Libr. Hachette (p. 105-117).
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XI


Où le colonel Fougas apprend quelques nouvelles qui paraîtront anciennes à mes lecteurs.


Parmi les personnes présentes à cette scène, il n’y en avait pas une seule qui eût vu des résurrections. Je vous laisse à penser la surprise et la joie qui éclatèrent dans le laboratoire. Une triple salve d’applaudissements mêlés de cris, salua le triomphe du docteur Nibor. La foule, entassée dans le salon, dans les couloirs, dans la cour et jusque dans la rue, comprit à ce signal que le miracle était accompli. Rien ne put la retenir, elle enfonça les portes, surmonta les obstacles, culbuta tous les sages qui voulaient l’arrêter, et vint enfin déborder dans le cabinet de physique.

« Messieurs ! criait M. Nibor, vous voulez donc le tuer ! »

Mais on le laissait dire. La plus féroce de toutes les passions, la curiosité, poussait la foule en avant ; chacun voulait voir au risque d’écraser les autres. M. Nibor tomba, M. Renault et son fils, en essayant de le secourir, furent abattus sur son corps ; Mme Renault fut renversée à son tour aux genoux du colonel et se mit à crier du haut de sa tête.

« Sacrebleu ! dit Fougas en se dressant comme par ressort, ces gredins-là vont nous étouffer, si on ne les assomme ! »

Son attitude, l’éclat de ses yeux, et surtout le prestige du merveilleux, firent un vide autour de lui. On aurait dit que les murs s’étaient éloignés, ou que les spectateurs étaient rentrés les uns dans les autres.

« Hors d’ici tous ! » s’écria Fougas, de sa plus belle voix de commandement.

Un concert de cris, d’explications, de raisonnements, s’élève autour de lui ; il croit entendre des menaces, il saisit la première chaise qui se trouve à sa portée, la brandit comme une arme, il pousse, frappe, culbute les bourgeois, les soldats, les fonctionnaires, les savants, les amis, les curieux, le commissaire de police, et verse ce torrent humain dans la rue avec un fracas épouvantable. Cela fait, il referme la porte au verrou, revient au laboratoire, voit trois hommes debout auprès de Mme Renault, et dit à la vieille dame en adoucissant le ton de sa voix :

« Voyons, la mère, faut-il expédier ces trois-là comme les autres ?

— Gardez-vous en bien s’écria la bonne dame. Mon mari et mon fils, monsieur. Et M. le docteur Nibor, qui vous a rendu la vie.

— En ce cas, honneur à eux, la mère ! Fougas n’a jamais forfait aux lois de la reconnaissance et de l’hospitalité. Quant à vous, mon Esculape, touchez là ! »

Au même instant il s’aperçut que dix à douze curieux s’étaient hissés du trottoir de la rue jusqu’aux fenêtres du laboratoire. Il marcha droit à eux et ouvrit avec une précipitation qui les fit sauter dans la foule.

« Peuple ! dit-il, j’ai culbuté une centaine de pandours qui ne respectaient ni le sexe ni la faiblesse. Ceux qui ne seront pas contents, je m’appelle le colonel Fougas, du 23e. Et vive l’empereur ! »

Un mélange confus d’applaudissements, de cris, de rires et de gros mots répondit à cette allocution bizarre. Léon Renault se hâta de sortir pour porter des excuses à tous ceux à qui l’on en devait. Il invita quelques amis à dîner le soir même avec le terrible colonel, et surtout il n’oublia pas d’envoyer un exprès à Clémentine.

Fougas, après avoir parlé au peuple, se retourna vers ses hôtes en se dandinant d’un air crâne, se mit à cheval sur la chaise qui lui avait déjà servi, releva les crocs de sa moustache, et dit :

« Ah çà, causons. J’ai donc été malade ?

— Très-malade.

— C’est fabuleux. Je me sens tout dispos. J’ai faim, et même en attendant le dîner, je boirais bien un verre de votre schnick. »

Mme Renault sortit, donna un ordre et rentra aussitôt.

