Louis-Michaud, éditeur (p. 163-177).


XIV


À la mi-mars, Jean-Norbert, ayant passé ses houseaux, partit pour la foire aux chevaux, dans un gros bourg à quatre lieues de pays. Moyennant quelques pièces d’or, il acquit un vieux grison, courtaud et cornard, mais droit encore sur ses boulets. Tout de suite on l’attela au tombereau et à la tinette ; il dut charrier les résidus du purot jusqu’aux parcelles espacées que, dans la mort de l’ancien domaine, ils avaient gardées. Le blé, l’avoine, les féveroles, la pomme de terre, le navet, les choux y alternaient. D’un cœur âpre, en songeant au gain et au pain, le paysan s’était repris à son dur labeur. Jumasse, refait, les reins détendus par l’accalmie de la saison, l’aidait loyalement de ses offices. Dans les jours plus longs, tous deux travaillaient jusqu’à la nuit, hersant, labourant, ensemençant, plantant, et parfois s’interrompant pour regarder passer là-bas, à l’horizon de la lande, la haute taille du Vieux abattant comme par le passé ses quatre ou cinq heures de route quotidienne. C’était bien la marche à larges foulées du maître, assuré de poser partout le pied sur les territoires conquis où, avant le sien, s’était imprimé le pas des ancêtres.

D’une mémoire précise, il appelait fermiers et lorandiers par leur nom, aimant tailler une bavette par-dessus les haies quand, à la poursuite d’un gibier, il n’écrasait pas les choux de leurs courtils. Le petit cultivateur, l’homme des bordes médiocres, d’ailleurs, lui avait gardé un vague culte révérent, confiant encore dans un retour possible des munificences d’autrefois. Au contraire, l’ancien serf enrichi, le valet gras, nourri de ses dépouilles, dans ce Pont-à-Leu tout à coup sorti de l’ombre et devenu un des gros bourgs de la contrée, continuait à le happer tout en le brocardant. Un Piéfert, lui repassant en petits prêts à la file un peu de l’argent soutiré, avec l’espoir de se rembourser sur une part du domaine, caractérisait bien la férocité sournoise et madrée de ces chacals. Il avait deux fils et rêvait pour l’un, d’esprit éveillé, les hauts emplois à la ville, pour l’autre, borné, tout au moins l’hégémonie dans leur zone de labours.

Il avait à craindre, malheureusement, un rival tenace dans le petit seigneur de Mon Plaisir. Il le craignit bien plus quand il le vit passer un jour, avec son ancien maître, dans son poney-chaise. Comme le baron menait grand train la voiture, il sembla avoir repris à ses côtés la place subalterne qu’il avait occupée autrefois. Lechat se trouva bientôt presque chaque jour, et comme par hasard, sur le chemin de Monsieur.

Jamais le Vieux n’avait jeté plus insolemment son argent par portes et fenêtres : Piéfert se douta quelle en était la source ; il se désola que le Vieux ne fût plus venu lui en redemander depuis l’autre fois où ils s’étaient querellés. Personne n’ignorait que l’ancien maître Jacques avait fait de grandes avances au baron.

Lechat s’y prit si adroitement pour donner à ce dernier le goût de visiter sa maison, son écurie, son potager et ses jardins que quand Monsieur y eut mis les pieds, il lui sembla y être venu de son propre mouvement et comme s’il fût rentré chez lui. Il put s’asseoir dans des fauteuils confortables ; il eut même le plaisir ironique de constater que ceux-ci avaient appartenu au mobilier du château. Lechat essaya de lui persuader qu’il les avait rachetés aux enchères en une pensée mémorative et pieuse.

Le baron en prit ce qu’il voulut : il eut le sentiment que cet affranchi d’hier, par la bonne tenue de sa vie présente, lui faisait honneur. Lechat lui présenta sa fille, un gros fruit sain de plein air ; il lui fit aussi connaître son fils, rond et gras, d’un sang de bonne cuisine et qui, l’air finaud d’un futur maquignon, tout de suite lui déplut.

— Ta fille, c’est bien, déclara-t-il. Mais quant à ton fils, attention ! Il te plumera vif si tu n’y prends garde. Et tu sais, je m’y connais, moi qui ai été plumé de partout !

Lechat lui offrit un dîner pour lequel il avait fait venir un des cuisiniers renommés du pays. Par malheur, il but un peu trop et s’oublia jusqu’à se montrer familier. Monsieur ne dit rien, mais au dessert, tira la nappe à deux mains et par la fenêtre la vida de son argenterie et de ses cristaux dans le parc de rhododendrons qui s’étendait au-dessous.

— De mon temps, mon cher, voilà ce qu’on faisait pour s’amuser, lui dit-il. Je tiens à ce que les gens qui m’ont appartenu gardent les bonnes traditions.

