Libr. Hachette (p. 81-91).


X


Beaucoup de bruit dans Fontainebleau.


On ne tarda pas à dire par la ville que M. Martout et les MM. Renault se proposaient de ressusciter un homme, avec le concours de plusieurs savants de Paris.

M. Martout avait adressé un mémoire détaillé au célèbre Karl Nibor, qui s’était hâté d’en faire part à la Société de biologie. Une commission fut nommée séance tenante pour accompagner M. Nibor à Fontainebleau. Les six commissaires et le rapporteur convinrent de quitter Paris le 15 août, heureux de se soustraire au fracas des réjouissances publiques. On avertit M. Martout de préparer l’expérience, qui ne devait pas durer moins de trois jours.

Quelques gazettes de Paris annoncèrent ce grand événement dans leurs faits divers, mais le public y prêta peu d’attention. La rentrée solennelle de l’armée d’Italie occupait exclusivement tous les esprits, et d’ailleurs les Français n’accordent plus qu’une foi médiocre aux miracles promis par les journaux.

Mais à Fontainebleau ce fut une tout autre affaire. Non-seulement M. Martout et MM. Renault, mais M. Audret l’architecte, M. Bonnivet le notaire, et dix autres gros bonnets de la ville avaient vu et touché la momie du colonel. Ils en avaient parlé à leurs amis, ils l’avaient décrit de leur mieux, ils avaient raconté son histoire. Deux ou trois copies du testament de M. Meiser circulaient de main en main. La question des réviviscences était à l’ordre du jour ; on la discutait autour du bassin des Carpes, comme en pleine Académie des sciences. Vous auriez entendu parler des rotifères et des tardigrades jusque sur la place du Marché !

Il convient de déclarer que les résurrectionnistes n’étaient pas en majorité. Quelques professeurs du collége, notés par leur esprit paradoxal, quelques amis du merveilleux, atteints et convaincus d’avoir fait tourner les tables, enfin une demi-douzaine de ces grognards à moustache blanche qui croient que la mort de Napoléon Ier est une calomnie répandue par les Anglais, composaient le gros de l’armée. M. Martout avait contre lui non-seulement les sceptiques, mais encore la foule innombrable des croyants. Les uns le tournaient en ridicule, les autres le proclamaient subversif, dangereux, ennemi des idées fondamentales sur lesquelles repose la société. Le desservant d’une petite église prêcha à mots couverts contre les prométhées qui prétendent usurper les priviléges du ciel. Mais le curé de la paroisse, excellent homme et tolérant, ne craignit pas de dire dans cinq ou six maisons que la guérison d’un malade aussi désespéré que M. Fougas serait une preuve de la puissance et de la miséricorde de Dieu.

La garnison de Fontainebleau se composait alors de quatre escadrons de cuirassiers et du 23e de ligne qui s’était distingué à Magenta. Lorsqu’on sut dans l’ancien régiment du colonel Fougas que cet illustre officier allait peut-être revenir au monde, ce fut une émotion générale. Un régiment sait son histoire, et l’histoire du 23e avait été celle de Fougas depuis le mois de février 1811 jusqu’en novembre 1813. Tous les soldats avaient entendu lire dans leurs chambrées l’anecdote suivante :

« Le 27 août 1813, à la bataille de Dresde, l’Empereur aperçoit un régiment français au pied d’une redoute russe qui le couvrait de mitraille. Il s’informe on lui répond que c’est le 23e de ligne. « C’est impossible, dit-il, le 23e de ligne ne resterait pas sous le feu sans courir sur l’artillerie qui le foudroie » Le 23e, mené par le colonel Fougas, gravit la hauteur au pas de charge, cloua les artilleurs sur leurs pièces et enleva la redoute. »

Les officiers et les soldats, fiers à bon droit de cette action mémorable, vénéraient sous le nom de Fougas un des ancêtres du régiment. L’idée de le voir reparaître au milieu d’eux, jeune et vivant, ne leur paraissait pas vraisemblable, mais c’était déjà quelque chose que de posséder son corps. Officiers et soldats décidèrent qu’il serait enseveli à leurs frais, après les expériences du docteur Martout. Et pour lui donner un tombeau digne de sa gloire ils votèrent une cotisation de deux jours de solde.

Tout ce qui portait l’épaulette défila dans le laboratoire de M. Renault ; le colonel des cuirassiers y revint plusieurs fois, dans l’espoir de rencontrer Clémentine. Mais la fiancée de Léon se tenait à l’écart.

Elle était heureuse comme une femme ne l’a jamais été, cette jolie petite Clémentine. Aucun nuage ne voilait plus la sérénité de son beau front. Libre de tous soucis, le cœur ouvert à l’espérance, elle adorait son cher Léon et passait les jours à le lui dire. Elle-même avait pressé la publication des bans.

