Louis-Michaud, éditeur (p. 147-162).


XIII


L’un des chemineaux, trop gavé, creva au bout du deuxième jour. Le vétérinaire, mandé, arriva trop tard ; il trouva le pauvre diable à bout de vie, enflé ainsi qu’une vessie de porc. Comme il lui appuyait les deux doigts de la main sur le ventre pour le faire dégurgiter, ce fut l’âme qui partit.

Monsieur pieusement, par décence et contrition, fit appeler le curé. Le fermier des Échavées attela son tilbury et se chargea de le ramener. Quand M. Custenoble arriva, on avait mis le mort sur de la belle paille fraîche. En un coin de la grange, depuis l’avant-veille, dormait un autre canapsa. À force de le bourrer dans le dos, on parvint à l’éveiller. Il ouvrit les yeux et, voyant la laide grimace dit confrère à un pas de lui, il lui redressa le menton d’une pesée de son poing et ensuite, en bonne charité chrétienne, lui ferma les yeux. Celui-là, joyeusement, déclarait qu’il n’avait jamais passé une aussi bonne nuit, après un autre bon jour. Depuis trente ans qu’il traînait la misère par les routes, c’était la première fois qu’il réalisait son double rêve de manger par delà sa faim et de dormir par delà son sommeil. Le baron, l’entendant ainsi parler, tira de son gousset un dernier écu et le lui coula dans les doigts afin que la fête fût complète.

Une voix près de lui disait :

— Eh bien ! monsieur de Quevauquant, nous en avons fait de belles encore une fois, à ce qu’il paraît ?

Il reconnut M. Custenoble.

— Pour une fois, curé, j’ai pratiqué le commandement évangélique : à qui avait faim et soif j’ai donné le boire et le manger.

Et désignant le mort :

— Dieu me l’avait envoyé vide et je le lui renvoie plein.

Le curé expédia les prières : la tête découverte, très grand de buste, Monsieur dominait la petite assistance agenouillée. Les hardes du claque-patin exhalant une fêteur par moments, il soufflait dans ses joues à l’idée que l’âme d’un croquant de cette espèce manquait du parfum spécial aux âmes des gentilshommes. Il ponctua l’amen final d’un coup dans son estomac et fit un bout de conduite au curé, tandis que le tilbury du fermier des Échavées suivait. En chemin ils rencontrèrent des paysans que la nouvelle de la mort du pâtira avait fait sortir des villages. Ces pauvres gens, souvent faméliques, venaient admirer un plus pauvre qu’eux et qui mourait d’avoir mangé comme un roi : sûrement celui-là entrerait directement en paradis puisqu’il avait pu s’en aller sans mauvaises pensées.

— Peut-être ils ont raison, s’écria joyeusement le baron ; en perdant ce qui me restait de mon âme, il se peut que j’aie sauvé la leur.

Mais M. Custenoble n’était pas d’humeur à plaisanter ce jour-là.

— Soyez sûr, en tous cas, Monsieur, que celle-là n’aura pas eu besoin de vous pour se présenter au saint tribunal dans sa grâce et son innocence. Elle était déjà élue là-haut pour avoir été l’âme d’un homme qui ici-bas fut constamment écarté du pied comme une bête malfaisante. Et peut-être, quand votre tour sera venu, intercèdera-t-elle pour le pardon de l’épouvantable pécheur que vous êtes. Vos pères, monsieur le baron, tuaient des hommes en combattant, l’épée et la dague au poing ; vous, vous les assommez en les entonnant comme de la volaille. Il en partait pour de moins coupables exploits, la besace aux reins et le bourdon aux doigts, vers Saint-Jacques — Au diable les homélies ! s’écria le baron en riant. Je lui ferai faire une bière de six pieds où il pourra s’estimer un grand de la terre.

Le pauvre hère venait d’où on ne sait où, en route pour quelque part qu’on ne savait pas davantage : les formalités furent vite accomplies. Dès l’après-midi le menuisier le coucha entre quatre planches bien rabotées, sur un lit de copeaux résineux, où il connut enfin le bon sommeil dont on ne se réveille pas. Puis, l’ayant mis sur une brouette, on le porta en terre. Ce fut Monsieur qui lui fit la conduite comme s’il se fût agi d’un égal. Derrière, par reconnaissance et regrets, marchait l’aubergiste, se sentant de moitié dans la mort de ce miséreux qui lui avait été cause d’une si bonne aubaine. Le trou était prêt ; il ne fut nécessaire que d’y jeter la terre.