Ce coup de patte un peu rude et qui s’accompagnait d’une casse coûteuse en eût déconcerté bien d’autres. Mais Lechat, bon joueur, simplement ouvrit les portes vitrées du dressoir :

— Si monsieur le baron veut s’amuser avec le reste…

— Non, je te le laisse, fit Monsieur, non sans quelque estime pour lui.

Une après-midi, un domestique amena au château, de la part du petit homme, un énorme chien danois qu’il tenait en laisse. La bête était rude de poil, fortement dentée, les cuisses pleines et câblées. Le baron aussitôt s’occupa de lui aménager une niche en abattant les deux portes de l’ancienne chambre des archives, dans la tour de l’est : elles étaient l’œuvre d’un artiste liégeois du xviiie siècle qui les avait fleuries d’élégantes moulures.

Jean-Norbert, d’en bas, l’entendant scier, se prit la tête à deux mains et cria :

— Sang de bon Dieu ! C’est-y pas une honte ? Y cassera tout. Y n’restera pus rien. S’y pouvait seulement s’couper le poignet avec sa hache.

En sciant, rabotant, clouant, Monsieur parvint à construire une guérite qu’il accota au mur et qui fut la demeure de Donder. Il voulut faire lui-même sa litière et préparer ses aliments, une sorte de pain fibreux que le messager dut rapporter de la ville. La bête, d’appétit vaste, engloutissait la pâture et menaçait de dévorer son abri.

Au bout de la seconde semaine, elle se mit à languir, les yeux bas, évacuant des selles molles et sanglantes. Le baron fit venir le vétérinaire qui, dans la fiente, reconnut du verre pilé. Monsieur se douta d’où venait le coup : il entra dans une colère terrible, jura d’épuiser tous les moyens de guérison et prit l’animal chez lui, dans sa chambre. Le danois guérit ; il accompagna Monsieur dans ses promenades et sema partout la terreur. À tout bout de champ, des gens arrivaient se plaindre au château ; Donder avait manqué dévorer un goret ; il avait culbuté le mouton ; il avait happé une pièce de lard au pendoir. Tous voulaient être dédommagés. D’ailleurs cette bête à l’avaloir redoutable, un peu folle, était bien connue du pays ; il se colporta qu’en s’en débarrassant, M. Lechat n’avait rien perdu.

Un jour le chien, étant parti devant lui, ne rentra pas ; personne jamais ne sut ce qu’il était devenu. Jumasse seul n’ignorait pas que Jean-Norbert était sorti, le matin, par la campagne, avec son fusil.

Par représailles, Monsieur encore une fois déserta le logis pendant quatre jours ; il en passa un à Mon-Plaisir et les trois autres à l’auberge. Après quoi il obligea Camus à venir en personne présenter sa note à Jean-Norbert. Celui-ci aigrement cria qu’il n’assumait pas la dépense du baron en dehors de la maison. L’autre cria plus fort et le menaça du juge. Monsieur finalement déclara qu’il paierait lui-même sa dette et fit venir deux bûcherons qui montèrent dans les chênes.

À la cognée ils abattirent d’abord les hautes branches détachées par le poids des neiges et qui pendaient le long des troncs écuissés. Les hommes, au bout de deux jours, en amenèrent un troisième qui bottela les émondes en falourdes. Puis ensemble ils commencèrent à déchausser du pied un des chênes. Mais Jean-Norbert, qui ne quittait plus le bois, se mit à hurler comme si le fer l’eût entamé dans sa chair vive. Il chassa les bûcherons et s’en alla régler l’hôtelier. La nouvelle s’en étant ébruitée, trois ou quatre petits créanciers se mirent en tête d’être payés à leur tour. Cette fois, le paysan ne voulut rien entendre. Le pis fut que Pourignau, le boucher, qui était aussi un des créanciers de Monsieur, flairant une affaire, guigna tout à coup la chênaie. Il fit une offre au baron, en déduction de la créance, mais celui-ci, cette fois encore, le renvoya à Jean-Norbert en déclarant que c’était celui-ci qui gérait ses biens.

Le boucher trouva le paysan qui achevait de planter ses féveroles et, l’abordant, il entama aussitôt l’affaire.

— Bien le bonjour, Jean-Norbert, lui dit-il, j’ai là un petit compte qu’y faudrait ben me régler. C’est rapport à m’sieu le baron, votre papa, qui m’a dit comme ça que ça vous regardait. J’étais point pressé, là, point pressé du tout, mais tout de même, c’est de l’argent qu’on ne serait point fâché de revoir. Alors j’ai fait mettre le compte sur papier par mon aîné. Vaut mieux noir sur blanc, pas vrai ?

Jean-Norbert, sans en entendre davantage, entra dans une violente colère.

