Louis-Michaud, éditeur (p. 125-138).


XI


L’hiver durement pesa sur la famille, bloquée dans la ruine morne. Personne ne passant plus par les routes, ils vivaient là tout seuls, perdus dans la grande lande morte, les femmes cousant, Barbe se tirant les cartes, le père et Jumasse, dans l’âtre de la cuisine, tressant des paniers, taillant des manches de bêche, battant les outils sur l’enclumette. Trois fois le jour seulement, à l’heure de la pâture des bêtes, un choc de sabots talonnait dans le silence des cours. C’était le valet qui s’en venait verser dans l’auge la bouillie des porcs, en place du petit porcher retourné chez lui jusqu’à la saison du glanage.

La bise soufflant en tempête dans les chambres, on avait dû calfeutrer avec du papier et des hardes roulées en boudin les joints des fenêtres et les trous des vitres. Mais malgré tout le froid les gelait ; Barbe, pelotonnée dans ses fourrures épilées, réchauffait Jaja et Michel en boule sous ses jupons : tous deux ne quittaient plus l’âtre où fusait, sans chauffer, le chablis des derniers coups de vent. Sybille seule, avec sa flamme de vie sèche, résistait aux frimas qui à tous leur fendaient la peau de larges crevasses. Quant au Vieux, comme au cœur de l’été, il sortait, sitôt le jour levé, plongeait dans l’étang et faisait son tour de battue. On savait qu’il était rentré quand on l’entendait scier son bois, une souche morte, un châssis de fenêtre, ou une porte. À chacune qui s’en allait, c’était pour Jean-Norbert comme si la scie lui raclait les os.

Le colporteur ayant passé peu de temps après la vente des porcs, le paysan avait enfin consenti à les laisser se remonter en flanelles et en lainages. Tandis qu’à la veillée sous la lampe, Sibylle travaillait à en faire des jupes et des camisoles, Michel, dans les genoux de Barbe roupillante, lisait à haute voix les récits d’aventures et de voyages que lui apportait le messager, de la part de son ami, le bon maître d’école. À cause de l’intempérie, il n’allait plus au village.

Le front crispé jusqu’à la douleur par l’intérêt qu’il prenait au livre, il le tenait rapproché de son visage comme une chose vivante dont le souffle et la caresse lui passaient sur la peau, tout froid d’affres parfois et le cœur si grelottant qu’il devait s’arrêter. Jaja, près de lui, suivait d’une admiration émerveillée les mouvements de sa bouche, ne comprenant pas ce que les mots exprimaient, mais leur prêtant un sens conjectural en correspondance avec son âme puérile.

Comme tout de même, chez cette petite ignorante de tout, les sensations étaient fraîches et confuses, il lui arrivait de pleurer ou de rire à rebours du texte. Aussitôt Sybille sèchement réprimait ces incartades qui dérangeaient le plaisir qu’elle-même prenait à cette lecture. Peu sentimentale, le monde lui offrait des aspects de forces en conflit. Le charme tendre de la vie, pour cette amazone vierge, était dominé par le penchant à l’action, à la vie active et violente. Aux côtés d’un homme énergique, elle eût fait un métier viril et le cheval, la chasse, le commandement dans un haut rang l’auraient passionnée. Son roman se fût égalé à l’héroïne de sa race, à cette Angéline-Sigisberte-Clotilde de Quevauquant qui tenait tête aux sans-culottes. Au lieu de cela, la misère de leur condition la confinait en des besognes rurales et ménagères sans intérêt pour elle. La beauté valeureuse des Dianes chasseresses et guerrières finissait dans le geste obscur dont pauvrement elle s’efforçait de boucher les trous par où avait fui la grandesse des Quevauquant. Du moins, les exploits du livre l’aidaient à vivre l’illusion d’une humanité différente.

Une pendule de campagne, rachetée à la mortuaire d’un fermier, éructait ses hoquets par dessus la veillée. Celle-ci ne dépassait jamais la demie après huit. C’était l’heure invariable du coucher. Jean-Norbert alors, laissant là ses osiers, quittait la cuisine et debout, tête nue, en joignant ses mains gourdes, psalmodiait avec les siens les prières du soir. Les pas du baron, à l’étage, scandaient la pieuse mélopée. Il commençait à marcher, sitôt le soir tombé, et Jean-Norbert avec effroi conjecturait les nuits réveillées où quelquefois pendant des heures, il comptait les coups de talons toujours au même point faisant grincer les solives à la longue défoncées par un va-et-vient de bête en cage.