« Mais, dites-moi donc où je suis ! reprit le colonel. À ces attributs du travail, je reconnais un disciple d’Uranie ; peut-être un ami de Monge et de Berthollet. Mais l’aimable cordialité empreinte sur vos visages me prouve que vous n’êtes pas des naturels de ce pays de choucroute. Oui, j’en crois les battements de mon cœur. Amis, nous avons la même patrie. La sensibilité de votre accueil, à défaut d’autres indices, m’aurait averti que vous êtes Français. Quels hasards vous ont amené si loin du sol natal ? Enfants de mon pays, quelle tempête vous a jetés sur cette rive inhospitalière ?

— Mon cher colonel, répondit M. Nibor, si vous voulez être bien sage, vous ne ferez pas trop de questions à la fois. Laissez-nous le plaisir de vous instruire tout doucement et avec ordre, car vous avez beaucoup de choses à apprendre. »

Le colonel rougit de colère et répondit vivement :

« Ce n’est toujours pas vous qui m’en remontrerez, mon petit monsieur ! »

Une goutte de sang qui lui tomba sur la main détourna le cours de ses idées :

« Tiens ! dit-il est-ce que je saigne ?

— Cela ne sera rien ; la circulation s’est rétablie, et votre oreille cassée…

Il porta vivement la main à son oreille et dit :

« C’est pardieu vrai. Mais du diable si je me souviens de cet accident-là !

— Je vais vous faire un petit pansement, et dans deux jours il n’y paraîtra plus.

— Ne vous donnez pas la peine, mon cher Hippocrate ; une pincée de poudre, c’est souverain ! »

M. Nibor se mit en devoir de le panser un peu moins militairement. Sur ces entrefaites, Léon rentra.

« Ah ! ah ! dit-il au docteur, vous réparez le mal que j’ai fait.

— Tonnerre ! s’écria Fougas en s’échappant des mains de M. Nibor pour saisir Léon au collet. C’est toi, clampin ! qui m’as cassé l’oreille ? »

Léon était très-doux, mais la patience lui échappa. Il repoussa brusquement son homme.

« Oui, monsieur, c’est moi qui vous ai cassé l’oreille, en la tirant, et si ce petit malheur ne m’était pas arrivé, il est certain que vous seriez aujourd’hui à six pieds sous terre. C’est moi qui vous ai sauvé la vie, après vous avoir acheté de mon argent, lorsque vous n’étiez pas coté plus de vingt-cinq louis. C’est moi qui ai passé trois jours et deux nuits à fourrer du charbon sous votre chaudière. C’est mon père qui vous a donné les vêtements que vous avez sur le corps ; vous êtes chez nous, buvez le petit verre d’eau-de-vie que Gothon vous apporte ; mais pour Dieu ! quittez l’habitude de m’appeler clampin, d’appeler ma mère la mère, et de jeter nos amis dans la rue en les traitant de pandours ! »

Le colonel, tout ahuri, tendit la main à Léon, à M. Renault et au docteur, baisa galamment la main de Mme Renault, avala d’un trait un verre à vin de Bordeaux rempli d’eau-de-vie jusqu’au bord, et dit d’une voix émue :

« Vertueux habitants, oubliez les écarts d’une âme vive mais généreuse. Dompter mes passions sera désormais ma loi. Après avoir vaincu tous les peuples de l’univers, il est beau de se vaincre soi-même. »

Cela dit, il livra son oreille à M. Nibor, qui acheva le pansement.

« Mais, dit-il, en recueillant ses souvenirs, on ne m’a donc pas fusillé ?

— Non.

— Et je n’ai pas été gelé dans la tour ?

— Pas tout à fait.

— Pourquoi m’a-t-on ôté mon uniforme ? Je devine ! Je suis prisonnier !

— Vous êtes libre.

— Libre ! Vive l’empereur ! Mais alors, pas un moment à perdre ! Combien de lieues d’ici à Dantzig ?

— C’est très-loin.

— Comment appelez-vous cette bicoque ?

— Fontainebleau.

— Fontainebleau ! En France ?

— Seine-et-Marne. Nous allions vous présenter le sous-préfet lorsque vous l’ayez jeté dans la rue.

— Je me fiche pas mal de tous les sous-préfets ! J’ai une mission de l’empereur pour le général Rapp, et il faut que je parte aujourd’hui même pour Dantzig. Dieu sait si j’arriverai à temps !