« Nous nous marierons, disait-elle, le lendemain de la résurrection du colonel. J’entends qu’il soit mon témoin, je veux qu’il me bénisse ! C’est bien le moins qu’il puisse faire pour moi, après tout ce que j’ai fait pour lui. Dire que, sans mon obstination, vous alliez l’envoyer au muséum du jardin des Plantes ! Je lui conterai cela, monsieur, dès qu’il pourra nous entendre, et il vous coupera les oreilles à son tour ! Je vous aime !

— Mais, répliquait Léon, pourquoi subordonnez-vous mon bonheur au succès d’une expérience ! Toutes les formalités ordinaires sont remplies, les publications faites, les affiches posées : personne au monde ne nous empêcherait de nous marier demain, et il vous plaît d’attendre jusqu’au 19 ! Quel rapport y a-t-il entre nous et ce monsieur desséché qui dort dans une boîte ? Il n’appartient ni à votre maison ni à la mienne. J’ai compulsé tous les papiers de votre famille en remontant jusqu’à la sixième génération et je n’y ai trouvé personne du nom de Fougas. Ce n’est donc pas un grand-parent que nous attendons pour la cérémonie. Qu’est-ce alors ? Les méchantes langues de Fontainebleau prétendent que vous avez une passion pour ce fétiche de 1813 ; moi qui suis sûr de votre cœur, j’espère que vous ne l’aimerez jamais autant que moi. En attendant, on m’appelle le rival du colonel au bois dormant !

— Laissez dire les sots, répondait Clémentine avec un sourire angélique. Je ne me charge pas d’expliquer mon affection pour le pauvre Fougas, mais je l’aime beaucoup, cela est certain. Je l’aime comme un père, comme un frère, si vous le préférez, car il est presque aussi jeune que moi. Quand nous l’aurons ressuscité, je l’aimerai peut-être comme un fils, mais vous n’y perdrez rien, mon cher Léon. Vous avez dans mon cœur une place à part, la meilleure, et personne ne vous la prendra, pas même lui ! »

Cette querelle d’amoureux, qui recommençait souvent et finissait toujours par un baiser, fut un jour interrompue par la visite du commissaire de police.

L’honorable fonctionnaire déclina poliment son nom et sa qualité, et demanda au jeune Renault la faveur de l’entretenir à part.

« Monsieur, lui dit-il lorsqu’il le vit seul, je sais tous les égards qui sont dus à un homme de votre caractère et dans votre position, et j’espère que vous voudrez bien ne pas interpréter en mauvais sens une démarche qui m’est inspirée par le sentiment du devoir. »

Léon s’écarquilla les yeux en attendant la suite de ce discours.

« Vous devinez, monsieur, poursuivit le commissaire, qu’il s’agit de la loi sur les sépultures. Elle est formelle, et n’admet aucune exception. L’autorité pourrait fermer les yeux, mais le grand bruit qui s’est fait, et d’ailleurs la qualité du défunt, sans compter la question religieuse, nous met dans l’obligation d’agir… de concert avec vous, bien entendu… »

Léon comprenait de moins en moins. On finit par lui expliquer, toujours dans le style administratif, qu’il devait faire porter M. Fougas au cimetière de la ville.

« Mais, monsieur, répondit l’ingénieur, si vous avez entendu parler du colonel Fougas, on a dû vous dire aussi que nous ne le tenons pas pour mort.

— Monsieur, répliqua le commissaire avec un sourire assez fin, les opinions sont libres. Mais le médecin des morts, qui a eu le plaisir de voir le défunt, nous a fait un rapport concluant à l’inhumation immédiate.

— Eh bien, monsieur, si Fougas est mort, nous avons l’espérance de le ressusciter.

— On nous l’avait déjà dit, monsieur, mais, pour ma part, j’hésitais à le croire.

— Vous le croirez quand vous l’aurez vu, et j’espère, monsieur, que cela ne tardera pas longtemps.

— Mais alors, monsieur, vous vous êtes donc mis en règle ?

— Avec qui ?

— Je ne sais pas, monsieur ; mais je suppose qu’ayant d’entreprendre une chose pareille, vous vous êtes muni de quelque autorisation.

— De qui ?

— Mais enfin, monsieur, vous avouerez que la résurrection d’un homme est une chose extraordinaire. Quant à moi, c’est bien la première fois que j’en entends parler. Or le devoir d’une police bien faite est d’empêcher qu’il se passe rien d’extraordinaire dans le pays.

— Voyons, monsieur, si je vous disais : voici un homme qui n’est pas mort ; j’ai l’espoir très-fondé de le remettre sur pied dans trois jours ; votre médecin, qui prétend le contraire, se trompe : prendriez-vous la responsabilité de faire enterrer Fougas ?

