L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXVI

Émile-Paul Frères (p. 259-271).

XXVI


Après quelques secondes, elle eut la force de murmurer :

— Je l’avais bien vu.

Elle voulut s’enfuir.

— Restez là sans bouger, je vous prie ; n’appelez personne, dit Oswill.

Il était impeccable et vraiment d’une grande allure. Sur la chemise dure de son smoking, il portait un bouton de saphir entouré de brillants. Sa cravate semblait sculptée comme un papillon d’onyx. Une pelisse ouverte, dont le col et les longs parements étaient de zibeline, lui avait servi de vêtement d’auto. Il avait des gants de daim ; par un miracle de vigueur et à l’aide de cosmétiques, ses cheveux blancs, tout à l’heure courbés par le vent, gardaient sur son visage basané la forme ronde et collée d’un bonnet de bain. Ses yeux bicolores demeuraient immobiles, protégés par la double barre des sourcils. Il souriait comme un diable en regardant la nourrice.

— Comment ça va, Antoinette ?… dit-il. Vous avez toujours l’air d’une vieille pomme de terre en robe de chambre…

Dans le parc, des aboiements cessèrent. II grommela :

— Les chiens se luisent enfin ! C’est drôle, dans cette maison — où j’ai pourtant le droit de venir, je pense — quand j’arrive, les chiens aboient, les vieilles bonnes montrent les dents. J’aurais dû apporter un fouet.

Il s’avança. Il vit la table étincelante. Il mâcha entre ses dents ;

— Je pense qu’il engraisse.

— Qu’est-ce que monsieur vient faire ici ? osa demander Antoinette.

Il répondit :

— Vous le verrez.

Et, comme elle tentait de se glisser entre les meubles pour sortir, il ajouta :

— Vous avez envie de bouger ? Fermez donc la porte.

Tremblante, elle obéit. Il ricana :

— Je fais peur aux femmes, même aux vieilles.

De nouveau, elle voulut se sauver. Il la ramena du geste :

— Où est votre maîtresse ?

Elle répondit :

— Dans sa chambre, monsieur.

— Et son amoureux ?

Elle se tut.

— Bien, dit-il, lui aussi. Dans l’autre aile ?

Elle fit signe que oui, en boule et lisse comme une perdrix devant un pointer.

Il sourit :

— Nous sommes tranquilles.

Encore une fois, elle essaya de sortir. Méchamment, il la laissa atteindre les marches. Dès qu’elle fut sur la première, il cria :

— Antoinette !

Elle revint, l’air tirée par un caoutchouc qui reprend sa mesure après s’être allongé.

Il dit :

— Antoinette… tout à l’heure, il est arrivé, ici, un vieux petit monsieur, très laid… C’est un notaire. Je veux lui parler. Amenez-le-moi, tout de suite.

Elle eut une joie : lui-même, il l’aidait à s’en aller. Elle pourrait courir à l’autre bout du château, prévenir Stéphane. Mais il le devina ; à la seconde où elle allait disparaître, il la retint de nouveau et scanda rapidement :

— Antoinette !… Sans rien dire, hein ?… Si vous dites quelque chose, je fais un malheur ! Je vous tue, vieille pomme de terre ! Je tue le notaire. Je tue votre maîtresse. Je tue l’amoureux. Je tue les chiens. Je tue tout le monde, je vous assure.

Il tendait le bras vers elle, le buste en avant, dans une attitude burlesque de clown méchant. Elle sortit terrifiée. Il grommela encore : « Vieille pomme de terre », pour l’effrayer, mais il serrait vraiment les poings. Une fureur soudaine l’avait saisi. Il pensa :

— J’ai tort de jouer la comédie et de dire que je tuerai tout le monde. Je deviendrais capable de le faire… Salaud !

Il prit sur la table une bouteille de champagne, se versa un grand verre qu’il vida d’un trait, et puis un autre. Alors, il parut moins excentrique, plus lucide.


