L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/04/3

Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 302-313).
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3e partie, chap. IV, III
III. Doctrines fondamentales.
§ 1. Les rapports du Sānkhya et du Yoga.

« Qui voit l’identité du Sānkhya et du Yoga, celui-là voit vraiment », ainsi s’exprime Yājñavalkya au livre XII du Mahābhārata (v.  11678)[1]. À s’en tenir à la cosmologie, à la théorie de la connaissance et à celle du salut, c’est une vérité incontestable que Yājñavalkya énonce dans ce passage. Et comment pourrait-il en être autrement, puisqu’en ces matières le Yoga s’est contenté de prendre en bloc les enseignements du Sānkhya ? Tout ce qu’il a de rationnel, ou peu s’en faut, est d’emprunt. Sur la prakṛti et les principes qui en dérivent ; sur le puruṣa, sur son indépendance réelle et son association apparente avec les êtres qui évoluent autour de lui, le Yoga a maintenu si fidèlement la doctrine de Kapila, que tels écrits qui, comme le Rājamartāṇḍa, se donnent pour une interprétation des sūtra de Patañjali, peuvent servir de source pour la connaissance du Sānkhya[2].

On explique en général cette extraordinaire ressemblance en disant que les écoles Sānkhya et Yoga sont deux sœurs jumelles, dirigées l’une exclusivement vers la théorie pure, l’autre de préférence vers la pratique, mais en somme unies au point que le même individu pouvait indifféremment se rattacher à l’une ou à l’autre. Il me semble que, s’il en eût été vraiment ainsi, les doctrines qui, dans le Sānkhya, sont organiquement liées à l’ensemble du système, n’apparaîtrait pas dans le Yoga comme un placage tout extérieur ; elles auraient pris dans les deux écoles un développement parallèle, et même on les aurait vues diverger pour s’adapter aux besoins spéciaux auxquels elles devaient répondre. Au lieu de cela, à part quelques insignifiantes modifications dans la terminologie, c’est la ressemblance la plus parfaite qu’on puisse imaginer.

On admettrait plus volontiers l’hypothèse que les yogins, en quête d’une théorie qui pût rationnellement justifier les procédés traditionnels dont ils voulaient faire la systématisation, ont pris le Sānkhya comme il était. Pourquoi, en effet, y auraient-ils apporté des modifications importantes ? Le besoin ne s’en fût fait sentir que s’il eût fallu coordonner les emprunts avec les enseignements héréditaires de l’école. Or, de doctrines expressément formulées, sauf peut-être sur un point, le Yoga n’en possédait pas encore. Avant la réception de la philosophie Sānkhya, il ne se composait évidemment que d’exercices pratiques reposant sur des croyances plus ou moins définies.

Mais ce serait mal connaître la manière dont se forment les sectes et les écoles nouvelles, que de s’imaginer que les yogins, se demandant lequel, parmi les systèmes existants, s’adaptait le mieux à leur discipline, se sont, après mûr examen, décidés pour le Sānkhya plutôt que pour le Védanta. Les choses ne se passent pas ainsi, ni dans l’Inde, ni ailleurs. Ce qui est décisif dans ces questions de filiation, ce ne sont pas des arguments logiques, mais bien les raisons historiques. La ressemblance doctrinale des deux écoles s’explique le plus naturellement, si l’on admet qu’il y eut entre leurs adeptes d’étroits rapports et peut-être même identité au moins partielle des personnes, et que les tentatives de systématisation de l’ascétisme sont parties de l’école Sānkhya, autrement dit que les premiers théoriciens du yoga ont été des disciples de Kapila.

Cette annexion du Yoga par le Sānkhya a été d’autant plus aisée qu’il y avait entre eux une affinité naturelle, une affinité qui n’existe nullement au même degré entre le Yoga et le Védanta. En effet, la méthode ascétique par excellence, celle qui détache la pensée des choses extérieures pour la concentrer en elle-même, c’est, avec un plus ou moins grand nombre d’échelons, de faire rentrer successivement les sens dans l’entendement, l’entendement dans le principe d’individualisation, et celui-ci dans le principe de la connaissance, — un processus d’inhibitions où chaque principe est, en quelque sorte, tenu en bride par le principe immédiatement supérieur jusqu’à complet isolement de l’âme. Cette méthode est ancienne, puisque la Kāṭhaka-Upanisad recommande déjà pour le yoga une opération qui consiste à réprimer (yam) la voix et l’entendement, en les ramenant dans le moi connaissant (la buddhi), puis à ramener celui-ci dans « le grand », et « le grand » dans « l’âme apaisée » (c’est-à-dire dans l’indéterminé)[3]. L’emboîtement des principes les uns dans les autres était tout à fait conforme à l’évolution des tattva et à leur subordination, enseignées par le Sānkhya.