— De l’argent ! Et pourquoi faire, de l’argent ? J’veux rien connaître de vos affaires avec Môssieu. Si c’est qu’y vous a emprunté, c’est à lui à vous l’remettre, et si c’est autre chose, ça ne regarde encore que lui. Moi, je m’vide le sang et les eaux à tirer de cette carogne de terre ce que je peux. C’est-y point assez, sans cor’ m’mêler des affaires des autres ?

Pourignau, très calme, avait tiré de sa poche le papier et frappant dessus :

— J’sais point lire, mais toi qu’as de l’instruction, Jean-Norbert, t’as qu’à chausser tes besicles et tu verras. Tout est marqué, les jours, le mois, l’année et l’argent : c’est clair comme le soleil. Par ensuite, tu feras l’addition, c’est pas moi qui t’ferais tort d’un centime.

Le paysan serra les poings.

— Je ne sais rien de ça, que je te dis, l’homme ! Y a-t-il seulement un liard que j’te dois ? J’veux rien savoir cl si c’est de l’argent que t’as prêté, ben, c’est de l’argent qu’y te doit, le baron.

Et comme Pourignau déployait son papier, il vit qu’il y avait quatre grandes pages d’écritures et d’un coup il demeura bouche bée, sans rien dire, les yeux toujours fixés sur les colonnes de chiffres qui s’alignaient à l’infini.

— Ben ! si c’est comme ça, et que tu veux point lire, disait le marchand, faudra bien que tu m’entendes. Moi j’sais mon compte par cœur. C’est d’abord tout en haut deux cents louis ronds que ton père me tira du coffre y a juste six ans. Par après, ici où j’mets le doigt, y a deux napoléons… puis encore des napoléons, tous des napoléons jusqu’au bout de la première page. Avec m’sieu le baron, je ne comptais pas ; quand il avait besoin d’une petite avance, y savait bien que Pourignau était là.

— Ah ! ben sûr que Pourignau était là, ça se voit ben. Et comme ça, y en a là pour combien, sur ton compte ?

J’vas vous dire, m’sieu Jean-Norbert, y a six ans que ça a commencé. Des fois y venait tous les mois et d’autres fois toutes les semaines.

— Combien ? Combien, que je te demande ?

— Ben, c’est plus près des deux mille que de mille.

— Hors d’ici ! Va-t’en ! on m’arracherait la peau que je te donnerais seulement pas ça. Qu’y te paie, lui, si ça lui fait plaisir ! c’est son affaire, mais moi, pas ça, que je te dis, bandit.

— Ah ben ! Ah ben ! j’en ai assez ! M’faut mon argent ! criait le boucher, ou on ira au juge. J’ferai tout vendre, tu m’entends, la maison, le bois, le verger, ton cheval qui ne vaut pas seulement le prix de ses fers. Ah ! oui, que je me paierai dessus.

Jean-Norbert, effondré, n’eut plus qu’une parole.

— Deux mille ! deux mille !

Pourignau soudain s’apaisa, et lui tapant sur l’épaule :

— Y a-t-y point des arrangements, voyons ? Et d’abord j’suis pas à court d’argent. Ah ! ben non ! Regarde-moi dans les yeux en ami. Supposons que tu me dirais : « Pourignau, j’vas te payer. » J’dirais, moi : « De l’argent ? j’en veux point de vot’ argent. » Hon ! c’est-y parler ? T’as là des arbres qui n’profitent plus : on irait voir ensemble au bois, et on ferait marché.

— Et moi, j’te dis, boucher, que tu n’auras ni les arbres ni l’argent. Va au juge, si c’est ton idée. Mais y a que c’est l’bon Dieu qui nous les a donnés, les arbres, et qu’y n’y a que lui pour nous les reprendre.

— Si c’est ainsi, boute-moi au moins les fagots pour l’intérêt.

Pourignau était un colosse doux mais têtu : il s’arrangea si bien que le paysan finit par les lui abandonner.

Dans l’après-midi du lendemain, comme Jean-Norbert s’en était allé dans un des villages d’au-dessus faire marché pour son avoine, un homme arriva avec sa charrette : c’était Biatour, le marchand de bois, envoyé par le boucher pour charger les falourdes. Jumasse était aux champs ; il rôda un peu de temps dans la cour sans trouver personne. Comme il avait pris son fils avec lui, celui-ci, de son côté, tournait autour des bâtiments à la recherche d’un visage. Le gars avait dix-neuf ans, brun, l’air hardi et rusé, bien découplé. Il entra à l’écurie, fit le tour de l’ancienne métairie et heurta à la vitre de la cuisine. Mais on touchait aux derniers jours de mai et, comme à toutes les fins de mois, Barbe et sa fille étaient parties se confesser et communier au village. Jean-Norbert lui-même les avait emmenées dans sa carriole et descendues à la porte de la cure. M. Custenoble, ce jour-là, presque toujours les retenait à dîner, ou bien elles acceptaient de manger un quartier de tarte chez la bonne vieille Mme  Douchamps, la mère du maître d’école.

