L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXIV

Émile-Paul Frères (p. 247-253).

XXIV


— Vains dieux, monsieur, le beau coup de fusil, s’exclama Nicolaï avec admiration.

— N’est-ce pas, Nicolaï ? approuva lady Oswill.

Dewalter tendit au garde l’arme encore chaude et le petit canard ensanglanté.

— Je l’ai tiré derrière l’étang, dit-il.

Ils revenaient d’une promenade de deux heures sur les terres du domaine. Ils avaient été tentés par la nuit, une grande nuit claire dans laquelle brillait une lune de campagne, large, un peu rouge, comme un visage paysan. Il était dix heures. Encore deux tours de la grande aiguille sur les horloges du château, deux pas de la petite, et décembre serait là.

La neige, rare dans ces régions, était descendue des montagnes, dans l’après-midi. Elle avait poudré les arbres et puis le vent l’avait chassée, vers les Pyrénées où elle était chez elle. Maintenant, celle qui était tombée se congelait sur le parc et lui donnait un aspect inattendu de paysage du Nord. Des troupeaux d’oiseaux avaient traversé le ciel.

— Nos invités souffriront du verglas sur la route, remarqua Stéphane,

Comme ils l’avaient projeté, elle donnait le souper. Elle avait convié Pascaline Rareteyre, les de Lutze, Cinégiak, Baragnas, et quelques autres. On leur avait préparé des appartements. Ils passeraient vingt-quatre heures au château. Et Dewalter attendait Montnormand. Mais Stéphane, certaine d’être bien servie, ayant repeuplé la cuisine et les offices, ne s’occupait pas de la réception. Elle ne pensait qu’à la promenade qu’elle venait de faire avec son ami.

— C’était beau, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Oui, répondit Dewalter. Ce grand sol honnête que nous foulions, les chênes immobiles, tout autour la terre recueillie… la nuit… et tout le ciel entre les murs !…

Il parlait gravement, avec une expression sereine, debout devant elle, assise dans un grand fauteuil du salon d’entrée. L’air froid avait fait affluer le sang à leurs visages. Elle était belle, d’une beauté éclatante et joyeuse. Elle s’exprima :

— Il est exaltant de frapper du pied le sol natal qui vous appartient. Je plains ceux qui n’ont pas la saine sensation de la propriété.

— Ils sont à plaindre, dit-il.

Il la regardait. Dans la nuit, soudain déchirée, on entendit le cri, plusieurs fois répété, d’un train. Il demanda :

— Est-ce que c’est l’express de Paris, Nicolaï ?

Le vieux garde était maintenant dans une antichambre, mais Joséphine, occupée à délivrer Stéphane de ses bottes, devina le motif de la question :

— Le train de Paris est arrivé, monsieur, dit-elle. L’auto est revenue. Me Montnormand est dans sa chambre, en bas, — la chambre près du fumoir. Un valet s’occupe de lui. On lui a servi un encas qu’il a refusé, ayant dîné en gare de Puyo.

Dewalter réprima une espèce de frisson, comme si la présence de son ami marquait pour lui une heure décisive.

Il plaisanta :

— Pauvre Montnormand… Il doit avoir peur sous ces plafonds. J’y vais, chérie.

Elle le retint et lui dit qu’il le verrait tout à l’heure. Il lui demanda si elle était ennuyée de sa venue ?

— Non, répondit-elle avec indifférence. Si tu l’as mandé, c’est que tu avais à lui parler. Au moins, lui as-tu écrit de voir mon avocat ?

Il secoua la tête et s’excusa d’avoir oublié.

— Tu es à battre, cria-t-elle en le menaçant du doigt. Il faut secouer tous ces gens-là. J’en ai assez de m’appeler lady Oswill.

— Ce n’est pas le notaire que ça regarde, dit-il en souriant, c’est l’avoué.

Elle se leva.

— C’est la même chose !

Vraiment, elle confondait leurs attributions, tout à fait au-dessus des procédures. Dehors, des aboiements éclatèrent, des appels de chiens.

— Des braconniers, je suis sûr, dit Nicolaï revenu. Ah ! les brigands.

Il sortit rapidement.

— Pauvres bougres, murmura Dewalter.

Elle rit :

— Comment, pauvres bougres ? Chez toi, est-ce que tu les supportes ?

Il dit, assez drôlement :

— Oh ! non. Chez moi, j’ai l’œil.