Dans les neiges, le manoir apparut comme un contemporain des anciennes humanités. Ses fenêtres, sous l’énorme toison congelée des toits, ouvraient des yeux aveugles vers le vide des horizons où jadis, pour le plaisir des maîtres, les marmenteaux poudrés à blanc évoquaient les perruques qu’on portait à la cour. Toutes les communications coupées, Jean-Norbert grimpait les marches éboulées de la tour d’Ouest et par l’une des quatre lucarnes sous le toit en pointe, regardait si le petit bois des chênes était toujours debout. Sa dévotion à la Vierge de la petite chapelle alors s’exaltait : il la suppliait de conserver ses miséricordes aux arbres vénérables, se frappant de grands coups la poitrine par contrition pour ses péchés.

Or, un matin étant à balayer avec son vieux valet devant les portes, ils entendirent un bruit de chute amorti par la sourdeur des airs. Tout de suite, il pensa à son bois : les hautes essences, frappées au pied par le pic, ont, en s’écroulant, ce fracas écartelé de tonnerre. Lui-même eut un han ! comme sous la cognée et pour ne pas blasphémer se mordit le poing jusqu’au sang. Nul doute, c’était un des vieux chênes qui là-bas craquait sous le poids des neiges. D’un saut, il fut à la tour ; mais, cette fois, il ne put rien voir à travers la tombée drue des flocons.

Comme il allait redescendre, coup sur coup, le bois de nouveau s’abîma, faisant gronder le cœur sonore de la tour. Il manqua rouler, se reprit, dégringola les degrés et soudain tomba sur le Vieux qui remontait avec un morceau de plancher qu’à la hache il venait d’abattre pour se faire de la bûche. Jean-Norbert, dans son trouble, oublia de lui tirer son coup de bonnet.

— Maraud ! l’as-tu vissé ? cria le père en lui barrant le passage et levant la main vers son couvre-chef.

D’un geste machinal, le sombre paysan se découvrait tout en hurlant :

— Ah mais ! faut que j’aille, faut que j’aille ! Le mauvais esprit est là, que je vous dis. Le bois a craqué de dessous les neiges, que c’était comme un coup de tonnerre.

— Hé ! crois-tu que j’ai du coton dans les oreilles ? Pardieu, oui, je l’ai bien entendu. Et après ? Il y a vingt ans, vaurien, que Quevauquant craque de partout.

— Mais le bois parti, notre père, qu’est-ce qui nous resterait ?

L’aïeul eut un grommellement bourru.

— Y aura bien toujours une branche à laquelle tu pourras te pendre si le cœur t’en dit.

Au bout de trois pas, Jean-Norbert s’enfonça : la neige lui montait jusqu’au haut des cuisses. Jumasse, du seuil de l’écurie, le voyant lutter, criait :

— C’est pas à faire, c’est pas à faire, not’ maître.

Il s’obstina et roula dans un trou à l’orée des souterrains qui communiquaient avec les oubliettes mi-comblées par l’écroulement des voûtes. Sa tête grimaçant à la surface, il eut l’air d’avoir été enterré là vivant.

Jumasse tout de suite essaya de lui porter secours ; mais l’hiver l’avait encloué et il traînait ses jambes percluses, comme un grand faucheux estropié. Tous deux appelant à l’aide, le Vieux apparut à l’une des fenêtres ; il se mit à rire, retira la tête et sitôt après recommença d’attiser son feu avec le plancher qu’il sciait à mesure.

Ce fut Sybille qui sauva son père : elle avait décroché la canardière et, ses jupons troussés jusque par-dessus les genoux, elle entrait dans la neige, retirant à mesure ses longues jambes pareilles aux pattes duvetées d’un oiseau. Quand elle fut à portée de Jean-Norbert, elle lui tendit le canon de l’arme. Lui, des deux mains s’y accrocha ; et d’une force d’homme elle l’amenait à elle, exténué et râlant son asthme. Ni l’un ni l’autre, du reste, ne s’étaient dit un mot, les dents comme des herses retombées sur le froid des âmes. Ce n’était là, après tout, qu’un épisode de leur vie de paysans dans leur Pont-à-Leu ensorcelé et plein de pièges. Sibylle tranquillement alla rependre le fusil et continua sa couture. Le paysan, un mauvais frisson par les membres, en fut quitte pour boire du sureau, au chaud de l’âtre, pendant deux jours.

