L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 06

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 20r-21r).

Subtilité d’vne femme qui feit evader ſon amy, lors que ſon mary (qui eſtoit borgne) les penſoit ſurprendre.


NOVVELLE SIXIESME.



Il y avoit vn vieil varlet de chambre de Charles dernier Duc d’Alençon, lequel auoit perdu vn œil, & eſtoit marié auec vne femme beaucoup plus ieune que luy, & que ſes maiſtres & maiſtreſſe aimoient autant que homme de ſon eſtat qui fuſt en leur maiſon : & ne pouuoit ſi ſouuent aller veoir ſa femme cõme il euſt bien voulu : qui fut occaſion qu’elle oublia tellement ſon honneur & conſcience, qu’elle ſe meit à aimer vn ieune gentil-homme, dont à la longue le bruit fut ſi grand & mauuais, que le mary en fut aduerty. Lequel ne le pouuoit croire, pour les grands ſignes d’amitié que luy monſtroit ſa femme. Toutesfois vn iour il penſa en faire l’experience, & ſe venger s’il pouuoit de celuy qui luy faiſoit ceſte honte. Et pour ce faire, faignit ſ’en aller en quelque lieu pres de lá, pour deux ou trois iours. Incontinent qu’il fut party, ſa femme enuoya querir ſon homme, lequel ne fut pas demie heure auec elle, que voicy venir ſon mary, qui frappa bien fort à la porte. Elle qui le congneut le diſt à ſon amy, qui fut ſi eſtonné, qu’il euſt voulu eſtre au ventre de ſa mere. Et maudiſſant elle & l’amour, qui l’auoient mis en tel danger, elle luy diſt, qu’il ne ſe ſouciaſt point, & qu’elle trouueroit bien le moyẽ de l’en faire ſaillir, ſans mal ny honte, & qu’il ſe habillaſt le plus toſt qu’il pourroit. Ce pendant frappoit le mary à la porte, qui appelloit ſa femme le plus hault qu’il pouuoit. Mais elle faignoit de ne le congnoiſtre point. Et diſoit tout hault au varlet de Ieans, que ne vous leuez vous, & allez faire taire ceulx qui font ce bruit à la porte ? Eſt-ce maintenant l’heure de venir en la maiſon des gens de bien ? Si mon mary eſtoit icy, il vous en garderoit. Le mary oyant la voix de ſa femme, l’appella le plus hault qu’il peut, Ma femme, ouurez moy, me ferez vous demourer icy iuſques au iour ? Et quand elle veit que ſon amy eſtoit tout preſt de ſaillir, en ouurant la porte commença à dire à ſon mary : O mon mary ! que ie ſuis bien aiſe de voſtre venuë, car ie faiſois vn merueilleux ſonge, & eſtois tant aiſe, que iamais ie ne receu vn tel contentement : pource qu’il me ſembloit que vous auiez recouuert la veuë de voſtre œil. Et en l’embraſſant & le baiſant le print par la teſte, & luy bouchoit d’vne main ſon bon œil, & luy demandoit : Voyez vous point mieulx, que vous n’auiez acouſtumé ? Et ce pendant qu’il ne veoit goutte feit ſortir ſon amy dehors, dont le mary ſe doubta incontinent, & luy diſt : Ma femme, par Dieu ie ne feray iamais le guet ſur vous, car en vous cuidant tromper, i’ay receu la plus fine tromperie, qui fut iamais inuentée. Dieu vous vueille amender, car il n’eſt en la puiſſance d’homme qui viue de donner ordre à la malice d’vne femme, qui ne la fera mourir. Mais puis que le bon traitement que ie vous ay fait, n’a peu ſeruir à voſtre amendement, peult eſtre que le deſpris que d’oreſnauant i’en feray, vous chaſtira. Et en ce diſant, ſ’en alla, & laiſſa ſa femme bien deſolée : qui par le moyen de ſes parents, amis, excuſes, & larmes, retourna encores auec luy.

Par cecy voyez vous, mes dames, combien eſt prompte & ſubtile vne femme à eſchapper d’vn danger. Et ſi pour couurir vn mal, ſon eſprit a promptement trouué remede, ie penſe que pour en euiter vn, ou pour faire quelque bien, ſon eſprit ſeroit encores plus ſubtil. Car le bon eſprit, comme i’ay touſiours ouy dire, eſt le plus fort. Hircan luy diſt : Vous parlerez tant des fineſſes que vous vouldrez : mais ſi ay-ie telle opinion de vous, ſi le cas vous eſtoit aduenu, vous ne le ſçauriez celer. I’aymerois autant, ce luy diſt elle, que m’eſtimiſsiez la plus ſotte du monde. Ie ne le dy pas, ce diſt Hircan : mais ie vous eſtime bien celle, qui plus toſt ſ’eſtonneroit d’vn bruit, que finement ne le feroit taire. Il vous ſemble, diſt Nomerfide, que chacun eſt comme vous, qui par vn bruit en veult couurir vn autre. Mais il y a danger qu’à la fin vne couuerture ruine ſa compaigne, & que le fondement ſoit tant chargé pour ſouſtenir les couuertures, qu’il ruine l’edifice. Mais ſi vous penſez que les fineſſes d’vn des hommes (dont chacun vous eſtime bien rempli) ſoient plus grandes, que celles des femmes, ie vous laiſſe bien mon rang pour nous en compter quelque autre. Et ſi vous voulez vous propoſer pour exemple, ie croy que vous nous apprendrez bien de la malice. Ie ne ſuis pas icy, diſt Hircan, pour me faire pire que ie ſuis. Car encores y en a il, qui plus que ie n’en veulx en dient. Et en ce diſant, regarda ſa femme, qui luy diſt ſoudain, ne craignez point pour moy à dire verité. Car il me ſera plus facile à ouyr compter voz fineſſes, que de les vous veoir faire deuant moy, combien qu’il n’y en ait nulle, qui ſceuſt diminuer l’amour que ie vous porte, Hircan reſpondit : Auſsi ne me plains-ie pas de toutes les faulces opinions, que vous auez euës de moy. Parquoy puis que nous cognoiſſons l’vn l’autre, c’eſt occaſion de plus grande ſeureté pour l’aduenir. Mais ſi ne ſuis-ie pas ſi ſot de racompter vne hiſtoire de moy, dont la verité vous puiſſe porter ennuy : toutesfois i’en diray vne d’vn perſonnage qui eſtoit bien de mes amis.