L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 05

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 18r-19v).

Vne baſteliere s’eſchappa de deux cordeliers qui le vouloient forcer, & feit ſi bien que leur peché fut deſcouuert à tout le monde.


NOVVELLE CINQIESME.



Av port à Coullon pres de Nyort, y auoit vne baſteliere, qui iour & nuict ne faiſoit que paſſer vn chacun. Aduint que deux cordeliers dudict Nyort, paſſerent la riuiere tous ſeuls auec elle. Et pource que le paſſage eſt vn des plus longs qui ſoit en France, pour la garder d’ennuyer vindrent à la prier d’amours : à quoy elle feit telle reſponſe qu’elle deuoit, Mais eux qui pour le trauail du chemin n’eſtoiẽt laſſez, ne pour froideur de l’eau refroidiz, ne auſsi pour le reffus de la femme honteux, ſe delibererent la prendre tous deux par force : ou ſi elle ſe plaignoit la ietter dedans la riuiere. Elle auſsi ſage & fine, qu’ils eſtoiẽt fols & malicieux, leur diſt : Ie ne ſuis pas ſi mal gracieuſe que i’en fais le ſemblant, mais ie vous veux prier de m’octroyer deux choſes, & puis vous cognoiſtrez que i’ay meilleure enuie de vous obeyr, que vous n’auez de me prier. Les cordeliers luy iurerẽt par leur bon ſainct François, qu’elle ne leur ſçauroit demander choſe qu’ils ne luy octroyaſſent, pour auoir ce qu’ils deſiroient d’elle. Ie vous requiers premierement, diſt elle, que vous me iuriez & promettiez, que iamais à homme viuant nul de vous ne declarera noſtre affaire : ce qu’ils luy promeirent tres-volontiers. Ainſi leur diſt : que l’vn apres l’autre vueille prẽdre ſon plaiſir de moy, car i’aurois trop de honte, que tous deux me veiſsiez enſemble : regardez lequel me veult auoir la premiere. Ils trouuerẽt treſiuſte ſa requeſte, & accorda le plus ieune que le vieil cõmenceroit : & en approchant d’vne petite iſle, elle diſt au beau-pere le ieune : dictes lá voz oraiſons, iuſques à ce qu’aye mené voſtre compaignon icy deuant en vne autre iſle : & ſi à ſon retour il ſe louë de moy, nous le lairrons icy, & nous en irons enſemble. Le ieune ſaulta dedans l’iſle, attendãt le retour de ſon cõpaignon, lequel la baſtelliere mena en vne autre : & quand ils furent au bout, faiſant ſemblant d’attacher ſon baſteau, luy diſt : Mon ami regardez en quel lieu nous nous mettrons. Le beau-pere entra en l’iſle pour chercher l’endroit qui luy ſeroit plus à propos : mais ſi toſt qu’elle le veit à terre, donna vn coup de pied contre vne arbre, & ſe retira auec ſon baſteau dedans la riuiere, laiſſans ces deux beaux-peres aux deſers, auſquels elle cria tant qu’elle peut : Attendez meſsieurs, que l’Ange de Dieu vous vienne conſoler, car de moy n’aurez auiourd’huy choſe qui vous puiſſe plaire. Ces deux pauures cordeliers cognoiſſans la tromperie, ſe meirent à genoux ſur le bord de l’eau la priant ne leur faire ceſte honte, & que ſi elle les vouloit doulcement mener au port, ils luy promettoient de ne luy demander rien. Et s’en allant touſiours leur diſoit : Ie ſerois folle ſi apres auoir eſchappé de voz mains, ie my mettois. Et en retournant au village appella ſon mary, & ceux de la iuſtice, pour venir prendre ces deux loups enragez, dont par la grace de Dieu elle auoit eſchappé de leurs dents. Eux & la iuſtice ſi en allerent ſi bien accompaignez, qu’il n’y demeura grãd ne petit, qui ne vouluſt auoir part au plaiſir de ceſte chaſſe. Ces pauures fratres voyans venir ſi grande compaignie ſe cacherent chacun en ſon iſle, comme Adam quand il ſe veit deuant la face de Dieu. La honte meit leur peché deuant leurs yeux, & la crainte d’eſtre puniz les faiſoit trembler ſi fort qu’ils eſtoient demy morts. Mais cela ne les garda d’eſtre prins & menez priſonniers, qui ne fut ſans eſtre mocquez & huez d’hommes & de femmes. Les vns diſoient ces beaux-peres nous prechent chaſteté, & puis la veulent oſter à noz femmes. Le mary diſoit, ils n’oſent toucher l’argent la main nuë, & veulent bien manier les cuiſſes des femmes qui ſont plus dangereuſes. Les autres diſoient : ſont ſepulchres par dehors blanchiz, & dedans pleins de morts & de pourriture. Et vne autre crioit : à leurs fruicts cognoiſſez vous qu’els arbres ſont. Croyez que tous les paſſages, que l’eſcriture dict contre les hippocrites, furent lá alleguez contre les pauures priſonniers : leſquels par le moyen du gardien furent recoux & deliurez, qui en grande diligence les vint demander, aſſeurant ceux dela iuſtice qu’il en feroit plus grande punition que les ſeculiers n’en ſçauroient faire. Et pour ſatisfaire à partie, proteſta qu’ils diroient tant de ſuffrages & prieres qu’on les voudroit charger. Parquoy le iuge accorda ſa requeſte & luy donna les priſonniers, qui furent ſi bien chapitrez du gardien (qui eſtoit homme de bien) que oncques puis ne paſſerent riuiere ſans faire le ſigne de la croix, & ſe recommander à Dieu.

