L’Hermaphrodite (Le Nismois)/Tome 2/08

(alias Alphonse Momas)
[s.n.] (Tome 2p. 117-133).
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VIII

L’abbesse dormit jusque vers les trois heures de l’après-midi, sans que nul ne la dérangeât. Se réveillant, ses regards tombèrent sur son jeune amant, plongé dans le sommeil, sommeil bien gagné après les exploits amoureux accomplis.

Se soulevant avec précaution sur un coude, pour ne pas le troubler dans son repos, elle le contempla dans sa nudité et dans son calme, l’admira, s’étonnant de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.

L’avoir remarqué plus tôt ! Pensait-elle aux hommes quelques jours auparavant ! Elle revécut la folie qui l’entraînait vers l’hermaphrodite, et avant cette folie, les toquades qu’elle eût pour les femmes de son couvent, les rares sacrifices qu’elle fit à l’amour naturel, à l’amour du mâle, depuis sa rupture avec Victor-Étienne.

Il était vraiment beau, ce jeune Maillouchet, Hugues, comme elle l’avait appelé ! Beau, avec une peau blanche et fine, avec son visage aux traits réguliers, que soulignait une légère moustache naissante, avec son corps aux formes sveltes et masculines, sans rien de grossier.

Ses yeux examinèrent sa queue au repos, d’une bonne moyenne, très prometteuse par son bout pointu, et elle sentit son cœur s’émouvoir d’une flamme toute nouvelle, d’une joie comme jamais elle n’en ressentit.

Il dormait encore, ce chérubin, ce cher amour, qu’elle ignorait et qu’elle eût dédaigné la semaine précédente ! Il l’aimait depuis longtemps, et elle ne s’en doutait pas ! Maintenant bien des faits lui revenaient en mémoire !

Elle l’apercevait toujours à sa suite, l’escortant d’une façon plus ou moins discrète, suivant les circonstances, tenant les yeux baissés lorsqu’elle le regardait, se lançant à des hardiesses sur les sœurs si son regard pesait trop lourdement, comme s’il eût voulu échapper à l’attraction exercée.

Soupçonnait-elle cette attraction ? Non. Elle s’intéressait cependant à ses histoires voluptueuses, plus qu’à celles des autres, par la crainte de le voir perdre le fil des études entreprises, dans l’appréhension de ne pas le voir atteindre le progrès moral et physique dont elle le reconnaissait capable, avec l’effroi d’une chûte possible qui le rejetterait au niveau des autres pupilles.

C’est qu’il travaillait avec ardeur, ce jeune garçon qui faillit devenir un bandit, qui le fût même puisqu’il viola et assomma une fille ! Il travaillait et se formait, révélant une nature d’essence supérieure et délicate ! Il travaillait, se formait, poussé par l’amour, par le culte qu’il lui vouait, et, il était enfin son amant !

Son amant !

Elle, Josépha de Frochement, elle, l’abbesse souveraine des Bleuets, elle, la grande, noble, belle et puissante dame, qui traitait d’amour avec les plus hautes personnalités du monde ; elle, la voluptueuse sirène qui se délectait aux ivresses de la chair avec ses femmes et ses moines, elle, dont on vantait l’irrésistible charme au dehors, elle, elle avait pour amant Maillouchet.

Les lèvres du jeune homme s’entr’ouvrirent dans un sourire, comme s’il eût pressenti l’étude que sa maîtresse faisait de son individualité, et ce sourire pénétra le cœur de la jeune femme. Elle se pencha pour le cueillir sur sa bouche, elle s’arrêta, se recula, murmura :

— Ne l’éveillons pas.

Debout au pied du lit, elle lui envoya un baiser où toute son âme vola, puis se réfugia dans son cabinet de toilette, où Bottelionne s’occupait de préparer tout ce qui lui était nécessaire.

En la voyant apparaître, la complice de Marthe se laissa aller sur les genoux et balbutia :

— Il n’y a pas de ma faute dans ce qui s’est passé, notre mère, je le jure !

Josépha plongea les yeux dans les siens, garda un moment le silence, puis dit :

— Je suis en veine de clémence ! Je te pardonne, tu es trop bête pour être dangereuse. À ta prochaine défaillance, tu ne sortiras pas vivante de ce couvent. Mon bain est-il prêt ?

