L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/04/4

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 313-317).
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3e partie, chap. IV, IV
IV. L’apprentissage du yoga

N’est pas yogin qui veut, ni dès qu’on a la fantaisie de l’être. Pour réussir dans cet art difficile, il faut une longue et attentive préparation. « Il est aisé de se tenir sur la lame affilée d’un rasoir ; ce qui est difficile, c’est de demeurer dans la fixité de la pensée quand on n’a pas l’âme préparée » (Mbhr. XII, 11090). — « Pour réussir dans le yoga, il ne suffit pas d’en parler ni de prendre le costume du yogin, il faut agir ; c’est la vérité ; n’en doutez pas » (H. Y. Pr. I, 66).

Les difficultés ne viennent pas des accidents de la naissance. Le yoga ne fait pas acception de caste ; il est infiniment au-dessus des démarcations sociales[1]. Et c’est précisément parce qu’il ne connaît plus les devoirs qui découlent des différences de caste qu’il ne saurait être pratiqué par ceux qui sont encore engagés dans la vie séculière. Un chef de famille doit obéir à des règles qui sont incompatibles avec l’ascétisme. « Quand une âme incorporée est affranchie de tout lien, le yoga mystérieux, excellent, infini, parfait, se produit pour elle après six mois de méditation ; mais si, affligée par la passion et les ténèbres, elle reste attachée à femme, fils et parents, quelque instruite qu’elle soit, elle n’arrive jamais au but » (Maitr. Up. VI, 28).

Les obstacles viennent de l’homme même, d’autant plus redoutables qu’ils sont inhérents à sa nature et qu’ils naissent sans cesse du jeu de la vie individuelle. On les appelle les « misères », kleśa. Ce sont l’ignorance, la conscience de soi, l’attachement, la répulsion, le désir de vivre[2]. L’ignorance consiste à prendre pour éternel ce qui est impermanent, pour pur ce qui est impur, pour agréable ce qui est douloureux, pour le moi ce qui est le non-moi (Y. S. II, 5). — La conscience de soi[3] confond le moi et le non-moi dans leurs qualités et dans leur essence propre ; elle impute au moi des fonctions qui, en réalité, sont celles de la prakṛti (ib. II, 6). — « L’attachement et la répulsion sont trop bien connus pour qu’il soit nécessaire de les définir » (Y. S. S., p. 31). — « Le désir de vivre, — qu’on trouve même chez les hommes éclairés, — c’est la peur de la mort » (ib., p. 31). La plus terrible de ces misères, c’est l’ignorance ; car elle est le sol sur lequel poussent toutes les autres ; qu’on la détruise, et les kleśa sont anéantis.

Mais est-il possible à l’homme, tant qu’il est un être incorporé, de lever des obstacles qui tiennent à la misère de sa nature ? L’auteur du Yogasārasangraha ne parle que d’atténuation[4], et les moyens que l’école propose montrent qu’on ne peut agir sur eux qu’indirectement. Il y a trois remèdes à ces maux, constituant ensemble ce qu’on appelle la discipline yogique, le kriyāyoga (Y. S. II, 1 ; 2) ; ce sont les mortifications, l’étude et la dévotion. « Dessécher son corps par la voie de la sainte règle, par le jeûne difficile, etc., c’est la plus haute des mortifications » (Sarvadarś., p. 169[5]). L’étude doit porter sur les textes védiques et sur les tantra[6]. La dévotion, c’est de remettre tous ses actes, sans égard à leur fruit, au Seigneur suprême ; c’est de pouvoir dire : « Tout ce que je fais, bon ou mauvais, volontaire ou involontaire, je le fais poussé par Toi » (Sarvad., p. 171).

Les kleśa sont des entraves générales qui rendent difficiles les accès du yoga. Il y faut ajouter tout ce qui, au cours des exercices, paralyse ou annule les efforts de l’apprenti yogin[7]. Ce sont là des « traverses », antarāya, qui toutes ont leur source immédiate dans la mobilité innée de l’organe pensant, et qui peuvent surgir à l’occasion de tous les accidents de la vie physique, intellectuelle et morale de l’homme. Patañjali les a énumérées dans le sūtra I, 30 : « la maladie, la langueur, le doute, l’insouciance, la paresse, l’attachement, la perception erronée, l’insuccès dans l’effort fait pour arriver à une des étapes de la méditation, l’instabilité, — telles sont les distractions de la pensée, et les traverses de la concentration[8] ».

Il importe de se prémunir d’avance contre des distractions qui rendraient impossible tout progrès dans le yoga. Il y a pour cela deux moyens, propres l’un à créer les prédispositions favorables, l’autre à neutraliser les prédispositions contraires ; ce sont l’application, abhyāsa, et le renoncement, vairāgya. L’application tend à renforcer l’activité de l’esprit en ce qui concerne l’objet de sa méditation ; c’est « l’effort fait en vue de la fixité de l’organe pensant ». Le renoncement a pour effet d’émousser au contraire l’activité de l’esprit par rapport aux objets sensibles.