— Mon pauvre colonel, vous arriveriez trop tard. Dantzig est rendu.

— C’est impossible ? Depuis quand ?

— Depuis tantôt quarante-six ans.

— Tonnerre ! Je n’entends pas qu’on se… moque de moi ! »

M. Nibor lui mit en main un calendrier, et lui dit : « Voyez vous-même ! Nous sommes au 17 août 1859 ; vous vous êtes endormi dans la tour de Liebenfeld le 11 novembre 1813 ; il y a donc quarante-six ans moins trois mois que le monde marche sans vous.

— Vingt-quatre et quarante-six ; mais alors j’aurais soixante-dix ans, à votre compte !

— Votre vivacité montre bien que vous en avez toujours vingt-quatre. »

Il haussa les épaules, déchira le calendrier et dit en frappant du pied le parquet : « Votre almanach est une blague ! »

M. Renault courut à sa bibliothèque, prit une demi-douzaine de volumes au hasard, et lui fit lire, au bas des titres, les dates de 1826, 1833, 1847, 1858.

« Pardonnez-moi, dit Fougas en plongeant sa tête dans ses mains. Ce qui m’arrive est si nouveau ! Je ne crois pas qu’un humain se soit jamais vu à pareille épreuve. J’ai soixante-dix ans ! »

La bonne Mme Renault s’en alla prendre un miroir dans la salle de bain et le lui donna en disant :

« Regardez-vous ! »

Il tenait la glace à deux mains et s’occupait silencieusement à refaire connaissance avec lui-même, lorsqu’un orgue ambulant pénétra dans la cour et joua « Partant pour la Syrie ! »

Fougas lança le miroir contre terre en criant : « Qu’est-ce que vous me contiez donc là ? J’entends la chanson de la reine Hortense ! »

M. Renault lui expliqua patiemment, tout en recueillant les débris du miroir, que la jolie chanson de la reine Hortense était devenue un air national et même officiel, que la musique des régiments, avait substitué cette aimable mélodie à la farouche Marseillaise, et que nos soldats, chose étrange ! ne s’en battaient pas plus mal. Mais déjà le colonel avait ouvert la fenêtre et criait au Savoyard :

« Eh ! l’ami ! Un napoléon pour toi si tu me dis en quelle année je respire ! »

L’artiste se mit à danser le plus légèrement qu’il put, en secouant son moulin à musique.

« Avance à l’ordre ! cria le colonel. Et laisse en repos ta satanée machine !

— Un petit chou, mon bon mouchu !

— Ce n’est pas un sou que je te donnerai, mais un napoléon, si tu me dis en quelle année nous sommes !

— Que ch’est drôle, hi ! hi ! hi !

— Et si tu ne me le dis pas plus vite que ça, je te couperai les oreilles ! »

Le Savoyard s’enfuit, mais il revint tout de suite, comme s’il avait médité au trot la maxime : Qui ne risque rien, n’a rien.

« Mouchu ! dit-il d’une voix pateline, nous chommes en mil huit chent chinquante-neuf.

— Bon ! » cria Fougas. Il chercha de l’argent dans ses poches et n’y trouva rien. Léon vit son embarras, et jeta vingt francs dans la cour. Avant de refermer la fenêtre, il désigna du doigt la façade d’un joli petit bâtiment neuf où le colonel put lire en toutes lettres :


AUDRET, ARCHITECTE
MDCCCLIX.


Renseignement parfaitement clair, et qui ne coûtait pas vingt francs.

Fougas, un peu confus, serra la main de Léon et lui dit :

« Ami, je n’oublierai plus que la confiance est le premier devoir de la reconnaissance envers la bienfaisance. Mais parlez-moi de la patrie ! Je foule le sol sacré où j’ai reçu l’être, et j’ignore les destinées de mon pays. La France est toujours la reine du monde, n’est-il pas vrai ?

— Certainement, dit Léon.

— Comment va l’empereur ?

— Bien.

— Et l’impératrice ?

— Très-bien.

— Et le roi de Rome ?

— Le prince impérial ? C’est un très-bel enfant.

— Comment ! un bel enfant ! Et vous avez le front de dire que nous sommes en 1859 ! »

M. Nibor prit la parole et expliqua en quelques mots que le souverain actuel de la France n’était pas Napoléon Ier, mais Napoléon III.