— L’eau coulait comme vous sautiez du lit.

— Bien, accompagne-moi,

Quand elle fut dans l’eau, elle ordonna à Bottelionne d’aller lui chercher Eulalie et celle-ci, accourue, s’écria :

— Que je suis heureuse de te revoir !

— À quoi sert d’être entourée d’amies dévouées, pour qu’un attentat aussi stupide puisse se commettre sur ma personne !

— N’avais-tu pas donné la consigne de respecter tes solitudes avec Marthe ?

— Respecter cette consigne ne vous interdisait pas de vous inquiéter de ma disparition !

— Suzanne et moi, nous nous en sommes inquiétées sur le champ et en avons causé avec Maillouchet, pensant que l’état de son esprit le porterait à s’alarmer plus que nous. Il a discuté notre inquiétude.

— Vous saviez donc ce qui était dans son cœur.

— Il eût fallu être aveugle pour l’ignorer.

— Je l’ignorais, moi ! Il n’a donc pas cru, lui, à un danger ! Son état d’esprit, comme tu dis, ne s’est pas inquiété !

— Malgré ton mouchoir déchiqueté que je lui avais montré.

— Le cœur subit donc d’étranges aveuglements ! Je pardonne à tout le monde, autour de moi, à cause de lui, de Hugues, tu entends : Maillouchet s’appelle Hugues, à partir de ce jour.

— Tu pardonnes à Antioche, à Espérandie ?

— Non, pas à ceux-là ! Je prononcerai cette nuit à leur sujet. Communique-moi ton rapport quotidien. Y a-t-il des demandes d’entretien ?

— L’aumônier désire te parler avant de retourner en ville.

— Il est là ?

— Oui.

— Amène-le moi. Je ne veux pas le retarder. Nous reprendrons ensuite notre conversation.

Ses nerfs se détendaient dans l’eau ; elle reçut l’aumônier Hermal, qui lui embrassa la main, lui fit compliment sur sa beauté, toujours aussi absolue et lui communiqua ses actes, depuis sa disparition jusqu’à la réunion de Raymonde et d’Izaline.

— Ah, dit-elle, tu as rendu cette petite à sa grande-amie !

— N’ayant pas tes instructions nouvelles, je me suis déchargé de ma mission sur notre sœur novice.

— Izaline ! N’est-elle pas sortie hier !

— Oui, pour aller chez les Lunaires, avec qui elle est revenue, lorsqu’ils ont été appelés pour concourir à ta délivrance.

— Ma délivrance, murmura-t-elle, il en était temps ! Si je n’avais pas eu le bonheur d’apercevoir Hugues ; qui sait, l’abbesse Josépha n’existait plus.

— Hugues !

— C’est le nouveau nom de Maillouchet.

Leurs regards s’entrecroisèrent, Hermal reprit :

— Tu l’as élevé jusqu’à toi !

— Il est mon amant.

— Bien jeune pour le rôle, Josépha !

— Préfères-tu que je conserves Marthe.

— Non, non pas ! Il te fait revenir aux hommes, on lui devra toujours cela.

— Parle-moi de sa visite à Dollemphe et ce qu’il en résulta.

— Ton avis à Dollemphe le jeta dans la colère que tu conçois. Il accourut chez moi et nous y décidâmes le plan de campagne qui a si bien réussi. Nous convoquâmes les Lunaires, les membres étrangers au couvent, afin qu’ils assistassent la fête que nous savions avoir lieu le soir ; nous visitâmes dans le couvent les sœurs et les frères que nous jugions les plus fidèles et les plus disciplinés, adressâmes de violentes observations à Victor-Étienne pour avoir cédé à Antioche. Il montra un tel chagrin de cette rebellion inattendue qu’il demanda à se placer à la tête du mouvement destiné à te rendre la liberté et à t’assurer de la personne des félons. Il t’a rejointe de bonne heure ?

— À minuit et demie. J’étais couchée, m’attendant à une nouvelle brutalité d’Antioche et d’Espérandie pour mon refus de lettre expliquant mon absence.

— Ils t’ont frappée !

— Hélas.