Il y a plusieurs exercices recommandés au disciple qui veut acquérir l’application[9]. En voici deux qui montreront que nous n’avons encore affaire qu’à une propédeutique du yoga. Le premier consiste à penser à des êtres qui ont pratiqué le renoncement ; en effet « quand l’esprit fixe sa méditation sur l’esprit de personnages comme Nārada, il devient, comme l’esprit de Nārada, impassible et stable ; penser à des hommes amoureux, c’est incliner son esprit du côté de l’amour ». L’autre, c’est la contemplation « désirable », par exemple « la contemplation de ces formes de Śiva et de Viṣṇu que l’on désire pour soi-même. L’esprit ayant naturellement une prédilection pour les formes, se fixe aisément sur celles de Śiva et de Viṣṇu ; et par là, il devient capable de se fixer sur d’autres idées, et finalement de s’arrêter sur la connaissance discriminative[10]. »

Quant au renoncement, on devine quelle importance y ont attachée les docteurs du Yoga ; ils en ont minutieusement noté les étapes et classé les manifestations. D’une manière générale, il ne s’agit nullement de se détacher de ce qui passe pour précieux, et de s’assurer ainsi un mérite d’autant plus grand que l’acte d’abandon a coûté davantage. L’idée qui a inspiré cette doctrine est tout autre. Le vairāgya « inférieur » se produit quand on constate ce qu’il y a de vain, que dis-je ! ce qu’il y a d’infiniment fâcheux dans ce qu’on regarde communément comme une source de jouissance, ici-bas ou dans l’autre monde[11] ; et le vairāgya « supérieur », quand on a perçu les contradictions inhérentes aux objets qui affectent nos sens, et qu’on s’est rendu compte qu’ils sont la négation du moi. Dans les deux cas, le détachement n’est que le sentiment de satiété (alambuddhi) que donnent les plaisirs et les connaissances illusoires[12].

  1. Cela n’enlève pas au Yoga son caractère d’enseignement ésotérique : « Le yogin qui désire le succès doit garder tout-à-fait secrète la science du Haṭha-yoga ; cachée, elle est efficace ; vulgarisée, elle est vaine » (H. Y. Pr. I, 11). Mais ce sont exclusivement des conditions spirituelles et morales qui font qu’on est qualifié (adhikārin).
  2. avidyā, asmitā, rāga, dveṣa, abhiniveśa. — Nous trouvons dans le Yoga le même pessimisme théorique que dans le Sānkhya : « Pour celui qui sait distinguer (l’éternel du transitoire), tout est misère, à cause de la cessation, de l’anxiété, des impressions laissées par les souffrances antérieures, et des contrastes » (Y. S. II, 15).
  3. Littéralement, le fait de dire ; « Je suis. »
  4. kleśatanūkaraṇa.
  5. C’est une citation de Yājñavalkya.
  6. Les tantra sont les écritures propres à chaque secte ; ils contiennent en particulier ces puissantes formules qui procurent à ceux qui les répètent et les méditent des facultés surhumaines. — Au nombre des exercices prescrits en vue du yoga figure l’obligation de réciter sans cesse et d’une seule haleine certaines formules célèbres comme la gāyatrī avec sa tête : « om, les eaux, la lumière, le suc, l’ambroisie, le brahman, om ». — Comme le dit une des Upaniṣad rattachées au yogisme, « en ceci, il n’y a jamais d’excès » (Amṛtabindu-Up.). Comme c’est précisément le contraire de ce qu’avaient enseigné les Brāhmaṇa (voir plus haut, p. 32), nous prenons sur le fait une différence caractéristique entre le ritualisme et l’individualisme religieux.
  7. Il va sans dire que les empêchements peuvent se produire non seulement dans la période préparatoire, mais aussi longtemps que le but définitif n’est pas atteint. C’est ce que signifie le S. S. VI, 20 : « L’affranchissement, c’est la suppression des traverses. »
  8. La maladie : la fièvre causée par le manque d’équilibre des trois humeurs ; la langueur (styāna) : l’inactivité de l’esprit ; le doute : l’oscillation entre les deux faces d’une alternative ; l’insouciance : le défaut d’attention dans la méditation ; la paresse : la lourdeur du corps, de la parole et de l’esprit ; l’attachement : désirer des objets sensibles ; la perception erronée : prendre une chose pour une autre ; l’instabilité : l’incapacité de l’esprit à se maintenir dans une des étapes de la contemplation, après qu’il l’a conquise (Sarvad., p. 103 ; cf. Aniruddha, ad S. S., p. 269).
  9. Ces exercices sont appelés parikarman : appropriation, épuration.
  10. Y. S. S., p. 28 ; 2). Les Yoga-sūtra (I, 39) vont jusqu’à laisser l’adepte absolument libre de choisir comme il entend l’objet de sa méditation ; tant il est vrai que c’est une gymnastique de l’esprit pour laquelle le contenu de la pensée est en somme indifférent.
  11. Y. S. I. 15.
  12. Il convient de noter le ton tout à fait stoïcien de la définition du renoncement, reproduite par le Sarvadarśanasangraha : « Le détachement, c’est la pensée : “Ces objets me sont soumis, je ne leur suis pas soumis”, qui surgit chez celui qui ne sent plus aucun intérêt pour les choses de ce monde et de l’autre, parce qu’il perçoit les imperfections qui y sont attachées » (p. 169).