Du coup, la bourse du seigneur de Quevauquant se trouva vide. Au retour, il passa chez le charron qu’il trouva dans l’arrière-boutique.

— Hé ! Piéfert ! me voilà moins riche que le maroufle à qui j’ai donné tout à l’heure un écu, puisque cet écu était le dernier qui me restait. Donc, si tu me veux du bien, baille-moi quinze à vingt pièces, louis ou napoléons, ce m’est tout un s’ils sonnent clair. Avec ceux que tu m’avanças l’autre jour, ça fera, je crois, le compte tout rond.

Le charron, deux petites braises pétillant au fond des yeux, avait un moment de bonne gaîté,

— Le compte ? dit-il en se touchant le front. Ben sûrement, je l’ai là et j’sais ce qu’y a dessus, même qu’y s’fait gros, c’compte et qu’on voudrait là un petit arrangement. J’suis point pressé, mais tout de même un petit arrangement, là, comme quoi M’sieu le baron me signerait un papier, ça me ferait ben plaisir.

— Hein ?

— Écoutez, écoutez, j’puis venir à mourir, pas ? J’suis pas autrement fait qu’un autre et alors quoi qu’y arriverait ? On ne trouverait pas un papier, pas ça. J’sais ben qu’avec M’sieu le baron, y a rien à craindre et qu’y serait le premier pour dire : « Piéfert était un brave homme : y ne comptait pas avec moi. » Ah ! oui, que je n’ai jamais compté avec M’sieu le baron. On était des amis, pas ? Et M’sieu le baron ne voudrait pas nous faire tort d’un centime, à moi et à la particulière et aux enfants après moi. Alors voilà, n’y aurait qu’à signer un papier comme quoi M’sieu le baron reconnaîtrait me devoir la petite somme de dix mille trois cent quarante-deux francs et six sous, tout juste comme y a qu’un bon Dieu.

— C’est bien la première fois que j’entends parler de ce compte, dit Monsieur, très calme : tu me rendras cette justice, au moins, que jamais je ne me suis préoccupé de contrôler la somme que tu me réclamerais un jour. Eh bien ! mon cher, ce n’est pas encore ces… Combien ?

— Dix mille trois cent quarante-deux francs et six sous…

— Mettons onze mille avec ce que tu vas me donner qui, après moi, paieront le prix de Pont-à-Leu, quoique à ton goût, ce ne soit plus là que du vieux bois ?

— Du vieux bois, je l’ai dit. Mâtin, oui, du vieux bois, sauf le respect que je vous dois. Mais tô d’même, là, qu’est-ce qu’un homme comme moi pourrait faire de votre château ? Oui, qu’est-ce qu’y pourrait en faire, voyons ? Alors que l’argent c’est de l’argent comme de la terre est de la terre, un vieux château c’est tout de même que du vieux bois. Et comme ça, vaudrait p’t’êt’ mieux s’entendre pour le petit bois qu’on prendrait pour son prix, le petit bois des chênes, là vous savez bien. Pour celui-là, j’dis pas, en y ajoutant le verger qui allait avec la ferme, un lopin, quoi ! et qui n’est plus graissé depuis v’là plus de dix ans. P’t’êt’ ben qu’on pourrait faire marché pour le tout. Et le compte serait fini, c’est-y point ben parler ?

— Tu as les dents longues. Il ne te suffit donc pas d’avoir happé d’un coup de dents, il y a quel que trente ans, les cinq cents arpents qui payaient un autre compte qu’à cette époque j’avais chez toi ?

— Ah mais ! ah mais ! j’ai donné de bon argent, moi ; faut que je rentre dedans. Et j’vous ai-t-y tant seulement demandé un papier ? J’étais pourtant qu’un pauvre homme, j’y risquais le prix de la maison avec la boutique et la forge et tout. Allez, ça vaut bien queuque chose aussi. Et comme ça, on pourrait s’arranger, j’irais ben jusqu’à vous mettre là deux mille en plus, moyennant quoi, j’aurais le bois, le verger et la ferme.