Il se fit ainsi que le fils du marchand de bois put battre les cours en tous sens sans trouver à qui parler. La ruine dormant au petit soleil frisquet, dans le silence et l’abandon, comme un grand corps sans âme, son goût de la rôde et du guet alors s’éveilla. Il poussa des portes, pénétra dans les dépendances, monta aux greniers. Un coq, qui claironnait auprès de la ponte d’une de ses poules, le guida vers la basse-cour ; il trouva dans un nichet de paille six œufs qu’il goba. Gourmand et paresseux, il eût aimé battre, au chaud de la grange, une de ces flemmes, que l’été, dans la chaleur des après-midi, il prolongeait sur la mousse des bois. Mais la porte des remises était restée entr’ouverte et laissait voir dans l’ombre une apparence confuse de carrosserie démodée. Furtivement il se coula comme il fût entré marauder dans un verger, comme il se fût glissé par les issues d’une rabouillère. Il aperçut la vieille berline de voyage recourbée en carène, une caisse de cabriolet de guingois sur une seule roue, le col de cygne d’un traîneau défoncé et sur ses quatre puissants essieux, la carcasse demi-brûlée du carrosse qui avait servi aux galas de Pont-à-Leu. Une filée de soleil, venue par l’entre-bâillemenl du battant, envermeillait, entre les murs poudrés de salpêtre, les pénombres humides.

Amusé par tout ce faste désuet, le gars s’aventura ; le carrosse surtout, avec sa portière écussonnée, intérieurement feutré de drap gris matelassé, l’émerveilla. Il passa la tête et, tout d’une fois, d’une bottelée de foin dans le fond de la caisse, une autre tête sortait qui, sans un mouvement, se mit à ouvrir des yeux aigus de petite bête surprise. Ça ne semblait presque pas vivre d’abord, d’une immobilité de grande poupée, sous une crinière pâle d’étoupe, et pourtant ça dardait un étrange regard en vrille d’entre les sourcils plissés.

Lui, allongeant le cou, regardait cette chose, attiré par le point clair et fixe de l’œil dans le trou noir de l’ombre. Il redevint le petit coureur des taillis à l’affût d’une proie, poil ou plume, et qui les muscles bandés, savait attendre le moment voulu, sans un geste ni un pli au visage. Mais une chaleur de vie montant à la fin vers lui de dessous le tas de foin, il lui passa tout à coup une convoitise dans la prunelle. Ses narines battirent.

La petite tête d’étoupe enfin remuait les yeux, toute froncée, comme faisant un effort pour se rappeler, et elle aussi maintenant riait de ses lèvres longues.

— J’sais qui que t’es. Une fois t’étais derrière une haie, et tu nous as jeté des pierres, à mon frérot et à moi. Dis-voir si c’est point vrai.

Il mentit effrontément.

— C’est point vrai.

— Moi, dit-elle, j’suis Jaja, la fille à Jean-Norbert. J’vas sur mes seize ans, j’ai pas peur ad’toi ni d’parsonne.

Il haussa l’épaule, sournois, ayant son idée : et à petites fois il riait, gloussait comme une poule. Il n’y eut plus qu’une légère distance entre sa bouche et elle.

Il aurait voulu la mordre, dans un besoin de la faire crier. Elle, avec son œil aigu, le guettait, toujours sans mouvement, et enfin le garçon, d’un rire rusé et muet, prudemment avançait la main. Aussitôt toute la paille vola ; elle se dressa d’une colère de chat sauvage, ses petites dents pointues au clair ; et à coups d’ongles elle le griffait, en le poussant vers la porte. Alors lui, le fils des paysans, dans cette maison des seigneurs, prit peur. Les dents serrées, sans un cri ni un mot, il se lança par la cour et tomba sur son père qui le cherchait.

— Ouais ! fit le paysan en apercevant, dans Ventre-bâillement de la porte, Jaja, rouge et furieuse, les cheveux entremêlés de paille.

Une chaleur lui passa au cœur pour le gars de son sang qui osait s’en prendre à la fille des anciens maîtres. Il souffla dans ses joues et eut l’air de ne s’être aperçu de rien.

— M’est avis, mon fi, que nous allons pousser droit à la chênaie puisqu’on a beau hucher, y a parsonne à la maison. Va donc quère le quevau et viens-t’en là-bas charger.

Le garçon aurait bien voulu donner de la corne dans le battant refermé de la porte : il fumait d’ire comme un taurin piqué par un taon : la ruse et la force lui étaient revenues. Cependant il alla prendre le cheval par la bride et le tira jusqu’au bois.