Louis-Michaud, éditeur (p. 139-146).


XII


Jean-Norbert, ce matin-là, en s’éveillant, s’étonna d’avoir pu dormir sa pleine nuit sans entendre au plafond les pas du maître de Pont-à-Leu. « Ouais ! pensa-t-il, c’serait-y qu’à cette fois, un petit mal lui aurait pour de bon mis l’âme à l’envers ? » Il appela Jumasse et le fit monter à l’étage. Le valet, en redescendant, simplement déclara qu’il n’avait trouvé personne dans les draps. Après tout, la mort avait pu le frapper par les routes ! Le paysan vécut de cet espoir toute une partie du jour ; mais Guilleminette, ayant fini d’ensevelir une vieille femme, vint leur annoncer que Monsieur, depuis la veille, s’était installé chez Camus et y tenait table ouverte pour les gens du village. La petite femme sucrée, en croisant les mains sur la poitrine, ajoutait que Monsieur n’était pas gêné de trouver de l’argent, ah bien non ! Elle aurait pu en citer jusqu’à dix qui ne comptaient pas avec lui.

Une colère froide manqua étouffer Jean-Norbert : il porta la main à sa gorge ; sa bouche demeura large ouverte comme pour crier et ni le cri ni les mots ne venaient. Seules, ses lèvres tremblaient, à cause de son asthme qui le secouait comme un prunier dans le vent.

Barbe, voyant se cramoisir son visage, se mit à le taper dans le dos comme s’il eût avalé un morceau qui ne passait pas.

— Aïa ! Aïa ! fit-il enfin en laissant dégonfler sa peine.

Et un peu de temps, dans le soir qui gelait la chambre, on l’entendit pousser des souffles de congestion. Le vétérinaire, autrefois requis pour un coup de sang qui l’avait terrassé après une querelle violente avec Monsieur, n’avait point caché qu’il pourrait périr un jour d’une colère rentrée. Il lui avait recommandé, chaque fois qu’il la sentait venir, de réagir par des mouvements extérieurs.

Barbe, tout en continuant à lui frapper le dos, lui adressa des recommandations pressantes.

— Mon homme, voyons, laisse-toi aller. Te retiens pas, c’est le sang qui fait boule. Voyons, mon gros, dis quelque chose, quand ce ne serait qu’une prière, mais il ne faut pas garder cela sur le cœur. Rappelle-toi le médecin… Il a dit que tu avais trop de sang et que tu es trop muet. Tu es comme une poule qu’a avalé un caillou. Allons pousse, mon homme, comme ça.

Elle-même, les veines du front tendues, imitait l’effort d’une personne en mal de digestion.

— Comme ça, comme ça, mon homme. Pousse un petit coup, je te dis.

Il finissait par céder à ses invites et, les joues écarquées, il émettait des sons gutturaux comme une bête étranglée.

— Bon, bon ! ça vient, mon gros, ne te gêne pas s’il vient autre chose. Vois-tu, c’est ce sang. Pousse un bon coup, je le dis. Ah ! ah !

Les sons se pressèrent et devinrent des injures, des menaces, qu’avec le tremblement rauque de sa voix, il adressait à quelqu’un d’invisible.

— Va toujours ! Il n’y a que moi, ne te gêne pas. Je dirai une prière par après au bon Dieu qui le pardonnera. Canaille ! que tu dis… C’est ça, canaille, canaille, canaille…

Il pensa sortir d’un rêve ; du revers de sa main, il étanchait la sueur glacée de son front, et maintenant il éructait coup sur coup, l’estomac retourné par son coup de colère.

— Ah ! ah ! ça va mieux. Je crois ben que c’est fini, ma bonne femme, mais tout de même, hein, si ça ne crie pas vengeance au ciel !

Barbe comprit enfin qu’il s’agissait de Monsieur et de ses folles dépenses. Elle-même en était troublée et lui dit son idée : sûrement, il devait avoir une cachette où il enterrait un trésor.

— Je ne te le disais point, mon bon homme, pour ne point t’exciter, mais le jour où ça m’est entré dans la tête, ça n’en est plus sorti. Veux-tu que je te dise ? Il doit avoir là des mille et des mille et pis encore. Ce n’est toi ni personne qui m’ôtera cela de la jugeote.

Jean-Norbert, l’entendant parler d’un trésor, avait tressailli. Jamais il ne lui avait dit les cachettes où lui-même mettait son argent ; il crut qu’elle se doutait de quelque chose et le regardait : il avait baissé les yeux.

— C’est que, voyez-vous, ma bonne femme, jamais je n’ai pu serrer dans le coffre plus d’un napoléon à la fois, moi, fit-il doucereusement ; tous me partaient des mains l’un après l’autre comme de la criblette d’avoine. Et, comment qu’y aurait fait, lui, pour se faire un trésor qu’on ne connaîtrait pas ? Dis voir. J’sais bien que de sa pension, y ne nous revient pas un liard. Si ça se pourrait, il en nourrirait plutôt les pourceaux. Et, alors quoi ! j’vois pas comment y pourrait s’être fait un trésor.