De plus, à la différence des autres systèmes de philosophie, le Sānkhya posait un nombre infini d’âmes isolées. Or, l’ascétisme entendu à la façon hindoue a pour but l’intégration absolue de l’âme individuelle, c’est-à-dire un état où elle est elle-même, rien qu’elle, détachée radicalement du non-moi. C’est à cette condition seulement qu’elle devient infiniment libre, grande et heureuse. Encore ici, le Sānkhya s’adaptait à merveille aux besoins du Yoga, si bien même qu’on serait tenté de se demander si cette doctrine assez étrange de la pluralité des puruṣa et de leur absolue indépendance réciproque qui fait que chacun est exactement comme s’il existait seul, ne lui a pas été inspirée par les conditions où il concevait l’ascétisme. Cette hypothèse paraîtra peut-être très audacieuse. Remarquons cependant que l’influence en retour du Yoga sur le Sānkhya est incontestable, et qu’elle ne s’est point exercée seulement sur des points d’importance secondaire, s’il est vrai que la doctrine de l’antahkarana a été imaginée à cause de passages de la Śruti et de la Smṛti qui recommandent la pratique du Yoga[4].

À défaut d’emprunts qui ne sont qu’hypothétiques, le Sānkhya a des obligations envers le Yoga. Il serait très certainement tombé dans l’oubli, et en tout cas il n’aurait pas agi comme il a fait sur le développement de la pensée hindoue, si le Yoga ne l’avait maintenu en honneur. Qui attaquait le Sānkhya, attaquait aussi le Yoga, et, pour défendre celui-ci, il fallait se servir des armes que possédait le Sānkhya. Le même Vācaspatimiśra, qui a commenté la Sānkhya-Karika, est aussi l’auteur d’une glose sur le plus fameux commentaire des Yogasūtra, le Vyāsabhāṣya ; et l’auteur d’un des traités les plus répandus sur le Yoga, le Yogasārasangraha, est ce même Vijñānabhikṣu en qui nous connaissons déjà un exégète du Sānkhya. Il n’est pas douteux que la doctrine rationaliste n’ait bénéficié de l’extraordinaire popularité du système qui lui doit tant.

§ 2. Īśvara.

Le même livre du Mahābhārata, qui nous a fourni tout à l’heure une affirmation si péremptoire de l’identité du Yoga et du Sānkhya, met un peu plus loin ces paroles dans la bouche de Bhīṣma, s’adressant à Yudhiṣṭhira : « Comment l’athée pourrait-il être sauvé ? » tel est l’argument excellent que les Yogins parfaitement sages allèguent (contre le Sānkhya). À cela, les partisans du Sānkhya répondent : « Pour être délivré du corps, il faut, et il suffit, que sachant toutes les voies du salut, on se détache des objets sensibles ; voilà la doctrine sankhyenne de la libération, comme l’ont prêchée de grands sages !… Les Yogins ont pour eux l’évidence immédiate ; les docteurs du Sānkhya s’appuient sur une tradition certaine. Cher Yudhiṣṭhira, ces doctrines sont toutes deux approuvées par moi, et toutes deux sont reconnues pour vraies par les hommes compétents. Celui qui se conforme aux règles qu’elles formulent, atteindra le but suprême. Pareille est de part et d’autre la pureté basée sur les mortifications ; pareille la compassion pour les êtres ; pareille la fidèle pratique des vœux ; seule, la doctrine n’est pas semblable » (Mbhr., 11039-41 ; 43-45).