— Non, certes ! À Dieu ne plaise que je prenne rien sous ma responsabilité ! mais cependant, monsieur, en faisant enterrer M. Fougas ; je serais dans l’ordre et dans la légalité. Car enfin de quel droit prétendez-vous ressusciter un homme ? Dans quel pays a-t-on l’habitude de ressusciter ? Quel est le texte de loi qui vous autorise à ressusciter les gens ?

— Connaissez-vous une loi qui le défende ? Or tout ce qui n’est pas défendu est permis.

— Aux yeux des magistrats, peut-être bien. Mais la police doit prévenir, éviter le désordre. Or, une résurrection, monsieur, est un fait assez inouï pour constituer un désordre véritable.

— Vous avouerez, du moins, que c’est un désordre assez heureux.

— Il n’y a pas de désordre heureux. Considérez, d’ailleurs, que le défunt n’est pas le premier venu. S’il s’agissait d’un vagabond sans feu ni lieu, on pourrait user de tolérance. Mais c’est un militaire, un officier supérieur et décoré ; un homme qui a occupé un rang élevé dans l’armée. L’armée, monsieur ! Il ne faut pas toucher à l’armée !

— Eh ! monsieur, je touche à l’armée comme le chirurgien qui panse ses plaies ! Il s’agit de lui rendre un colonel, à l’armée ! Et c’est vous qui, par esprit de routine, voulez lui faire tort d’un colonel !

— Je vous en supplie, monsieur, ne vous animez pas tant et ne parlez pas si haut : on pourrait nous entendre. Croyez que je serai de moitié avec vous dans tout ce que vous voudrez faire pour cette belle et glorieuse armée de mon pays. Mais avez-vous songé à la question religieuse ?

— Quelle question religieuse ?

— À vous dire le vrai, monsieur (mais ceci tout à fait entre nous), le reste est pur accessoire et nous touchons au point délicat. On est venu me trouver, on m’a fait des observations très-judicieuses. La seule annonce de votre projet a jeté le trouble dans un certain nombre de consciences. On craint que le succès d’une entreprise de ce genre ne porte un coup à la foi, ne scandalise, en un mot, les esprits tranquilles. Car enfin, si M. Fougas est mort, c’est que Dieu l’a voulu. Ne craignez-vous pas, en le ressuscitant, d’aller contre la volonté de Dieu ?

— Non, monsieur ; car je suis sûr de ne pas ressusciter Fougas si Dieu en a décidé autrement. Dieu permet qu’un homme attrape la fièvre, mais Dieu permet aussi qu’un médecin le guérisse. Dieu a permis qu’un brave soldat de l’Empereur fût empoigné par quatre ivrognes de Russes, condamné comme espion, gelé dans une forteresse et desséché par un vieil Allemand sous une machine pneumatique. Mais Dieu permet aussi que je retrouve ce malheureux dans une boutique de bric-à-brac, que je l’apporte à Fontainebleau, que je l’examine avec quelques savants et que nous combinions un moyen à peu près sûr de le rendre à la vie. Tout cela prouve une chose, c’est que Dieu est plus juste, plus clément et plus miséricordieux que ceux qui abusent de son nom pour vous exciter.

— Je vous assure, monsieur, que je ne suis nullement excité. Je me rends à vos raisons parce qu’elles sont bonnes et parce que vous êtes un homme considérable dans la ville. J’espère bien, d’ailleurs, que vous ne réprouverez pas un acte de zèle qui m’a été conseillé. Je suis fonctionnaire, monsieur. Or, qu’est-ce qu’un fonctionnaire ? Un homme qui a une place. Supposez maintenant que les fonctionnaires s’exposent à perdre leur place, que restera-t-il en France ? Rien, monsieur, absolument rien. J’ai l’honneur de vous saluer. »

Le 15 août au matin, M. Karl Nibor se présenta chez M. Renault avec le docteur Martout et la commission nommée à Paris par la Société de biologie. Comme il arrive souvent en province, l’entrée de notre illustre savant fut une sorte de déception. Mme Renault s’attendait à voir paraître, sinon un magicien en robe de velours constellée d’or, au moins un vieillard d’une prestance et d’une gravité extraordinaire. Karl Nibor est un homme de taille moyenne, très-blond et très-fluet. Peut-être a-t-il bien quarante ans, mais on ne lui en donnerait pas plus de trente-cinq. Il porte la moustache et la mouche ; il est gai, parleur, agréable et assez mondain pour amuser les dames. Mais Clémentine ne jouit pas de sa conversation. Sa tante l’avait emmenée à Moret pour la soustraire aux angoisses de la crainte et aux enivrements de la victoire.