— Fripon ! cria Monsieur, dressé de toute sa taille, tu n’auras rien, ni le bois, ni le verger, ni même une signature.

Cette fois le charron se fâchait à son tour.

— Y a des juges ! On ira au tribunal ! Faudra jurer sur le bon Dieu que j’vous ai pas prêté de l’argent.

— Le bon Dieu n’est pas pour un manant de ta sorte. Je jurerai que toi et les tiens m’en avez mangé cent fois autant.

— Dix mille trois cent quarante et deux francs et six sous, que je vous dis ! Je viendrai avec mon relevé. On verra bien de quel côté est la justice.

Le baron fit un pas vers la porte et tout à coup se retournant, le toisant de son œil d’oiseau de proie :

— Donne-moi mes vingt louis tout de même.

L’autre, s’adoucissant, alors se prenait à geindre.

— J’dis pas non, on sait ben que vous êtes le maître, mais vrai, faudrait pas non plus me mettre d’sus la paille. J’suis un homme rond et le cœur d’sus la main, j’peux rien refuser. Alors comme ça, si c’était l’idée de M’sieu le baron, y m’ferait une petite reconnaissance, comme quoi, s’il lui arriverait un malheur, c’serait au fils de M’sieu le baron à me rembourser. Là oui, de bonne amitié à moins qu’on ne fasse marché pour le petit bois et le champ et le verger.

— Les barons de Quevauquant n’ont pas besoin de signer, tu m’entends, maroufle ! Leur parole suffit et tu as la mienne. Je reconnais te devoir ton petit compte, n’est-ce pas assez ? Quant au reste, c’est à voir avec le tabellion. Et ces louis ? Voyons, dépêche.

Il eut l’air, en les empochant, de lui faire une grâce, s’enfonça d’un coup de poing son feutre troué dans la nuque et gagna le château, jusqu’au jarret enfonçant dans le sol liquide.

Un soir de pluie tombait, embuant la tour et les toits au bas de la petite côte. En approchant, il vit s’éclairer d’un reflet de lanterne le seuil de l’écurie. C’était l’heure de la botte de foin pour Bayard : Jumasse, sans doute, lui faisait sa litière Il songea qu’il y avait quatre jours qu’il n’avait vu son vieux camarade et une petite chaleur lui passa au cœur. Bayard toujours reconnaissait son pas et s’ébrouait sitôt qu’il l’entendait venir.

Cette fois le baron dut l’appeler, mais le cheval ne répondit pas. D’un grand pas, il fut dans l’écurie.

La lanterne était accrochée au mur et par ses verres encrassés projetait un rougeoiement fumeux dans les pénombres où, à plat, couché sur le flanc, les jambes secouées d’un frisson, Bayard expirait. Debout, près de lui, Jean-Norbert scrutait les progrès de l’agonie tandis que Jumasse, sur la pierre de l’auge, repassait un couteau.

Monsieur, devant la mort toute proche, n’eut qu’un mot :

— Fini !

Jean-Norbert souleva son bonnet et répondit :

— Ça l’a pris ce matin. Depuis hier y mangeait pus. Nous v’là bien.

La tête lourde essaya de se redresser et retomba.

— Courage, mon vieux ! je serai près de toi quand tu passeras, dit le baron.

Et montrant la porte aux deux hommes :

— Vous, laissez-moi !

Jean-Norbert ouvrit la bouche : il eût voulu dire à son père qu’il était là depuis une heure, guettant la fin qui tardait, pour le peler pendant, qu’il eût été chaud encore.

Il grommela quelques mots que Monsieur n’entendit pas et sortit, suivi du valet qui pensait comme lui.