La note est ici sensiblement différente. Les manifestations pratiques sont les mêmes dans les deux écoles ; elles se séparent sur des points de doctrine. Et Bhiṣma met le doigt sur la plus caractéristique de ces divergences : en face du Sānkhya athée (niriśvara-Sānkhya), le Yoga affirme l’existence d’un Dieu souverain (seśvara-Sānkhya).

L’Īśvara du Yoga n’est pas une de ces divinités comme celles que le Sānkhya reconnaissait, êtres ne différant de l’homme que par un peu plus de pouvoir, un peu plus de jouissance, un peu plus de longévité, mais soumis comme lui à la loi de la métempsycose, et placés même dans des conditions moins favorables que lui au point de vue du salut. Non, l’Īśvara n’est pas un dieu quelconque, mais Dieu, un être à part, éternel, tout-puissant, dont l’activité infiniment bienfaisante se déploie en faveur de l’homme désireux du salut. C’est une âme spéciale, puruṣaviśeṣa, ce qui signifie sans doute une âme exceptionnelle[5]. Il est unique. Il ne connaît ni la souffrance, ni le désir, ni la fructification des actes. Aucune modification, vṛtti, ni réelle, ni apparente, ne se produit en lui au contact du monde extérieur ; et, par conséquent, aucune prédisposition, saṁskāra, ne détermine le cours d’une existence qui demeure éternellement la même. Tandis que, dans les autres âmes, la science ne se trouve qu’à l’état de semence, la toute-science d’Īśvara est parfaite. C’est lui qui communique aux dieux, aux élus, la vision spirituelle, jñānacakṣus : il est le maître, le guru des anciens maîtres. Sa manifestation, ou plutôt sa révélation mystique, c’est la syllabe om (Y. S., I, 27), pourvu qu’on la prononce avec justesse et avec une intense application de la pensée. La création du monde contingent se fait par un simple acte de sa volonté. Pour qu’il prenne conscience de lui-même et qu’il agisse, il faut qu’il soit de quelque façon associé à la prakṛti ; mais des trois guṇa, c’est le sattva, la bonté, qui, à l’état de pureté absolue, constitue sa nature et cela de toute éternité.

Īśvara écarte les obstacles qui s’opposent à l’acquisition du salut. Pour acquérir la connaissance suprême, le yogin doit s’abandonner entièrement à Dieu, qui l’amènera à bon port ; c’est ce que les textes appellent praṇidhāna, la dévotion[6]. Cependant, si le salut n’est possible que grâce à l’intervention d’Īśvara, il ne consiste point en une union avec lui ; les puruṣa ne sont pas moins indépendants les uns des autres après le salut qu’avant. L’être sauvé est en dehors de Dieu.

En possession de la plénitude de la félicité, Īśvara n’a d’autre mobile pour agir que la compassion qu’il éprouve pour les puruṣa liés aux trois essences constitutives de la prakṛti et engagés dans le saṃsāra. Si, dans sa bonté, il a créé ce monde misérable, c’est parce que la connaissance qui est en germe dans chaque puruṣa prendra son épanouissement à cette seule condition ; le tapas, la souffrance est une discipline indispensable pour l’acquisition du savoir. De quelle manière Īśvara vient au secours du dévot qui aspire à la délivrance et peut féconder ses efforts, c’est une question que les docteurs de l’école ne semblent même pas s’être posée.

La théorie mécanique du salut, telle que l’exposent les traités du Sânkhya, est sans doute plus claire, et même plus satisfaisante pour le dialecticien, si l’intervention d’un Īśvara ne vient pas compliquer le problème. Il est donc très naturel que la plupart des savants européens qui ont étudié l’histoire du Yoga, inclinent à voir dans son théisme un élément adventice, qui n’aurait été introduit dans le système primitif qu’à titre de concession et pour se faire accepter des religions populaires[7]. Bien loin d’être un organe de la doctrine, la notion d’Īśvara, disent-ils, est restée sans influence sur l’ensemble du système. On le voit assez dans la conception du salut : dans toutes les religions centrées sur l’idée d’un dieu personnel et d’une providence, le but suprême offert aux adeptes est la vie éternelle en Dieu ou auprès de Dieu, et non pas l’isolement parfait de l’âme[8].