— Ils avaient donc perdu l’esprit ! Comme conséquence du concours des Lunaires, qui ont renoncé à leur réunion d’hier soir, il leur a été promis que l’hémicycle du couvent leur serait ouvert aujourd’hui à dix heures, et qu’avec une vingtaine de femmes, tu figurerais dans tous les exercices qui enivrent leurs sens.

— Moi !

— Toi, et c’est bien juste. Deux de leurs délégués attendent du reste que tu veuilles bien les recevoir pour emporter ton consentement à notre promesse. Tu ne peux refuser ; ils te désirent à l’autel et ils ont été les plus forts soutiens de ta cause. Je ne dois pas te le dissimuler, il y avait déjà beaucoup de désordre dans la maison.

— Cette méchante affaire ne laissera-t-elle pas de traces ?

— Nous y travaillerons par les pratiques religieuses pendant plusieurs jours, par une sévérité momentanée. Tout rentrera dans l’harmonie avec le châtiment des coupables.

— Après la réunion des Lunaires, le Conseil de l’Ordre tiendra séance pour prononcer à leur sujet. Tu t’y trouveras, tu te reposeras ensuite.

— Tu agrées donc notre promesse ?

— Ne le faut-il pas ? Envoie-moi les deux délégués, je la confirmerai avant de sortir du bain.

L’abbé Hermal se retira, et Eulalie introduisit deux des hommes habillés de rouge.

Ils s’inclinèrent devant la jeune femme, elle leur sourit et dit :

— Grand merci à vous, mes frères, d’avoir mis votre force et votre intelligence au service de mon autorité. Je vous suis profondément reconnaissante du sacrifice de vos plaisirs d’hier à ma cause, et ce soir, je monterai à votre autel pour y favoriser vos jeux. Allez et voyez.

Elle se dressa debout dans sa baignoire, leur tourna le dos, et l’un après l’autre, ils promenèrent l’annulaire dans la fente de son cul ; puis elle se rassit et ils sortirent.

Bottelionne prévenue par Eulalie, survint, la sécha, la poudra, la parfuma, et quand elle fut habillée, elle se rendit à son cabinet de travail.

Un volumineux courrier était entassé sur une merveille de table-bureau : elle s’installa pour en prendre connaissance et dit à Eulalie qui l’avait suivie :

— Hugues est mon secrétaire ; dès qu’il sera éveillé et costumé, tu me l’amèneras.

— Il est éveillé, tu le verras dans quelques minutes.

Restée seule, elle s’accouda sur sa table et rêva, les yeux perdus dans le vague. Elle ne pensait plus à son courrier.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait la secoua, et elle accueillit avec un sourire Hugues, fort bien habillé de noir, qui la rejoignait.

— Mon cher secrétaire, dit-elle, voici un monceau de lettres qu’il faut m’aider à parcourir. Vous entrez et fonction. Il y a là une petite table, installez-vous et travaillons. Toi, Eulalie, transmets à nos sœurs l’ordre de retraite et de méditation. Tu assisteras Messieurs des Lunaires pour la convocation des femmes qu’ils désirent : elles dîneront avec moi à six heures, va.

Les deux amants se retrouvèrent en présence, Hugues assis à la table désignée par l’abbesse, attendant qu’elle lui fixât sa besogne.

Elle prit un paquet de lettre, vint occuper un fauteuil près de sa chaise et lui dit :

— Allons, décacheté, et résume-moi le contenu de ces missives.

Des demandes de secours, des demandes d’audience, demandes d’admission au couvent, formaient la plus grande partie de cette correspondance.

Hugues parcourait les lignes, en signalait l’objet à l’abbesse qui indiquait une annotation, et les classait ensuite dans un dossier.

Plus d’une heure ils travaillèrent ainsi, goûtant du plaisir à cette occupation, et le courrier fut dépouillé sans qu’on y relevât rien de trop particulier.

Debout, elle posa les mains sur ses épaules, se pencha, l’embrassa en disant :

— Es-tu content de ton sort, mon chéri ?

Il se remit à ses genoux ; dans le même regard extatique que la veille, il balbutia :

— Vrai, vrai, tu me gardes près de toi ; vrai, tu m’aimerais ?