Alors le baron se mit à caresser le bouquet de poils qui, sous la ganache, pendait comme une barbe. C’était la caresse amie à laquelle Bayard venait s’offrir de soi-même, en soufflant d’aise, la peau remuée d’un gros pli. Une ride vague silla, courut jusqu’aux larmiers, alla mourir dans les cuirs flasques du cou. Déjà les naseaux se fronçaient, les babines remontèrent, déchaussant l’usure des chicots couleur de buis. Et Monsieur, courbé de toute sa taille, touchant presque du nez le visage vénérable de l’animal, sentit tout à coup à sa main le râpement imperceptible du bout de la langue dont Bayard le léchait. Une ancienne humanité tressaillit en ses racines : la vie, le temps, la race passèrent. Cette masse presque inerte, cette carcasse d’os et de poils qui baignait dans l’urine, c’était encore quelque chose de l’orgueil et de la grandeur des Quevauquant qui s’en allait après tout le reste. Bayard, sur sa litière immonde, les côtes défoncées comme une douve, d’une maigreur effrayante de cheval squelette, sembla la caricature du coursier héraldique qui, dans l’écusson à la devise spacieuse, toujours « plus oultre », chevauchait. Cette fois, d’un bond suprême, il avait touché aux rives de la mort. L’antique au-ferrant, le quadrupède ailé et terrible qui était aux origines de la famille, finissait là, échoué, dans ce patriarche velu des labours. Bayard, qui avait henni dans les chasses de Pont-à-Leu et qui depuis quinze ans, traînait la charrue, apparut l’emblème véridique de ces nobles qui avaient vécu d’un train de prince et maintenant faisaient les basses besognes de la terre.

Doucement le Vieux l’appelait par son nom, le flattant de la main au flanc, au poitrail, sous les touffes de poils jaunes poissés par les sueurs dernières, et il lui parlait comme à une âme humaine.

— Te rappelles-tu, camarade, cette fameuse chasse où nous fîmes de compagnie cent lieues de pays et où seul de toute la bande, moi, Jacques-Hubert-Vincent-Gaspar de Quevauquant, je restai en selle cinq jours entiers, mangeant et buvant les pieds dans l’étrier et ne quittant la bride que pour le reste, à quoi nous contraint la nature. L’abbé, mon précepteur, en m’initiant à la mythologie, me parlait en mon jeune temps de ces êtres fabuleux, mi-hommes, mi-chevaux, qu’on appelait les Centaures. Même il émettait l’avis que le premier homme de notre race avait dû, à leur exemple, se bifurquer devant et derrière en quadrupède. Si ce ne fut le premier, ce fut au moins celui qui, ce jour-là, se dédoubla en toi et que si valeureusement tu menas par le val et le mont. Et cet autre exploit où tu t’attestas la bête intrépide et soumise qui justifiait pour tous deux le renom de casse-cou dont on me gratifiait et qui jamais n’eut besoin de l’éperon pour affronter cent fois joyeusement la mort, t’en souviens-tu aussi ? J’avais parié de te mener de la tourelle d’est à la tourelle d’ouest par les chênaux du toit et non point au pas, mais au trot, aussi sûrement que s’il se fût agi de t’allonger par le ruban de la grand’route. L’enjeu de ce pari qui, aujourd’hui encore, me fait tressaillir d’orgueil, tu me le gagnas par la plus folle et la plus triomphale vaillance. La bride aux poings, je t’enlevai par les degrés aujourd’hui vermoulus et branlants de l’escalier des ancêtres, et d’un trait, au martellement de tes sabots sonores, je te fis monter jusqu’aux combles. Une brèche fut percée dans le toit laquelle te livra passage ; et ton poitrail d’argent tout ruisselant de lumière sous les feux crépitants du midi soudain là-haut, si haut que pareil au cheval étincelant du chevalier Saint-Georges, tu parus marcher par les chemins du ciel, on t’entendit rythmer tes foulées par-dessus le vide à pic, moi-même, en jaquette écarlate, soudé à la selle et sentant à mes genoux s’enfler ton large souffle égal. Puis d’un tête à queue te retournant, tes sabots à même les ardoises du toit, je te ramenai par le même chemin, l’encolure souple et frémissante, sans qu’un flocon d’écume savonnât à ta gourmette, sans qu’une mouillure de sueur ternît le poil lisse de ton flanc. Ah ! Vieux, ce furent là de beaux jours ! Ton cœur héroïque dans un autre âge t’eût mis aux naseaux le hennissement des labeurs fabuleux ; tu fus bien l’emblème vivant de nos armoiries ; tu aurais mérité la gloire d’être à jamais honoré, sous ton nom, dans l’armorial des bêtes illustres, lions et licornes en qui s’incarnèrent l’honneur, la force, la grâce et l’empire du monde. Et voilà ce qu’ils ont fait de toi ! Les clous du licol ont écorché vif ton garrot ; tes vertèbres, sous ton cuir déchiqueté par la dent des rats, sont disloquées comme les chevêtres de nos toits en ruine. Ma parole, tu ressembles, mon pauvre Bayard, au cheval de l’Apocalypse en personne. Ton sillon, d’une ruade, va s’achever dans les étoiles en attendant qu’un jour prochain, à mon tour, je fasse le grand saut dans la région des célestes quadriges. Car c’est la fin, vois-tu, la mienne et celle de tout que m’annoncent les clartés mourantes de ton œil ! Tu n’auras pas attendu le jour où entre quatre planches, sur le char aux fumiers, il t’aurait fallu me cahoter vers la sépulture gorgée des Quevauquant.

