L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXV

Émile-Paul Frères (p. 255-258).

XXV


Pendant qu’il faisait ainsi, que Stéphane et Dewalter s’habillaient pour le souper, et que, dans la campagne, les autos s’approchaient d’Oloron, la vieille Antoinette, toute réjouie, était entrée dans le grand salon où le souper serait servi. C’était la merveille, le musée des Coulevaï. Là, s’amassaient les trésors que le premier bâtisseur avait rapportés des Indes.

L’appartement était vaste, placé dans une aile, sans rien au-dessus de lui qu’un grenier. Ainsi le plafond était haut, presque lointain, orné d’une peinture exécutée au dix-huitième siècle par un artiste habile. De son cintre, un lustre de vieux Venise descendait, illuminé pendant les réceptions et maintenant éteint. Seuls des lampadaires et des lanternes de Japon éclairaient vaguement l’ensemble de l’immense pièce, y créant des lacs d’ombre et des massifs de lumière colorée.

Ils agençaient une magie et quelques bois étincelaient comme des bouquets de fleurs dorées. Sur les murs, des personnages nombreux étaient représentés ; également dorés et maintenant plus exquis d’être un peu effacés, ils couraient sur des peintures émeraudes, ayant un aspect de laques, et des tables étaient d’autres laques rouges. Des sièges indiens, sculptés par des générations d’artisans, montraient leurs splendeurs éclatantes. Des tapis amoncelés venaient des ateliers de Perse et ceux de Mossoul étaient beaux comme des ailes d’oiseaux. Des magots bleus semblaient descendre d’un ciel étonnant et des poteries exhalaient encore, quand on se penchait sur elles, l’odeur laiteuse des chèvres du Thibet.

Dans un angle, une extraordinaire statue, d’une taille deux fois humaine, une statue de pierre, contemporaine asiatique d’Alexandre le Grec, avait de longues mains plates, posées sur les cuisses de ses jambes difformes. Mais un sourire divin enflait ses lèvres ourlées et, derrière ses paupières closes, elle semblait connaître tout ce que les yeux ne voient pas. Après des siècles et des siècles d’immobilité dans un temple, au fond des humides forêts de Mathura, elle avait traversé les mers, volée par un Coulevaï et, dans le pays béarnais, elle continuait à proclamer la gloire inconnue du génie qui l’avait sculptée. En face d’elle riait un buste de Houdon. Quelques petites toiles militaires du temps de l’Empire français rappelaient qu’un Coulevaï, plus récent, avait couru l’Europe en uniforme de la garde. Aux songes des chefs-d’œuvre anciens, elles mêlaient les images de l’action. Partout la main rencontrait une matière précieuse à caresser.

Antoinette errait parmi tant de merveilles sans les discerner. Tous ses soins allaient à la table dressée, ruisselante de cristaux de Bohême et couverte de fleurs coupées. Elle s’assurait que le luxe, toujours de rigueur dans la maison, ne laissait rien à critiquer. Satisfaite de son inspection, elle tournait dans la pièce comme une vieille chatte.

Ce qui lui plaisait, c’était la grande porte double, haute de quatre mètres, précédée de marches qui donnaient accès sur un corridor intérieur. Et, sur le mur de ce corridor, elle aimait voir pendue la gigantesque peau d’auroch qui lui semblait le vrai trésor du château. Elle aimait aussi, par la large fenêtre, apercevoir le parc et l’étang.

Ce soir surtout, sous la neige et la lune, il lui semblait que rien n’était plus admirable que ce tableau de son pays. Toute chaude de sa vigueur d’aïeule paysanne et réchauffée encore par la forêt coupée qui flambait dans la vaste cheminée, elle regardait, bien à l’aise, l’aspect sinistre de décembre. Tout à coup, elle recula. Elle venait sans doute d’apercevoir une chose extraordinaire. Elle s’avança de nouveau, se faisant violence, pour s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé : elle ne vit plus rien que l’hiver.

Elle respira.

Et puis, de nouveau, elle ne respira plus : derrière elle, une porte — une petite porte qui donnait sur le parc — s’ouvrait doucement. Quelqu’un entra, quelqu’un qu’elle avait bien vu tout à l’heure, qui avait collé sa tête aux carreaux, fait le tour extérieur du salon et introduit une clef dans la serrure. Antoinette, frappée de terreur, ne bougeait plus. Sa vieille figure tremblait comme une confiture blanche, secouée dans un panier.