Le vent ensuite souffla du nord-est ; un gel terrible durcit les routes. Jean-Norbert, toujours relancé par la pensée de ses arbres, rabota une paire de planchettes et se les étant fixées aux pieds par des courroies, un matin partit au petit jour pour la chênaie. Ses patins lui permettant de glisser sur la neige sans y enfoncer, il put s’avancer jusqu’à une faible distance, du bois. Un coup de lance soudain perça les frimas ; il put constater le désastre. Une dizaine, parmi les plus beaux des chênes, étaient écroulés, leurs cimes comme arrachées, le long des troncs ravinés de déchirures.

Toute la mort de la terre aussitôt remonta au cœur du paysan ; les pieds fauchés, il ne fit plus un pas, lui-même comme mort dans cette aube blafarde d’hiver. Puis, la lumière, jaillie comme un sang malade des ampoules célestes, tout à coup montait, s’épandait, rosissait le bois. Les chênes, écorchés dans leur hauteur, ressemblèrent à de démesurés troncs mutilés, tout saignants de vie rose. Comme une bête blessée, il eut deux larmes lentes aux yeux ; elles s’arrêtèrent à mi-joues, tout de suite congelées, et il ne savait pas même qu’il avait pleuré.

Le gel dura près de dix jours : le poil en raidissait aux narines. On ne se souvenait pas d’un tel froid. Seul, le Vieux haussait les épaules, disant que c’était le bon temps, celui qui autrefois faisait sortir les loups ; il se rappelait d’un hiver où il en avait tué plus de cinquante dans ses futaies. On n’était pas obligé alors de se faire la main sur des lapins comme aujourd’hui.

Son unique ennui était de ne pouvoir se baigner, toutes les eaux étant prises. Par contre, depuis que la neige s’était consolidée, il avait repris ses marches à travers la campagne. Chez les gens de Pont-à-Leu, c’était une aubaine quand il arrivait, guêtré de ses houseaux de cuir et faisant sonner dans ses goussets tant les louis de sa rente que ceux qu’il empruntait à ses vassaux. Comme Piéfert de nouveau complaisamment se laissait soutirer de l’argent, ils étaient redevenus de bons amis. À l’auberge surtout, chez le gros Camus, le baron se retrouvait le vrai maître et seigneur qui frappait sur les tables, pulvérisait les verres à coups de bottes et pinçait l’oreille aux pucelles. Lui-même, d’habitude sobre, s’entonnait à son gré comme une outre, aimant faire étalage de son endurance. Sa jactance éclatait dans la superbe dont il disait :

— Moi, je ne pisse que deux fois le jour, matin et soir, en disant mes prières.

Un respect, malgré tout, s’imposait devant son grand air de gentilhomme débraillé qui, par orgueil, acceptait de se laisser rançonner comme un vieil aigle que de vulgaires oisons plumeraient.

Ce fut, cette fois, le messager, homme sûr, qui, de la part du notaire, lui apporta, à la fin du trimestre, le terme échu. À cause de l’état des routes prises par la gelée, Ronflette avait attelé son traîneau, et il était parti, assis sur le sac d’argent. Le Vieux, justement, ce jour-là, remontait la chaussée. Sitôt que le messager l’aperçut, il sauta du traîneau et lui fit signe qu’il était porteur d’une commission pour lui.

— Bon ! fais-moi place, dit aussitôt Monsieur, tu me la bouteras chez Camus et je te régalerai d’un saladier de vin chaud.

Bientôt la nouvelle circula que le messager, écu par écu, avait soldé sur la table le compte du baron. On vit entrer le maçon, le boucher, le charpentier ; quelques-uns faisaient le salut militaire après avoir raclé leurs sabots au torquet de paille du seuil. Monsieur, lui, pour chacun, commandait un saladier que la servante apportait sur la table. Lui-même, avec la cuillère à pot, puisait le vin dont il remplissait les verres. Il vint aussi des femmes, des aïeules, qui, la main sous le tablier, avec la tête sur le côté des pauvresses, se plaignaient de la rigueur de la saison. Au hasard, sans compter, il prenait à la pile, doublant l’aubaine pour celles qu’ils se rap pelait avoir connues accortes et faciles.

— Hé ! toi, la mère, allonge : c’est pour le bon temps où ta moustache n’avait point encore grisonné. Et toi aussi, la petite Belle d’un soir de moisson, aujourd’hui vieux tambour crevé…

Comment l’auraient-elles oublié ? Seulement, la chance avait été pour les autres, pour celles qui entraient en ménage, loties d’une progéniture. Parmi de nombreuses paternités putatives, il se reconnaissait six bâtards dont la naissance avait été payée d’une ferme, d’une terre ou d’une dot en bon argent sonnant. C’était ceux qu’il appelait ses bâtards légitimes.