Ie vous prie, mesdames, penſez que ſi ceſte baſteliere eut l’eſprit de tromper deux ſi malicieux hommes, que doiuẽt faire ceux qui ont tant veu & leu de beaux exemples. Si celles qui ne ſçauent rien, qui n’oyent quaſi en tout l’an deux bons ſermons, qui n’ont le loiſir que de penſer à gaigner leur pauure vie, & ſi fort preſſées gardent tant ſongneuſement leur chaſteté : que doiuẽt faire celles, qui ayant leur vie acquiſe n’ont autre occupation que verſer es ſainctes lettres, & à ouyr ſermons & predications, & à s’appliquer & exercer en tout acte de vertu ? C’eſt lá ou on congnoiſt la vertu, qui eſt naifuement dedans le cueur : car ou le ſens & la force de l’homme eſt eſtimée moindre, c’eſt ou l’eſprit de Dieu fait de plus grandes œuures. Et bien malheureuſe eſt la dame, qui ne garde ſoigneuſement le treſor qui luy apporte tant d’honneur eſtant bien gardé, & tant de deſhonneur au contraire. Longuarine luy diſt : Il me ſemble, Guebron, que ce n’eſt pas grande vertu de refuſer vn cordelier, mais que pluſtoſt ſeroit choſe impoſsible de les aimer. Longarine (reſpondit Guebron) celles qui n’ont point acouſtumé d’auoir de tels ſeruiteurs que vous, ne tiennent point faſcheux les cordeliers, car ils ſont hõmes auſsi beaux, auſsi forts, & plus repoſez que nous autres qui ſommes tous caſſez de harnois, & ſi parlent comme Anges, & ſont les aucuns importuns comme diables : parquoy celles qui n’ont veu robbes que de bureau, ſont bien vertueuſes quand elles eſchappent de leurs mains. Nomerfide diſt tout hault : Ha par ma foy vous en direz ce que voudrez, mais i’euſſe mieux aimé eſtre iettée en la riuiere, que de coucher auec vn cordelier. Oiſille diſt en riant, vous ſçauez doncques bien nager. Ce que Nomerfide trouua mauuais, penſant que Oiſille n’euſt telle eſtime d’elle qu’elle deſiroit : parquoy luy diſt en colere : Il y en a qui ont reffusé des perſonnes plus agreables qu’vn cordelier, & n’en ont faict ſonner la trompette. Oiſille ſe prenãt à rire de la veoir courroucée, luy diſt : encores moins ont faict ſonner le tabourin de ce qu’ils ont faict & accordé. Parlamente diſt : Ie voy bien que Simontault a deſir de parler, parquoy ie luy donne ma voix : car apres deux triſtes nouuelles, il ne fauldra à nous en dire vne, qui ne nous fera point plourer. Ie vous remercie, diſt Simontault : Car en me donnãt voſtre voix, il ne s’en fault gueres que ne me nommez plaiſant, qui eſt vn nom que ie trouue trop faſcheux : & pour m’en venger ie vous monſtreray qu’il y a des femmes, qui font bien ſemblant d’eſtre chaſtes enuers quelques vns, & pour quelque temps, mais la fin les monſtre telles qu’elles ſont, comme vous verrez par vne hiſtoire treſueritable que ie vous diray.