Je crois qu’il y a lieu de distinguer entre le Yoga, doctrine philosophique (le yoyadarśana), et le yoga, ensemble d’exercices ascétiques. C’est dans le système que la présence d’un Dieu apparaît comme une superfétation[9]. Mais le théisme est au contraire fort ancien dans les pratiques de l’ascétisme et de la magie. L’idée traditionnelle et populaire, c’est que par les jeûnes et les mortifications, le sorcier met dans sa dépendance un être surhumain par l’entremise de qui il obtient l’objet de ses désirs ; et il en est de même de l’ascète qui n’arrive dans l’extase à l’intuition des vérités sublimes que par son union temporaire avec l’être qui est pure connaissance. Dans les deux cas, le dieu est un auxiliaire dont l’assistance, quoique provisoire, est en somme indispensable. Même systématisé, le Yoga ne pouvait guère se passer de cette notion. De plus, à voir la place que Śiva occupe dans les textes les plus populaires de l’école yoga, on peut se demander si ce dieu très personnel n’a pas été dès l’origine étroitement associé aux pratiques de la sorcellerie et de l’ascétisme, et si l’Īśvara des théoriciens n’est pas le résultat de sa désaffectation orthodoxe ou théosophique. C’est ce qui expliquerait le mieux ce qu’il y a de vague dans cette entité : elle nous paraît effacée, parce qu’elle n’a plus un rôle important à jouer dans l’économie du monde et du salut, telle que se la représente le Yoga, maintenant qu’il est endoctriné par le Sānkhya ; elle cadre mal avec le reste du système parce qu’elle n’y figure que comme survivance d’une personnalité autrefois bien définie et fortement agissante. Combiner organiquement le théisme avec le dualisme absolu du Sānkhya, c’était une entreprise au-dessus des forces de la philosophie yoga ; elle s’est contentée de juxtaposer les deux doctrines. Il faut d’ailleurs, pour être juste, reconnaître que si le dualisme explique aisément le problème du mal, il a infiniment plus de peine que le monisme à résoudre le problème de Dieu.

Il n’est pas inutile de constater que le Yoga s’écarte sur un autre point encore du mécanisme intransigeant du Sānkhya. Il a émis en effet, à propos du langage, une théorie intéressante qui montre combien ses docteurs étaient préoccupés de ce qui est suprasensible. Ils ont fait observer qu’en dépit de différences notables dans le son, un mot prononcé par deux personnes différentes n’en conserve pas moins le même sens : ils enseignent donc que le sens ne résulte pas seulement de la somme des sons, et que les sons ne peuvent être pour le sens qu’une sorte de symbole. Il y a, par conséquent, quelque chose de non sensible qui s’ajoute à la simple impression auditive, et qui procure l’intelligence de la parole prononcée (le sphoṭa). On peut se demander si l’Īśvara ne joue pas un rôle analogue, s’il ne coopère pas de même avec les sensations que nous recevons du monde extérieur, de manière à nous faire arriver à l’intelligence des choses transcendantes. Je ne voudrais pas insister sur une analogie qu’on trouvera peut-être tirée par les cheveux. Il n’en est pas moins certain que du moment qu’on admet quelque chose de suprasensible, on abandonne le point de vue strictement sensualiste du Sānkhya, et l’on est plus disposé à reconnaître dans le monde et dans la vie l’intervention merveilleuse d’un Dieu de grâce et de compassion[10].

§ 3. Le but à atteindre.

La définition que Patañjali donne du yoga met en lumière la tendance pratique du système : « Le yoga, dit-il, est la suppression des modifications du principe pensant[11]. » Ces modifications sont les cinq formes que peut revêtir l’activité intellectuelle : la notion correcte, pramāṇa ; la notion erronée, viparyaya ; la notion imaginaire, vikalpa ; le sommeil, nidrā ; la mémoire, smṛti. « Dans les notions correctes fournies par la perception, la pointe de l’organe de la pensée, rencontrant par l’intermédiaire des sens les objets extérieurs, prend la forme de ceux-ci, tout comme du cuivre fondu qu’on verse dans un creuset » (Y. S. S., p. 2, sq.) L’induction et la parole autorisée sont aussi des sources de notions vraies. — « Il y a notion erronée quand la forme réelle d’une chose ne correspond pas à l’idée qu’on s’en fait s (Y. S. I, 8). — « Une notion imaginaire est appelée à l’existence par des mots, sans que rien lui corresponde dans la réalité » (Y. S. I, 9). — « Le sommeil est la modification de l’esprit qui n’a rien pour base[12] » (Y. S. I, 10). Il ne laisse pas cependant d’être, lui aussi, une fonction de l’esprit, puisqu’après un sommeil profond on a le sentiment d’avoir bien dormi. — « La mémoire est la fonction qui empêche une chose connue de s’échapper de l’esprit » (Y. S. I, 11).