Sa voix baissa ; il ajouta très doucement :

— Et comme cela c’est moi qui te rend le fraternel devoir !

D’un râle alenti palpita l’agonie muette du grand cheval, sous la main qui, à poignées, avait pris les longs cheveux raidis de la crinière. Le ventre montait, refluait au long des côtes comme une eau qui s’entonne dans la bonde. À l’extrémité des boulets, dans la rigidité grandissante des jambes, s’abrégea le battement saccadé des sabots. Le baron toucha des genoux la litière et, se penchant par-dessus le chanfrein osseux qu’un dernier spasme immobilisait, il baisa le vieux compagnon entre les orbites où tout à coup, comme l’âme même de l’animal, larmait un peu d’eau qui ne coulait pas.

— Paix à toi, ami ! prononça Monsieur, en se raidissant.

Et pieusement, par-dessus le froid bleu des prunelles révulsées, il fit descendre la paupière. Toute la mort pesa : Bayard, les naseaux retroussés, ses livides gencives à nu, eut l’air terrible des vieilles carnes crevées sur les champs de bataille. Mais voilà que petit à petit, dans l’ombre rougeâtre, il se remettait à vivre d’un remous confus. Le baron reconnut l’assaut des rats qui, rués par bandes des alentours, arrivaient à l’odeur de la mort.

Ce fut une lutte : armé de la fourche, il les piquait à la volée qui expiraient avec de petits cris aigus ; mais les autres toujours revenant à l’attaque, il se porta vers le seuil et se mit à appeler Jumasse.

Le valet, qui non loin guettait, accourut.

— Hé ! toi, dit le baron, viens çà, l’ami. Mieux vaut qu’il soit mangé des vers que dépecé par cette engeance immonde. Appelle mon paysan de fils pour qu’ensemble vous creusiez la fosse ; et du même coup apporte-moi les cordes qui m’aideront à le tirer jusque-là.

Jumasse hucha après Jean-Norbert. On convint de tirer le cheval jusqu’à l’ancienne fosse à purin de la ferme. Monsieur lui-même lui passa aux quatre fers le nœud d’une corde entrelacée de paille et, courbé par l’effort, il tira Bayard après lui. Le corps détendu et mou vint d’une fois, laissant la tête en arrière au bout de la maigreur longue du col. Jumasse allait devant, portant des bottes de paille. Jean-Norbert suivait avec une lanterne. L’ombre du Vieux, très grande, s’allongeait sur les murs.

Le nocturne cortège arriva ainsi à la fosse : Jumasse ayant sauté dans le fond, égalisa la litière de paille. On n’eut plus ensuite qu’à laisser couler la bête : d’un poids énorme, elle s’abattit avec un bruit spongieux de viscères. Monsieur inclina la bêche et jeta la première terre ; le ventre, sous la pelletée, sonna comme un tambour. Aucun des trois ne parlait : on entendait le souffle rauque de Jean-Norbert, furieux qu’on lui filoutât la peau de l’animal. À petites fois, sans se presser, à son tour il se mit à verser la terre, épiant de dessous ses sourcils si le Vieux ne s’en allait pas.

C’était, après tout, une partie de son bien, ce canasson qu’il lui avait fallu nourrir avec la famille : du cuir, des crins, des sabots, il eût retiré quelque profit ; ce n’était que justice. Mais le baron, droit sous la pluie, demeura jusqu’à ce que la fosse fût comblée. Ensuite, remontant chez lui par l’escalier de la tourelle, il dépendit la trompe et, par la fenêtre, sonna la fanfare pour la mort du preux.