aura repris la quantité d’eau dont elle a besoin. La substance organisée a des propriétés qui lui sont inhérentes et qui se manifestent d’elles-mêmes, sans l’impulsion d’aucun principe étranger, pourvu qu’elles se trouvent dans certaines conditions de milieu. Pourquoi les muscles de M. Fougas ne se contractent-ils pas encore ? Pourquoi le tissu du cerveau n’entre-t-il pas en action ? Parce qu’ils n’ont pas encore la somme d’humidité qui leur est nécessaire. Il manque peut-être un demi-litre d’eau dans la coupe de la vie. Mai je ne me hâterai pas de la remplir : j’ai trop peur de la casser. Avant de donner un dernier bain à ce brave, il faut encore masser tous ses organes, soumettre son abdomen à des pressions méthodiques afin que les séreuses du ventre, de la poitrine et du cœur soient parfaitement désagglutinées et susceptibles de glisser les unes sur les autres. Vous comprenez que le moindre accroc dans ces régions-là, et même la plus légère résistance, suffirait pour tuer notre homme dans l’instant de sa résurrection. »

Tout en parlant, il joignait l’exemple au précepte, et pétrissait le torse du colonel. Comme les spectateurs remplissaient un peu trop exactement la salle de bain, et qu’il était presque impossible de s’y mouvoir, M. Nibor les pria de passer dans le laboratoire. Mais le laboratoire se trouva tellement plein qu’il fallut l’évacuer au profit du salon : les commissaires de la société de biologie avaient à peine un coin de table où rédiger le procès-verbal. Le salon même était bourré de monde, ainsi que la salle à manger et jusqu’à la cour de la maison. Amis, étrangers, inconnus se serraient les coudes et attendaient en silence. Mais le silence de la foule n’est pas beaucoup moins bruyant que le grondement de la mer. Le gros docteur Martout, extraordinairement affairé, se montrait de temps à autre et fendait les flots de curieux, comme un galion chargé de nouvelles. Chacune de ses paroles circulait de bouche en bouche et se répandait jusque dans la rue, où trente groupes de militaires et de bourgeois s’agitaient en tout sens. Jamais cette petite rue de la Faisanderie n’avait vu semblable cohue. Un passant étonné s’arrêta, demandant :

« Qu’y a-t-il ? Est-ce un enterrement ?

— Au contraire, monsieur.

— C’est donc un baptême ?

— À l’eau chaude !

— Une naissance ?

— Une renaissance »

Un vieux juge au tribunal civil expliquait au substitut la légende du vieil Æson, bouilli dans la chaudière de Médée.

« C’est presque la même expérience, disait-il, et je croirais que les poëtes ont calomnié la magicienne de Colchos. Il y aurait de jolis vers latins à faire là-dessus ; mais je n’ai plus mon antique prouesse !

Fabula Medeam cur crimine carpit iniquo ?
Ecce novus surgit redivivis Æson ab undis
Fortior, arma petens, juvenili pectore miles…


Redivivis est pris dans le sens actif ; c’est une licence, ou du moins une hardiesse. Ah ! monsieur ! il fut un temps où j’étais l’homme de toutes les audaces, en vers latins !

— Cap’ral disait un conscrit de la classe de 1859.

— Quoi-t-il y a, Fréminot ?

— C’est-il vrai qu’ils font bouillir un ancien dans une marmite, histoire de le réhabiliter dans ses habits de colonel ?

— Vrai-t-ou pas vrai, subalterne, je me le suis laissé dire.

— J’imagine que c’est-z-une histoire sans fondement, sous votre respect ?

— Apprenez, Fréminot, que rien n’est impossible à vos supériors ! Vous n’ignorez pas concurremment que les légumes sèches, en les faisant bouillir, récapitulent leur état primitif et surnaturel ?

— Mais, cap’ral, que si on les cuisait trois jours de temps, elles tomberaient en bouillie !

— Mais, imbécile, pourquoi que les anciens on les appelle des durs à cuire ? »

À midi, le commissaire de police et le lieutenant de gendarmerie fendirent la presse et s’introduisirent dans la maison. Ces messieurs s’empressèrent de déclarer à M. Renault père que leur visite n’avait rien d’officiel et qu’ils venaient en curieux. Ils rencontrèrent dans le corridor le sous-préfet, le maire et Gothon, qui se lamentait tout haut de voir le gouvernement prêter les mains à des sorcelleries pareilles.

Vers une heure M. Nibor fit prendre au colonel un nouveau bain prolongé, au sortir duquel le corps subit un massage plus fort et plus complet que le premier.

« Maintenant, dit le docteur, nous pouvons transporter M. Fougas au laboratoire, pour donner à sa résurrection toute la publicité désirable. Mais il conviendrait de l’habiller, et son uniforme est en lambeaux.

— Je crois, répondit le bon M. Renault, que le colonel est à peu près de ma taille ; je puis donc lui prêter des habits à moi. Fasse le ciel qu’il les use ! mais entre nous, je ne l’espère pas. »

Gothon apporta, en grommelant, ce qu’il faut pour vêtir un homme complétement nu. Mais sa mauvaise humeur ne tint pas devant la beauté du colonel :

« Pauvre monsieur ! s’écria-t-elle. C’est jeune, c’est frais, c’est blanc comme un petit poulet ! S’il ne revenait pas, ce serait grand dommage ! »

Il y avait environ quarante personnes dans le laboratoire lorsqu’on y transporta Fougas. M. Nibor, aidé de M. Martout, l’assit sur un canapé et réclama quelques instants de vrai silence. Mme Renault fit demander sur ces entrefaites s’il lui était permis d’entrer ; on l’admit.

« Madame et messieurs, dit le docteur Nibor, la vie se manifestera dans quelques minutes. Il se peut que les muscles agissent les premiers et que leur action soit convulsive, n’étant pas encore réglée par l’influence du système nerveux. Je dois vous prévenir de ce fait, pour que, le cas échéant, vous ne soyez point effrayés. Madame, qui est mère, devra s’en étonner moins que personne ; elle a ressenti au quatrième mois de la grossesse l’effet de ces mouvements irréguliers qui vont peut-être se produire en grand. J’espère bien, au reste, que les premières contractions spontanées se produiront dans les fibres du cœur. C’est ce qui arrive chez l’embryon, où les mouvements rhythmiques du cœur précèdent les actes nerveux. »

Il se remit à exercer des pressions méthodiques sur le bas de la poitrine, stimulant la peau des mains, entr’ouvrant les paupières, explorant le pouls, auscultant la région du cœur.

L’attention des spectateurs fut un instant détournée par un tumulte extérieur. Un bataillon du 23e passait, musique en tête, dans la rue de la Faisanderie. Tandis que les cuivres de M. Sax ébranlaient les fenêtres de la maison, une rougeur subite empourpra les joues du colonel. Ses yeux, qui étaient restés entr’ouverts, brillèrent d’un éclat plus vif. Au même moment, le docteur Nibor, qui auscultait la poitrine, s’écria :

« J’entends les bruits du cœur. »

À peine avait-il parlé, que la poitrine se gonfla par une aspiration violente, les membres se contractèrent, le corps se dressa et l’on entendit un cri de : « Vive l’empereur ! »

Mais comme si un tel effort avait épuisé son énergie, le colonel Fougas retomba sur le canapé en murmurant d’une voix éteinte :

« Où suis-je ? Garçon ! l’annuaire ! »