L’Homme à l’Hispano/Chapitre XXVII

Émile-Paul Frères (p. 273-278).

XXVII


Les de Lutze, Baragnas, Cinégiak, Jean d’Aigregorch, Pascaline Rareteyre, quelques autres encore, tous de ses intimes, étaient accueillis par Stéphane. Ils la complimentaient avec gentillesse d’être devenue plus belle encore que sa beauté. Montnormand, d’une voix rapide, apprenait à Dewalter, dans un coin du salon, la présence d’Oswill, la menace et le marché qu’il proposait. Sa pensée vivante lui permit de dire tout, sans phrase, en mots hachés et précis. Il ne fallut pas deux minutes. Il dit aussi que la fuite seule éviterait l’esclandre. Mais elle-même, elle en était un.

Dewalter ne broncha pas : il savait que, déjà, les amis de Stéphane avaient les yeux sur lui. Sous les apparences discrètes, requises par la politesse, ils l’observaient. Il était quelque chose comme un héros de roman. Immobile et souriant, l’air de parler d’une chose facile, il pria le notaire de sortir tout de suite, d’aller trouver Oswill dans le fumoir et de lui enjoindre de prendre patience. Tout à l’heure, il le verrait, il lui donnerait satisfaction et ils s’entendraient certainement. S’entendre ? Montnormand, stupéfait, obéit. Il restait ébahi du calme de Dewalter et inquiet de sa facilité.

Quand il revint, Stéphane, autour de la table, plaçait gaiement ses invités, Georges, les présentations faites, semblait très à l’aise parmi eux. D’un regard, il comprit qu’Oswill attendrait l’entretien promis : il sortit la main de la poche droite de son smoking. D’un signe léger, il remercia Montnormand d’avoir accompli sa mission. Comme chacun prenait place, il le fit asseoir près de lui.

Les valets commencèrent le service. Ils portaient la vieille livrée traditionnelle de la maison. Lady Oswill, dans la situation où son amour l’avait mise, n’avait prié à souper que des amis à toute épreuve ; mais elle avait tenu à donner à la réception intime un caractère subtil de demi-apparat, afin de bien démontrer qu’elle conservait sa discipline. Après le bisque, les conversations, d’abord prudentes, s’animèrent. Cinégiak raconta drôlement l’histoire d’un Anglais qui ne connaissait personne et qui faisait le tour du monde avec un perroquet dressé. Le perroquet savait le nom de l’Anglais. Il était chargé de le présenter.

Chaque fois qu’on lui tirait la queue, il criait ; « Je vous présente mister Qouick ! »

— Il y a beaucoup de perroquets dans le monde, dit Mme de Lutze à Dewalter, qui attirait décidément sa sympathie. Ceux que j’ai rencontrés m’ont parlé de vous. Ils m’ont répété que vous êtes spirituel, que vous avez du cœur et que vous rendez mon amie heureuse.

— C’étaient des perroquets savants, répondit Stéphane. Ils savaient bien ce qu’ils disaient.

Elle était fière de son bonheur et ne manquait pas une occasion d’en parer Dewalter.

— Vous êtes un homme heureux, proclama Jean d’Aigregorch… Si, avec ça, vous aimez la peinture et vous avez une chasse en Sologne…

— Vous avez une chasse en Sologne ? demanda Baragnas.

Dewalter, tranquillement, répondit oui. Il ajouta :

— J’ai aussi de grands espaces, mais pas dans vos régions.

— Où ça ? lui cria Pascaline.

Il rit, but un verre de champagne et proclama, tandis que Montnormand se faisait tout petit :

— En Chine.

— En Chine ? Vous ne vous refusez rien, admira quelqu’un.

— C’est Dieu qui ne m’a rien refusé, continua-t-il. Il a pensé qu’un pays où il y a des chimères, il me devait bien ça.

— Vous n’avez pourtant pas l’air chimérique, dit Cinégiak.

Il sourit :

— Vous trouvez ?

Il se sentait un point de mire. Cinégiak continua :

— Non. Vous êtes net, froid… Hein, Stéphane ? M. Dewalter est chimérique ?

— Puisqu’il le dit, répondit-elle…

— Il s’agit de s’entendre, reprit Dewalter. Moi, j’ai de la chance. Je réalise. Je suis propriétaire de chimères, non seulement en Chine, mais en France.

Stéphane, heureuse, intervint ;

— M’avoir rencontrée, c’est réaliser une chimère.

— Vous êtes sous l’étoile, conclut Cinégiak. Des perdreaux en Sologne, des chimères en Chine… quoi encore ?

Il demanda :

— Est-ce que je ne vous ai pas rencontré déjà ? Il le regardait mieux. Dans son coin, Montnormand trembla.

— Où ? demanda Dewalter. À Deauville ? À Venise ? Au tir aux pigeons ?

Il parlait avec nonchalance. Il fit remarquer à Montnormand qu’il ne buvait pas.

— C’est que je n’ai pas la tête solide, lui répondit son vieil ami.

Il y avait une nuance de reproche dans sa voix.

Il ne comprenait pas. Georges, impassible, le regarda. Il dit :

— Il faut l’avoir.

Il avait grand air et paraissait avoir oublié sa situation. Si Oswill l’inquiétait, il le cachait bien. Dans la belle salle où s’entassaient tant de merveilles, il semblait chez lui, comme un seigneur chez sa femme. La chère était fine ; ainsi que les autres convives, il en profitait ; personne n’aurait pu croire qu’il n’était pas parfaitement heureux. La fièvre même de ses yeux élargis lui faisait un visage rayonnant.

Au dehors, les chiens aboyèrent. Stéphane expliqua qu’ils étaient énervés de voir des reflets sur l’étang.

— Des revenants ? demanda gaiement Pascaline Rareteyre.

Lady Oswill se moqua d’elle :

— Des revenants ? Pourquoi faire des revenants ? Des feux follets, c’est bien plus simple.

— Je connais ça, plaisanta le jeune d’Aigregorch. Un soir, chez ma grand’mère de Rives, au château de Sauveterre, j’ai voulu allumer mon cigare à un feu follet… Toc… dans l’eau… jolie nage.

— Ici, vous n’auriez pas nagé, répondit Stéphane. L’étang est rempli d’herbes et profond de dix mètres…

— Les feux follets de la maison, il ne faut pas les suivre, dit Baragnas avec entrain.

Dewalter parla d’une voix unie :

— Ils sont beaux, cependant. Ils ont quelque chose d’aérien, de libéré. Ils sont lumineux comme des âmes qui n’ont rien à cacher. Ils ont l’air d’une flamme, d’une pensée libre qui se souvient.

— Poète ! murmura Mme de Lutze…

— Oui, dit lady Oswill ! S’il était ambitieux…

— Je le suis, dit Dewalter.

Pascaline demanda si ce n’était pas un défaut. L’un émit que oui, l’autre que non. La conversation roula sur ce thème. Dewalter s’anima et fut brillant. À la fin du souper, il avait conquis tout le monde. Stéphane rayonnait. Elle déclara qu’on allait danser dans un salon voisin où les liqueurs étaient servies. Georges s’approcha d’elle. Il lui dit que Montnormand l’ennuyait, obligé de repartir le lendemain dans la matinée. Il avait des ordres à lui donner. Pour en finir, il avait besoin de quelques minutes. Elle les accorda en souriant et emmena ses amis.