Quel intérêt y a-t-il à supprimer l’activité de l’entendement ? Les Yoga-sutra nous l’apprennent : grâce à cette suppression, le puruṣa retrouve d’une manière absolue sa nature propre (I, 3 ; cf. Y. S. S., p. 1). On le voit, il ne s’agit plus de reconnaître, par un effort de la pensée, l’identité du moi et de l’âme universelle, comme dans le Védanta ; — ni de distinguer l’âme de tout ce qui n’est pas l’âme, comme dans le Sānkhya ; — mais, par une méthode moitié spirituelle, moitié physiologique, de réaliser cette intégration de l’âme qui constitue le salut.

La suppression des fonctions de l’intellect n’est point quelque chose de négatif ; elle est tout aussi positive que l’exercice de ces fonctions. Si celui-ci, la pravṛiti, est une marche en avant, l’autre, la nivṛtti, est un retour en arrière, et non point un arrêt sur place. Cette observation a une très grande importance pratique ; elle explique pourquoi il faut des opérations, et même de très pénibles efforts pour effectuer la cessation de l’activité du citta. Ce n’est pas tout. Puisque la rétraction est une réalité, tout comme la mise en action, on comprend qu’elle laisse un saṁskāra, un résidu : « si l’on niait l’existence de ce résidu, on n’aurait aucun droit de soutenir que le yoga se renforce avec le temps » (Y. S. S., p. 4).

L’isolation du puruṣa doit être absolue. Il n’en est pas du yoga comme de ces suppressions momentanées des fonctions intellectuelles qu’on a l’occasion d’observer au courant de l’existence. À la différence du sommeil profond ou de l’extase, le yoga se traduit par deux résultats, définitifs l’un et l’autre. Tout d’abord, il extirpe les germes de renaissances futures. En outre, il stérilise les prédispositions produites par le fonctionnement de l’organe pensant dans les existences antérieures. « C’est dans deux phases successives que le yoga sape d’avance les fondements d’existences ultérieures, et qu’il efface les empreintes qui déterminent l’existence actuelle. Dans la première, il est « conscient », samprajñāta-yoga : la pensée est alors exclusivement attentive à son objet propre, et toutes les modifications du citta sont suspendues dans la mesure où elles dépendent des choses extérieures[13] » ; les fruits qu’il procure sous cette forme sont, ou bien visibles, — la cessation de la souffrance[14], — ou invisibles, — la perception immédiate de l’Être qui fait l’objet de la méditation, c’est-à-dire d’Īśvara ou du puruṣa. La deuxième période du yoga est celle où il est « inconscient », asamprajñāta : l’organe pensant se résout en sa cause, la prakṛti ; le sentiment de la personnalité se perd ; le sujet qui médite, l’objet sur lequel s’arrête sa pensée, l’acte même de la méditation, ne font plus qu’un. On dit que le yoga est en ce moment « sans support », nirālambana, la méditation n’ayant plus besoin d’un véhicule ou d’un symbole[15]. Et comme les saṁskāra qui ont commencé à développer leurs effets sont eux-mêmes consumés[16], le fruit qu’on recueille, c’est la libération ; le yogin n’a qu’à la désirer, pour qu’elle se réalise immédiatement (svecchayā mokṣaḥ, Y. S. S., p. 6).