Il avait quitté Biarritz deux heures auparavant et à l’improviste. Il avait rencontré Laberose. Apercevant Oswill, il avait bien murmuré : « Quel perroquet ! » Mais Cinégiak, absent, n’avait pu répondre : « Tu parles d’un zèbre ! » comme il avait accoutumé. Oswill frappait sur l’épaule de Laberose, au risque de le précipiter sur le bar :

— Eh bien, qu’est-ce que vous avez fait de votre cornac ? Vous sortez seul ? Prenez garde aux accidents.

Laberose répondit méchamment que Cinégiak était invité à Oloron avec quelques personnes. Il les nomma. Oswill se sentit poignardé. Il négligea de boire et sortit. Il allait à grands pas. Ainsi, Dewalter tenait ? Il n’avait rien dir. S’il avait dit quelque chose, lady Oswill, tout de même, l’avait gardé ? Dans sa faiblesse, elle osait inviter ses amis et leur présenter son ruffian ?

Oswill aurait juré que non. Il connaissait Stéphane. Il était certain qu’elle continuait à être dupée. Mais comment ?

Le policier avait rapporté le matin même les renseignements. Oswill, maintenant, possédait les preuves de la vieille misère de son ennemi. Il apprenait aussi l’existence de Montnormand. Il envoya l’espion à Oloron. Rentré chez lui, il remuait mille hypothèses, quand son homme lui téléphona. Il confirma l’arrivée du notaire et la réception. L’Anglais pensa que tout était organisé pour compromettre davantage lady Oswill : Dewalter avait imaginé de lui faire savoir la réalité par Montnormand. Elle entendrait une fable de ruine inventée, de ruine soudaine. Elle serait prise. La vengeance s’écroulait… Oswill se précipita dans sa voiture.

Au volant, il réfléchissait. Il se dit que l’aventurier, aux abois, ne voulait que de l’argent. Il s’arrêta pour boire une tasse de café chaud. Pendant qu’il la sucrait, il prit une décision.


Dans le salon, la vieille Antoinette revenait. Il se jeta de côté, à moitié dissimulé derrière un meuble. La servante apparut, suivie de l’humble personnage. Il s’avançait, un peu courbé, de toute la vitesse de ses fragiles jambes. Il descendit les marches, stupéfait de voir tant de richesses. Quand il fut au milieu du salon, Oswill surgit.

Il avait repris brusquement une allure excentrique pour épouvanter le bonhomme.

Il dit :

— Antoinette, restez là, en sentinelle… Si quelqu’un vient, vous le dites… Ça vous embête de me servir, mais c’est comme ça.

Il souriait comme un singe. Elle s’assit, découragée. trop loin pour entendre, mais sous l’œil d’Oswill. Alors, il devint un personnage net et dur. Il mesura Montnormand du regard et, d’un geste impérieux, à son tour, il le fit asseoir.

Montnormand obéit. Il était à peine posé sur le bord du fauteuil, agité, frottant ses mains mouillées d’émotion et laissant clignoter ses yeux timides. Cependant, son cœur s’était affermi.

— Je ne suis pas étonné de vous trouver ici, dit Oswill. Je sais que vous avez prêté vingt mille francs à votre intéressant ami et j’ai appris aussi que vous aviez quitté votre petite étude et que vous veniez chez lady Oswill.

— Vous avez une police, monsieur ? demanda Montnormand.

— Je n’ai pas tout à fait une police, répondit l’Anglais, imperturbable. J’ai des mouchards. Il faut ce qu’il faut…

Il ajouta :

— Ne me regardez pas comme ça… Gardez votre mépris pour d’autres !

Il s’assit à son tour, et il y eut un temps. Il cria soudain :

— Antoinette !

Elle avait tenté de s’enfuir. Elle se recroquevilla sur sa chaise. On la voyait en haut des marches, devant la grande peau d’auroch, sous une lumière de verres en couleur. La cheminée illuminait une partie du salon et fout le reste demeurait un peu confus ; quelques vieilles lanternes chinoises étaient seules allumées. Montnormand regardait Oswill : il le trouvait repoussant, mais beau.