Le Vieux, à califourchon sur sa chaise, d’un rire bon enfant s’amusait à conjecturer tout haut ce qui avait passé du patrimoine et du sang des Quevauquant dans toute cette grenaille d’humanité semée au hasard du sillon et qui, pour le plus grand bien des villages, avait fini par lever en une race de petits barons puant la bouverie et les labours et desquels on pouvait dire : « Un tel ? le frère à Jean-Norbert ! » Il en résultait une fierté niaise pour les pères comme d’un honneur qui, par la petite porte, les faisait entrer tout de même dans la famille.

Monsieur, dans l’après-midi, se fit servir un abondant repas ; on dut réunir tout ce que l’agglomération comportait de nourritures. Bouchoux, l’épicier, procura les conserves ; Pourignan, qui était aussi charcutier, dépendit deux jambons ; Piéfert écorcha cinq lapins ; et il y eut par surcroît dix poidardes et six dindes que Gérômet, le maçon, un des bâtards légitimes, avait commencé d’engraisser pour Noël. Ce fut un festin. Le baron y convia Gédéon, le fils du fermier des Panchies, Putois, Landrien et Falagne qui tous les cinq passaient aussi pour être ses fils. On s’entonna de cidre et de piquette en si grande quantité qu’au bout de quelques heures, tout le monde fut dans les brindes. À coups de bottes, dans le tas, Monsieur quelquefois obligeait à se relever ceux qui glissaient sous la table. Quant à lui, droit dans l’ivresse qui tapait les autres aux tempes, il goûtait l’orgueil ironique de se retrouver là près d’une part vivante de son hérédité. Il voulut coucher sur le champ de bataille et fit descendre un matelas dont on recouvrit deux tables aboutées.

Levé à l’aube, selon la coutume, il réveilla la maison et déclara que ce jour-là, il y aurait table ouverte pour les trimardeurs, bribeux et autres coureurs de grand’routes. La nouvelle aussitôt ayant volé par le pays, il en vint par bandes, qui s’abattirent sur la bâfre comme la misère du monde. Camus les gorgea d’aliments et de boisson, il ne finissait pas d’apporter de pleines cruches de cidre. Monsieur, lui, en goûtait une lampée et, d’une voix de carme, dégoisait :

— Buvez, chenapans : c’est jour de frairie et de bombance ; et vous savez, je vous le recommande, ce cidre-là : je suis payé pour en connaître la qualité. Celui-ci fut fabriqué avec les pommes du verger que me filouta un certain Piéfert, pour l’appeler par son nom, à moins qu’il n’ait pour provenance le verger qui s’étendait par devers Magne-qui-Hagne et que me subtilisa tel autre ruffian moins notable. Le baron mon père, lequel je vous somme de saluer du chapeau très bas, en tirait grand orgueil.

Il arriva que les pauvres diables, entonnés et regoulés, après avoir ricassé avec condescendance aux hâbleries du baron, se sentaient pris d’un irrésistible sommeil. Mais ce n’était pas ainsi que l’entendait le féroce bonhomme : il les avait conviés pour faire bombance jusqu’à l’expiration du souffle naturel ; il n’entendait pas être frustré du plaisir que, moyennant écus sonnants, il s’était promis de cette prodigieuse ripaille. Puisque sa résolution en avait décidé ainsi et que c’était le tour à présent pour la racaille de s’asseoir à la table où, avant eux, s’étaient repus les maîtres, eh bien ! ils connaîtraient enfin la joie des bâfres sans trêve, dussent-ils en crever jusqu’au dernier, comme des chapons trop gavés ! On verrait bien alors la capacité d’estomac de ces meurt-de-faim dont les pères avaient fait de si grand brûlements de châleaux de métairies pour y mettre cuire leur poularde sociale.

La plupart, accoutumés à la famine plus qu’à la regoulée, finalement se sentirent chavirer l’estomac et d’une fuite sournoise gagnèrent la cour. Il en resta toutefois quelques-uns sur lesquels Monsieur épuisa le supplice de l’entonnement et qu’on vit à la longue s’effondrer comme des poires blettes, si enflés que la bille des yeux leur jaillissait des orbites et qu’ils râlaient, la bouche béante, sans plus pouvoir respirer.

— Sur mon honneur ! s’écria-t-il, ils sont ivres comme de vrais gentilshommes ! Ils s’égalent à la confrérie repue des ogres ! C’est ça qui serait une leçon pour mon grigou de bâtard, si, même en le tannant à coups de rotin, on pouvait espérer lui assouplir un rien l’entendement !