La vieille Antoinette rôdait autour d’eux, familière :

— Faut ça, criait-elle, Des gueux, des sans-le-sou, des tire-la-crotte ! Il ne manquerait plus qu’un seigneur comme monsieur supporte ça !

— Écoute-la, dit Stéphane avec gaieté.

Elle demanda si les feux du salon étaient allumés.

— Ils le sont, répondit Antoinette. Et il faut voir comme ça flambe.

— Mes vieilles cheminées mangent des arbres, dit Stéphane avec un grand sourire.

Un orgueil inconscient la faisait parler. Chacun de ses mots précisait son rang et sa fortune. Georges ne bronchait pas ; il pensait qu’il était lui-même un braconnier ou il se comparait à ces arbres dont elle venait de dire que ses cheminées les mangeaient. Comme eux, c’est pour elle qu’il avait brûlé. Mais il la jugeait digne de tous les sacrifices, et si belle, qu’il ne se plaignait pas plus que les hêtres.


Dans la pièce sombre, dix heures et demie sonnèrent. Il lui rappela qu’en cette minute, Pascaline et ses autres amis s’étaient donné rendez-vous à Biarritz et prenaient place dans leurs voitures. Déjà, sans doute, elles fouillaient de leurs phares les ombres froides de la route.

Stéphane se leva ;

— Allons nous faire beaux…

Mais elle se sentait tout d’un coup un peu lasse d’avoir parcouru les lourdes terres. Elle riait et, gentiment, s’amusait à sembler chancelante.

— Je suis fatiguée, dit-elle. J’ai trop couru dans ces bois… Et la chambre est si loin… Le couloir… le grand escalier, tout cela à grimper et à redescendre…

Il voyait dans ses paroles surgir toute la vaste et silencieuse maison.

— Monte en voiture, murmura-t-il à son oreille.

Il se pencha, la saisit dans ses bras et l’emporta comme une enfant, Et, derechef, dehors on entendit les chiens…

Il traversa le corridor sombre. Une seule lanterne de fer forgé l’éclairait et comme des fantômes on y voyait des armures sur des socles noirs. Aux murs pendaient des dépouilles de grands gibiers d’outremer. Tandis qu’il courait presque, en l’emportant, leurs ombres s’allongeaient sur les pierres de la muraille. Au fond naissait l’escalier, beau de forme, aux marches larges de marbre gris. Une porte d’angle s’ouvrit, livrant passage à un petit homme étonné. Dewalter s’arrêta, posa Stéphane sur ses jambes. Rieuse, elle l’entendit lui présenter Me Montnormand.

— Vous voyez que nous sommes fous, dit-elle, illuminée de plaisir. — Soyez le bienvenu chez moi. Pardonnez votre ami de ne pas avoir été à votre rencontre. Je l’ai retenu. Il m’a dit qu’il vous aime et je vois bien qu’il a raison. Vous avez mal dîné, mais vous souperez. Et demain vous vous occuperez de vos affaires…

Elle entraîna Georges. Montnormand, troublé, retourna dans la chambre qu’on lui avait donnée.

Il se sentait vaguement perdu sous ces hauts lambris et tout environné d’un vieux luxe écrasant. Il ne savait plus que penser et il fut assailli d’inquiétudes. Dans sa seconde lettre, Dewalter, en quelques mots, l’avait mis au courant du divorce et lui avait expliqué le jeu terrible du mari. Et puis il avait tourné court et, sans rien lui dire de ses projets, il lui avait seulement demandé, avec une insistance fiévreuse, de venir à Oloron. Il l’en avait presque requis, comme pour un duel on appelle un témoin.

Le vieil homme s’était mis en route sans rien savoir. Il s’imaginait que les choses tournaient bien et que la sincérité de Georges avait vaincu. Maintenant qu’il avait vu Stéphane, il restait ébloui et peut-être atterré de sa beauté. Il comprenait la folie de son ami. La gaîté de lady Oswill l’incitait à penser que leur bonheur n’était plus menacé. Mais, en même temps, il avait vu Dewalter et dans ses yeux, à un seul regard, il avait reconnu la détresse. Alors, il hésitait. Il ne savait plus s’il était venu pour apprendre sa félicité ou pour le sortir de l’abîme ? Il avait peur tout à coup dans ce grand château comme dans une maison ennemie et il marchait à travers la chambre, à pas tremblants et inutiles.