— Qu’est-ce que vous désirez de moi, monsieur ? dit-il.

Oswill se leva :

— Ce que je désire ? Voici : je désire que vous me débarrassiez tout de suite, et pour toujours, de M. Dewalter. Oui. Je voulais divorcer. Je ne veux plus. C’est extraordinaire peut-être, mais c’est comme ça.

Il ricana :

— J’avais médité à l’usage de ma femme une petite démonstration. Je voulais qu’elle découvrît toute seule — et trop tard — qu’elle est tombée dans un panneau. C’était ma vengeance. Je savais d’avance le dégoût qu’elle aurait de son chevalier quand elle verrait quel genre d’animal il est. C’était rigolo.

— Rigolo, répéta Montnormand avec mépris.

Oswill eut un sourire dur :

— On fait les omelettes avec les œufs, les expériences avec les gens. Mais je vais vous dire…

Maintenant son visage se crispait :

— Mon expérience m’a conduit ailleurs qu’où j’allais. J’en suis aussi, de l’expérience… J’ai découvert depuis trois semaines, depuis que j’ai dit : « Je veux divorcer », j’ai découvert que je tiens à ma femme. Je ne l’aime pas, j’y tiens.

Il ajouta brutalement :

— Je souffre. C’est embêtant. Ça me dérange. Emmenez-le.

Ses mots tombaient comme des noix. Montnormand était stupéfait. Il voyait un jaloux souffrir. En même temps, il apprenait que rien n’avait encore changé dans le destin de Dewalter. Il se leva.

— L’emmener ? murmura-t-il… Je vous assure, monsieur, que s’il ne tient qu’à moi… J’ignore ce qui se passe et c’est pour cela surtout que je suis venu… Permettez-moi pourtant de vous l’apprendre : avant votre expérience, comme vous dites, — mon ami était prêt à partir. J’avais sa promesse et il ne ment jamais.

— Il ne ment jamais ? ricana Oswill. Alors ma femme sait qu’il est un va-nu-pieds ?

Le petit homme haussa les épaules :

— C’est autre chose, dit-il. Il a été pris dans un engrenage. Une première faiblesse — bien excusable — l’a amené à jouer un personnage dont il ne sait comment sortir… Vous êtes un psychologue, monsieur ? Je le veut bien. Mais le cœur comprend plus de choses que l’esprit. Le mensonge d’amour n’est qu’un désir de s’embellir. Dans le cas de M. Dewalter, il y a une noblesse qui vous échappe, certainement. Et puis, il y a aussi que chacun se pare selon ses goûts. Vous jouez les cyniques et, sans doute, vous y êtes entraîné. M. Dewalter joue un grand seigneur ! Peut-être en est-il un véritablement.

Oswill fit entre ses mâchoires un petit susurrement de guêpe. Il ricana de nouveau :

— Un grand seigneur !

Mais Montnormand s’était levé et, maintenant, son émotion grandie lui donnait une autorité singulière, Il couchait presque les oreilles en arrière, toute la peau de son visage se tendait et ses beaux yeux bleus semblaient surgir en avant pour regarder l’Anglais bien en face. Il répéta, agitant les mains :

— Oui, monsieur… Un grand seigneur. Il en est un. J’ai connu sa mère… Je sais comment il a été élevé, et puis abandonné devant la vie… S’il n’avait pas été ce que je dis, un seigneur, il ne serait pas un raté. Mais les ratés, quand ils sont honnêtes, quand ils ne sont pas jaloux, sont peut-être ce qu’il y a de plus propre dans l’humanité. Ils ont souvent bien des dons. Il ne leur manque que la férocité qui fait les grandes réussites.

Oswill l’interrompit, et, pas même d’un geste, d’un regard. Il était froid, métallique. Le petit notaire, s’agitait vainement devant lui, comme un jouet mécanique devant une armure. Il dit :

— Allons au but, voulez-vous ? J’ai changé d’avis. Je ne veux plus que M. Dewalter, si intéressant qu’il soit, continue à intéresser lady Oswill… Quant à partir pour rien…

Il s’arrêta une seconde, pesant une dernière fois l’hypothèse de ce départ. Il conclut :

— Je n’y crois pas, Alors, voilà : je donne, par votre intermédiaire, deux cent mille francs à votre ami… un chèque, payable au Sénégal. Dites-le-lui.