  1. « La condition qu’obtiennent les Sānkhya, les Yogins l’obtiennent aussi ; il voit bien, celui pour qui Sānkhya et Yoga ne font qu’un » (Bhag. G. V, 5).
  2. Dans son commentaire sur les Sānkhya-sūtra, Vijñānabhikṣu cite fréquemment les Yoga-sūtra et l’interprétation qu’en a donnée Vyāsa ; il peut le faire d’autant plus justement, dit-il, que les doctrines essentielles sont les mêmes (p. 25).
  3. Kāṭh. Up. 3, 13.
  4. Vijñ., p. 34.
  5. On comprend en général puruṣaviśeṣa en ce sens que Dieu est une âme à part, les autres âmes étant indépendantes de lui, n’émanant pas de lui. Mais toutes les âmes ne sont-elles pas indépendantes les unes des autres ? Le double fait que Dieu est de toute éternité en possession de la toute-science, et que, associé à la prakṛti, il n’est lié qu’au sattva pur, met le puruṣa-Īśvara infiniment au-dessus des autres âmes.
  6. D’après le commentaire de Vyāsa, le praṇidhāna c’est à remettre tous ses actes au Guru suprême, ou renoncer au fruit de ses actes ». Le Yogasāra définit ainsi ce terme : « C’est la pensée dirigée vers Īśvara, en commençant par le praṇava (om, le symbole de Dieu) et en finissant par sa vue directe » (p. 19).
  7. Voir Garbe, Sānkhya und Yoga, p. 49, sq. ; Deussen, Geschichte der Philosophie, I, 2, p. 215 ; p. 344 ; Markus, Yoga Philosophie, p. 3. — M. Garbe pense que Īśvara a été emprunté à la doctrine des Bhâgavata. Il est vrai que Bhagavat est une des appellations ordinaires de Dieu dans les textes du Yoga, et que les Bhāgavata désignent leur divinité suprême par le titre d’Īśvara ; mais Bhagavat et Īśvara sont des mots trop communément employés pour qu’on puisse appuyer sur eux quelque hypothèse que ce soit. Il faut noter aussi que les Bhāgavata sont une secte vishnouite, tandis que le yogisme est plutôt affilié au sivaïsme.
  8. Il y a des textes qui cherchent à spécifier la part d’Īśvara dans l’œuvre du salut. Ils n’ont pu lui assigner que des rognures. On enseigne, par exemple, que si l’on pratique avec énergie et intensité les cinq « moyens » auxiliaires du yoga, c’est-à-dire la foi, l’énergie spirituelle, le souvenir, la concentration, la connaissance (prajñā, l’intuition consciente de la vérité), alors se produisent sans autre délai le yoga inconscient et sa conséquence, le salut. Mais s’il y a chez le yogin une certaine paresse dans l’emploi de ces moyens, il ne peut compenser ce déficit que par sa dévotion pour Īśvara (Yogasāras., p. 18).
  9. N’oublions pas d’ailleurs que ce qui fait paraître choquante la présence d’un Īśvara dans le Yoga, c’est l’identité à tous autres égards de ce système avec le Sānkhya. Si l’on n’avait pas eu le commode moyen de confrontation que nous apportent les textes de l’autre école, on ne se fût peut-être pas avisé que le rôle d’Īśvara n’était qu’un hors-d’œuvre.
  10. Le Sānkhya admet bien qu’il y a des choses subtiles, c’est-à-dire qui sont hors de la portée de nos sens grossiers ; mais le subtil n’est pas le suprasensible, puisqu’il est perceptible aux sens qui lui sont adéquats.
  11. citta-vṛtti-nirodha. Le citta prend dans le Yoga la place de la buddhi dans le Sānkhya, — ou, comme l’enseignent quelques commentateurs, celle de l’antahkarana. Il relève en tout cas de la prakṛti.
  12. C’est-à-dire qui se produit quand les autres modifications de l’esprit sont supprimées momentanément. La nidrā est le sommeil sans rêve, car le rêve, c’est la mémoire modifiant l’esprit en état de svapna (somnus et somnium).
  13. Sarvadarśanasangraha, p. 164.
  14. Tandis que le Sānkhya fait de la cessation de la souffrance le but suprême à atteindre, le Yoga n’en parle qu’en passant, comme du premier résultat obtenu par la discipline qu’il enseigne.
  15. La syllabe om dont les Upaniṣad prescrivent la méditation dans ses éléments successifs, dans sa résonnance finale, et dans le silence qui y met un terme, est appelée d’ālambana dans la Kāṭhaka-Upaniṣad.
  16. De là l’épithète de nīrbija « dénué de germes » qu’on donne à cette phase du yoga.