Mais Barbe tenait à son idée. Un seigneur comme celui-là, un homme qui avait eu des meutes, des chevaux, des fermes, des villages, ne vend pas tout cela sans se réserver un bon morceau.

Avec sa crédulité butée de bonne femme, elle imaginait des piles d’or entassées dans le creux des murs, sous les solives, entre les chevêtres. Elle avait connu une dame qui lui avait conté Monte-Cristo et, d’après la fable merveilleuse, elle s’était composé un roman où Monsieur, en mourant, leur révélait le trésor caché. Petit à petit, la voyant si convaincue, il finit par être gagné lui-même d’un vague espoir.

— Et où c’est, crois-tu, que Monsieur l’aurait mis, le trésor, dis voir. T’en as-t-y seulement l’idée ? Voyons, ma bonne femme, dis où c’est crois-tu, mais faut parler bas, on n’aurait qu’à t’entendre.

— Puis-je savoir, moi ? Je ne l’ai pas vu, je ne sais rien que ce que tout le monde pourrait savoir. Mais il y a le ratier du village d’au-dessus ; c’est un homme qui sait les secrets, qu’elle dit, la Guilleminette. Pour un écu de cinq il vous fait retrouver un objet qu’on croyait perdu.

Un écu ! on le lui donnerait pt’êt’ ben si on était sûr et si ça devait rapporter des cent et des mille. Et pt’êt’ ben qu’y l’dirait aussi pour la moitié, hon ? Demande voir à Guilleminette si c’est pas un homme qu’on pourrait cajoler et qui dirait les secrets pour rien.

Là-dessus, Barbe appelait l’Ensevelisseuse, mais celle-ci assura que cela valait bien l’écu ; l’homme disait des prières et jetait de l’eau bénite ; par après il sautait trois fois sur un pied et trois fois sur l’autre en poussant devant lui des petits cailloux. Il avait aussi une baguette de coudrier qui se tordait d’elle-même vers l’endroit où il fallait fouiller. Elle ne savait pas autre chose, mais au moment de regagner la cuisine, elle baissa la voix, et d’un souffle, les yeux en vrille :

— C’est pour le trésor, dites ? Allez, il y en a de l’argent ici, malheur ! Les vieux des villages disent que ça a commencé avec le grand-père de Môssieu. Personne ne saurait dire l’endroit, mais tout le monde est sûr qu’il y en a de quoi charger cent mulets. Et c’est point tant seulement de l’argent, c’est des vaisselles en or, des statues en or, des vases en or. Même que le centenaire de Notre-Dame-des-Hayons, qu’avait un grand oncle qu’avait été queuque chose au château, disait qu’y avait, dessous une trappe, un homme tout en or des pieds à la tête, mais de dire où, personne ne pourrait.

C’était la légende qui courait ; Jean-Norbert n’y attachait point d’importance. Il avait assisté tout jeune à tant de rafles de créanciers, il avait vu se disperser si souvent aux enchères les meubles, les tentures, les pièces de table, la vaisselle plate, qu’il ne croyait pas que rien eût pu échapper.

Tout ça, not’ femme, c’est des luderies. Si c’était vrai comme tu dis, y a longtemps que Môssieu aurait mis la main dessus et c’scrait alors comme s’y avait jamais rien eu.

Il sortit, alluma une lanterne et secrètement, sans en rien dire à sa femme, monta chez le Vieux. Il palpa la paillasse du lit, fouilla la vieille armoire où le baron remisait sa jaquette de chasse et ses bottes à l’écuyère, retourna les trois chaises de paille et le fauteuil éventrés, sonda jusqu’au pavillon des trois trompes accrochées au mur, cognant par surcroît dans la pierre et conjecturant si le son était plein ou creux. À la fin, en remuant des hardes au fond d’un placard, il fit tomber une couple d’écus. Aussitôt avec les ongles, il se remettait à gratter en tous sens, sans rien découvrir, tâchant d’étouffer le rauquement de son asthme, qu’on eût pu entendre d’en bas. Comme il sortait les épaules du placard, il vit à quelques pas, dans le noir de la chambre, la tache pâle d’un petit visage. Il souffla sa lanterne et demanda doucement :

— Qui qu’est là ?

— C’est Jaja ! fit une petite voix tremblante.

— Et quoi que tu fais là, voyons ?

— Je ne sais point.

— Si fait, t’étais venue pour quelque chose que tu sais bien ! Dis pourquoi, je te dis.

— Je ne sais point.

— Tu ne sais point ? Et qu’est-ce que je faisais, moi, dans ce placard ? Dis-voir, si tu sais ce que je faisais ?

— Je n’ai rien vu, je ne sais rien ! disait toujours l’enfant.

— Si c’est comme ça, eh bien, j’vas te le dire, moi.

Sa voix s’était faite hypocrite.

— Y avait là un gros rat, un rat gros comme une poule. J’crois bien que je l’ai tué.

Et il ralluma sa lanterne.