— Je t’aime, je le crois, j’en suis sûre ! Aime bien de toutes tes forces et tâche de cultiver cet amour que tu me fais entrevoir ! N’oublie pas que je suis l’abbesse des Bleuets et que je me dois à ma haute situation dans la volupté et aussi dans l’orgie.

— La femme, tu aimeras et serviras ; la femme, j’aimerai et servirai en toi.

— Dans mes sœurs, si je sacrifie ailleurs que dans tes bras.

— Je penserai à ton charme.

— L’ivresse des sens, Hugues, cache parfois l’amour de sentiment. Il ne s’éteint pas ce pur amour, si l’amant vit comme la maîtresse, en communion de volupté avec le monde qui entoure. Ce soir, je présiderai les plaisirs des Lunaires, et j’aurai ensuite à déterminer la punition des traîtres ; nous ne nous verrons pas avant demain. Tu dormiras dans la cellule qu’on va te donner, et tu apprêteras tes forces.

Sous sa longue robe rouge, il avait passé la tête, et ses lèvres, en baisers frénétiques, en suçons ardents, couraient dans les cuisses et sur les fesses. Elle tremblait sur ses jambes, le feu des désirs la ressaisissait, elle eut l’énergie de s’arracher à la folie sensuelle qui l’entraînait, elle le repoussa avec douceur, et d’une voix mi-empreinte de sévérité, lui dit :

— Je ne t’ai pas autorisé à ces caresses, et si dans le travail tu t’oublies si vite, comment pourrai-je te conserver au poste que je te confie.

— Pardon, pardon.

Elle lui tapota les joues et répondit :

— Oui, je te pardonne, mais je tiens à ce que nous n’abusions pas de si doux bonheurs ! Il faut que tu complètes ton instruction, il faut que tu répondes à ces lettres, il faut que j’entre en communication avec ceux et celles qui m’attendent dans mon salon d’audience. À demain, mon amour, Eulalie te guidera dans ce qui te reste à faire.

Maillouchet, devenu Hugues, succédait à l’hermaphrodite Marthe, qui avait si mal récompensé l’abbesse de l’empire qu’elle lui accordait.

Il travailla avec ardeur à la tâche fixée, puis descendit vers ses anciens compagnons, pour se rendre compte s’ils avaient tous réintégré leur local, et dans quel état ils se trouvaient.

Tous, attablés et à demi-saouls, buvaient encore, se racontant des histoires plus que graveleuses.

Ribourdin, les traits décomposés par les excès, piaillait :

— J’ai foutu plus de vingt fois dans le con et le cul de la sœur Georgette ; elle ne voulait plus d’un autre homme. J’ai baisé la petite Marthe, la bonne amie de l’abbesse, et je baiserai l’abbesse quand ça me plaira.

— Toi, s’écria Maillouchet, tu baiseras le cul de cette bouteille et tu ne baiseras plus autre chose.

Il levait la bouteille pour la lui aplatir sur la tête. Aldour se cramponna à son bras, empêcha le coup et cria :

— Mouche, touche pas le camaro, ou on te fait ton affaire.

— Mouche, tu m’appelles mouche, toi, sale avorton.

Tu somellailles toujours dans les appartements de l’abbesse, pour narrer ce qu’on mijote par ici ! Ton abbesse, elle bousigue sa poire et elle embête tout le couvent. On s’amusait pendant qu’elle s’astiquait le cul avec les pines du dehors.

— Ne dis pas d’imbécillités, intervint un long maigre de dix-sept ans, Cocarrac Justin, et ne vous engueulez pas entre copains : Maillouchet n’est pas une vache ; il cherche à le foutre à l’abbesse, bravo s’il la tire ou l’encule. Moi, ce matin, j’ai enculé la sœur Eulalie et elle m’a promis qu’on s’amuserait encore bougrement si on était bien avec Maillouchet. Je suis ton ami, moi, pas vrai !

— C’est bon, c’est bon, je suis l’ami de tous, mais pas de boucan ou on ne rigolera plus.

— Est-ce toi qui m’empêchera de baiser Georgette, cria encore Ribourdin ?

— Je n’empêcherai rien du tout, mais tu me ficheras la paix.

Il les laissa continuer de boire, et revint auprès de la sœur Eulalie.