— Je ne le lui dirai pas, monsieur, répondit Montnormand.

Mais l’autre fit un pas et sa violence contenue se fit jour :

— Vous le lui direz. Et vous le lui direz tout de suite. J’ai ici, dans ma poche, tout son dossier. Il ne pourra plus mentir. J’ai la copie des dernières quittances de loyer de sa chambre meublée… cinquante francs par semaine ; ce n’est pas cher. J’ai aussi des certificats. On me dit que je peux lui donner huit cents francs par mois pour un petit emploi subalterne, et qu’il les vaut… J’ai d’autres choses encore, de quoi le remettre à sa place, tout à l’heure, à la fin du souper…

Il montra la table étincelante ; il ajouta :

— Je ferai le Commandeur.

Il y eut un temps. Montnormand voyait la grande pièce aux richesses écrasantes et il sentait qu’Oswill réaliserait sa menace. Il avait peur et comprenait la nécessité d’épargner l’affront à Dowalter, Pourtant il eut la force de sourire avec mépris. Il demanda :

— Puisque vous avez tout ça… Pourquoi offrez-vous de l’argent ?

— Pour deux raisons, répondit Oswill. D’abord parce que — je le répète — j’ai peur qu’on le garde tout de même. Et puis parce que je me rappelle ce qu’il m’a dit un soir dans le train. J’ai pitié de lui. On n’est pas parfait.


Il était sincère. En dépit de sa fureur jalouse, il devinait les affres de son ennemi. Il jugeait maintenant. En Montnormand, il voyait un honnête homme. Et, bizarre, excessif, détraqué, méchant, il était tout de même un individu de bonne race. Il se sentait moins implacable. Il croyait toujours que Dewalter espérait rester, mais il admettait qu’au début, il n’avait pas été conduit par l’intérêt. Son mépris changeait de forme et de raison.


Le notaire vint plus près de lui ;

— Et si mon ami s’en va tout simplement ?

— Ne faisons pas de roman, dit Oswill.

— Faisons-en ! S’il part tout simplement, ruiné, lui, le pauvre… le démasquerez-vous ?

— Il ne partira pas.

Il fit deux ou trois pas, les deux mains fourrées dans les poches de sa pelisse. Il revint vers Montnormand et conclut, martelant son arrêt :

— J’ai dit deux cent mille, J’irai jusqu’à trois. Sinon, je vous jure que, tout à l’heure, ici, devant tout le monde, je l’exécute. Tans pis pour ma femme…

Il prit un temps et il finit, en souriant, d’une voix douce :

— Monsieur Montnormand, décidez votre ami. Je vais dans mon ancien fumoir. Avec ma pipe, j’y serai très bien. Apportez-moi la réponse, hein ?

Il passa devant Antoinette. Sans rien entendre, sans comprendre, elle avait suivi la scène, de loin.

Il lui dit :

— Quittez votre poste. Et taisez-vous.

Du haut des marches, il regarda le vieux notaire. Il lui fit un signe de la main et lui cria :

— À tout à l’heure.

Et il sortit.

Montnormand essuya son front. Il comprenait que Georges était perdu et qu’il devait fuir, fuir tout de suite, sans rien, sans même prendre son chapeau.

Il dit à Antoinette :

— Ne parlez pas à lady Oswill. Ne vous inquiétez pas… Je vais tout arranger. Trouvez seulement le moyen d’envoyer M. Dewalter dans ma chambre.

Mais, avec une angoisse grandissante, il vit Stéphane merveilleusement parée, et Georges en smoking. Ils descendaient de leurs chambres. Elle était appuyée à son bras et ils parlaient tout bas, d’un air heureux. En même temps, dans le parc, on entendit l’arrivée de plusieurs voitures.