« Mais alors, s’écria Fougas, mon empereur est mort !

— Oui.

— C’est impossible ! Racontez-moi tout ce que vous voudrez, excepté ça ! Mon empereur est immortel. »

M. Nibor et les Renault, qui n’étaient pourtant pas historiens de profession, furent obligés de lui faire en abrégé l’histoire de notre siècle. On alla chercher un gros livre écrit par M. de Norvins et illustré de belles gravures par Raffet. Il n’accepta la vérité qu’en la touchant du doigt, et encore s’écriait-il à chaque instant : « C’est impossible ! Ce n’est pas de l’histoire que vous me lisez ; c’est un roman écrit pour faire pleurer les soldats ! »

Il fallait, en vérité, que ce jeune homme eût l’âme forte et bien trempée, car il apprit en quarante minutes tous les malheurs que la fortune avait répartis sur dix-huit années, depuis la première abdication jusqu’à la mort du roi de Rome. Moins heureux que ses anciens compagnons d’armes, il n’eut pas un intervalle de repos entre ces chocs terribles et répétés qui frappaient tous son cœur au même endroit. On aurait pu craindre que le coup ne fît balle et que le pauvre Fougas ne mourût dans la première heure de sa vie. Mais ce diable d’homme pliait et rebondissait tour à tour comme un ressort. Il cria d’admiration en écoutant les beaux combats de la campagne de France ; il rugit de douleur en assistant aux adieux de Fontainebleau. Le retour de l’île d’Elbe illumina sa belle et noble figure ; son cœur courut à Waterloo avec la dernière armée de l’Empire, et s’y brisa. Puis il serrait les poings et disait entre ses dents : « Si j’avais été là, à la tête du 23e, Blücher et Wellington auraient bien vu ! » L’invasion, le drapeau blanc, le martyre de Sainte-Hélène, la terreur blanche en Europe, le meurtre de Murat, ce dieu de la cavalerie, la mort de Ney, de Brune, de Mouton Duvernet et de tant d’autres hommes de cœur qu’il avait connus, admirés et aimés, le jetèrent dans une série d’accès de rage ; mais rien ne l’abattit. En écoutant la mort de Napoléon, il jurait de manger le cœur de l’Angleterre ; la lente agonie du pâle et charmant héritier de l’Empire lui inspirait des tentations d’éventrer l’Autriche. Lorsque le drame fut fini et le rideau tombé sur Schœnbrunn, il essuya ses larmes et dit : « C’est bien. J’ai vécu en un instant toute la vie d’un homme. Maintenant, montrez-moi la carte de France ! »

Léon se mit à feuilleter un atlas, tandis que M. Renault essayait de résumer au colonel l’histoire de la Restauration et de la monarchie de 1830. Mais Fougas avait l’esprit ailleurs.

« Qu’est-ce que ça me fait, disait-il, que deux cents bavards de députés aient mis un roi à la place d’un autre ? Des rois ! j’en ai tant vu par terre ! Si l’Empire avait duré dix ans de plus, j’aurais pu me donner un roi pour brosseur ! »

Lorsqu’on lui mit l’atlas sous les yeux, il s’écria d’abord avec un profond dédain : « Ça, la France ! » Mais bientôt deux larmes de tendresse échappées de ses yeux arrosèrent l’Ardèche et la Gironde. Il baisa la carte et dit avec une émotion qui gagna presque tous les assistants :

« Pardonne-moi ma pauvre vieille, d’avoir insulté à ton malheur ! Ces scélérats que nous avions rossés partout, ont profité de mon sommeil pour rogner tes frontières ; mais petite ou grande, riche ou pauvre, tu es ma mère, et je t’aime comme un bon fils ! Voici la Corse, où naquit le géant de notre siècle, voici Toulouse où j’ai reçu le jour ; voilà Nancy, où j’ai senti battre mon cœur, où celle que j’appelais mon Églé m’attend peut-être encore ! France ! tu as un temple dans mon âme ; ce bras t’appartient ; tu me trouveras toujours prêt à verser mon sang jusqu’à la dernière goutte pour te défendre ou te venger ! »